Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 269-286).
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XX


M. Forester nous avait quittés depuis trois semaines environ, lorsque M. Falkland m’envoya pour affaires à une terre qu’il possédait dans le comté voisin, à une cinquantaine de milles de sa résidence principale. La route conduisait dans une direction fort éloignée de la demeure de M. Forester. Je revenais de l’endroit où l’on m’avait envoyé, quand je me mis à repasser dans mon imagination toutes les circonstances de ma position actuelle, et, enseveli dans ces profondes méditations, je vins à perdre toute idée des objets qui m’environnaient. La première résolution à laquelle je m’arrêtai, ce fut d’échapper à la jalousie clairvoyante et au despotisme insupportable de M. Falkland ; la seconde fut de mettre toute la prudence et la réflexion possibles pour me prémunir contre les dangers dont je prévoyais que ma tentative serait accompagnée.

Préoccupé de ces sujets de méditation, je me laissai conduire par mon cheval pendant un espace de plusieurs milles avant de m’apercevoir que je m’étais tout à fait écarté de ma route. À la fin je revins à moi, et j’examinai tout ce qui m’entourait ; mais je ne découvris aucun objet propre à me remettre sur la voie. De trois côtés je voyais la plaine s’étendre aussi loin que l’œil pouvait atteindre, et devant moi j’aperçus à quelque distance un bois assez considérable. À peine y avait-il une seule trace qui témoignât que cet endroit eût été fréquenté par une créature humaine. Le meilleur expédient qui se présenta à mon incertitude, ce fut de diriger mes pas vers le bois dont j’ai parlé, et ensuite de suivre du mieux que je pourrais les sinuosités de l’enclos. Par là je me trouvai, au bout de quelque temps, à l’extrémité de la plaine ; mais je n’en étais pas moins embarrassé de savoir quelle route je devais choisir. Un ciel gris et nébuleux me dérobait le soleil ; j’eus l’idée de longer toujours la lisière du bois, et je franchis avec quelques difficultés les haies et les autres obstacles qui se présentaient de temps en temps sur mon passage. J’étais morne et abattu ; la tristesse du temps et la solitude qui m’environnaient influèrent sur la situation de mon âme. J’avais déjà fait beaucoup de chemin, et je me sentais accablé de faim et de fatigue, quand je vins à découvrir une petite auberge à peu de distance. Je poussai jusque-là, et, après quelques informations prises, je trouvai qu’au lieu de suivre ma véritable route j’en avais pris une qui me conduisait plutôt à la demeure de M. Forester qu’à la nôtre. Je mis pied à terre, et j’allais entrer dans l’auberge, quand M. Forester lui-même s’offrit à ma vue.

Il m’aborda amicalement, m’invita à entrer avec lui dans la chambre qu’il venait de quitter, et s’informa du hasard qui m’avait amené dans cet endroit. Tandis qu’il me parlait, je ne pus m’empêcher de penser à la singularité des circonstances qui nous rapprochaient encore une fois, ce qui me suggéra une foule d’autres idées. M. Forester me fit apporter quelques rafraîchissements, et je m’assis. Pendant tout ce temps, une pensée me revenait toujours à l’esprit : « M. Falkland ne saura jamais rien de cette rencontre ; voici une occasion qui se présente à moi ; et si je n’en profitais pas, je mériterais tout ce qui pourrait m’en arriver. Je puis conférer avec un ami, un ami puissant, sans crainte d’être épié ou surveillé. »

Est-il surprenant que j’aie été tenté de m’ouvrir à lui, non pas sur le sort de M. Falkland, mais sur ma propre situation, et de prendre les conseils d’un homme de mérite et d’expérience, quand j’avais, à ce qu’il me semblait, les moyens de le faire, sans entrer dans le moindre détail qui pût être injurieux à mon maître ?

