Cahiers du Cercle Proudhon/2/Proudhon et l’ordre européen


Cahiers du Cercle Proudhon/2
Cahiers du Cercle Proudhon (p. -97).


PROUDHON ET L’ORDRE EUROPÉEN[1]


À Jacques Bainville, qui rendit un hommage éclatant à l’esprit critique de P.-J. Proudhon.


S’il est une aventure étonnante pour un partisan de l’idéologie révolutionnaire, c’est assurément d’avoir exprimé des jugements sains sur la politique européenne de la France et montré une parfaite compréhension des exigences de la civilisation internationale. Aussi les aperçus de Proudhon sur les rapports diplomatiques des États portent-ils le plus sûr témoignage en faveur de son génie politique.

Apologiste de la guerre et théoricien de la propriété, réorganisateur de la famille et critique déterminé du romantisme, Proudhon est surtout et principalement un citoyen passionné pour la grandeur de sa patrie, un homme soucieux des intérêts de la civilisation et qu’obsèdent les problèmes soulevés par l’organisation de l’univers.

Avec sa merveilleuse dialectique mise au service d’une action qu’il affirmait quatre-vingt neuvienne, Proudhon ne fut pas embarrassé de combattre effectivement les idées de la Démocratie sur la fonction de la France en Europe, sous le couvert nominal des principes et de la tradition révolutionnaires. Accordant ses vues à celles des catholiques, des traditionalistes, des contre-révolutionnaires, il refusait avec âpreté de laisser confondre les raisons qui le déterminaient avec celles qui promouvaient un Veuillot, à plus forte raison, un Thiers. Cette double attitude, en même temps qu’elle isolait Proudhon, lui donnait une liberté, une indépendance qui permirent la croissance et le développement original de sa pensée. Catholiques qui s’absorbaient strictement dans la défense du droit de l’Église, diplomates de la vieille école, qui perpétuaient les enseignements de Talleyrand, qu’ils aient élevé la voix, tel Veuillot, au nom d’une fraction immense de la nation, ou, comme Thiers, qu’ils aient parlé pour un petit groupe de politiques, ni les uns ni les autres, encore que leur parti pris fût conforme aux intérêts de la France, ne le justifiaient de ce point unique de concentration nationale.

Dans l’affaire de l’unité italienne, dans la campagne de presse qui précéda, escorta et prolongea la campagne militaire, Proudhon, hostile aux démocrates, suspect aux conservateurs, dégagé de toute coterie politique et de toute faction étrangère, parla, lui, au nom de la France. On discutait droits, coutumes diplomatiques, intérêts aupérieurs, mais spéciaux, de la religion catholique, et dont l’universelle portée échappait aux anticléricaux : Proudhon apportait les fruits d’une puissante observation ; la situation historique et géographique de l’Italie, les fatalités qui découlent de sa position sur la Méditerranée, la loi de son être historique, Proudhon les montrait destinées à contrarier l’expansion et la grandeur de la France, bien plus, à heurter les conditions mêmes de notre existence en corps de nation.

Il est aisé de nous opposer certains arguments de Proudhon, et qu’il ne combattait l’unité de l’Italie qu’au profit d’un fédéralisme mystique. Il ne s’agit pas ici de faire le compte des raisons mises en avant par Proudhon, mais seulement de relever dans son œuvre les symptômes d’une profonde clairvoyance, et d’admirer les avertissements qu’il ne cessa de prodiguer Papalin malgré son anticléricalisme, associé aux légitimistes, malgré sa passion révolutionnaire, Proudhon sacrifiait les sentiments les plus enracinés dans son cœur et dévouait les positions les plus anciennes de son esprit à l’intérêt suprême de sa patrie. De ces abandons et de ces renoncements d’un prix si grand et qu’il ne marchandait pas, Proudhon s’est composé une âme de grand Français.

