La Renaissance du livre (p. 21-32).
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II

Lorsque Cady entra en coup de vent dans l’atelier du peintre, avenue Henri-Martin, Jacques Laumière, debout devant une glace, occupé à s’étudier minutieusement, tressauta et se retourna vivement.

Mince et élégant de tournure, il portait un vêtement d’intérieur de couleur chamois et une chemise de soie de Chine de même teinte. I] n’était pas chauve, bien que ses cheveux blonds — si résolument blonds que l’art les retouchait peut-être — eussent une tendance indéniable à s’éclaircir. Le visage, si joli, si délicat autrefois, offrait à présent un indescriptible chaos de juvénilité persistante et de décrépitude déclarée. Les yeux expressifs, la bouche aux lèvres fraîches, aux dents impeccables — au moins en apparence — avaient vingt ans. La moustache restait suffisamment soyeuse. Mais le front amaigri, à l’épiderme comme collé au crâne saillant, les innombrables plis des paupières alourdies, la fatigue de toute la figure, la couperose, les rides victorieuses des soins exaspérés, des pâtes, des poudres, des lotions dont Jacques s’enduisait, mettaient cinquante ans à cette tête, au-dessus d’un corps resté si souple, si beau, si blanc, si satiné que l’homme enrageais de ne pouvoir aller nu, répudiant son visage méchamment labouré par les années.

Il ouvrit les bras ; la jeune femme s’y nicha ; leurs lèvres se prirent, d’un geste habituel, presque machinal.

Puis, tandis qu’elle enlevait son chapeau, se débarrassait de ses fourrures, il l’enveloppa d’un long regard scrutateur.

— Toi ?…

Elle répondit, préoccupée, le regard absent !

— Oui, moi.

Il secoua la tête, avec un doute.

Pourtant, sans ajouter un mot, elle soulevait une portière, pénétrait dans la chambre aux acajous anglais, meublée de cuir de ton clair, presque rosé, achevait de 8e déshabiller, prenait dans une armoire son vêtement de soie, et s’étendait dans le lit…

Maintenant, accoudé sur l’oreiller, Jacques, soulevant son corps d’éphèbe à la tête de vieillard, la contemplait attentivement, accoutumé à lire jusqu’au tréfonds de ce cerveau qui n’avait rien de secret pour lui — pas même ce que des amants ne devraient jamais se révéler.

Mais ces deux êtres compliqués, produits d’extrême civilisation, étaient-ils vraiment des amants ?… Plutôt des complices…

— Rien de neuf ? dit-il, moitié interrogativement moitié affirmatif.

Cady secoua la tête, un air de profond ennui alanguissant toute sa personne.

— Naturellement, rien de neuf ?… Je m’embête, tu sais !…

Il ne releva pas ce que cette constatation, en cet instant, pouvait avoir de mortifiant pour lui. Elle demanda :

— Tu dînes, ce soir, chez ma mère ?

Il fit une grimace d’indécision.

— Elle m’a invité, j’ai accepté, mais…

Il s’interrompit, scrutant les yeux de Cady.

— Tu as pleuré, ce matin ?…

— Non… C’est lui qui a pleuré.

— Qui, lui ?

— Victor.

Le peintre hocha la tête avec surprise, prononçant lentement :

— Quand ton mari pleure, ça te fait cet effet-là ?… Je ne l’aurais pas cru.

— Mais tu sais bien que je l’aime beaucoup.

— C’est lui, qui t’aime.

— Eh bien, cela fait néanmoins quelque chose d’être aimée si profondément, si incommensurablement. Il m’assomme souvent, mais je crois que je ne pourrais pas me passer de lui.

Jacques se redressa, s’assit, prit une cigarette qu’il alluma.

— À quel point de vue, s’il te plaît ?

Elle répondit avec élan :

— Oh ! sûr, pas à celui passionnel !… Mais il est l’appui inébranlable, réconfortant… Je ne sais pas comment te dire… Je ne suis pas, peut-être, très tendre moi-même, et pourtant j’ai besoin d’une tendresse absolue, assurée à mes côtés… Et ce n’est certes pas toi qui me la donnerais.

Il sourit et s’inclina.

— Dame ! on fait ce qu’on peut.

— Évidemment… Si tu étais moins égoïste, nous ne nous comprendrions pas si bien… Nous avons la psychologie des chats, nous… Victor a celle du bon chien… Le pauvre garçon ne voit goutte en moi… et c’est là ce qu’il y a de bon…

Jacques l’interrompit un peu sèchement.

