La Renaissance du livre (p. 33-53).
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III

En suivant d’un pas de flâne, malgré le froid assez vif, l’avenue Victor-Hugo, vers la place de l’Étoile, Cady aperçut devant elle Maurice Deber, venant en sens inverse. Elle le reconnut aussitôt, et comme si elle l’eût rencontré la veille, elle lui adressa un gentil sourire, un demi-salut, et passa.

« Il n’a guère changé, pensa-t-elle. Il a toujours sa vilaine tête pointue et fiévreuse, avec des yeux de brigand calabrais. »

Ensuite, indifférente, elle l’oublia. Son esprit retomba au morne néant dans lequel elle s’enlisait depuis quelque temps.

Mais une ombre la dépassa vivement ; un chapeau s’agita devant elle ; un grand corps se courba ; une voix altérée murmura :

— Je ne me trompe pas ?… Pardon, vous êtes bien…

Pendant un instant, elle songea à feindre l’incompréhension et à filer, le laissant confondu. Puis, son caprice fit volte-face ; elle répondit en riant, dévisageant curieusement le colonial :

— Pardi, oui, je suis Cady !… C’est tout de même épatant que vous m’ayez reconnue… Il y a dix… non, douze bonnes années que vous ne m’avez vue !…

Le chapeau à la main, les traits bouleversés par l’émotion, il balbutia :

— Oh ! non, je vous ai revue, depuis…

Elle étouffa une envie de rire, se rappelant :

— Ah oui, à ma noce, derrière un pilier de l’église, comme un héros de Georges Ohnet !

Elle fit un geste pour s’éloigner ; il l’imita, éperdu de la voir le quitter.

— Vous permettez que je vous accompagne ?

— Jacques vous attend, vous savez ?… Vous n’allez pas le faire poser…

Il parut stupéfait.

— Ah ! vous savez ?

Elle fronça le sourcil. « Quel ahuri ! » Et elle dit haut, avec impatience :

— Naturellement, je sais !… Je sors de chez Laumière, j’ai déjeuné avec lui.

Deber respira avec effort.

— Ah !… Alors, M. Renaudin… votre mari… est sans doute resté chez notre ami ?…

Elle rit, le dévisageant effrontément.

— Victor ?… du tout !… Il est je ne sais où, à la poursuite d’un crime… J’étais seule chez Laumière… et nous avons bavardé de vous, d’autrefois… Il m’a donné sur vous des tuyaux que j’ignorais complètement.

Elle avait repris sa marche, d’un pas cadencé, ni lent, ni pressé, tenant son lourd manchon contre elle, au bout de ses bras allongés. Deber la suivait, l’air absorbé. Du coin de l’œil, elle observait sa mine tendue, perplexe, songeuse, complétant ses premières investigations sur la personne du colonial.

Il n’a pas trop perdu de cheveux, et, à tout prendre, malgré son air ravagé, il a l’apparence plus jeune que ses contemporains. »

Et brusquement, elle interrompit la rêverie de son compagnon.

— Si c’est cela tout ce que vous trouvez à me dire, vous ferez aussi bien de ne pas plaquer Jacques… Vous trouverez peut-être plus de confidences à lui faire qu’à moi !… Vraiment, je ne vous inspire guère !…

Deber releva la tête ; ses regards s’attachèrent longuement sur la jeune femme. Il sourit. Une expression de tendresse indicible adoucit ses traits heurtés, donna un éclat incomparable à ses yeux sombres. À part elle, surprise, Cady songea « Mais il peut être presque beau, ce sauvage, en des moments de crise ! »

Et, suivant une pensée excentrique, elle jeta, sans s’occuper de l’effet qu’elle produirait :

— Dites-moi, vous n’avez jamais assassiné ou torturé personne aux colonies ?

Le sourire de Maurice Deber s’accentua. Ses traits laissèrent voir le ravissement contre lequel il ne pouvait plus lutter. Il s’abandonna au charme invincible qui, pour lui, émanait de Cady.

Comme vous êtes restée la même ! murmura-t-il.