M. Forester, de son côté, désirant vivement apprendre pourquoi je me croyais malheureux, et pourquoi, pendant les derniers jours de sa résidence chez son parent, j’avais évité sa compagnie avec le même soin que j’avais mis d’abord à la rechercher, je lui répondis qu’il ne pouvait attendre de moi, sur cet article, qu’une satisfaction assez imparfaite, mais que je lui donnerais avec plaisir tous les éclaircissements qui étaient en mon pouvoir. « Le fait est, poursuivis-je, que, pour certaines raisons, il m’est impossible d’avoir un seul moment de tranquillité, tant que je serai sous le même toit que M. Falkland. C’est une matière que j’ai retournée cent fois dans ma tête en tous sens, et je suis à la fin convaincu que je me dois à moi-même de me retirer de son service. » J’ajoutai que je me doutais bien que, par cette demi-confidence, je m’exposais à me voir désapprouvé plutôt que soutenu par lui. « Mais je suis persuadé, lui dis-je, que, si vous pouviez tout connaître, quelque étrange que ma conduite vous paraisse, vous applaudiriez à ma réserve. »

Il parut rêver pendant un moment à ce que je venais de lui dire, et puis me demanda quelle raison j’avais de me plaindre de M. Falkland ? Je répliquai que je conservais le plus profond respect pour mon maître, que j’admirais ses rares et excellentes qualités, que je le regardais comme né pour le bonheur de l’espèce humaine, que je serais à mes propres yeux le dernier des hommes si je me permettais un seul mot qui fût à son désavantage ; mais que tout cela ne servait à rien, que je ne pouvais lui convenir, que peut-être je ne valais pas assez pour lui, et qu’enfin, quoi qu’on pût dire, j’étais certain d’être toujours malheureux tant que je resterais dans sa maison.

J’observai que M. Forester m’examinait avec beaucoup de curiosité et de surprise ; mais je ne crus pas à propos de paraître y faire attention. Revenu à lui-même, il me demanda pourquoi, la chose étant ainsi, je ne quittais pas son service. Je lui répondis qu’il touchait là le point qui contribuait le plus de tous au malheur de ma position, que M. Falkland n’ignorait pas combien mon sort actuel me déplaisait : peut-être lui paraissais-je déraisonnable, injuste ; mais je savais très-bien qu’il n’en viendrait jamais à donner son consentement à ce que je m’en allasse de chez lui.

M. Forester m’interrompit alors, et me dit en souriant que je me créais des fantômes et que je m’exagérais mon importance, ajoutant qu’il se chargerait de lever la difficulté, ainsi que de me procurer une place qui me fût plus agréable. Son offre m’alarma sérieusement. Je répliquai que je le suppliais de ne songer pour rien au monde à s’ouvrir sur ce sujet à M. Falkland. J’ajoutai que peut-être ne faisais-je que montrer ma faiblesse ; mais qu’en réalité, très-peu au courant du monde, et malgré toute ma répugnance à garder ma place, je craignais de m’exposer, de propos délibéré, au ressentiment d’un homme aussi puissant que M. Falkland ; quant à lui, je ne lui demandais qu’un conseil et l’espoir de sa protection en cas d’événement imprévu ; avec un tel encouragement je pourrais me hasarder à suivre mon penchant et faire un effort pour recouvrer ma tranquillité.

Après que je me fus ainsi ouvert à ce généreux ami autant que je pouvais le faire sans manquer aux convenances et sans compromettre ma propre sûreté, il resta quelques moments en silence et parut réfléchir profondément. À la fin, m’adressant la parole avec un air de sévérité qui ne lui était pas ordinaire : « Jeune homme, me dit-il, j’ai peur que vous ne fassiez pas assez d’attention à la nature des choses que vous venez de me dire. Il y a là du mystère ; il y a quelque chose que vous ne pouvez pas prendre sur vous de me déclarer ; croyez-vous pouvoir ainsi obtenir la faveur d’un homme qui se respecte ? Vous prétendez faire une confidence, et vous me racontez une fable qui n’a pas le sens commun. »

Je répondis que, quelle que pût être sa prévention, j’étais forcé de m’y soumettre ; mais que la droiture de son cœur me faisait espérer qu’il interpréterait favorablement ma réticence.

M. Forester continua : « En vérité, c’est comme cela : fort bien, je vous répète que je suis l’ennemi de tout détour et de tout déguisement. Voyez, jeune homme, je sais les choses de ce monde un peu mieux que vous. Parlez, ou ne comptez que sur mon mépris.