Au moment où la presse agitait cette grave question de la constitution de l’Italie en royaume, au moment où le gouvernement impérial balançait entre une abstention sereine et une énergique intervention dans les affaires de la Péninsule, Proudhon, d’une voix qui recevait d’une irréfutable démonstration une force immense, dénonçait les dangers d’un royaume italien, la menace constante pour la puissance française qu’il figurerait du côté des Alpes, la rivalité, qui, par lui, nous serait suscitée en Méditerranée. L’indignation de Proudhon traverse de part en part son apparente impartialité ; son amour du Droit et sa recherche de la Justice, passions abstraites et décharnées, ne résistent pas aux chaudes poussées d’un sang français. Les leçons et l’héritage révolutionnaires, les rêves et les espérances de 1848 apparaissent pâles et déclinants au grand polémiste, dès qu’il est possédé par le sentiment du danger que, volontairement, affronte sa patrie :

« Plaçons-nous en face d’une carte de l’Europe. L’Italie est un pont jeté sur la Méditerranée, allant des Alpes jusqu’à la Grèce, et qui forme la grande route d’Occident en Orient. Avec la ligne de fer, qui de Gênes, Coni ou Genève se prolonge jusqu’à Tarente, l’Italie accapare d’abord tout le transit des voyageurs de l’Europe occidentale à destination des ports du Levant, et bientôt, par le percement de l’isthme de Suez, de ceux qui se rendent dans l’Inde, à la Chine, au Japon, en Océanie et en Australie…[2]».

C’est donc un péril économique incommensurable que l’Italie fait courir à la France. Proudhon, avec une surprenante perspicacité, voyait se dérouler toutes les conséquences commerciales et industrielles, maritimes et coloniales, de l’unité italienne. Il opposait aux partisans de l’unité les nécessités économiques de la vie française. Étranger à l’indignation catholique d’un Veuillot, Proudhon l’appuyait cependant en constatant qu’il est absurde de renoncer, de gaieté de cœur, à « tout l’avantage que nous assurait le titre du première puissance catholique protectrice du Saint-Siège »[3].

Mais s’il admettait celles des obligations d’une politique nationale auxquelles son cœur répugnait le plus, Proudhon s’en tenait surtout et fortement à son critère fondamental : son nationalisme économique gagnait une grande netteté à considérer que la transformation maritime et industrielle de l’Italie ferait perdre à la France « jusqu’à la clientèle de ses voyageurs »[4].

Dans cette situation nouvelle faite à notre marine et à notre commerce, les entreprises destinées à servir le plus utilement l’expansion française seraient tournées contre nous. Ainsi du canal de Suez :

« De quoi lui servira, pour le dire en passant, le percement de l’isthme de Suez, entrepris à la barbe de l’Angleterre, avec des capitaux presque exclusivement français, et devenu pour la Russie, la Grèce, les républiques danubiennes, l’Autriche, la Turquie, l’Italie surtout, la source d’une prospérité sans rivale ? »[5].

Et Proudhon, entre ses critiques, glissait une grande vérité : « On parle d’alliances naturelles, de communautés de principes, de sympathie des races : que sont ces phrases en présence de l’antagonisme des intérêts ? »

La constitution de la monarchie italienne, selon Proudhon, n’ajoutait pas seulement à « la coalition contre la France un membre de plus », mais cet adversaire complémentaire était prédestiné à se montrer et plus tenace, et plus acharné, et plus inlassable que tous les autres :

« Les risques de conflagration étant donc toujours les mêmes, je ne dirai pas en dépit des intérêts et de leur solidarité, mais précisément en raison des intérêts, l’Italie, puissance centrale et de premier ordre, l’une des plus intéressées, ne peut manquer d’entrer en ligne : de quel côté se rangera-t-elle ? Du côté de ses intérêts sans doute, lesquels, ainsi que je viens de le démontrer, sont radicalement contraires aux intérêts français. Opposée d’intérêts à la France, l’Italie se trouve fatalement notre rivale politique et notre antagoniste ; l’un est la conséquence de l’autre. Le crétinisme et la trahison peuvent seuls le nier[6]. »