— Cela vous déplait, je pense, car jadis vous me trouviez rudement mal élevée !

Il dit avec vivacité.

— Vous vous souvenez ?… Oh ! dites que vous vous souvenez un peu ?… Mais vous étiez si enfant à cette époque !

Elle secoua la tête.

— Détrompez-vous, cher monsieur… J’avais alors une psychologie beaucoup plus aiguë que celle que je possède aujourd’hui… C’est à présent que je suis jeune. Quand j’avais douze ans, j’étais une vieillarde… Maintenant, au contraire, je descends la pente vers une heureuse et naïve enfance…

Il poursuivait, sans l’écouter :

— Ce sont vos traits d’autrefois, votre voix, vos façons… Naturellement, tout cela modifié… mais si complètement dans la même note que voici que votre silhouette de jadis, que je gardais si nette dans ma mémoire, s’est fondue dans votre personne d’aujourd’hui…

— Alors, tout à l’heure, en me croisant, vous m’avez reconnue immédiatement ?

— Oui, c’est-à-dire non… Pour mieux dire, je ne sais plus, mon esprit est dans un désordre !… Je m’attendais si peu à vous rencontrer ici !… Je pensais à vous, mais je vous imaginais bien loin… Alors, cela a été une brusque vision, comme une apparition de rêve… J’ai été frappé… Au premier instant, je me suis dit : « C’est elle ! » et, en réalité, je n’y croyais pas du tout… C’est à la réflexion que je me suis rendu compte qu’après tout, il n’y avait nulle impossibilité à ce que ce fût réellement vous-même.

— Et vous avez rebroussé chemin pour m’interpeller fort incorrectement.

— Excusez-moi. Je n’ai songé à rien. J’avais la tête perdue.

— Je l’ai bien vu. Donc, c’est vrai ?

Il la détaillait, ne la quittait pas des yeux. semblant ne pouvoir se rassasier d’elle.

— Qu’est-ce qui est vrai ? dit-il distraitement.

— Votre grande passion pour moi, votre déception lors de mon mariage.

Il tressaillit, contrarié.

— Oh ! Laumière a bavardė !

— C’est tout naturel… Croyez-vous qu’un ami garde jamais uniquement pour soi le secret qu’on lui a confié ? Ça n’a du reste aucune importance.

Il détourna les yeux, la voix brève :

— C’est que, précisément, pour moi cela à une importance infinie.

Elle rit doucement et dit, avec une intonation sournoisement caressante :

— Eh bien, dans ce cas… tant mieux pour vous qu’il ait parlé.

Il la regarda, incertain, et se tut. Ils étaient arrivés à la place de l’Arc-de-Triomphe. Cady s’amusait décidément. Elle entraina du geste son compagnon dans l’avenue d’Iéna.

— Marchons encore un peu… C’est drôle de barboter dans le vieux passé.

Mais il s’inquiétait pour elle :

— Vous ne craignez pas que l’on nous rencontre ? Ma présence à vos côtés pourrait surprendre…

Elle secoua les épaules avec irritation.

— Oh ! assez !… Pour une fois que quelque chose et que quelqu’un m’intéresse, je peux bien m’en payer la fantaisie !… Et puis, quoi, Victor n’est pas jaloux…

Deber cédait à l’enivrement de cette conversation inespérée.

— C’est donc vrai que Laumière vous a dit ?… Et cela ne vous a pas fâchée ?…

Elle fit une moue interrogative.

— Qu’est-ce qui pouvait me fâcher là dedans ?

Il dit avec une hésitation :

— Renaudin, dites-moi, vous l’aimez ?… vous…

Elle l’interrompit, péremptoire.

— S’il vous plaît, parlez-moi de vous seulement !… Expliquez-moi comment vous, si correct, si formaliste, vous avez pu garder si longtemps bon souvenir de la méchante gamine que j’étais ?…

Il avoua :

— Ce n’était pas un bon souvenir, loin de là !… mais un souvenir tenace, certes !… Une obsession… Le jour, la nuit, je vous voyais.