— Monsieur, répondis-je, ce n’est qu’après y avoir bien réfléchi que je vous parle ainsi. Je vous ai fait connaître la résolution que j’ai prise, et, quelles qu’en soient les conséquences, je ne dois pas m’en départir. Si, dans le malheur que j’éprouve, vous me refusez vos secours, tout est dit ; cette ouverture de ma part ne m’aura servi qu’à vous déplaire et à vous donner de moi une mauvaise opinion.

— Non, non, reprit-il, tout n’est pas dit pour cela. Vous avez une fort mauvaise tête, et il faut que j’aie l’œil sur vous. Ma confiance a été fort mal placée ; mais je ne vous abandonnerai pas pour cela. La balance penche encore pour vous. Combien de temps cela sera-t-il ? c’est ce que je ne saurais dire. Je ne m’engage à rien ; mais j’ai pour règle d’agir exactement comme je sens. Je ferai donc pour le moment ce que vous désirez de moi : Dieu veuille que ce soit pour le mieux. Soit à présent, soit dans un autre temps, je vous recevrai dans ma maison avec l’espoir que je n’aurai pas lieu de m’en repentir, et que tout ceci s’éclaircira aussi favorablement que je peux le désirer. »

Nous en étions ainsi à traiter cette matière si importante pour ma tranquillité avec tout l’intérêt qu’elle méritait, quand un événement, le plus cruel de tous ceux que j’aurais pu redouter, vint nous interrompre. Sans se faire annoncer, et comme si la foudre l’eût lancé sur nous, M. Falkland parut dans la chambre. J’appris ensuite que M. Forester était venu jusqu’à cet endroit pour aller à la rencontre de M. Falkland, avec lequel il avait rendez-vous à la poste voisine. M. Forester avait été retenu dans l’auberge où nous étions par notre conversation, qui lui avait fait un moment oublier son rendez-vous, tandis que M. Falkland, ne le trouvant pas au lieu indiqué, était venu en avant jusque-là sur la route de la maison de son parent. Mais, pour moi, cette rencontre était alors la chose la plus inexplicable du monde.

En un instant je prévis l’affreuse complication de malheurs que renfermait cet événement. Aux yeux de M. Falkland, l’entrevue que je venais d’avoir avec son parent devait paraître l’effet non du hasard, mais d’un projet concerté. J’étais entièrement hors de la route du lieu où il m’avait envoyé, et dans un chemin qui conduisait directement à la maison de M. Forester. Que devait-il penser de ceci ? Pour quel motif me pouvait-il supposer en cet endroit ? La vérité, c’est-à-dire que j’étais venu là sans dessein et simplement parce que je m’étais égaré, aurait paru le mensonge le plus impudent qu’on eût jamais inventé.

Me voilà donc pris sur le fait, et en relation avec l’homme dont la société m’avait été si sévèrement interdite. Mais, dans la circonstance, cette relation avait un caractère bien différent de celle qui avait déjà causé tant d’inquiétudes à M. Falkland. Alors elle avait lieu ouvertement et sans mystère ; ainsi la présomption était qu’elle n’avait pour objet rien qui fût dans le cas d’être caché. Mais l’entrevue actuelle, en la supposant concertée, devait avoir toutes les apparences d’être clandestine et devait doublement me compromettre auprès de mon maître. C’était avec les plus terribles menaces qu’une relation avec M. Forester m’avait été défendue, et M. Falkland n’ignorait pas quelle profonde impression ces menaces avaient faite sur mon imagination. Ainsi une telle rencontre ne pouvait pas avoir été concertée pour un objet ordinaire. Tel était mon crime ; telle était l’angoisse affreuse que devait causer ma présence en ce lieu ; je pouvais bien supposer que la peine qui m’était réservée y serait proportionnée. Les menaces de M. Falkland retentissaient encore à mon oreille, et j’étais dans un vrai transport de terreur.

La conduite du même homme est souvent si variable selon les circonstances, qu’elle est difficile sinon impossible à expliquer. Dans cette crise si terrible pour lui, M. Falkland ne parut pas le moins du monde irrité. Il me regarda d’abord avec un étonnement muet ; mais la minute d’après, pour ainsi dire, il fut parfaitement calme et maître de lui-même. S’il en eût été autrement, je ne doute pas que je n’eusse osé entamer une explication, et y mettre tant de franchise et d’assurance, qu’elle n’eût pu produire qu’un très-bon effet pour moi. Mais, dans cet état de choses, je me laissai subjuguer ; je cédai, comme j’avais déjà fait, à l’influence accablante de la surprise. À peine osais-je respirer, étourdi et inquiet. M. Falkland, tranquillement, m’ordonna de retourner au logis et de prendre avec moi le valet qu’il avait amené avec lui. J’obéis sans dire un mot.