Ce ferme et inéluctable jugement était, par Proudhon, soutenu de fortes preuves ; ses lumières étincelantes nous aident à percer le mystère de l’inimitié permanente de l’Italie à notre égard, qu’elle ait tourné vers Londres un visage riant quand M. Hanotaux se rapprochait de Berlin, ou, par contre, qu’elle se soit montrée alliée fidèle et honnête du Kaiser et de François-Joseph, au moment où M. Delcassé fleuretait avec les Îles Britanniques[7]. L’amitié italienne, désirée si vivement de nos diplomates, est une Toison d’Or que nous pourrions conquérir, s’il était en notre pouvoir de modifier les divisions des hommes et le relief du globe. Une si grande folie, de modeler et de façonner, de nos propres mains, une ennemie irréductible, portait à son paroxysme l’indignation proudhonienne. Pour sentir vraiment la honte et l’amertume des insultes de Cagliari, pour discerner les responsabilités de tout un régime et de la troupe d’imbéciles malfaisants ou de traîtres conscients qui dirigent depuis un demi-siècle la politique française, pour exclure de la vie française les préjugés libéraux et les sacrifices révolutionnaires, la mystification dreyfusienne et la légende napoléonienne, il suffit de lire, de méditer, de ruminer cette petite phrase de Proudhon, et d’en exprimer une forte substance française :

« L’Italie, par sa position maritime et continentale, est amie de tous les peuples, hormis un seul, le peuple français »[8].

Concurrente économique, ambitieuse de l’empire méditerranéen livré aux disputes internationales, avant-garde de la belliqueuse Angleterre ou de la cupide Allemagne, la monarchie italienne est l’éternelle adversaire, l’ennemie constante de la puissance française. Les obstacles multiples que le jeune royaume devait faire surgir sous les pas de nos diplomates, Proudhon les prévoyait et les signalait. Il n’est pas un ministre des Affaires étrangères qui n’eût dû s’inspirer de ses démonstrations, et garder, ouvert sur sa table, ce livre magnifique sur le Principe fédératif ; notre chancellerie aurait puisé, dans ces fortes pages, une connaissance de la situation européenne et une intelligence de la politique française infiniment plus sérieuses et plus réalistes, et surtout infiniment plus nationales, que dans des articles de journaux subventionnés par l’étranger, et dans les rapports de vieux diplomates, inconscients de leur fonction publique, et qui, ayant perdu l’habitude de recevoir une ferme direction, s’abandonnant aux vents d’une politique inférieure, menée et aiguillée par les financiers internationaux.

« Notre seule chance de salut, disait Proudhon, serait de nous transformer en province italienne, à moins que nous fussions assez forts pour faire de l'Italie elle-même une annexe de l’Empire »[9].

Pour que de telles paroles pussent trouver le chemin des cerveaux français, il aurait fallu qu’elles ne fussent pas étouffées et comprimées par le bruit des manœuvres de la cavalerie de Saint-Georges et de l’artillerie de Saint-Maurice et Saint-Lazare. Toutes les forces hostiles à la France, toutes les puissances avides de nous abaisser, rencontraient dans la construction italienne une machine de guerre susceptible d’importer dans le réel leurs rêves et leurs visées, et dans la maison de Savoie le siège désigné d’une confédération anti-française. Le règne de l’Opinion, institué chez nous par la démocratie, épargnait à l’Étranger, pour la réalisation de ses projets, une dépense d’énergie militaire.

L’Or, dispensé aux journaux français, travailla à mouvoir la générosité naturelle du cœur français en basse sentimentalité humanitaire : une agitation italianiste fut le produit de ces menées souterraines. Les armées de la France, à Solférino et à Magenta, combattirent avec un courage victorieux pour la défaite de leur nation. On dut bien rire, à Saint-James, de ce que le sang français était, par l’or anglais, détourné de son naturel emploi et versé pour le service du roi galant homme et de Sa Gracieuse Majesté Britannique.