Elle rit, très amusée :

— Dites tout de suite que j’étais votre cauchemar !

Il la considéra, très sérieux :

— Presque.

— Merci !

— J’avais beau me répéter que l’enfant que vous étiez ne devait faire qu’une femme exécrable…

— Re-merci !…

— Qu’au fond, tout en vous me heurtait, me choquait ; que votre cœur, votre esprit, vos goûts de femme faite seraient forcément en opposition complète avec les miens… Je ne pouvais me libérer de la pensée persistante, grandissant tous les jours en moi, que ma destinée était précisément de vous aimer pour vous retirer du milieu où vous étiez, pour vous éduquer, vous modeler à nouveau…

Cady hochait la tête, le regard au loin, un sourire imperceptiblement ironique aux lèvres.

— Oui, oui, je vois cela… C’est pas très neuf… Un tas d’hommes nourrissent ce rêve… C’est étonnant ce qu’il y en a qui ont l’esprit pion…

— Je suis fataliste, presque superstitieux… Nombre de prédictions me concernant se sont accordées pour affirmer que je deviendrais le mari d’une femme dont les traits de caractère principaux coïncidaient avec les vôtres d’une manière frappante.

Cady se tordait.

— Ah ! si la somnambule l’a dit !… Pourtant, elle s’est fichue dedans ; vous n’êtes pas devenu mon mari, que je sache !…

Oubliant toute correction, Deber saisit le bras de la jeune femme presque violemment.

— Notre vie n’est pas achevée !… Qui sait ce que l’avenir nous réserve !…

Elle recula.

— Oh ! oh ! nous ne sommes pas dans les forêts vierges !… En paroles, tout ce que vous voudrez… Modérez vos gestes, s’il vous plaît !

Il rentrait en lui-même, confus.

— Pardon ! fit-il avec humilité. J’ai honte de moi…

Elle reprit, voulant obtenir sa confession complète :

— Sérieusement, vous avez songé à m’épouser ?

— On ne peut plus sérieusement. Des amis restés à Paris, qui m’écrivaient, me parlaient de vous, de votre famille. Je savais qu’aucun mariage n’était projeté pour vous, et j’avais décidé que je reviendrais vous demander le jour où vous auriez vingt ans… En somme, j’étais un parti sortable… J’ai de la fortune et j’avais raison de croire que mon âge n’était pas un obstacle insurmontable, puisque votre mari compte un an de plus que moi…

— Très joli de calculer ; seulement, voilà comment on réussit… Exactement deux mois avant d’avoir atteint mes vingt ans, je me fiançais à mon mari…

Il ajouta avec amertume :

— De sorte qu’au débarqué, à Marseille, je recevais la nouvelle… Votre mariage était fixé à quinze jours de là.

— Ça vous a donné un coup !…

— Ne raillez pas… j’ai souffert.

— Baste ! blessure d’amour-propre… colère d’avoir bâti inutilement un tas de projets qui s’écroulaient.

Il détourna la tête :

— Si vous voulez… Mais, quelle que soit la cause d’un écroulement dans une vie, c’est toujours un bouleversement irréparable.

Cady réfléchissait.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit alors ?… En somme, je n’étais pas encore mariée.

Il se récria :

— Moi ? courir volontairement au devant d’une mortification, d’une insulte ?… Étaler devant vous ma déconvenue, mon chagrin !… et cela, tandis que vous auriez ri de moi !…

Elle jeta promptement, avec une netteté pleine de sous-entendus :

— Et si je n’avais pas ri ?…

Il demeura muet, déconcerté. Un silence régna. Ils arpentaient le rond-point du Trocadéro, tout à fait indifférents du lieu où ils se trouvaient. L’éclat du soleil s’était terni, des nuées sombres commençaient à envahir le ciel, préparant la nuit.

