Cahiers du Cercle Proudhon/2/La Philosophie de Georges Sorel


Cahiers du Cercle Proudhon/2
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 57-).


LA PHILOSOPHIE DE GEORGES SOREL[1]


La destinée n’a-t-elle point fait naître M. Georges Sorel uniquement pour se donner le plaisir de mécontenter les amateurs de pensée médiocre ? J’inclinerais volontiers à le croire et je ne connais point de philosophe avant lui, si ce n’est Proudhon, qui ait su semblablement exaspérer les lecteurs de feuilles conservatrices et les prédicateurs de sagesse modérée.

D’où l’heureux succès de son œuvre. Sans un certain scandale, la gloire de ce mathématicien philosophe n’aurait point irrité la curiosité du grand public. Il a fallu Villeneuve-Saint-Georges, et le sabotage, et la machine à bosseler, et la chaussette à clous pour que le syndicalisme s’affirmât à la bourgeoisie effrayée comme une doctrine capable de fournir des actes. Mais une fois ces actes fournis, on a tenté de remonter à leur cause, et cette cause, pour une bonne partie, se trouve faite d’idées. Ces idées sont exprimées, développées, commentées dans l’œuvre sorélienne. Contenons nos sourires en nous rappelant qu’en l’année 1908 les journaux sages et ministériels attribuèrent à M. Georges Sorel, auteur des Réflexions sur la violence, une grande responsabilité des émeutes ouvrières.

M. Clémenceau, qui est homme d’esprit, dut sans doute en rire avec Métivier ; mais les conservateurs avaient-ils tout à fait tort ? Le goût de la lutte, le courage dans la résistance, qui donc l’avait inspiré aux ouvriers révoltés ? leurs guides immédiats, ceux de la Confédération générale du Travail ? sans aucun doute, mais quelle force pour eux et vis-à-vis de l’opinion que de se sentir d’accord avec un savant philosophe !

Qui oserait d’ailleurs sans témérité distinguer avec trop d’assurance le rôle des idées pures dans l’arrivée des actes ?

Convenons que l’œuvre de Sorel fut à sa façon une apologie de la violence et qu’on y peut rapporter plus d’une conséquence apparue d’abord singulière et lointaine. Et en outre, comment s’étonner que de cette œuvre sortit naturellement une excitation à agir, puisque la transformation des idées en acte est la suite nécessaire de toute pensée abstraite qui règle ses déductions ou qui prend ses intuitions selon l’ordre naturel des choses ?

Ce réalisme — au sens propre du mot — de la philosophie et, si l’on veut, de la métaphysique sorélienne, se présente comme son premier caractère. D’avoir été non point agrégé de philosophie, mais ingénieur, Sorel est devenu véritable philosophe. Il n’a point pris son système à l’Université. Peut-être pourrait-on penser que fréquenter une idéale Sorbonne lui eût été profitable. Mais la réelle, celle qu’ont jugée Pierre Lasserre et Agathon, lui fut épargnée et ce grand bienfait du sort le préserva des vanités verbales.

Cependant son réalisme paraît dû plus encore à sa santé morale qu’à la vigueur de sa raison. C’est qu’au fond de Sorel, il ne faut pas chercher le logicien, mais discerner le moraliste. Ses premières révoltes contre le dreyfusisme lui vinrent moins de son esprit que de son cœur. Maurras, j’en suis sûr, avant toute colère contre les pauvres champions d’Israël, devait sourire de dédain, mais ni Sorel, ni non plus Gohier ne pouvaient songer à sourire. Ils avaient engagé au dreyfusisme des parties vierges de leur sensibilité et s’indignèrent, le jour du leur désillusion, comme des amants trompés moins irrités des perfidies subies que de la lâcheté de toute trahison.

Dès le Procès de Socrate, paru en 1899 et où il s’efforçait de résoudre cette cause célèbre en simple affaire politique — en un débat de Haute-Cour — Sorel s’affirme moraliste. Ce n’est pas toujours très heureux. Volontiers tout délicat décerne ses louanges à la gracieuse Aspasie, admirable d’avoir su joindre l’esprit attique à la volupté milésienne, et Sorel a vraiment tort de s’en étonner. Fâcheuse encore peut-être, mais combien significative, cette audacieuse maxime : « Penser sans fin morale, c’est prostituer le savoir, la logique et l’éloquence ». Et, plus significative de son moralisme que toute autre préoccupation, apparaît ensuite, dans d’autres ouvrages, son souci d’appliquer la psychophysique à l’esthétique.

Le fond même de sa pensée d’alors ne mérite qu’un intérêt médiocre. L’échec de la psychophysique n’est plus contesté ni contestable, mais en 1886 et en 1890, on pouvait avoir encore quelque illusion. Georges Sorel s’y intéressa et mit en évidence le caractère purement psychologique de cette technique nouvelle qu’on voulait adjuger à la physiologie. Mais ce qui importe davantage à l’intelligence du reste de son œuvre, c’est que, de ses travaux de philosophie pure, une idée générale de l’esthétique se dégage, qui rejoint celle-ci à la morale.