Avec véhémence, Proudhon attaquait les journalistes vendus qui avaient mis la Presse française au service du Piémont et d’une coalition étrangère, service qui, depuis, fut maintes fois consenti et renouvelé. Les conséquences diverses se ressemblent par un caractère communément antinational : cinquante ans après la mort de Proudhon, nous assistons aux manifestations les plus probantes de l’hostilité italienne à notre endroit : belle récompense de la servilité de notre presse et des bons offices de nos parlementaires.

Après les grands jours du dreyfusisme, après les intrigues de Tornielli, après la complaisance témoignée par le vieil espion aux hommes du parti de Dreyfus, après l’anticléricalisme si propice aux intérêts italiens, après que, cédant aux sollicitations, répondant aux provocations du libéralisme officiel de l’Italie, nous avons rendu permanente, en France, la guerre civile, sommes-nous assurés de l’alliance italienne, du concours de ses légations, de l’appui de ses armées ?

Nous sommes dépourvus et sans force pour réprimer, à Tunis, ses insolences et, sur mer, l’outrage à notre pavillon.

Nous sommes contraints de répéter aujourd’hui après bien des essais et bien des tentatives qui se sont toujours soldés par des déconvenues françaises, ce que Proudhon proclamait : ou l’Italie disparaîtra de la carte comme grande nation, et Gênes subira comme par le passé l’attraction de Marseille ; ou bien, en posture menaçante, à l’est de nos possessions du nord de l’Afrique, en Tripolitaine, menaçante aussi à l’est de la métropole, la jeune monarchie qui, naguère, tentait de s’implanter en Espagne et en Portugal[10], sera maîtresse de la Méditerranée, et la France à la veille du démembrement.

*

La constitution du royaume d’Italie et de l’empire allemand n’a pas seulement entraîné une diminution considérable de la France en Europe mais aussi une complète transformation du statut européen. Il y a aujourd’hui plus du soixante ans que M. de Metternich jetait sa fameuse exclamation : « Il n’y a plus d’Europe. » On peut constater que l’unité européenne, qui avait succédé à la Chrétienté, comme sauvegarde de la civilisation internationale, et que les diplomates des traités de Vienne avaient péniblement reformée, s’est effondrée à Solférino, à Sadowa et à Sedan. Il n’y a plus d’Europe, parce qu’au siècle dernier il n’y a pas eu d’hommes d’État européens, mais uniquement des hommes d’État nationaux : un Bismarck, nationaliste prussien, un Cavour, nationaliste italien, constructeurs de l’ordre prussien et de la nationalité italienne, durent, pour les besoins de leur œuvre, agir en révolutionnaires européens. Ils ont bouleversé l’Europe et, sur les ruines de son unité politique, fondé la grandeur de leur patrie.

Ce fut assurément la source de calamités pour la France, qui, guidée par la sentiment révolutionnaire, haïssait les puissances conservatrices de la Sainte-Alliance et rêvait l’abrogation des traités de 1815.

Les traités de Vienne déchirés, c’était comme une revanche du patriotisme français. Imagination dangereuse et que l’événement déçut cruellement : les insultes de Crispi, l’entrée des troupes allemandes à Paris, tels furent l’appareil lugubre et le triste décor d’une transformation européenne tant de fois appelée des cœurs français ! « L’immense échec », que Proudhon ne vit point, mais qu’il prophétisait, lui semblait trop imminent et trop certain pour qu’il pût s’associer aux chimériques vœux des libéraux et des démocrates.

« Plaçons-nous maintenant au point de vue français, intimement lié au point de vue européen », prononçait-il ailleurs.

Proudhon défendit les traités de Vienne, dans un opuscule éloquent, qui contient un plaidoyer des plus émouvants en faveur d’une politique européenne. Deux points de vue dominent son étude et lui conservent une magnifique actualité : les intérêts de la civilisation et les intérêts de la France dans le monde.

La nécessité d’une existence européenne, d’un ordre européen, Proudhon la découvrait comme un axiome au centre de ses recherches d’homme civilisé : aussi bien les récriminations des partisans des nationalités se butent-elles contre les arguments péremptoires de Proudhon :

« Aux principes proclamés à Vienne on en oppose d’autres, plus en rapport avec les imaginations, plus attrayants dans leur matérialisme : c’est, d’une part, le principe des nationalités, simple en apparence et d’application facile, au fond indéterminable, sujet à exception et contradiction, source de jalousie et d’inégalité ; en second lieu, le principe, plus louche encore, plus arbitraire dans son fatalisme, des frontières naturelles »[11].