J’ai su par la suite qu’il avait questionné M. Forester sur les moindres circonstances de notre rencontre, et que celui-ci, voyant que le fait était découvert, se laissa aller à cette habitude de franchise si difficile à contraindre pour un caractère loyal, et raconta à M. Falkland tout ce qui s’était passé, sans taire même les observations que ma confidence lui avait fait faire. M. Falkland avait répondu à cette communication par un silence étudié et équivoque, qui ne m’avait été nullement favorable dans l’esprit déjà prévenu de M. Forester. Ce silence était en partie une suite de l’état d’incertitude et d’anxiété où il était ; peut-être aussi était-il en partie calculé pour l’effet qu’il devait naturellement produire ; M. Falkland n’étant nullement éloigné d’encourager des préventions contre la réputation d’un homme qui pourrait quelque jour attaquer la sienne.

Quant à moi, je repris le chemin du logis, car il n’y avait pas à résister. M. Falkland, avec un dessein auquel il avait su donner adroitement l’apparence d’un hasard, avait eu soin d’envoyer avec moi un garde pour accompagner son prisonnier. Il me semblait que j’étais conduit à l’une de ces forteresses fameuses dans l’histoire du despotisme, où le sort de la malheureuse victime reste inconnu pour jamais ; et quand j’entrai dans ma chambre, je me regardai comme dans un cachot. Je songeai que j’étais à la merci d’un homme furieux de ma désobéissance et rendu cruel par des homicides successifs. Quelquefois je m’étais bercé des plus brillantes chimères ; j’avais rêvé les plaisirs, l’autorité, les honneurs m’environnant au milieu de ma carrière. Eh ! qui n’en a fait autant ? surtout quand on est né avec une imagination aussi active et une âme aussi ardente que la mienne. Ces riantes perspectives se fermaient pour jamais ; je tombais à l’entrée de cette carrière que j’avais parcourue si longtemps en imagination, avec d’inexprimables délices ; ma mort pouvait n’être différée que de quelques heures. J’étais la victime sacrifiée au tourment d’une conscience coupable ; j’allais être effacé de la liste des vivants, et mon sort resterait enseveli dans un secret éternel ; l’homme qui allait ajouter mon homicide à tous ses crimes passés, se montrerait le lendemain au public, et recevrait encore les applaudissements et les témoignages de l’admiration des hommes.

Au milieu de toutes ces épouvantables images, une idée vint adoucir un peu ma souffrance ; c’était le souvenir de cette tranquillité si étrange et si inexplicable qu’avait montrée M. Falkland au moment où il m’avait découvert en tête-à-tête avec M. Forester. Ce n’est pas que j’y fusse trompé ; je savais fort bien que ce calme était passager et qu’il serait suivi d’une tempête horrible. Mais un homme poursuivi par des terreurs telles que les miennes, s’accroche au moindre roseau. Je me dis à moi-même que plus cette tranquillité devait être d’une courte durée, plus il fallait se hâter d’en profiter. Je ne pouvais pas supporter l’idée que ce serait peut-être par faute d’activité ou de hardiesse de ma part que mes craintes viendraient à se réaliser. En un mot, par la raison même que je redoutais déjà la vengeance de M. Falkland, je pris la résolution de risquer la possibilité de la rendre encore plus implacable et de terminer tout d’un coup mes affreuses incertitudes. Ajoutez que j’avais déjà fait part à M. Forester de la position où j’étais, et qu’il m’avait donné une assurance positive de sa protection. Cette pensée revenait volontiers à mon esprit, qui y puisait encore de l’encouragement et de la consolation dans ma situation désespérée. Poussé par ces réflexions, je me mis à écrire la lettre suivante à M. Falkland, sans penser que s’il méditait contre moi quelque vengeance tragique, une semblable lettre ne pouvait que l’y exciter encore davantage :


« Monsieur,

» J’ai formé le projet de quitter votre service ; c’est une mesure que nous devons tous les deux désirer. Alors je redeviendrai, comme il est juste, maître de mes actions ; et vous, vous serez délivré de la présence d’une personne dont vous ne supportez la vue qu’avec répugnance.

