Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 32-39).

vi

La Surprise de dame Jeanne.


L’aubergiste resté seul, avait continué à comparer les vertus de son vin aux bienfaits de sa fine, si bien qu’à force de comparaisons, il avait fini par s’endormir, couché sur la table, la tête entre ses mains.

Cette heureuse circonstance avait fait qu’il ne s’était pas aperçu de la longueur du temps passé par Me Robert pour aller chercher les cigares dont il avait parlé.

À la vérité, le notaire se souciait peu des cigares, encore moins à présent qu’en quittant son hôte. Il savait que celui-ci lorsqu’il allait monter chez la servante, devait y trouver sa légitime épouse et, d’après ce que lui avait confié Adèle, dame Jeanne avait résolu de ne se faire connaître qu’après que son mari ait été convaincu de l’avoir trompée.

Immédiatement, le notaire en avait profité pour concevoir un plan nouveau qu’il avait hâte de mettre à exécution.

Mais, pour cela, il fallait que maître Honoré ne montât pas à la chambre d’Adèle.

Me Robert ne s’effrayait pas de cela. Qu’était-ce pour un homme comme lui qui venait, par surprise, de ravir la vertu à une brave servante, laquelle se croyait en toute sécurité dans le lit de sa patronne.

Non, certes, cela n’avait rien d’effrayant, ni de difficile.

Peut-être suffirait-il simplement, pour y arriver, de faire boire encore un peu le pauvre aubergiste, qui, une fois endormi par l’ivresse, oublierait complètement son rendez-vous avec Adèle.

Dès lors, il ne resterait plus au notaire, qu’à se substituer à maître Honoré auprès de sa femme, comme il l’avait fait auprès de la servante. Vous pensez peut-être que les instants passés auprès d’Adèle avaient affaibli les moyens de Me Robert. N’en croyez rien. Le galant notaire était en très bonne forme et l’aventure avec la servante n’avait été — se disait-il lui-même — qu’un hors-d’œuvre bon à lui ouvrir l’appétit.

D’ailleurs, il allait puiser des force nouvelles dans la fine cinquantenaire du patron de l’hôtel des Gais Lurons.

En l’entendant venir, maître Honoré s’était à demi-réveillé, et ce fut d’une voix pâteuse qu’il demanda :

— Ah !… Vous avez les cigares ?


Maître Robert, dit-elle, vous ! (page 30).

Naturellement, maître Robert n’avait rien du tout. Aussi, répondit-il :

— Excusez-moi. Je les ai cherchés pendant une heure sans les retrouver. J’ai dû les laisser à l’étude avant de partir.

— Cela ne fait rien. Allez, ne vous désolez pas pour les cigares, on s’en passera. Tenez, prenez plutôt encore un verre de fine.

— Avec plaisir, à condition que vous me teniez compagnie.

— Mais je l’entends bien ainsi… Je ne vous ferai pas l’injure de vous laisser boire seul.

Maître Honoré fut loin de faire pareille injure à son hôte. Et il but tant et si bien qu’au bout d’une demi-heure il avait perdu complètement la notion exacte des choses. De nouveau, il se laissait aller au sommeil, affalé sur sa table.

Tout va bien dit le notaire en le voyant dans cette posture. Il est capable de rester ainsi toute la nuit. Il n’est peut-être pas tout à fait minuit, mais peu importe. Je vais quand même monter à la chambre de la servante.

Il était tout heureux, et fier de lui-même. N’avait-il pas finalement abattu tous les obstacles et n’allait-il pas retrouver la dame de ses pensées ? Il y allait très dispos, ayant oublié complètement l’aventure avec Adèle ; pauvre Adèle, c’était elle qui était sacrifiée dans cette histoire.

Ainsi qu’il s’y attendait, Me Robert trouva entr’ouverte la porte de la chambre du deuxième étage où logeait en temps ordinaire la servante et dans laquelle se trouvait exceptionnellement cette nuit-là dame Jeanne, maîtresse du logis.

— Je sais comment m’y prendre, pensa le notaire. Je viens de faire « une répétition générale » avec la bonne.

On peut être certain qu’Adèle n’eût pas été flattée le moins du monde si elle avait entendu son amant s’exprimer ainsi sur ce qui s’était passé entre elle et lui.

Mais Adèle n’entendait pas. Au surplus, Adèle était convaincue que le notaire était allé se coucher seul dans sa chambre, et elle ne pouvait supposer que le patron, qui lui avait donné un rendez-vous auquel il tenait tant, cuvait, présentement le vin et les liqueurs dont il avait par trop abusé.

Mme Jeanne, elle, était mal à l’aise dans le petit lit de fer de sa servante. À l’encontre d’Adèle, elle n’avait pu trouver le sommeil ; et elle se tournait et se retournait nerveusement, en se disant que minuit ne viendrait jamais.

Plusieurs fois, elle s’était levée pour aller coller son oreille à la porte et écouter les bruits de la maison, afin de se rendre compte si son mari montait.