« L’esthétique, dit-il à peu près, est une simple branche de l’éthique ». Il le prouve, en résolvant en ses éléments l’émotion artistique. Il y distingue d’abord une satisfaction procurée au goût qui échappe à toute analyse scientifique, ensuite une passion sensuelle, enfin le résultat moral de l’action qu’exerce l’œuvre d’art sur notre sensibilité. C’est ce dernier composant qui fait, pour Sorel, l’objet de l’esthétique. C’est en cherchant à le définir qu’il lui arrive de louer l’architecture d’être chaste et de se méfier de la musique qui « éteint la conscience et diminue la raison[2] ».

Cet élément moral de l’émotion artistique, néanmoins, ne serait-il pas réellement immoral ? Sorel, en se posant cette question, parvient à découvrir la valeur sociale de l’art.

Dans une importante étude[3], il retrace en quelques pages l’histoire de la technique artistique et l’interprète aussi. Par son commentaire, il arrive encore à découvrir dans le travail industriel la glorification de l’esprit humain créateur.

Cette habitude de juger les œuvres d’art en moraliste conduit Sorel à la solution d’un nouveau problème esthétique et sociologique à la fois : la valeur sociale de l’art[4].

L’histoire de l’art, selon lui, nous enseigne qu’à l’origine les artistes combinèrent dans les objets fabriqués l’utilité de l’emploi à l’agrément de la forme. Mais peu à peu l’artisan se sépara de l’artiste et l’art s’éloigna de l’industrie. De plus, les arts s’entr’aidaient volontiers autrefois pour la conquête d’un même idéal de beauté. Tous concouraient à l’exprimer dans un monument religieux ou autre, dans un palais, dans un temple. Au contraire, à partir de la Renaissance, chaque art poursuit isolément un certain genre de beauté. Comme Th. Ribot, Sorel estime que l’art moderne diffère des arts primitifs par le « passage du social à l’individuel ». Mais, pour apprécier cet art individualisé, une connaissance plus grande de la technique s’impose ; l’esthétique devient une science de raisonnement et s’intellectuatise. Elle découvre dans la matière le rôle de l’esprit. L’effort de l’outil est une preuve de l’intelligence ; la principale valeur sociale de l’art, selon Georges Sorel, c'est qu’il est un ennoblissement du travail manuel.

Ce qu’on aperçoit, en définitive, de l’esthétique de Georges Sorel révèle une tension constante de la volonté. Elle est moins une doctrine applicable à tous les hommes et dans tous les cas que la morale d’un combattant aux prises avec des adversaires et qui se maintient parmi des dangers. Lui-même en saisit bien la nature quand il la désignera un peu plus tard du nom de pessimisme[5], mais c’est un pessimisme raisonné qui se défend de rien devoir à l’instinct.

Les trois principaux aspects du pessimisme de Sorel sont les suivants : il est d’abord une sympathie pour la souffrance humaine qui montre tout ce qu’il y a de chrétien dans sa sensibilité ; il est ensuite la conviction qu’on ne peut changer un ensemble de maux humains, donc sociaux, que par une destruction totale et non par des améliorations successives ; il est enfin l’idée obstinée que l’union crée une force aux effets incalculables et que chaque groupement plus resserré des hommes qui souffrent fait faire un pas immense à leur marche vers la libération.

On devine en Georges Sorel, par les échantillons de sensibilité profonde que nous livre cette morale aventureuse, un antiintellectualiste décidé. Mais ne nous y trompons pas, c’est tout le contraire d’un romantique qui s’abandonne au sentiment par lassitude de la raison, c’est un critique des sciences qui sait la valeur et l’impuissance de leur méthode et qui veut, dans son intelligence du monde, donner une part à l’intuition.

M. Michel Darguenat, dans sa réponse à l’enquête de Georges Valois sur la monarchie et la classe ouvrière[6], a parfaitement défini les bienfaits de cette critique du « scientisme ». « Elle nous a démontré, dit-il à peu près, par des analyses qui n’étaient pas des arguments de séminaire que cette fameuse science substituée à la religion par le siècle de Comte, de Renan et de Taine, était partiellement construite par notre esprit et que les lois scientifiques les plus artificielles étaient précisément les fameux principes, dogmes de la religion nouvelle. L’école de M. Sorel a contribué à nous débarrasser des préjugés démocratiques : elle nous a rendu notre liberté, après nous avons fait de notre liberté ce que nous avons voulu. Ceci est notre affaire ».

Or, la critique dee sciences et l’antiintellectualisme qu’elle engendra chez Sorel ont fait de celui-ci un disciple de Bergson. Les disciples de Georges Sorel sont aussi des bergsoniens ; le plus connu d’entre eux, M. Edouard Berth, est un adepte enthousiaste de la philosophie intuitive. Antiintellectualisme et bergsonisme sont donc chez Sorel deux termes de sens très proche. Il importe d’autant plus de marquer l’origine purement critique de l’antiintellectualisme sorélien.

En 1881, analysant l’emploi de la notion de cause dans les sciences physiques[7], Sorel montrait de quelle façon la science actuelle admet l’autonomie des causes et pourquoi elle rejette le principe de l’action mutuelle de toutes les substances formulé par Kant. Un peu plus tard[8], il montrait l’importance exagérée donnée aux postulats dans la mathématique contemporaine. Pour favoriser les thèses kantiennes, on fait de celle-ci une science en dehors de la nature, fondée sur de pures données de l’esprit. Mais combien les Anciens, créateurs de la géométrie, qui devaient, après tout, s’y connaître, en avaient une notion différente.

