Cœurs en folie/07
vii
Maître Honoré n’est pas content.
Il n’était plus question entre le notaire et l’hôtelière de flirt ni d’échange de menus propos comme ceux qu’ils s’adressaient la veille dans le petit train qui les amenait de la ville.
Ils n’en étaient plus maintenant aux bagatelles de la porte, et maître Honoré était déjà châtié copieusement pour le crime qu’il n’avait jusque là commis qu’en intention. Son mauvais sort avait même voulu qu’il fût puni d’abord dans sa servante, ensuite dans son épouse, et par le même rival, avec lequel, l’instant d’avant, il trinquait amicalement. Allez donc vous fier, après cela, à l’amitié des gens.
Quelle heure était-il lorsque maître Honoré se réveilla soudain, se retrouva dans sa salle, accoudé sur la table entre des bouteilles vides, témoins silencieux de ses libations de la soirée ? Il était certainement bien plus de minuit et peut-être le jour n’était-il pas loin de poindre.
L’hôtelier rassembla d’abord ses idées ; il chercha à se souvenir. Confusément il se rappela que le notaire et lui avaient causé et bu pendant plusieurs heures. Mais il avait beau faire appel à sa mémoire, il n’avait aucune souvenance du moment où son hôte l’avait quitté pour s’aller coucher définitivement.
Ce dont il se souvint parfaitement, par exemple, ce fut de son rendez-vous avec Adèle.
— Bon sang ! s’exclama-t-il en frappant la table de son poing ; elle n’a pas attendu et je ne suis pas venu. Moi qui avais eu tant de peine à la faire consentir.
« Mais j’ai encore le temps. Mieux vaut tard que jamais !…
« Je n’ai qu’à monter ! Je verrai bien si la porte est toujours ouverte. Et si elle est fermée, je frapperai pour qu’elle m’ouvre.
« D’abord, allons jeter un coup d’œil pour voir si ma femme dort.
Il alla à la chambre où Adèle s’était recouchée, et constata de loin que celle-ci reposait tranquillement, ce qui lui suffit pour le rassurer, après quoi il gravit l’escalier conduisant à la chambre de la servante.
Or, si maître Honoré ignorait ce qui se passait dans cette chambre, nous, nous le savons. Aussi ne nous étonnerons-nous pas que l’hôtelier trouvât à son grand désappointement, la porte fermée et verrouillée à l’intérieur.
Il ne put pas céler son mécontentement.
— Ah ! La gredine ! s’écria-t-il. Je crois même qu’il employa même un autre mot que je n’écrirai pas par respect pour le lecteur.
Et maître Honoré frappa, disant :
— Adèle !… Adèle !… Ouvre donc… C’est moi… maître Honoré !
Pauvre Honoré ! Comme il s’abusait en se figurant que cette porte allait s’ouvrir pour lui. Il était bien certainement le dernier à qui on l’eût ouverte…
Et il eut beau appeler, on ne lui ouvrit pas.
— Elle est sourde ! dit-il… ou elle le fait exprès !… Je vais bien voir !…
À l’intérieur pourtant, les deux amants tenaient conseil sur ce qu’ils devaient faire.
Dame Jeanne n’était pas très rassurée.
Évidemment s’il le fallait, elle était prête à tenir tête à son mari, et lui demander ce qu’il venait faire chez la servante au milieu de la nuit. N’était-elle pas montée là exprès pour le confondre et le ramener tout penaud à la chambre conjugale ? Sans doute, il y avait Me Robert. Et il n’était guère possible à celui-ci de se dissimuler dans un coin de la chambre… dépourvue de meubles et même de placards.
Cependant on ne pouvait toujours refuser d’ouvrir la porte, d’autant plus que dame Jeanne et son amant couraient un autre danger qui n’était pas moindre que le premier.
Si, en effet, maître Honoré se lassait et redescendait l’escalier, ce serait pour se rendre immédiatement dans sa chambre, où il comptait retrouver sa femme. Et alors, il aurait la surprise de voir Adèle à la place de son épouse… Il comprendrait tout, sans compter même qu’il pourrait très bien, se trouvant en présence de la servante, en profiter pour tromper sa femme.
Or, Mme Jeanne, tout en ayant puni son mari pour l’avoir voulu tromper, entendait cependant empêcher l’hôtelier de
L’hôtelier allait se nommer. (page 50).
consommer sa trahison. Il lui suffisait qu’il fût infidèle d’intention. Elle se trouvait ainsi justifiée sans avoir l’affront complet.