» Pourquoi voudriez-vous m’assujettir à une punition éternelle ? Pourquoi voudriez-vous étouffer dans la souffrance et le désespoir toutes les espérances de ma jeunesse ? Consultez les principes d’humanité qui ont marqué le cours de toutes vos actions, et que je ne sois pas, je vous en supplie, l’objet d’une rigueur inutile. Mon cœur est pénétré de reconnaissance pour toutes vos bontés. Pardonnez à mon sincère repentir les fautes de ma conduite. Je regarde le traitement que j’ai reçu dans votre maison comme une suite presque continuelle de bienveillance et de générosité. Je n’oublierai jamais les obligations que je vous ai, et jamais je ne serai ingrat.

» Je demeure, monsieur,

» Votre très-reconnaissant,
très-respectueux et très-dévoué serviteur,
» Caleb Williams. »


Ce fut ainsi que j’employai la soirée d’un jour à jamais mémorable dans l’histoire de ma vie. M. Falkland n’étant pas encore rentré, quoiqu’on l’attendît d’un moment à l’autre, j’eus l’idée de me servir du prétexte de la fatigue pour éviter une entrevue avec lui. Je me mis au lit. Le lendemain matin j’appris qu’il n’était revenu que fort tard, qu’il m’avait fait demander, et qu’ayant su que j’étais au lit, il n’en avait pas dit davantage. Assez satisfait de ce rapport, je descendis à la salle du déjeuner, où je restai quelque temps à arranger des livres et à terminer quelques autres petites occupations, en attendant que M. Falkland parût. Au bout de quelques minutes, je reconnus son pas, que je distinguais à merveille, dans le corridor du salon. À l’instant même il s’arrêta, et je l’entendis qui parlait à quelqu’un, d’un ton assez délibéré, quoiqu’en baissant un peu la voix ; mais, par mon nom qu’il répéta à plusieurs fois, je compris qu’il s’informait de moi. Alors, conformément au plan auquel j’avais cru devoir m’arrêter, je posai ma lettre sur la table à l’endroit où il avait coutume de s’asseoir, et je sortis par une porte au moment où il entrait par l’autre. Cela fait, je me retirai, dans l’attente de l’événement, dans une petite pièce qui formait cabinet au bout de la bibliothèque, et où je me tenais assez souvent.

Il n’y avait que trois minutes que j’y étais, quand j’entendis la voix de M. Falkland qui m’appelait. Je vins à la bibliothèque, où il était. Il avait l’air d’un homme qui médite quelque acte terrible, et qui cherche à se donner un extérieur d’indifférence et d’insensibilité. J’éprouvai à cet aspect une sensation d’horreur inexprimable et une fatale anxiété : « Voici votre lettre, dit-il en la jetant. Mon garçon, continua-t-il, je crois, que vous m’avez montré à peu près tous vos tours, et que la farce est bientôt à sa fin. Avec vos singeries et vos absurdités, vous m’avez pourtant appris quelque chose ; c’est, qu’au lieu de m’en tourmenter comme j’ai fait, je ne broncherai pas, à présent, plus qu’un éléphant. Je vous écraserai avec la même indifférence que j’aurais à l’égard de tout autre insecte qui troublerait ma tranquillité.

» Je ne sais ce qui a donné lieu à votre entrevue d’hier avec M. Forester ; c’est peut-être le hasard ; mais, quoi qu’il en soit, je ne l’oublierai pas. Vous m’écrivez ici que vous avez envie de quitter mon service. À cela, ma réponse est bientôt faite : vous ne le quitterez qu’avec la vie. Si vous en faites seulement la tentative, c’est une folie que vous aurez à maudire tant que vous existerez. C’est là ma volonté ; il n’y a pas à résister. Le moment où vous me désobéirez sur cet article, comme sur tout autre, sera celui qui mettra fin pour jamais à vos extravagances. Il se peut que votre situation soit très-misérable ; c’est votre affaire. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne tient qu’à vous d’empêcher qu’elle devienne pire : il n’y a ni chance ni temps qui puisse la rendre meilleure.