La science antique — Sorel le prouve en divers endroits de son œuvre — était prise à l’origine dans la pratique des arts. La géométrie, pour Euclide, était la doctrine des fonctions graphiques de la ligne droite et du cercle, et tout naturellement, il suppose qu’on est armé pour faire subir aux cercles et à la ligne droite les opérations qui épuisent leur nature à l’état isolé, des procédés utilisés par cette même pratique des arts. C’est une habitude d’images techniques empruntées à l’architecture qui faisait paraître aux anciens géomètres la surface plus intéressante que la ligne et concevoir la ligne elle-même comme l’intersection de deux surfaces. Des théorèmes élémentaires comme celui qui démontre qu’en un point pris sur une droite on ne peut tracer qu’une seule perpendiculaire à cette droite en se servant du déplacement progressif d’une oblique, impliquent en réalité la considération de grandeurs dont la somme est constante et qui varient de façon continue. Notre intuition nous guide, guidée elle-même par le souvenir des pierres taillées et des images de stéréotomie. Quant au nombre, dont Sorel admet, comme Bergson, l’origine spatiale, il résulte de groupes de figures rigides dépouillées de leur caractère d’étendue. Enfin, il montre que le point de départ dans le sensible du raisonnement mathématique explique l’usage des symboles algébriques, cellules vides sur quoi l’on opère librement, mais où l’on peut à volonté replacer les quantités réelles.

Dans un autre essai[9], Sorel démêle les préoccupations métaphysiques des physiciens contemporains. Il regarde comme une conséquence du calcul infinitésimal la rupture entre la physique et la philosophie de la nature. Lorsqu’on veut exprimer la vitesse de la variation de deux grandeurs, on ne fait que déterminer les différences qui existent entre les deux grandeurs considérées à deux époques quelconques, aussi éloignées qu’on le veut.

Il n’y a donc que des différences quantitatives étendues sur le cours du temps et jamais aucune détermination propre à un instant donné. La science fut non seulement une prévision, mais une recherche de l’essence des choses ; sa première ambition était de disserter de natura rerum. Mais, aujourd’hui, le scepticisme des physiciens — parfois excessif — la fait renoncer à ces prétentions ou du moins lui en donne d’autres. La principale cause de ce scepticisme, comme l’indique Sorel, est la possibilité fréquemment constatée d’arriver au même résultat par des hypothèses différentes. Les théories optiques se servent de deux vecteurs, dont l’un représente une vitesse, l’autre un tourbillon. Qu’on substitue le sens d’un vecteur à l’autre et les conclusions restent identiques. Enfin, des calculs utilisables pratiquement peuvent être occasionnés par des hypothèses fantaisistes et qui ont conscience de l’être. Faut-il rappeler les gyroscopes atomiques dont lord Kelvin composait la matière et la représentation par Maxwell des corps mauvais conducteurs de l’électricité en cellules conductrices enfermées dans des parois isolantes ? La conséquence générale en est qu’on tend à regarder le monde réel, non pas celui de l’expérience scientifique, mais celui de notre vie, comme constitué suivant des principes opposés à ceux qui commandent le monde artificiel de la science. Il y a dans les systèmes scientifiques un déterminisme rigoureux ; il est à peu près absent dans la nature[10].

Son antiintellectualisme seul aurait fait de Sorel un libertiste. Mais le mouvement naturel de son esprit qui l’y entraînait fut accéléré par ses études sociales et par la rencontre de Bergson. « Georges Sorel est, ce me semble, un esprit trop original et trop indépendant, a dit M. Bergson[11], pour s’enrôler sous la bannière de qui que ce soit ; ce n’est pas un disciple. Mais il accepte quelques-unes de mes vues et quand il me cite, il le fait en homme qui m’a lu attentivement et qui m’a parfaitement compris. » Sans doute, M. Bergson réduit-il par modestie sa part d’influence sur l’esprit de Sorel ; mais il est certain que sa théorie du mythe fortifiée après coup de considérations bergsoniennes se trouve exposée ou plutôt suggérée dès ses premiers principes.

L’origine en est dans ses travaux d’histoire.

Ce qui retient surtout la méditation de Sorel, c’est qu’on ne peut déduire de la valeur propre d’un fait les conséquences qu’il aura ; car il faut tenir compte de l’interprétation de ce fait par ses témoins ou les auditeurs de ceux-ci. « Autrefois, écrit-il à propos du Procès de Socrate, on tenait surtout à résoudre (devant un événement historique) le problème de sa réalité… il n’a aucune importance. Par exemple, dans l’histoire de l’ordre de Saint-François-d’Assise, que nous importe la nature exacte et scientifique du phénomène des stigmates ? En admettant même que ce fut une fraude complète, il n’en serait pas moins vrai que la croyance aux stigmates a eu une influence considérable dans l’histoire du Moyen Âge. Ce qui intéresse le philosophe, c’est l’idée que se faisaient de la chose les contemporains[12]. » « On a souvent répété, ajoute-t-il, que l’Islam a pour origine l’hystérie de Mahomet. Ce n’est pas exact. Nous admettons volontiers que le prophète arabe était malade, mais bien d’autres ont été atteints de la même affection sans fonder une religion. Le moteur de ce grand mouvement a été la croyance à l’inspiration de Mahomet »[13]. Sorel, très respectueux de la religion catholique, a même essayé de préparer sur des idées du même genre un « concordat entre la théologie et la science ». « Les faits qui ont provoqué d’abondantes disputes, dit-il, n’importent nullement à l’histoire. Les conséquences qu’on leur attribue pourraient tout aussi bien exister sans eux… Les théologiens ne veulent pas se contenter de ce qu’ils nomment les apparences ou le côté extérieur des choses… c’est sur l’aspect divin qu’ils font porter leurs raisonnement et ainsi ils se posent des problèmes qui sont étrangers à l’histoire. Quant aux historiens, ils n’ont jamais besoin d’entrer sur ce terrain propre de la théologie »[14].