Naturellement, Me Robert partageait absolument la manière de voir de sa maîtresse. Il était plein d’enthousiasme Me Robert, comme on l’est toujours la première nuit qu’on passe avec une jolie femme.
Il réfléchissait, lui aussi, sur le moyen de sortir de ce dilemne.
Et pendant que Robet et Jeanne réfléchissaient, l’hôtelier entêté, continuait à frapper à la porte et à inviter Adèle, tantôt en la suppliant, tantôt en la menaçant à tenir sa promesse en le faisant pénétrer dans sa chambre.
Robert à la fin, dit :
— Il faut que nous en sortions.
— Mais s’il rentre, ce n’est pas le moyen pour nous d’en sortir.
— Il ne rentrera pas. Mais, je vais lui répondre, noi.
— Toi !
— Oui, comme si j’étais avec la bonne ; après tout, ce serait mon droit… Il a bien un rendez-vous avec elle, moi aussi j’aurais pu en avoir un.
— Dame ! c’est certain.
— Alors, je vais lui ouvrir et lui défendre d’entrer. Couche-toi à tout hasard et cache-toi bien sous les couvertures.
Dame Jeanne jugea qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre et elle se recouvrit des draps, ainsi que le lui indiquait son amant.
Du dehors, la voix de l’hôtelier se faisait entendre, plus impérative :
— Ah ça ! Vas-tu me laisser longtemps encore à la porte ? Te moques-tu de moi ?…
Tranquillement, le notaire alla à l’entrée et ouvrit :
À sa vue, maître Honoré resta interdit.
— Eh oui ! cher ami, c’est moi ! fit Me Robert.
« Que voulez vous ? Vous dormiez… J’avais dans la tête de venir rendre visite à Mlle Adèle… Je suis venu.
« Je dois dire qu’elle m’a fort bien reçu, alors qu’elle m’a assuré ne vous avoir jamais rien promis.
« Aussi je suis désolé, mais vous comprendrez bien qu’il ne saurait y avoir place pour nous deux dans cette chambre…
La colère de l’hôtelier tombait.
Non pas qu’il n’eût envie de se fâcher. Au contraire, vous pouvez croire que s’il n’avait écouté que son premier mouvement, il se serait jeté sur le notaire et l’eût pour le moins étranglé.
Mais il n’écouta pas son premier mouvement.
En un instant, il réfléchit que Me Robert était un de ses meilleurs clients, et qu’il ne pouvait se fâcher avec un de ses meilleurs clients pour l’amour d’une servante, d’une fille de rien du tout qu’il jetterait à la porte dès le soleil levé afin de lui apprendre à se moquer de lui, son patron, et à ensorceler les voyageurs qui passaient la nuit à l’hôtel des Gais Lurons. Ça, il le ferait… certainement, et la rousse Adèle n’avait plus qu’à préparer ses paquets, à moins que le jour venu elle ne s’apprivoisa et offrit à maître Honoré tous les dédommagements qu’il exigerait et auquel il avait droit.
Tous ces beaux raisonnements se précipitaient dans son esprit et ils durèrent beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Disons qu’ils passèrent à la fois comme un éclair dans le cerveau congestionné de l’hôtelier…
Il n’avait toutefois encore pas répondu au notaire.
Ce fut celui-ci qui reprit la parole, d’un ton dégagé et, fort de son premier avantage, referma la porte sur lui, disant à maître Honoré :
— Laissons-là dormir, voulez-vous. Et pour nous remettre de cette émotion, allons reboire un peu de ce bon vin qui nous mit hier, à vous et à moi, tant de chaleur dans le corps. En buvant, nous causerons mieux de cette affaire.
L’hôtelier était ébaubi. Le ton calme du notaire le laissait tout pantois.
— Comment, se disait-il, peut-il avoir le front de me parler ainsi et de m’inviter à boire avec lui alors qu’il vient de prendre ma place dans les bras de ma maîtresse.
Car maître Honoré pensait et disait « ma maîtresse », tout comme si Adèle l’eût honoré déjà de ses faveurs. C’était une petite consolation, bien petite il est vrai, mais il s’en contentait faute de mieux.
Qu’eût-il dit ? Qu’eût-il pensé, s’il avait su qu’au lieu de la servante, c’était avec son épouse que le notaire était couché. On peut être certain que le cynisme de Me Robert l’eût davantage encore étonné.
Cependant, tout calme qu’il se montrât, le galant notaire cachait une grande appréhension.