Enfin, Deber reprit avec émotion, dépit et sourde rancune :

— Comme vous voudriez me voir marcher !… Reprendre un espoir, m’élancer dans le chemin que vous m’indiquez perfidement !… vous donner le spectacle réjouissant de ma sottise, de ma faiblesse… pour vous moquer de moi, ensuite, tout votre saoul, dans les bras de… votre mari, sans doute !…

Elle releva vivement l’hésitation voulue et impertinente qui avait souligné la fin de sa phrase.

— Non, mais dites tout de suite que j’ai des amants !…

Il s’enflamma.

— Eh ! pourquoi faites-vous ce que vous pouvez pour que je le croie !… Comment osez-vous m’avouer… mieux, même, faire parade de ce tête-à-tête inouï avec Laumière ?…

Cady riait de tout son cœur.

— C’est impayable !… Ma parole, vous me faites une scène de jalousie !

Il s’arrêta, bouleversé.

— Oh ! Cady, ne vous jouez pas de moi… Je suis un sauvage, un homme qui n’a plus le pied parisien ; prenez garde à moi !…

Elle le nargua.

— Allons, je suppose qu’en pleine rue vous ne me larderez pas de coups de couteau ? Évidemment, je ne me risquerais pas en votre compagnie au coin d’un bois !

Il courba la tête, sombre, sans rien ajouter. Elle fit un geste conciliant.

— Tenez, cette solitude propice aux démonstrations dramatiques ne vous vaut rien. Il faut que je vous ramène en des lieux plus civilisés.

En même temps, elle appelait un auto-fiacre, qui les guettait de loin. Elle y grimpa, fit signe à Maurice de la suivre et jeta au chauffeur :

— Au Bellevue-Palace !

Il l’accompagnait, morne, absorbé, comme hypnotisé, insensible à ce qui l’entourait, l’esprit bien loin des gestes qu’il accomplissait.

Ils s’installèrent à une petite table dans le vaste hall où l’on prenait le thé ; bondé de femmes élégantes aux toilettes et aux chapeaux extravagants, dévorées des yeux par d’autres femmes plus effacées, petites bourgeoises ou couturières, qui venaient surprendre en ce lieu les modes nouvelles.

La musique quelconque des tziganes sertissait plutôt qu’elle ne dominait le bruit insaisissable et bourdonnant d’une foule qui cause, même en chuchotant. Tout était blanc, d’une richesse très moderne. Le plafond un peu écrasé, le genre de la décoration, la foule cosmopolite, faisaient songer à un luxueux salon de grand paquebot.

À présent, Maurice Deber, très calme, assagi, questionnait Cady d’une voix douce, écoutant religieusement ses réponses, s’efforçant de reconstituer ces douze années de son absence, pendant lesquelles l’enfant troublante de jadis était devenue la femme d’aujourd’hui.

— Alors, après le drame mystérieux dans lequel votre première gouvernante a été assassinée, vous avez eu auprès de vous une personne nouvelle[1] ?

Cady fit un geste et une grimace de dégoût.

— Oh ! une femme de mérite, sans contredit !… À vous donner à jamais l’horreur de la vertu et des monstres de pédantisme qu’elle produit !… Elle a manqué me rendre folle…

— En tous cas, vous avez été gravement malade, je l’ai appris.

— Une scarlatine suivie d’interminables bronchites. Bénies soient-elles, puisqu’elles m’ont enfin délivrée de la Femme-accomplie !… Un certain automne, je n’en menais pas large… Le docteur Trajan a parlé énergiquement et on m’a envoyée au vert, tout bonnement dans une ferme de Provence, chez de braves gens qui étaient les père et mère nourriciers de je ne sais plus qui de notre entourage.

— Et là, vous avez continué a faire tourner la tête de tous ceux qui vous approchaient ?

— Ah ! Dieu non, j’étais trop aplatie. J’avais le crâne vide, les membres en coton… Je m’asseyais en pleins champs, je fermais les yeux, je m’anéantissais dans la bonne chaleur qui me donnait le vertige… Je n’ai eu qu’une aventure… Un jour, en voulant cueillir un fruit, je suis tombée au pied de l’arbre… Oh ! pas de bien haut, mais, néanmoins, je me suis évanouie… et réveillée dans les bras d’un grand garçon brun qui sentait le bouc et l’olive trop mûre, qui me serrait très fort et me mangeait des yeux…

— Délicieux !