Donc, l’interprétation erronée d’un fait peut susciter un effort fécond. De même une prévision fausse de l’action présente peut conduire ses résultats bien au-delà des effets prévus. Mais encore certaines conditions sont-elles nécessaires ; c’est pourquoi va se constituer la théorie du mythe et pourquoi la philosophie bergsonienne apporte son concours.

« Au cours de mes études, écrit Sorel, j’avais constaté une chose qui me semblait si simple que je n’avais pas cru devoir beaucoup insister : les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action prochaine sous forme d’images de bataille assurant le succès de leur cause[15]. » Georges Sorel nomme ces constructions des mythes : pour lui, la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes. Le rôle efficace de ces mythes est indiscutable ; pour le comprendre, et avec lui la nature de ceux-ci, Sorel utilise la psychologie de Bergson.

Les moralistes qui cherchent à donner les motifs de nos actes ne raisonnent presque jamais sur ce qu’il y a de vraiment fondamental dans notre individu. « Ils cherchent d’ordinaire à projeter nos actes accomplis sur le champ des jugements que la société a rédigés d’avance pour les divers types d’action qui sont les plus communs dans la vie contemporaine[16]. » Au contraire, Bergson montre en nous deux moi différents, dont l’un serait la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et sociale. Le moi véritable, fait de nos états intimes, nous les présente réfractaires à la mesure, sans cesse en voie de formation. Mais ce moi véritable est difficilement perçu par nous-mêmes ; nous nous en rendons maîtres seulement dans l’action libre, car il faut se replacer dans la pure durée pour qu’un acte échappe au déterminisme du monde de l’espace[17]. « Il est évident, dit Sorel, que nous jouissons de cette liberté, surtout quand nous faisons effort pour créer en nous un homme nouveau en vue de briser les cadres historiques qui nous enserrent[18]. » Puis il montre de quelle façon doit se représenter cette action libre. « Quand nous agissons librement, nous avons créé un monde tout artificiel placé en avant du présent, formé des mouvements qui dépendent de nous[19]. » La liberté devient alors parfaitement intelligible. Son premier acte, antécédent de tous les autres, est la création d’un monde artificiel. « Ces mondes artificiels disparaissent généralement de notre esprit sans laisser de souvenirs, mais quand des masses se passionnent, alors on peut décrire un tableau qui constitue un mythe social[20]. »

Un mythe est tout différent d’une utopie. Il est une expression de volonté qui condamne des activités individuelles. L’utopie est le produit d’un travail intellectuel : « elle est l’œuvre de théoriciens qui, après avoir observé et discuté les faits, cherchent à établir un modèle auquel on puisse comparer les sociétés existantes pour mesurer le bien et le mal qu’elles renferment ; c’est une composition d’institutions imaginaires, mais offrant avec des institutions réelles des analogies assez grandes pour que le juriste en puisse raisonner ; c’est une construction démontable dont certains morceaux ont été taillés de manière à pouvoir passer (moyennant quelques corrections d’ajustage) dans une législation prochaine[21].» « Un mythe… est au fond identique aux convictions d’un groupe… il est l’expression de ces convictions en langage de mouvement et… par suite il est indécomposable en parties qui puissent être appliquées sur un plan de descriptions historiques[22] ». L’économie politique libérale, la paix sociale, les premiers socialismes, voilà des utopies ; l’épopée napoléonienne, la grève générale sont au contraire des mythes.

On peut dire que la métaphysique syndicaliste de Sorel est produite par la rencontre de son antiintellectualisme qui lui fournit la théorie du mythe et de son moralisme qui engendre celle de la violence. Le point de suture se trouve dans son rejet de toute idée de droit naturel.

Pour en combattre la doctrine, Sorel s’appuie sur Pascal. « Il y a sans doute des lois naturelles, a dit celui-ci, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. » Ou encore : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité… le droit a ses époques… Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà… » Enfin Pascal, toujours suivi par Sorel, fait dépendre pratiquement la justice de la force. Sorel critique seulement la notion pascalienne de celle-ci, qui comprend tous les genres de force, tandis qu’il faut aller chercher, selon lui, dans l’économie « le type de la force arrivée à un régime pleinement automatique et pouvant ainsi s’identifier naturellement avec le droit[23]. »

Les partisans du droit naturel, la classe bourgeoise en général, ne craignent pas à l’occasion les luttes civiles et les manifestations violentes ; l’Affaire Dreyfus l’a prouvé. Mais ils aiment à se représenter toujours la force au service du droit. Entre les mains de leurs adversaires, la force publique ne leur paraît bonne qu’à violer la loi, mais s’ils s’en emparent, elle devient à leurs yeux servante de la justice. Aussi lorsqu’ils combattent les détenteurs de la force publique, ils ne se soucient pas de supprimer celle-ci[24].