Sans doute, accordait Proudhon, la configuration du sol et les caractères de races jouent un rôle important dans l’organisation de l’univers mais seulement à titre de subordonnés. Le monde est partagé en nations, et les nations, nées de la politique humaine, n’ignorent ni les limites imposées par la nature, à tel ou tel territoire, ni les communautés ethniques, mais ces limites et ces communautés ont été les éléments naturels de la formation et de la composition nationales : elles sont à l’origine des situations complexes que l’industrie de l’homme a créées dans le monde, mais, en aucun cas, elles ne purent forcer ces barrières infranchissables ; jamais l’homme civilisé n’a reconnu la divinité des fleuves et des montagnes, non plus la suprématie des races.

Dans cet esprit, Proudhon écrivait :

« Il y aurait aussi une intéressante étude à faire sur les nationalités et les frontières naturelles, deux choses, selon moi, que l’on aurait tort de considérer comme chimériques, mais que l’on a singulièrement exagérées, faussées et, à la fin, compromises, en les opposant aux principes bien supérieurs de 1815. »[12]

S’il examine les principes de nationalité et de frontières naturelles, qui peuvent constituer les facteurs d’une politique, et servir les visées d’un homme d’État, mais ne sont assurément pas des principes souverains, Proudhon insiste et revient sans cesse sur l’obligation où se trouvent les nations de se mouvoir en Europe, et, par suite, de se soumettre aux conditions européennes. Pareillement, l’organisation politique d’une nation ne doit pas demeurer étrangère aux nations voisines. Les nations ne sont pas libres de choisir telle ou telle forme de gouvernement sans l’assentiment des puissances étrangères.

Bien éloigné de s’en indigner, Proudhon juge parfois nécessaire l’intervention de l’Étranger dans l’organisation intérieure des États. Ainsi, par son anarchie et par son impuissance à remplir une fonction quelconque dans l’économie européenne, la Pologne, selon Proudhon, a mérité d’être détruite. Sa destruction lui paraît avoir été exigée par l’existence du corps européen :

« Le démembrement s’est opéré le jour où il a été démontré que la Pologne était pour l’Europe un péril public : j’ose dire qu’on ne trouverait pas, ni dans l’histoire ancienne, ni dans celle du moyen âge, ni dans les temps modernes, un seul exemple d’une exécution aussi bien motivée. La suppression de l’État de Pologne, commandée par la sécurité des puissances voisines… etc. »[13]

Une police européenne doit exister, qui veille au salut de la civilisation et protège les États contre l’invasion des idées anarchiques, et contre la contagion dont peut les menacer un peuple en décomposition.

De plus, à certaines nécessités de la vie économique des peuples européens, il ne serait plus répondu, si la nation qui assure ce service était déchirée par la guerre civile ou plongée soudain dans la barbarie.

Proudhon accorde donc son approbation implicite à l’expédition de 1823. Il s’associe à la politique du Congrès de Vérone, qu’il essaie de condamner, cependant, dans une autre partie de son œuvre[14]. Les communications spirituelles, morales, économiques des nations civilisées, par leur fréquence et par leur permanence, rendent dangereux pour la paix intérieure et la puissance extérieure de chacune les idées et les systèmes qui peuvent régner chez l’une d’elles, et en préparer la dissolution et la décadence. Une intervention énergique, comme le modèle nous en est fourni par celle du duc d’Angoulême, peut sauvegarder les intérêts des autres nations en éloignant le péril. Le xixe siècle tout entier a vu se heurter deux principes, l’un révolutionnaire et l’autre organisateur. Le champ de bataille de ces deux mouvements contraires a été européen.