— Cela avait son charme dans le cadre de là-bas. Certainement ici, ce ne serait plus ça…

— Et la suite ?…

— Il n’y en a pas eu… Mon berger a voulu absolument me rapporter jusqu’à la ferme, toujours en me tenant serrée contre sa poitrine… J’étais très bien… Je devais le revoir au détour du sentier grimpant à la montagne où il conduisait ses chèvres… Puis, le lendemain, j’avais la fièvre, et plus tard je ne me suis plus souciée de lui.

Maurice soupira.

— Ah ! si toutes vos aventures n’avaient eu que ce dénouement-là !…

Elle répliqua tranquillement :

— Soyez bien persuadé que je ne vous conterai que celles qui sont analogues… Versez le thé, voulez-vous ?… Cette théière a un bec qui ne m’inspire aucune confiance, et je préfère que ce soit vous qui fassiez du gâchis…

Il obéit, sans abandonner son questionnaire.

— Et ensuite ?

— Chez moi, on avait soupé des institutrices. Dans le fond, la Femme-parfaite crispait mes parents autant que moi. On décréta que j’étais assez grande pour qu’on me sorte… En réalité on trouvait que j’étais bonne pour accompagner ma sœur Jeanne… J’ai suivi des cours où j’étais la répétitrice de ma sœur, j’ai avalé des concerts, des conférences, des ventes de charité, des matinées, des soirées, des garden-parties, des inaugurations, des séances de Sorbonne, de cliniques… Que voulez-vous que je vous dise de plus ?… J’ai été, des années durant, la fille du ministre dans toute sa plate horreur…

— Et les flirts… absents ?

— Non, naturellement… à foison, par tas, par charretées ; mais tout cela si banal, si insignifiant, si pareil, si écœurant ! Passons sur cette période néfaste !… Vous avez su comment mon père est mort ?

Deber baissa la voix, discrètement.

— Oui… la version officielle et la triste réalité… J’y fais allusion parce que je sais que vous n’aviez aucune illusion sur la conduite privée de M. Cyprien Darquet… Ses excès devaient fatalement avoir une fâcheuse issue.

Cady refusa du geste les pâtisseries que lui présentait un garçon en habit noir.

— Passons, passons… Oui, mon affection pour papa avait reçu bien des chocs. Néanmoins lui seul rendait ma vie supportable à la maison. Lui parti, cela devint intolérable. J’ai eu — cela va vous étonner ? des crises de désespoir inouï à cette époque… J’ai pleuré pis que dix petits veaux. C’est un de ces jours d’attendrissement que Victor s’est présenté… Auparavant, ni lui ni moi n’avions songé qu’une union fût possible entre nous ; et, subitement, il nous a paru à tous deux que c’était la solution unique et géniale… Après cette découverte, ça n’a pas traîné.

— Votre mère n’a pas fait d’objections ?

— Elle ?… Elle était bien trop enchantée de se débarrasser de moi !… D’autant plus qu’à ma majorité j’aurais pu lui faire certaines réclamations qu’elle était persuadée d’éluder facilement lorsqu’elle aurait affaire au désintéressement et à l’esprit de conciliation de Victor.

— Vous voulez parler de la succession Le Moël ?

— Justement… Comme tout le monde, vous n’ignorez pas que cette vieille fripouille de sénateur était le véritable auteur des jours de mon père ?… À sa mort, qui précéda celle de papa de seulement dix jours, il lui légua toute sa fortune très cossue vous savez…

— Quatre millions, on m’a dit.

— À peu de chose près. Il avait naturellement l’idée que cela reviendrait directement à ses petites-filles, car il détestait maman… Seulement, père avait fait à son insu une donation à ma mère… Si bien qu’elle a raflé non seulement ce qui revenait de la fortune personnelle de papa — peu de chose — mais encore le gros sac du père Le Moël… Notez que par elle-même elle est très riche et qu’elle m’a donné en tout et pour tout cent mille francs de dot… la mouise !…

— Ce n’est pas d’une mère tendre, mais elle était dans son droit.