Elle avait même été tentée d’aller voir ce qui se passait chez elle.

Elle n’était, en effet, pas très tranquille, craignant qu’au dernier moment son mari, revenant sur son intention première, au lieu de monter chez la servante, ne se rendit plus simplement à la chambre conjugale. Dans ce cas, tout était perdu, car il était évident que l’hôtelier, trouvant dans son lit même la personne qu’il allait chercher ailleurs, n’eût pas résisté à la tentation. Si bien que dame Jeanne, en proie à toutes ces réflexions, se demandait si vraiment elle avait eu raison de troquer son lit contre celui de la servante.

Elle avait également plusieurs fois arrangé les rideaux de la fenêtre afin que la pièce fût entièrement plongée dans l’obscurité. C’était là un point capital, car il ne fallait pas, à aucun prix, que son mari la reconnût.

Elle ne se dissimulait pas que son rôle était difficile à jouer, car maître Honoré s’étonnerait peut-être qu’elle ne parlât pas et qu’elle voulut ainsi rester dans l’ombre. Mais Jeanne s’était dit :

— Je lui parlerai à voix basse, juste pour lui dire que j’ai honte et que c’est pour cela que je tiens à la nuit. Il ne pourra certainement rien dire.

Pour la dixième fois peut-être, l’hôtelière allait coller son oreille à l’huis entr’ouvert. Mais ce ne fut pas en vain. Elle sentit son cœur battre plus fort :

— Il monte. J’entends ses pas dans l’escalier. Vite, allons nous recoucher. Et n’oublions pas que je suis la servante… Oh ! Je ne sais pas si j’aurai le courage de résister à la tentation de l’étrangler, ce traître, quand il va me serrer dans ses bras en me prenant pour Adèle !…

Mais les pas se rapprochaient. Vite, elle s’alla recoucher, et fit semblant d’être endormie, ce qui lui sembla la meilleure tactique, puisqu’elle lui permettait d’entendre et d’écouter sans avoir besoin de répondre ou de manifester sa présence.

La porte enfin s’ouvrit.

Dame Jeanne, toute tremblante de colère, perçut les pas de l’homme sur le parquet.

— Il est là, près de moi… se dit-elle… Que va-t-il me dire ?

Mais elle fut stupéfaite. Celui qu’elle prenait pour son mari ne prononça pas une parole. Pour nous, qui savons que le nouveau venu était le notaire amoureux, cela ne nous étonnera pas, car il avait, lui aussi, décidé de parler le moins possible, afin que sa voix ne le trahît point.

Entre ces deux personnes, décidées à ne point converser, la situation était étrange. Ajoutons d’ailleurs qu’elles avaient également la même raison pour ne pas éclairer la chambre. Et la belle hôtelière qui d’abord tremblait que son compagnon ne tirât les rideaux ou ne fit la lumière dans la chambre, fut stupéfaite de l’entendre se diriger à tâtons vers le lit…

Il y avait là un mystère qu’elle ne pénétrait pas.

Et, par un étrange esprit de contradiction, elle eût voulu qu’il parlât alors qu’elle redoutait d’avoir à lui répondre elle eût voulu qu’il éclairât la pièce alors que s’il le faisait, elle le supplierait de la laisser dans l’ombre.

Aussi, poussée par la curiosité, la nécessité de savoir le besoin de rompre ce silence qui lui pesait tant, elle posa, tout bas, la première question qui lui vint à l’idée :

— C’est vous ?

Me Robert resta interdit. Il était aussi embarassé pour répondre que sa compagne l’eût été. Il ne pouvait pas cependant continuer à garder le silence. Aussi, dit-il à voix basse, lui aussi :

— C’est moi.

Et Jeanne continua, enhardie par le fait que « son mari » n’avait aucun doute.

— Vous avez bien trouvé la porte ouverte ?

— Oui.

— Vraiment, pensait Jeanne, il est de coutume plus loquace. Il est peut-être gêné et ne sait que dire à cette servante… Essayons encore de le faire parler.

Du moment que son compagnon acceptait la conversation ainsi engagée, elle ne redoutait plus qu’il reconnût sa voix.

Et elle en profita pour dire :

— Monsieur… Je vous en supplie… Laissez-moi. Retournez auprès de votre épouse qui vous aime et que nous avons tort de trahir ainsi.

Elle attendit la réponse, se demandant si elle n’en avait pas trop dit, bien qu’elle ait essayé d’imiter un peu Adèle.

La réponse, toujours faite à voix basse, fut aussi brève que les précédentes.

— Non, dit l’homme.

Sans le voir elle se rendit compte qu’il était tout près d’elle.

Allait-il donc la prendre ainsi, sans prononcer une parole nouvelle ?

L’aventure était de plus en plus bizarre.

En effet, le notaire avait opéré de même façon que l’heure d’auparavant auprès de la servante. S’étant dévêtu à tâtons, il essayait maintenant de se glisser dans le lit à côté de dame Jeanne.