« Mais la violence prolétarienne change l’aspect de tous les conflits au cours desquels on l’observe ; car elle nie la force organisée par la bourgeoisie et prétend supprimer l’État qui en forme le noyau central ». Ainsi la violence manifestée par les ouvriers durant les grèves est-elle une négation active, pour ainsi dire, des idées de droit naturel. Sorel devait considérer la violence avec sympathie ou tout au moins avec attention. Signalons dans les origines de cette estime une réaction contre l’idée de droit naturel et nous pourrons comprendre le rôle qu’elle joue dans l’éthique du syndicalisme.

La syndicalisme n’est pas une philosophie sociale créée par Sorel et quelques-uns de ses disciples ; c’est d’abord un mode confus de penser qui traduisait les sentiments et les désirs des ouvriers groupés en syndicats. Il est une réalité avant d’être aucune théorie. D’ailleurs Sorel, comme l’on sait, n’a pas été le théoricien du syndicalisme, mais plutôt un métaphysicien, ce qui est assez différent.

Il a cherché des principaux effets et des principales causes de l’action syndicale, jouée sous ses yeux, les origines les plus lointaines. Il a essayé de trouver dans la philosophie bergsonienne des moyens de la comprendre. Il a montré que les préjugés moraux de la classe bourgeoise combattue ne valaient guère contre la morale nouvelle qui se dégage, lui semble-t-il, des vertus ouvrières commandées pour la lutte.

L’édification de cette métaphysique syndicale eût été pénible sans une certaine interprétation historique propre à Sorel, qu’il doit en partie à Marx et qui lui a permis de réduire à des épisodes de luttes de classes les conflits entre les idées dominantes d’une époque[25]. Il la doit aussi en grande partie à Proudhon[26] ; elle se trouve exposée dans la préface qu’il écrivit pour l’essai d’une conception matérialiste de l’histoire tenté par Labriola[27], et dans l’avant-propos de ses Illusions du Progrès[28]. Il l’appuie d’abord sur un texte de Marx : « Faut-il une perspicacité profonde, a écrit celui-ci, pour comprendre que les idées des hommes, leurs aperçus concrets, comme leurs notions abstraites et, en un mot, leur conscience, se modifient avec leurs conditions d’existence, avec leurs relations sociales, avec leur vie sociale ? L’histoire des idées, que prouvera-t-elle, sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la production matérielle ? »

Les idées dominantes d’un temps n’ont jamais été que les idées de la classe dominante ? Fidèle à cette doctrine, Georges Sorel peut ensuite écrire et démontrer que « la théorie du progrès a été reçue comme un dogme à l’époque où la bourgeoisie était la classe conquérante », et qu’il faut « la regarder comme étant une doctrine bourgeoise », que « l’historien marxiste doit rechercher comment elle dépend des conditions au milieu desquelles on observe la formation, l’ascension et le triomphe de la bourgeoisie »[29]. Le syndicalisme sera donc avant tout à ses yeux une philosophie élaborée par la classe ouvrière ; et la seule philosophie assez souple pour la comprendre et la relier aux notions de l’esprit humain vers la philosophie bergsonienne.

Le syndicalisme est alors l’interprétation de la question sociale par la classe ouvrière elle-même ; écoutons les militants du syndicalisme avant d’en écouter les métaphysiciens : « Pour nous, syndicalistes révolutionnaires, écrit Victor Griffuelhes, la lutte repose non sur des sentiments, mais sur des intérêts et des besoins… La question ouvrière est posée par nous de la façon suivante : lutter contre le patronat pour obtenir de lui, et à son désavantage, toujours plus d’améliorations, en nous acheminant vers la suppression de l’exploitation… Nous donnons à notre organisation le caractère provoqué non par nous, mais par les conditions imposées par le régime capitaliste aux travailleurs. Cca conditions sont dictées par le patronat avec l’appui du pouvoir qui en est l’émanation et le représentant. Les faits sont là qui montrent le rôle de l’État en faveur des exploiteurs. Et c’est parce que les faits sont indiscutables et connus qu’il suffit d’affirmer le caractère indépendant que nous voulons donner à l’action ouvrière. En dehors du patronat et contre lui, le mouvement syndical doit librement se développer et agir[30]. »

On comprend combien la formation historique et marxiste de Sorel le prédisposait à comprendre l’originalité du syndicalisme. « Notre originalité la plus forte, écrit-il, consiste à avoir soutenu que le prolétariat peut s’affranchir sans recourir aux enseignements des professionnels bourgeois de l’intelligence. Nous sommes ainsi amenés à regarder comme essentiel dans les phénomènes contemporains ce qui était considéré autrefois comme accessoire : ce qui est vraiment éducatif pour un prolétariat révolutionnaire qui fait son apprentissage dans la lutte. Nous ne saurions exercer une influence directe sur un pareil travail de formation. Notre rôle peut être utile à la condition que nous nous bornions à nier la pensée bourgeoise, de manière à mettre le prolétariat en garde contre une invasion des idées ou des mœurs de la classe ennemie »[31].