— Possible… Cependant, si j’avais voulu ma part, je n’avais qu’à prononcer certains mots pour faire baisser pavillon à ma chère mère.

— C’est Renaudin qui vous en a empêchée ?

— Oui… et puis au fond je me fiche de tout cela… Je n’ai pas de grands besoins de luxe, je suis trop paresseuse pour cela… Quand j’ai envie de quelque chose, du reste, je le demande, on me le donne toujours.

Deber jeta avec vivacité :

— Votre mari, je suppose…

Elle le nargua :

— Lui ou « mes amants » !

Il fit un geste d’incrédulité.

— Si c’était vrai, vous ne vous en vanteriez pas.

— Vous croyez cela ?… Parions que si je vous demandais de l’argent vous m’en donneriez et que je le prendrais… et qu’en somme, vous n’en penseriez pas plus mal de moi…

En riant, il fit mine de tirer son portefeuille.

— Combien voulez-vous ?

Elle répondit gravement :

— Deux cents francs, ça me suffit pour l’instant.

— Ma foi, vous tombez bien, j’ai là justement trois billets…

Elle tendit la main avec aplomb.

— J’ai dit deux, mais trois c’est mieux.

Il lui glissa en riant les trois billets adroitement chiffonnés.

— Voilà.

Elle les mit dans son manchon.

— Vous croyez que je plaisante ?… Pas du tout, je les garderai.

Il demeura interdit. Un long silence tomba entre eux. Les musiciens jouaient une valse lente. Cady grignotait un cake, buvait son thé, l’air innocent. Enfin Maurice releva ses yeux troublés et dit, la voix basse, étouffée :

— Eh bien, malgré tout ce que vous inventez pour me persuader que vous êtes une cynique, une éhontée, je crois en vous… Je vous aime… Oui, je vous aime de toute mon âme !… Vous pouvez garder cet argent, Cady, tout ce que j’ai vous appartient… Je vous remercie même de cette preuve que vous me donnez que vous acceptez un lien entre nous… justement très fort parce qu’il est infime, bas, inavouable.

Elle lui lança un coup d’œil narquois, murmurant :

— Quand je l’avais dit !

Il s’était levé.

— Adieu.

— Vous partez ?

— Oui, j’ai affaire… ou plutôt, non, je ne veux pas vous mentir… rien ne m’appelle… rien ne pourrait m’arracher de vous… mais j’ai le désir d’être seul, de ne plus vous voir, ni vous entendre… Vous m’affolez. Cette rencontre, tout ce que vous m’avez dit…

Elle conclut gaminement :

— Vous n’y êtes plus !… Je comprends cela jusqu’à un certain point, quand on arrive de Tananarive !… Eh bien, allez… mais, quand vous reverrai-je ?

— Bientôt… je vous écrirai.

— Pas de ça !… Victor ouvre toutes mes lettres !… Tenez, venez plutôt demain chez ma cousine Marie-Annette… Mme Granier de Montaux… 6, rue Boccador… C’est son jour, i’y serai à cinq heures.

— Mais, je ne la connais pas.

— Vous étiez autrefois en relations avec ma tante ?

— En effet.

— Cela suffit amplement… Marie-Annette est une bonne fille, elle sera enchantée de faire votre connaissance… D’ailleurs, je la préviendrai que votre visite est pour moi… Ensuite vous viendrez dîner un de ces jours à la maison, Victor vous invitera.

Deber serra avec une sorte d’angoisse la main qu’elle lui tendait.

— Cady… tout ceci m’est pénible.

Elle lui jeta un regard candide.

— Quelles mauvaises pensées avez-vous, mon ami ?… je ne vous comprends pas…

Une subite colère fonça le teint olivâtre du colonial. Il réprima un geste violent, salua, baissa la tête et s’esquiva aussi rapidement que l’encombrement du hall le lui permit.

  1. Voir l’épisode précédent : La Petite Cady.