Il importe peu que Proudhon ait considéré les traités de Vienne comme garantissant des constitutions aux peuples de l’Europe : son affirmation touchant la Pologne, son hostilité aux principes de nationalité et de frontières naturelles nous autorisent à ne retenir de son estimation des traités de 1815 que ce qui est conforme à une politique européenne. Reconnaître aux souverains des grandes nations le droit d’imposer un ordre à l’Europe, fût-ce en invoquant les Droits de l’Homme, c’est renier la liberté sacrée des nations, c’est applaudir à la politique de la Sainte-Alliance. Toujours soucieux de se ranger au parti de la Civilisation internationale sans cependant renoncer aux préjugés quatre-vingt neuviens, Proudhon se tirait d’affaire en spécifiant que l’ère des constitutions datait de 1815. Il n’en reste pas moins, et c’est le plus important, que Proudhon était partisan résolu de l’interventionnisme si odieux aux vieilles barbes libérales et si funeste aux intérêts de l’Angleterre, dont le grand penseur dénonçait, à cette occasion, la politique désorganisatrice sur le continent.

C’est le même Proudhon qui proclamait la nécessité de ne rien faire en Europe sans tenir compte des intérêts du catholicisme :

« Vous vous récriez, opposait-il aux italianistes, que vous vous moquez du pape, que vous ne voulez ni de son pouvoir temporel, ni même du catholicisme qu’il représente. Qu’est-ce que cela prouve ? Nous faisons de la politique, en ce moment, non de la théologie. Le catholicisme est-il, oui ou non, la plus grande force morale qui existe sur le globe ? »[15]

Ainsi, les intérêts spirituels et économiques des États, leur sûreté et leur vie politiques, commandent impérieusement une protection internationale, un système européen. Les nations ne sauraient être considérées, en raison même de leurs intérêt vitaux, comme indépendantes les unes des autres. Telle était la grande vérité qu’en une époque de complète anarchie le génie proudhonien retrouvait.

Les dangers que la Haute Finance et l’Internationale Juive figurent pour la Civilisation nous montrent qu’en plus d’un équilibre dans la vie intérieure de l’Europe, la nécessité d’une défense contre les Barbares se fait vivement sentir[16]. Un exemple suffira : aux débuts du mouvement qui devait aboutir à la déchéance de la dynastie mandchoue, alors qu’on redoutait qu’il ne s’accompagnât d’une vaste entreprise de xénophobie, un écrivain français nota avec une surprise mêlée de lamentations que c’était un prétexte à différends entre Pétersbourg, Londres et Berlin.

La division des nations européennes jaillissait naturellement de circonstances qui rendaient manifeste l’urgence d’une action commune. Ainsi sommes-nous, plus qu’il y a deux siècles, exposés aux coups des Barbares.

*

Véritable organe des intérêts de la Civilisation, Proudhon s’affirmait défenseur de l’Ordre Européen. Les rapports des nations leur interdisent de se désintéresser les unes des autres. Il y a une défense de la Civilisation générale à organiser, un Ordre international à assurer. La vie et l’intérêt supérieur des nations civilisées sont compromis le jour où disparaissent ces protections de la Civilisation. On peut médire de la Sainte-Alliance ; on peut la railler, on ne l’a pas remplacée. La France et l’Autriche devaient s’entendre pour empêcher l’accroissement du nombre des grandes puissances. À cette matière offerte par les races, les collectivités, les peuples les plus divers de l’Europe, elles auraient dû continuer à imposer un ordre. Faute de cet ordre européen, faute de cette limitation du nombre des grandes nations, l’Europe est en anarchie et subit la tyrannie du César germain.

La nation, dont l’esprit et le génie sont la parure de l’Europe civilisée, celle d’où s’élève la plus haute fleur de civilisation humaine, peut seule reconstituer une Europe. Peut-être l’institution de quelques démocraties lui sera-t-elle un instrument de reconstruction : l’abaissement de la Prusse peut contribuer à la restauration de l’Europe ; le jardinier qui dépouille un arbre trop chargé de fruits et le prive de fortes branches, organise son développement, et lui assure, au prix d’une diminution partielle, un bel avenir[17]. Ainsi, de quelque démembrements et d’amputations diverses, l’Europe pourrait renaître.

