C’était écrit/Chapitre 008

Traduction par Hephell.
Hachette (p. 28-31).

VIII

Rhoda fit, ainsi qu’il suit, le récit de ce qu’elle venait de lire :

« Un vieux comte irlandais avait deux fils, dit-elle. Le plus jeune était connu mystérieusement sous le sobriquet du sauvage lord. On accusait le comte de n’avoir point été un bon père et même on disait qu’il s’était montré cruel envers ses enfants ; le cadet, abandonné à lui-même, eut une jeunesse des plus aventureuses ; sa première prouesse fut de s’évader du collège ; puis, il réussit à être embarqué comme mousse ; il apprit vite le métier et se fit bien voir du capitaine et de l’équipage, mais le contremaître, homme brutal s’il en fut, infligea au jeune matelot des punitions corporelles qui non seulement l’humilièrent, mais le décidèrent à aller chercher dame Fortune à terre. Là, une troupe de comédiens ambulants se l’adjoignit et bientôt, il obtint de véritables succès sur les planches ; or, le contact perpétuel des acteurs et l’autorité d’un directeur, lui firent prendre le métier en grippe ; d’une nature emportée et indépendante, il se jeta après cela dans le journalisme, mais une malheureuse affaire d’amour le fit renoncer à la presse.

« À peu de temps de là, il fut reconnu comme maître d’hôtel d’un paquebot transatlantique, faisant le service entre Liverpool et New-York. Puis, il donna des séances de médium ; or, le médium d’outre-mer abusait étrangement de l’irrésistible ascendant que les sciences occultes exercent à notre époque, sur certains esprits faibles. Bref, pendant un certain temps, on n’entendit plus parler de lui. Enfin, un jour l’on apprit qu’un voyageur égaré dans les prairies du Far West, avait été trouvé moitié mort de faim : c’était le sauvage lord ! Il ne tarda pas à avoir maille à partir avec les Indiens et il se vit abandonné par eux à son malheureux sort.

« Ainsi finirent ses équipées.

« Dès qu’il eut recouvré la santé, il écrivit à son frère aîné, que la mort du comte venait de mettre en possession du titre et de la fortune, lui disant qu’il voulait mettre un terme à la vie de bohème qu’il avait menée jusque-là ; il ajoutait qu’on ne pouvait mettre en doute son désir de s’amender. Or, le voyageur qui lui avait sauvé la vie, disait qu’il se faisait garant de sa bonne foi et de sa sincérité.

« Par l’entremise de son notaire, le nouveau lord fit savoir à son frère, qu’il lui envoyait un chèque de 25 000 francs, somme qui représentait intégralement le legs qui lui revenait de son père. Il lui faisait savoir en outre, que s’il s’avisait jamais de lui écrire, ses lettres resteraient non ouvertes. En un mot, fatigué des frasques de ce vagabond, il n’entendait plus avoir de rapport avec lui.

« Après s’être vu traité de cette façon cruelle, le sauvage lord parut avoir à cœur de ne plus tenter aucun rapprochement avec sa famille. Il reprit ses anciens errements, se lança dans de nouveaux paris avec les bookmakers. D’entrée de jeu, dame Fortune sembla le favoriser ; or, avec l’infatuation habituelle des gens qui risquent le tout pour le tout, il usa et abusa de sa chance ; bref, une nouvelle saute de vent le laissa sans un sou vaillant ! Alors, il revint en Angleterre où il fit l’exhibition de l’un de ces bateaux microscopiques sur lequel son compagnon et lui avaient accompli la traversée de l’Atlantique. À quelqu’un qui lui adressa une observation à ce sujet, il répondit qu’il avait espéré faire naufrage et commettre ainsi un suicide en rapport avec la vie abracadabrante qu’il avait menée jusque-là. De toutes les versions qui circulaient sur son compte, aucune ne semblait digne de foi. À tout prendre, il y avait gros à parier que les nihilistes américains n’eussent englobé le sauvage lord dans les filets d’une conspiration politique. »

La femme de chambre, lorsqu’elle eut fini son récit, put constater chez sa maîtresse une émotion qui ne laissa pas de la surprendre. D’un air de bonté attristée, elle félicita Rhoda de sa bonne mémoire, puis garda le silence.

Des bribes de conversations avaient déjà mis miss Henley au fait des folies de lord Harry, mais ce compte rendu détaillé d’une vie dégradante, lui fit comprendre que son père avait eu raison de lui enjoindre de résister à cet attachement fatal. Or, il est un sentiment plus fort que le respect de l’autorité paternelle, plus fort que les lois impérieuses du devoir : c’est l’amour ! Oui, c’est une passion maîtresse, souveraine, toute-puissante, qu’aucune influence artificielle ne détermine et qui ne reconnaît de suprématie que dans la loi même de sa propre existence ! Cependant, si Iris ne se reprochait en rien l’acte héroïque accompli par elle à la borne milliaire, elle n’en reconnaissait pas moins la supériorité de Hugues Montjoie sur ce cerveau brûlé ! Cependant son cœur, son misérable cœur restait fidèle à son premier amour, en dépit de tout ! Elle s’excusa brièvement et alla se promener seule dans le jardin.

Il y avait un jeu de cartes à la ferme, aussi les trois femmes essayèrent-elles, mais en vain, d’en faire un moyen de distraction.

Le sort d’Arthur pesait lourdement sur l’esprit de Mme Lewson et de miss Iris ; même la jeune camériste, qui l’avait seulement vu lors de son dernier séjour à Londres, prétendait qu’elle désirait vivement que la journée du lendemain fût déjà passée. Le caractère doux, la belle tête, l’aimable enjouement d’Arthur, disposaient tout le monde en sa faveur. Mme Lewson s’était donc décidée à quitter sa bonne installation en Angleterre, pour devenir femme de charge chez lui, alors qu’il était décidé à prendre une ferme en Irlande.

Iris donna la première le signal de la retraite. Le silence pastoral du lieu avait quelque chose de sinistre ; ses craintes au sujet d’Arthur n’en étaient que plus poignantes ; elles éveillaient même dans son esprit des craintes de trahison ; tantôt elle entendait le bruit de balles sifflant dans l’air ; tantôt, les cris déchirants d’un blessé et ce blessé était… Iris frémissait à la pensée seule de ce nom ! Ayant eu un moment de vertige, elle ouvre aussitôt la fenêtre afin de respirer l’air frais de la nuit et aperçoit un individu à cheval rôder autour de la maison. Ciel ! était-ce Arthur ? Non, la couleur claire de la livrée que portait le groom était facile à reconnaître ; avant même qu’il eût frappé à la porte, un homme de haute taille s’avança à travers l’obscurité et demanda :

« Êtes-vous Miles ? »

Iris reconnut aussitôt la voix de lord Harry.