La première conséquence de ce développement autonome du syndicalisme est de le dresser contre l’idéologie et le régime démocratique.

Contre la démocratie en général, contre la démocratie fille du romantisme et de l’individualisme. Mais aussi contre ses formes dérivées ou déguisées, socialisme, réformisme, anarchisme.

Tout d’abord le syndicalisme (reportons-nous aux déclarations de Griffuelhes) est fondé sur la lutte des classes. « Pendant longtemps, dit Sorel, les républicains niaient en France la lutte des classes ; ils avaient tant horreur des révoltés qu’ils ne voulaient pas voir les faits. Jugeant toutes choses au point de vue abstrait de la Déclaration des Droits de l’homme, ils disaient que la législation de 1789 avait été faite pour faire disparaître toutes distinctions de classes dans le droit ; c’est pour cette raison qu’ils s’opposaient aux projets de législation sociale qui, presque toujours, réintroduisent la notion des classes[32] ». Il est tellement évident que le syndicalisme, par l’organisation en corps de métiers qu’il implique, est hostile à l’esprit démocratique qui réduit la société à une somme d’individus qu’il est à peine utile d’insister sur cette vérité banale. Mieux vaut montrer comment, sous l’influence de Sorel et selon son interprétation, le syndicalisme s’est évadé du socialisme.

Par l’intermédiaire de Pelloutier, le syndicalisme est d’origine proudhonienne. Dans un article sur la philosophie de Proudhon, paru en 1892, Sorel a montré l’importance dans son œuvre de la doctrine des contradictions économiques, et les conséquences qu’en tirait Proudhon quant à l’éducation nécessaire des ouvriers[33]. Dans l’avant-propos des Illusions du Progrès, Sorel montre encore que Proudhon, sans accepter la doctrine marxiste des classes, a pu écrire « qu’une grande nation moderne fournit une représentation de tous les âges de l’humanité » dans chacun de ses groupes sociaux. C’est dans la notion claire et simple de la lutte des classes que le syndicalisme enfermé dans le socialisme a trouvé sa porte de sortie. M. Édouard Berth ne semble-t-il pas à ce sujet même indiquer qu’il n’a fait ainsi que préciser des formules imparfaites de Proudhon[34] ?

L’allemanisme, les critiques de Marx, par Bernstein, la nouvelle école socialiste, autant de pas faits vers le syndicalisme. « Le marxisme… écarte la notion de parti qui était capitale dans la conception des révolutionnaires classiques pour revenir à la notion de classe »[35]. La lutte de Marx contre les intellectuels révolutionnaires qui suivaient Bakounine en 1873, c’est une répudiation du blanquisme et de ses états-majors bourgeois[36]. Bernstein ne voit pas toujours clair quand il reproche à Marx les erreurs de Blanqui. Il critique fortement la dialectique hégélienne de Marx, sans comprendre qu’en réalité celui-ci voyait la révolution sociale sous un aspect mythique et que le marxisme, philosophie des bras et non des têtes, comme dit Sorel[37], n’a qu’une seule chose en vue : « Amener la classe ouvrière à comprendre que tout son avenir dépend de la notion de lutte de classes[38]. » Ce qu’il en fallait conserver se retrouve dans les idées de Pelloutier cherchant à imposer le socialisme sur une absolue séparation de classes et sur l’abandon de toute espérance de rénovation politique, et conviant les jeunes gens « à prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un gouvernement de soi par soi-même est possible et aussi l’armer en l’instruisant de la nécessité de la révolution contre les suggestions énervantes du capitalisme »[39].

M. Édouard Berth a accusé, dans une analyse connue[40], l’opposition du syndicalisme révolutionnaire et du guesdisme. Tandis qu’un socialisme, tel que celui-ci, se place sur le terrain démocratique et fait du suffrage universel le principe du quatrième État, le syndicalisme repousse toute action ouvrière hétéronome ; le syndicat organise sa doctrine, sa lutte, ses outils de lutte. Antonio Labriola a parfaitement résumé la séparation progressive des idées socialistes et syndicalistes[41]. Théoriquement, on sait comment s’est manifestée l’opposition du parti socialiste et des syndicats ouvriers, par la triple affirmation de l’indépendance syndicale au congrès d’Amiens, en octobre 1906, au congrès de Limoges, au congrès de Nancy d’août 1907[42].

M. Edouard Berth n’a pas moins bien montré l’opposition du syndicalisme avec cette autre doctrine démocratique : l’anarchie. « Le syndicalisme révolutionnaire, a-t-il écrit, est une philosophie de producteurs. Il conçoit la société sur le plan d’un atelier sans maîtres… et tout ce qui n’est pas fonction de cet atelier doit à ses yeux disparaître : donc, en première ligne, l’État qui représente par excellence la société non-productrice, la société parasitaire… » Mais « le syndicalisme reconnaît profondément que la civilisation a débuté et dû débuter par la contrainte, que cette contrainte fut salutaire, bienfaisante et créatrice, et que, si l’on peut espérer un régime de liberté sans tutelle patronale, comme sans tutelle étatique, c’est encore grâce à ce régime de contrainte lui-même qui a discipliné l’humanité et l’a rendue peu à peu capable de s’élever au travail libre et volontaire »[43]. Mais quoi de plus opposé à la conception anarchiste ? « Qu’il soit d’origine artisane, agricole ou mondaine, l’anarchisme est toujours une protestation contre la civilisation capitaliste… protestation purement négative… réactionnaire… protestation de classes extra-capitalistes et dont le capitalisme vient bouleverser la vie. Tout autre est la protestation syndicaliste »[44]. Et M. Berth, s’appuyant sur des textes de son maître, Proudhon[45], n’a point de peine à mettre en évidence la différence de l’anarchisme qui fait de l’individu « un absolu incapable à ce titre d’entrer dans aucune combinaison sociale », et le syndicalisme pour qui « la société est la vraie réalité dont l’individu n’est qu’une abstraction ».