» N’allez pas croire que j’aie peur de vous. Je porte une armure contre laquelle tous vos traits sont impuissants. J’ai creusé un abîme sous vos pas, et de quelque côté que vous veuillez remuer, en avant ou en arrière, à droite ou à gauche, il est tout prêt à vous engloutir. Si une fois vous y tombez, vous pourrez appeler à vous si haut qu’il vous plaira, il n’y aura pas d’homme sur terre qui entende vos cris ; arrangez une histoire ; — quelque plausible, quelque vraie même qu’elle soit, le monde entier vous aura en exécration comme un vil imposteur. Votre innocence ne vous servira de rien ; je me ris d’une aussi faible défense. C’est moi qui vous dis cela ; vous pouvez m’en croire. Est-ce que vous ne savez pas, misérable, » ajouta-t-il en changeant de ton tout à coup et en frappant la terre avec furie, « que j’ai juré de conserver à tout prix ma réputation, qui m’est plus chère que l’univers et tous ses habitants pris ensemble ? Et vous avez cru pouvoir y toucher ! Allez, méchant reptile, cessez de lutter contre un pouvoir insurmontable. »

Cette phase de mon histoire est celle sur laquelle je réfléchis avec moins de complaisance. Comment se fit-il que je fus encore une fois entièrement subjugué par le ton impérieux de M. Falkland, et que je n’eus pas la force de proférer un mot ? Le lecteur aura occasion de s’apercevoir par la suite, en beaucoup de circonstances, que je ne manquais ni de facilité pour imaginer des ressources, ni de courage pour entreprendre ma justification. La persécution a donné à la fin de la fermeté à mon caractère, et elle m’a appris à me comporter en homme. Mais dans la circonstance actuelle, je fus étourdi, confondu, muet d’effroi et d’irrésolution.

Le discours que je venais d’entendre était dicté par un véritable délire, et il fit naître en moi un transport du même genre. Il me détermina à faire la chose même qu’on m’interdisait avec des menaces si redoutables, et à fuir sur-le-champ de la maison de mon maître. Je ne pouvais pas m’expliquer avec lui ; je ne pouvais pas non plus endurer le joug honteux qu’il m’imposait. Ce fut en vain que la raison vint à mon secours, et m’avertit de la témérité d’une mesure prise sans une préparation concertée. La raison n’avait plus de pouvoir sur mon âme. Il me semblait que je pouvais froidement examiner toutes les objections et tous les arguments pour et contre mon projet, apercevoir de quel côté se trouvaient la prudence, la vérité, le sens commun, mais que j’étais forcé de dire encore : je suis entraîné par un maître plus énergique et plus puissant que vous.

Je ne fus pas longtemps à exécuter ce que j’avais si promptement résolu. Je fixai le soir même pour l’époque de mon évasion. J’avais peut-être, même dans un intervalle aussi court, le temps suffisant pour délibérer. Mais toute réflexion était inutile ; mon parti était pris, et chaque moment qui s’écoulait ne faisait qu’ajouter à l’impatience inexprimable avec laquelle je brûlais de me mettre en liberté. L’emploi de toutes les heures était arrêté régulièrement dans la maison ; et celle que je choisis pour mon entreprise, ce fut une heure du matin. Je descendis tranquillement de ma chambre, une lampe à la main ; je suivis un passage qui conduisait à une petite porte donnant sur le jardin ; ensuite je traversai le jardin jusqu’à une barrière qui séparait une allée d’ormes et un sentier du dehors de la maison.

À peine pouvais-je en croire ma bonne fortune quand je vis l’exécution de mon projet aussi avancée, sans qu’il se fût présenté le moindre obstacle. Les images terribles que les menaces de M. Falkland me mettaient sans cesse devant les yeux me faisaient craindre de me voir arrêté et découvert à chaque pas, quoique la passion qui m’entraînait me fît toujours avancer avec la résolution du désespoir. Apparemment qu’il comptait trop sur l’effet de l’avertissement qu’il venait de m’intimer d’un ton si impérieux et si significatif pour juger nécessaire de prendre quelques précautions contre un pareil événement. Quant à moi, ravi de la manière favorable dont s’était terminée ma sortie, j’en tirai un excellent augure pour le succès final.