— Tu viens ici pour me faire le panégyrique de ton mari ?

Elle éclata de rire tout à coup, à un rappel.

— Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit à propos de toi et de Montaux ?… Qu’il n’était pas jaloux de vous deux parce que tu étais un trop vieil ami, et l’autre un crétin trop avéré !…

Une lueur ironique flamba dans l’œil de Laumière.

— Comme si, avec toi, c’étaient des raisons !… Pauvre vieux juge candide !…

La gaieté de Cady était déjà tombée. Elle noua ses bras derrière sa tête et les tordit, en grondant comme une petite lionne énervée.

— Oh ! mais, je m’ennuie, aujourd’hui !… Comme je m’ennuie !… Écoute, Jacques, je crois que si Félix Argatte se donne la peine de m’emballer ce soir, demain, il sera mon amant… Peut-être qu’il se montrera un peu moins assommant que vous tous

Laumière fit une moue de dédain.

— Argatte ?… Le jeune avocat nègre ?… ce mâle sain et vigoureux, tombeur de femmes ?… Ce que vos tempéraments corderont mal, ma pauvre Cady !…

Elle protesta avec agacement.

— Nègre ?… Je voudrais bien savoir pourquoi tu le qualifies de nègre ?…

— Il ne l’est pas ?… ou au moins mulâtre ?

— Quelle bêtise !… Il n’est même pas brun de visage, et je parierais qu’il a le corps aussi blanc que le tien !…

— Que veux-tu, moi, je lui ai vu des yeux luisants et des cheveux presque crépus.

Elle haussa les épaules dédaigneusement.

— Ça, c’est de la jalousie d’homme, tout simplement.

Il secoua la cendre de sa cigarette, d’un geste méthodique.

— Mon enfant, je n’ai pas besoin de te révéler mon désespoir de me voir irrémédiablement vieillir…

— Probable !… Nous deux, on n’a rien à s’apprendre.

— Eh bien, je te jure que tel que je suis, tel que, hélas ! je serai demain, je ne voudrais pas changer de peau avec Félix Argatte, malgré ses vingt-sept ou vingt-huit ans frais et solides.

— Pardi, comme c’est malin !… Quel diable de ménage ton esprit ferait-il dans ce corps-là ?… Ce qui n’empêche que, tel qu’il est, complet au moral et au physique, c’est un garçon épatant !…

Jacques conclut tranquillement.

— Mais, ma fille, s’il t’excite à ce point, offre-le-toi… Ce n’est pas moi qui te le défendrai… Je ne suis ni ton mari, ni, à proprement parler, ton amant.

Cady eut un petit rire sardonique.

— Tiens donc, je te crois !… Ça serait une espèce de chaîne, et tu n’en peux supporter aucune.

— C’est vrai… Et, pourtant, toi, Cady, tu me tiens diablement.

— Tu ne me sacrifierais néanmoins pas une de tes manies.

— Naturellement… Je n’ai pas la prétention de t’aimer pour toi, mais pour moi. Et c’est exactement de cette façon que tu m’aimes. Du jour où cela ne te plairait plus de venir chez moi, tu me plaquerais froidement, sans ombre de pitié… et tu aurais raison, parce que, certes, moi, je ferais de même si cela m’était possible… Par malheur, il arrivera fatalement qu’un jour je ne te serai plus nécessaire, au lieu que Cady me sera toujours indispensable pour mon parfait équilibre, et que sa disparition de ma vie me sera particulièrement désagréable, même pénible, à quelque moment que cela arrive.

Elle se levait.

— Tu m’offres à déjeuner ?

— Je l’ose, parce que je sais que tu n’es pas gourmande… Un vrai menu de régime : œufs mollets, légumes verts, fruits, et c’est tout.

À table, Laumière annonça :

— Au fait, si tu restes encore une heure, tu verras un revenant.

— Qui ?

— Maurice Deber. Il m’a prévenu de sa visite. Tu te souviens ?… Celui qui est revenu du Tonkin, il y a quatre ans, pour t’épouser, juste au moment où tu te mariais… Il en est reparti du coup pour je ne sais quel Madagascar ou Sénégal…

Cady balançait la tête.

— Oui, oui, je sais… Maurice Deber, un type qui m’agaçait spécialement quand j’étais gosse… Mais qu’est-ce que tu racontes, qu’il revenait pour moi ?… Je n’ai jamais su cela… et je ne l’ai pas revu depuis… Oh ! je ne saurais pas dire de puis combien d’années… Quoique je me rappelle fort bien sa sale tête de colonial.