Toute forme construite sur le modèle des idées individualistes de la démocratie, tout romantisme social, est donc, par définition, incapable de contenir le syndicalisme, libre expression de la sensibilité et de l’intelligence ouvrières qui, à l’atelier, apprend surtout à connaître les bienfaits de l’association. Le bergsonisme va servir à Sorel, à Berth et à leurs disciples pour défendre cette philosophie spontanée contre la critique bourgeoise et pour résumer la morale du syndicalisme.

Cette seconde préoccupation est ancienne chez Sorel. En 1899, il publia un article intitulé « l’éthique du socialisme »[46], où il essaya de le dégager du socialisme des choses, plus intéressant, selon le mot de Merlino, que le socialisme des socialistes. Il distingue d’abord une contradiction interne du socialisme qui prétend s’appuyer à la fois sur le droit naturel, en souvenir de la Révolution française, et sur le droit historique, comme le lui commande la tradition marxiste. Le véritable mouvement socialiste ne doit son point d’origine qu’au second.

On dit alors que la doctrine marxiste ne peut inspirer de morale. On oublie les préoccupations d’Engels pour définir à la fin de sa vie les rapports effectifs qui se manifestent dans la famille. Les socialistes qui à sa suite ne veulent pas reconnaître le pouvoir des parents, ni refuser l’entière liberté économique de la femme se fondent sur un rapport affectif : l’amour. D’où ils sont obligés de conclure à la complète séparation de la morale d’avec le droit. Il y aurait peut-être dans cette critique de la famille la promesse d’une morale sentimentale. Mais ensuite, dans la lutte des classes elle-même, on assiste à l’opposition constante entre le titre historique et le titre humain. Sorel y entrevoyait, à ce moment, l’élaboration de trois lois morales : 1° le désir d’assurer au plus grand nombre un respect plus grand de la dignité humaine et un contrôle plus efficace de l’application des lois par une conscience morale plus affinée ; 2° une protestation de l’opprimé invoquant un titre d’homme contre la supériorité historique et dressant l’homme contre l’État ; 3° l’espérance de rendre la génération qui grandit plus délicate au point de vue moral. Sorel s’enthousiasmait encore pour l’Affaire Dreyfus et « l’admirable conduite de Jaurès » ; depuis ses yeux se sont ouverts ; il écrivit la Révolution Dreyfusienne, mais retenons surtout de ces premiers efforts éthiques le désir de tirer la morale ouvrière de la classe ouvrière elle-même.

Les Réflexions sur la violence sont précisément un effort pour définir cette morale de producteurs. Le mythe de la grève générale, en tendant leurs énergies vers la lutte contre la classe bourgeoise, exalte leurs vertus naturelles et les défend des défaillances. De là l’importance du mythe dans la vie syndicaliste, de là la théorie du mythe dans la philosophie syndicaliste. Les syndiqués eux-mêmes voient plus prosaïquement les choses. Mais toutes leurs opinions peuvent être traduites dans le langage sorélien. La morale syndicaliste a son centre dans l’idée de luttes des classes ; celle-ci commande l’autonomie de l’action syndicale, ce qui dans la lutte signifie l’action directe. Mais cette action directe incessante a besoin d’être entretenue et stimulée par un espoir constant qui sera précisément la grève genérale. « L’action directe, nous dit Griffuelhes, veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire action directement exercée par les intéressés. C’est le travailleur qui accomplit lui-même son effort, et… l’action ouvrière n’est… qu’une manifestation continue d’efforts… Il y a par conséquent… une pratique journalière qui va chaque jour grandissant jusqu’au moment où, parvenue à un degré de puissance supérieure, elle se transformera en une conflagration que nous dénommons grève générale et qui sera la révolution sociale ». « La grève générale, dans son expression dernière, dit-il encore, n’est pas pour les milieux ouvriers un simple arrêt des bras ; elle est la prise de possession des richesses sociales mises en valeur par les corporations, en l’espèce les syndicats de tous ». Ainsi le caractère belliqueux de l’action directe, le caractère mythique de la grève générale est avoué par les militants eux-mêmes.

Il est aisé de voir comment la théorie du mythe justifie intellectuellement la grève générale, puisqu’elle la réduit à être un moteur de la classe ouvrière et la préserve des objections rationnelles. Elle n’est qu’une représentation de mouvements d’une masse révoltée qui donne à l’âme de celle-ci une « impression pleinement maîtrisante ». Comme « le langage ne saurait suffire pour produire de tels résultats d’une manière assurée, il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. « … Nous obtenons ainsi l’intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire… C’est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne »[47].