Ce n’était pas tout que d’avoir empêché l’hôtelier d’entrer, il fallait maintenant l’obliger à s’éloigner — et le retenir quelque temps dans la salle du bas, afin que dame Jeanne et Adèle aient le temps de changer de lit.
Voilà pour quelle raison Me Robert avait invité maître Honoré à venir au milieu de la nuit choquer son verre contre le sien, tels deux bons compagnons qui n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre.
Maître Honoré se dit, de son côté, finalement, que puisqu’il ne pouvait décemment se fâcher, mieux valait faire bonne figure et paraître prendre la chose de joyeuse humeur.
— Acceptons, pensa-t-il, acceptons. C’est autant de boisson que je porterai sur la note de mon client… Et quand il aura regagné sa chambre, je reviendrai à pas de loups, retrouver cette Adèle qu’il faudra bien qui me cède !…
Et il redescendit en compagnie de son hôte, lequel le fit asseoir, le dos tourné à la porte afin qu’il ne pût jeter aucun regard indiscret sur ce qui se pouvait passer à l’intérieur du logis.
— Vous ne m’en voulez pas, au moins, dit le notaire, d’avoir pris votre tour ?… Je crois que vous n’attachez pas plus de prix qu’il faut aux faveurs d’une fille d’auberge…
— He !… He !… Oui et non !…
— Je vous la recéderai demain soir, si vous le voulez…
Ce disant, Me Robert pensait que, tandis que l’hôtelier serait occupé avec la servante, il pourrait en toute tranquillité, poursuivre le cours de ses exploits avec la patronne.
— Oh ! répondit Maître Honoré, je n’entends pas marcher sur vos brisées. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure, là-haut, qu’elle vous préférait à moi ?
Et le pauvre homme poussa un profond soupir.
— Elle me préfère certainement, dit le notaire, mais je ne suis pas égoïste… C’était bien, cette nuit, parce que vous m’aviez fait prendre un excellent repas…
— Ah ! oui !… soupira encore maître Honoré, après quoi il but un verre de son vieux vin pour noyer son chagrin… Oui, c’était un trop bon repas !
— Vous le regrettez ?
— Je ne le regrette pas, parce que vous êtes un bon client et que je veux toujours satisfaire mes bons clients afin de les conserver… Mais il n’était point dit que je leur donnais après souper, le droit de jambage et de cuissage sur la servante de la maison…
Le notaire se prit à rire :
— Ce n’est pas vous qui m’avez accordé ce supplément. Je le tiens de la jeune Adèle elle-même, qui seule, il me semble a le droit d’en disposer… Elle en dispose, d’ailleurs, avec beaucoup d’amabilité, et je dois avouer que si le dîner fut copieux, le vin excellent, la fine de premier choix, le reste ne le cédait en rien et les moments que je passai — en votre lieu et place — avec la charmante Adèle, furent des moments des plus agréables, que malheureusement vinrent interrompre fort mal à propos vos coups frappés à la porte…
Ce n’était point là un discours fait pour consoler l’hôtelier. Bien au contraire, les paroles du notaire augmentaient encore la rage intérieure de maître Honoré, qui eût volontiers frappé celui qui semblait ainsi railler son infortune, mais il se contint, se promettant d’ajouter un supplément à la note du voyageur.
Il se contint et eut même le courage de répondre, en faisant une grimace qui voulait être un sourire :
— Dans l’hôtel des Gais Lurons, le client doit toujours être content… Si ma servante ne vous avait pas satisfait, je l’aurais dès demain matin, remplacée…
— Gardez-vous-en bien surtout… Gardez-vous-en bien… Je tiens à la retrouver chaque fois quue je viendrai chez vous. Elle fait partie à présent de mon menu.
Trouvant le mot spirituel sans doute, Me Robert s’esclaffa.
Enfin, il jugea avoir laissé suffisamment passer de temps pour que les deux femmes aient pu à loisir regagner chacune leur chambre habituelle.
— Il serait peut-être temps, dit-il, d’aller dormir. Il faut être dispos pour quand le jour paraîtra et nous avons, il me semble, bien écorné notre nuit…
« Moi, du moins. Car je ne pense pas que vous, vous êtes resté tout ce temps dans la salle… Vous vous êtes sans doute, par avance, consolé avec votre épouse !…
L’hôtelier arrêta son client :
— Chut ! fit-il un doigt sur les lèvres. Chut ! Ma femme dort depuis hier soir très profondément… Ne la réveillez pas !…
— Je m’en garderai bien…
— Je vais vous accompagner jusqu’à votre chambre…
— Vous voulez vous assurer que je ne vais pas retrouver Adèle ?