Qu’il se nommât Richelieu, Louis XIV ou Choiseul, c’est toujours un cerveau français, organe d’un État monarchique, qui a fourni au monde civilisé ses hautes directions, ses formes, son existence organique.


Henri Lagrange

  1. Quatrième conférence mensuelle du Cercle, donnée le 13 mars 1912.
  2. Du Principe Fédératif, pages 129 et suivantes.
  3. La Fédération et l’Unité en Italie.
  4. Du Principe Fédératif, page 130.
  5. Id.
  6. Du Principe Fédératif, pages 131-132.
  7. Dans son livre admirable sur la politique extérieure de la troisième Republique, Kiel et Tanger, Charles Maurras a tiré d’étonnantes conclusions des données fournies à l’observateur par l’histoire diplomatique de la Triple Alliance : la reconnaissance de l’Italie pour son bienfaiteur anglais prit fin à l’heure précise où se nouait l’Entente cordiale ; l’intérêt politique de l’Italie ne lui permettait pas de lier plus longtemps sa fortune à celle d’un peuple qui devenait l’allié de la nation française (V. Kiel et Tanger, pages 136-137.)
  8. Du Principe Fédératif, page 132. — Il est remarquable que l’Italie, création révolutionnaire d’une dynastie de droit révolutionnaire, les Bonaparte, ait bénéficié, profité, vécu de toutes les agitations libérales et de tous les troubles anarchiques qui ont secoué et divisé notre patrie, depuis quarante ans. Fille des Napoléons et de l’idéologie de 1848, elle fut servie par la politique anticléricale de la République, politique conservatrice de l’unité italienne, au premier chef. Enfin, grâce à l’initiative et au génie intrigant de son agent Tornialli, l’Italie aura peut-être tiré de Dreyfus des profits supérieurs à ceux qu’en ont recueilli l’Allemagne et l’Angleterre.
  9. Du Principe Fédératif, p. 133.
  10. L’avènement au trône d’Espagne et le court règne d’Amédée, le mariage portugais d’une princesse de la maison de Savoie, s’étant effectués, dans une même période, au temps de nos défaites, certains écrivains se sont demandé, avec une forte apparence de raison, si la Maison de Savoie n’avait pas projeté d’établir en Méditerranée la prépotence incontestable de l’Italie. Si ce calcul fut conçu et cette espérance nourrie, l’événement les a déjouées. Mais l’avenir ?
  11. Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, page 280.
  12. Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, page 281.
  13. Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister, page 302.
  14. Animé du désir de se maintenir dans les cadres de la pensée révolutionnaire, Proudhon pouvait bien critiquer l’expédition d’Espagne. C’est affaire aux historiens de la discuter et de l’apprécier. Comme philosophe politique, Proudhon considérait qu’il y a une Europe, dont les parties ne doivent pas revendiquer leur autonomie absolue comme un droit. Voilà l’essentiel. « Du point de vue français, intimement lié au point de vue européen », M. de Villèle reçoit les applaudissements de Proudhon. L’expérience de l’histoire et l’intelligence des lois éternelles de l’univers confirment et ratifient la pensée de l’un et les actes de l’autre.
  15. Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister, page 284.
  16. Dans un de nos prochains Cahiers, nous publierons une étude sur la Ploutocratie Internationale, dans ses rapports avec la Civilisation et avec la Nation et la Société françaises.
  17. Quelques personnes se sont étonnées que des antidémocrates puissent souhaiter l'institution de démocraties. C’est dans l’intention de répondre à leurs objections que j’ai supposé que l'abaissement nécessaire d’un État pourrait être obtenu par une action politique interne. Il faut considérer non les apparences, ni les procédés, mais les réalités finales. L’anarchie peut contribuer au salut d’un ordre supérieur. C’est tout ce qu’il faut entendre. Le service de l’Ordre français et celui de l’Ordre européen se rencontrent ici comme partout ailleurs.