Quant à la justification morale de la grève générale, elle se trouve en même temps que celle de toute action directe dans l’interprétation que donne Sorel de la violence. « Son rôle, dit-il, lui apparaît singulièrement grand dans l’histoire, car elle peut opérer d’une manière indirecte sur les bourgeois pour les rappeler au sentiment de leur classe… Non seulement la violence prolétarienne peut amener la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes abruties par l’humanitarisme pour retrouver leur ancienne énergie »[48].

C’est sur ces mots qui ouvrent à l’imagination la vaste perspective de la portée possible d’une telle philosophie qu’il convient de finir cet exposé incomplet, imparfait et restreint de la pensée sorélienne. Mais qu’il nous soit néanmoins permis, malgré l’insuffisance de l’analyse, d’énoncer les raisons qui nous font devoir à Sorel la reconnaissance due aux grands libérateurs de l’esprit humain dans notre époque, à France, à Barrès, à Maurras, à Bergson. Il a osé dire plus franchement qu’aucun autre l’utilité de l’action directe, la beauté de la violence au service de la raison. Il a ramené le syndicalisme égaré au sein des doctrines nationalistes ; il a, par des chemins moins directs, plus escarpés, parfois dangereux, rejoint dans la critique de la démocratie les membres de l’Action Française. Pour ceux qui doivent à Proudhon d’envisager sans trop de préjugés la lutte éternelle des classes, conséquence des sociétés organisées et qui n’y introduit pas nécessairement l’anarchie que souhaitent les dreyfusiens, il a le rare mérite d’inspirer, parmi les syndicalistes eux-mêmes, les meilleurs de leurs militants et de leurs doctrinaires, un Berth, le premier de ses disciples qu’il faut mettre à part pour l’influence comme pour le talent, un Janvion, un Riquier, comme aussi d’avoir fourni au nationalisme intégral la plus sûre critique des problèmes économiques… Si certaines enquêtes sur la monarchie et la classe ouvrière ont permis à quelques-uns d’entre nous de voir clair dans leur complexité dangereuse, n’est-ce point encore à Georges Sorel que nous en sommes partiellement redevables ?

Gilbert Maire.

  1. Troisième conférence mensuelle du Cercle, donnée le 14 février 1912.
  2. Georges Sorel. La psychophysique et l’esthétique (R. philos.).
  3. Georges Sorel. La valeur sociale de l’art.
  4. Id., ibid.
  5. Georges Sorel. Réflexions sur la violence, Paris, Édition de « Pages libres » 1908. pp. xv, 53.
  6. Georges Valois. La monarchie et la classe ouvrière, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1909.
  7. Georges Sorel. L’idée de cause en physique. Revue philosophique, 1887.
  8. Georges Sorel. Le système des mathématiques. Revue de Métaphysique et de Morale. 1900.
  9. Georges Sorel. Les préoccupations métaphysiques des physiciens contemporains.
  10. Georges Sorel. Les préoccupations métaphysiques des physiciens contemporains.
  11. Lettre à l’auteur de l’article.
  12. Georges Sorel. Le procès de Socrate.
  13. Georges Sorel. Essai sur le système historique de Renan.
  14. Georges Sorel. Le système historique de Renan.
  15. Georges Sorel. Réflexions sur la violence, Introd. XXVI.
  16. Id., ibid., Introd. XXI.
  17. Georges Sorel. Réflexions sur la violence., Introd., p. xxxii. Cf. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris, 1881, pp. 173-176.
  18. Id., ibid.
  19. Id., ibid.
  20. Id., ibid.
  21. Georges Sorel. Réflexions sur la violence. pp. xxxiv.
  22. Id., ibid.
  23. Georges Sorel. Réflexions sur la violence, Avant-propos.
  24. Id., ibid.
  25. Georges Sorel. Les illusions du progrès, Paris, Rivière, 1909.
  26. Proudhon. Philosophie du progrès.
  27. Labriola. Essai d'une conception matérialiste de l'histoire.
  28. Georges Sorel. Les illusions du progrès, Avant-propos.
  29. Karl Marx. Manifeste communiste, trad. Andler.
  30. Griffuelhes. L’action syndicaliste.
  31. Georges Sorel. Réflexions sur la violence.
  32. Georges Sorel. Réflexions sur la violence, p. 15.
  33. Georges Sorel. La philosophie de Proudhon, R. philosophique, 1892.
  34. Berth. Les nouveaux aspects du socialisme.
  35. Georges Sorel. La décomposition du marxisme. Paris, Rivière, 1908.
  36. Id., ibid., pp. 51 ss.
  37. Id., ibid., pp. 48 ss.
  38. Id., ibid., pp. 48 ss.
  39. Pelloutier. Le Congrès général du parti socialiste français, p. vii.
  40. Berth. Les nouveaux aspects du socialisme, Paris, Rivière, 1908.
  41. Antonio Labriola. Syndicalisme et socialisme. — Le syndicalisme et le socialisme en Italie, Paris, Rivière, 1908.
  42. Griffuelhes. L'Action syndicaliste.
  43. Berth. Les nouveaux aspects du socialisme.
  44. Berth. Nouveaux aspects du socialisme.
  45. Proudhon. Lettre sur le Progrès.
  46. Georges Sorel. L’éthique du socialisme. Revue de métaphysique et de morale. 1899.
  47. Georges Sorel. Réflexions sur la violence.
  48. Id., ibid.