— Ce n’est pas pour cela !… Vous êtes libre…
— Je suis libre, cela est bien certain. Mais je préfère aller me reposer. Voyez comme je suis conciliant… à présent je vous laisse la place que je défendais si fort tout à l’heure ! Il fallait bien devant elle…
Me Robert savait ce qu’il faisait en parlant ainsi. Il ne doutait pas que l’hôtelière, dès qu’il l’aurait quitté, ne courut à la chambre de la servante. Et au fond de lui-même, il s’en réjouissait. Il se disait, en effet, que Me Honoré, en retrouvant la véritable Adèle, ne pourrait avoir aucun soupçon, car le notaire ne pensait pas que la servante racontât à son patron le complot ourdi entre elle et sa maîtresse.
Donc, tout était pour le mieux, et, en quittant maître Honoré, son hôte lui serra la main d’une étreinte vigoureuse, lui disant :
— Allons, bonsoir, cher ami, sans rancune, n’est-ce pas ? Après tout, ce n’est pas votre femme que je vous ai prise !
Ne vous dites pas que ce notaire avait bien de l’aplomb en faisant une telle déclaration. Cette phrase, dite en plaisantant, ne pouvait éveiller aucun soupçon dans l’esprit de maître Honoré, lequel fit une dernier effort pour sourire, en répondant :
— Sans rancune !…
Mais quand il se retrouva seul, il donna libre cours à sa rage. Il regagnait la salle, en maugréant :
— Ah ! Le paillard !… J’aurais dû me méfier avec un homme comme lui !… Et cette Adèle !… Quelle petite hypocrite !… Sûrement, ils avaient comploté cela ensemble tous les deux ! Ils se sont joués de moi… Ils m’ont roulé… Mais je me vengerai… D’abord, il est bien bon, Me Robert, de me céder son tour pour demain soir… C’est tout de suite qu’il me le faut…
« Et dès que je me serai assuré que mon épouse dort toujours et n’a pas entendu le bruit de nos voix, je monterai retrouver cette petite peste… et je lui apprendrai à me préférer un notaire de la ville… Oui, je lui apprendrai… Je lui ferai voir qui je suis… et qu’on ne se moque pas de moi de cette façon.
Ayant pris cette ferme décision, l’hôtelier se rendit donc tout doucement à la chambre de son épouse, qu’il vit reposant dans le lit fort tranquillement.
— Tiens, dit-il, elle s’est découverte… Lorsque je suis venu, elle était cachée sous les draps… Peut-être a-t-elle eu chaud ?
Le pauvre homme ne pouvait, évidemment savoir que la femme qui était là n’était pas la même que celle qui s’y trouvait auparavant… ni pourquoi la première devait se cacher, tandis que la seconde, au contraire, avait tout intérêt à se faire voir.
Il s’arrêta un instant à la regarder, et il murmura :
— Elle dort bien !… Je peux monter !
Maître Honoré sortit donc, en étouffant le bruit de ses pas et se dirigea de nouveau vers la chambre d’Adèle, cette chambre qui devait, en cette même nuit, être le théâtre de tant d’événements.
Mme Jeanne, en effet, ne dormait pas… Elle fermait les yeux sans doute, mais elle était encore trop émue pour s’endormir… Elle ne dormait pas ; par conséquent elle avait parfaitement entendu venir son mari, et aucun des mots qu’il murmura ne lui échappèrent…
Aussi, lorsqu’elle n’entendit plus le bruit des pas de l’hôtelier, elle se leva précipitamment, se recouvrit d’un peignoir et s’engagea à son tour dans l’escalier qui conduisait à la chambre de la servante :
— Cette fois, dit elle. Il va me tromper réellement, ce bandit. Heureusement, je vais y mettre le holà !
Vous devinez bien qu’elle y voulait mettre le holà à sa façon et intervenir au moment critique, en laissant juste le temps à maître Honoré de se trouver dans une position qui lui permettrait de le confondre.
Elle n’entendait pas, dame Jeanne, avoir pour rien changé de chambre et de lit avec sa servante. Ce n’eût vraiment pas été la peine pour qu’en fin de compte son mari criminel réussit malgré tout à la tromper…
Qui se doutera jamais des incalculables conséquences aue pouvait entraîner l’amour coupable de l’hôtelier des Gais Lurons pour une pauvre fille de salle qui faisait honnêtement son métier !…