— Je ne l’ai revu qu’il y a quatre ans ; j’ai reçu ses confidences, il a pleuré dans mon gilet. Il t’apportait des diamants qu’il t’avait promis en partant, il paraît… Là-bas, les années avaient passé et il bâtissait toujours son gentil roman, te suivant de loin… et, à l’heure dite, prenant son petit bateau pour venir t’épouser… Pendant ce temps-là, ton père, ministre à perpétuité, excédé d’honneurs, rend sa belle âme à Dieu… Tu perds brusquement patience entre ton exécrable pintade de petite sœur et ta mère exaspérée par la chute du trône, et voilà que, à la surprise de tous, tu acceptes la proposition de Victor Renaudin, pas jeune, pas beau, de fortune quelconque, de situation simplement avouable… C’était assez idiot, entre nous, et ce n’est pas pour déchirer ton brave magistrat, mais tu aurais vraiment pu trouver mieux.

— Jacques… Pourquoi ne m’as-tu pas demandée en mariage ?

— Moi ? Tu n’y penses pas !… Il aurait probablement fallu que tu vinsses habiter chez moi… et cela, non, je n’aurais pas pu le supporter.

— Quel type !

— Laisse-moi achever l’histoire Deber.

— Eh, je m’en fiche !… D’ailleurs, elle est finie.

— Il ne tient qu’à toi qu’elle recommence… Tiens, voilà précisément l’amant qu’il te faudrait… Je te jure bien qu’il t’occuperait, et que tu n’aurais pas le loisir de t’ennuyer avec lui !… Jaloux, passionné, sentimental, bourré d’un tas de préjugés, d’idées arriérées… très sensuel avec cela, et le monsieur qui a toujours le besoin de vous prouver la moralité de n’importe lequel de ses actes…

— Quelle horreur !… Et puis, il avait de la barbe, et je ne puis admettre un homme qui a de la barbe…

— Et ton mari ?

— Oh ! bien, Victor, c’est justement mon mari, ça n’a plus la même importance.

— Tu ferais raser Deber.

— Non ! un homme qui n’a pas l’habitude d’être imberbe et qui n’a plus sa barbe, c’est comme un myope qui a perdu son lorgnon… Ah ! et puis, laisse-moi tranquille avec ton Deber !… C’est encore un vieux… J’en ai assez !…

Jacques blémit, péniblement touché, affectant de sourire.

— Mâtin tu as bien dit cela !

Elle dédaigna de se rétracter.

— Et puis après ?… C’est vrai.

— Absolument vrai.

Passant dans l’atelier, Cady ouvrit un meuble à secret et se mit à feuilleter des albums où son image, sa tête, son corps étaient mille fois reproduits avec une fidélité amoureuse et pleine de talent.

Elle remarqua avec regret :

— C’est tout de même bien dommage de n’avoir pas terminé ces études et rendu cela public… C’est le meilleur de ton œuvre, Jacques.

— Évidemment, mais cela n’était pas possible.

Elle railla :

— Ce n’est certes pas par jalousie que tu t’es abstenu de me dévoiler au monde ?

— Non, mais si je l’avais fait j’aurais passé pour un goujat, et j’aurais eu ton mari sur les bras.

Elle s’écria :

— Tu sais qu’il n’a jamais eu l’ombre d’un soupçon à propos de la baigneuse à contre-jour que tu as exposée au dernier Salon ?…

— J’en étais certain d’avance, sans quoi je n’aurais pas risqué le coup.

— Moi, j’avoue que j’avais le trac.

— Je savais qu’il était incapable de comparer un corps vivant à une peinture… et, pourtant, si je te connais bien, tu ne dois pas te priver de te promener devant lui en « Tanagra dévêtue » comme tu disais étant gosse.

— Que veux-tu, il ne sait voir que mon âme, le pauvre type… et encore, il a la veine qu’il ne l’aperçoit pas du tout comme elle est.

Laumière l’examinait dans les yeux.

— Ton âme… ton âme… Moi, qui crois bigrement la connaître, j’en arriverai peut-être un jour à n’y plus rien démêler… Elle m’a l’air de curieusement évoluer en ce moment !…

Elle bâilla.

— Eh bien, ça ne serait pas trop tôt, car je m’assomme moi-même autant que vous m’horripilez… et c’est pas petit !…