Mais cette fois, il était sûr de ne pas se tromper. C’était bien la jolie hôtelière, avec laquelle il avait voyagé le jour même, qu’il allait bientôt tenir, qu’il tenait maintenant dans ses bras.

— Comme ce lit est étroit ! dit-il dans un murmure.

Lorsqu’un lit est vraiment trop étroit pour qu’on y couche deux côte à côte, tout le monde sait comment s’y prennent les amoureux et de quelle manière ils s’accommodent de son exiguïté. C’est ce que firent le notaire et dame Jeanne, celle-ci toujours convaincue qu’elle avait affaire à son mari.

Elle ne put cependant s’empêcher de faire certaines réflexions et certaines comparaisons qui la laissèrent rêveuse. Jamais son époux, tout amoureux qu’il fût, ne s’était montré à son égard aussi passionné et aussi caressant. C’était un Honoré absolument inconnu pour elle, une révélation, et une révélation qui lui été certainement des plus agréables en toute autre circonstance, mais qui accrut encore sa colère contre l’homme qui la trompait, et qui trouvait, pour la tromper, des ardeurs qu’elle ne lui avait jamais connues. Ah ! le brigand ! Comment faisait-il pour être un amant aussi brillant alors qu’il n’était qu’un médiocre mari.

Et l’amant était si brillant que dame Jeanne en oubliait le rôle qu’elle était venue jouer là, et qu’elle était, pour le moment, à la place de sa servante dans les bras de son époux. L’amour la prenait complètement et elle s’abandonnait au plaisir des sens, entièrement, sans penser à autre chose.

Pourtant elle revint à elle. L’homme était toujours auprès d’elle, la caressant encore, la couvrant de baisers.

Mais la griserie était finie. Jeanne se souvenait soudain qu’elle devait se fâcher et que le moment était venu de la grande scène d’indignation et de jalousie.

Brutalement, elle écarta le bras de son compagnon, elle sauta en bas du lit, et s’écria :

— Ah ! Ah !… Vous pouvez être fier ! Misérable !… Vous ne vous êtes même pas aperçu que c’était votre femme que vous teniez dans vos bras !…

En même temps, elle allumait une lampe pour confondre son époux…

Elle allumait une lampe et se trouvait en présence du notaire, assis sur le lit, et qui la regardait en souriant tranquillement.

L’étonnement empêchait la femme de parler. Pourtant, elle laissa échapper quelques mots révélant sa stupéfaction :

— Vous !… Vous !…

— Oui, chère amie, moi… moi qui vous aimais trop, qui n’ai pu résister à ma passion.

Mais elle l’interrompit, riant moqueusement :

— Ne dites donc pas de bêtises ! Vous êtes comme les autres. Ce n’est pas moi que vous veniez retrouver dans cette chambre. C’est la bonne… La bonne !… Ils sont tous amoureux de la bonne…

Et elle s’assit la tête dans les mains, essayant de pleurer…

Alors il s’approcha, la prit doucement par les poignets et l’attirant vers lui, l’embrassa sur le front et sur les yeux, disant :

— Non, Jeanne chérie… Ce n’est pas la bonne, c’est bien toi que je suis venu retrouver ici. Écoute, je sais que tu as changé de chambre avec Adèle parce que ton mari devait venir cette nuit voir ta servante.

« J’ai fait boire Honoré pour qu’il ne monte pas et je suis venu prendre sa place comme tu avais pris celle de ta servante…

— C’est vrai ?… C’est bien vrai ?

— C’est la vérité. Comment je sais ce que je viens de te dire ? Je vous ai entendues, ce soir, Adèle et toi…

Là, le notaire mentait. Nous savons, nous, par suite de quel concours de circonstances, il avait été informé de ce qui s’était passé entre les deux femmes, mais on reconnaîtra qu’il était bien obligé de travestir quelque peu la vérité, pour ne pas avouer à sa maîtresse ce qui s’était passé entre lui et Adèle.

Car il pouvait à présent appeler Jeanne sa maîtresse.

La jeune femme, d’ailleurs, ne demandait qu’à le croire.

Elle ne demandait qu’à le croire et à lui pardonner, car elle avait été trop heureuse l’instant d’avant. Et elle comprenait maintenant pourquoi elle avait ressenti des impressions que son mari ne lui avait jamais fait éprouver.

Aussi, comme Robert lui disait, de nouveau :

— Tu me pardonnes !

Elle répondit, en soupirant :

Il faut bien.

Elle était ainsi plus tentante et plus désirable que jamais.

Il la prit dans ses bras, lui répétant :

— Tu me pardonnes ! Alors, c’est que tu m’aimes. Ma petite Jeannette, profitons de ces moments qui nous appartiennent bien pour nous donner encore du bonheur.

Et il l’entraîna de nouveau vers le petit lit un peu étroit pour y coucher côte à côte, mais dans lequel cependant ils se trouvèrent tout à fait à leur aise.