Éditions Prima (Collection gauloise ; no 10p. 10-14).

ii

Le galant Notaire


Le petit bourg où maître Honoré tenait hôtel était relié à la ville la plus proche par un chemin de fer départemental à voie étroite, une de ces lignes dites d’intérêt local sur lesquelles les trains roulent lentement, les wagons ayant l’air de pousser leur locomotive.

Dans le train qui, ce jour-là, arrivait sur le coup de six heures du soir, il y avait en tout et pour tout deux voyageurs pour la petite station desservant la localité.

Ces deux voyageurs, qui s’étaient rencontrés à la gare de la ville, se connaissaient bien. L’un était le notaire, Me Robert ; quant à l’autre, c’était une voyageuse, que nous avons déjà présentée au lecteur, dame Jeanne, la patronne de l’hôtel des gais lurons.

Mme Jeanne revenait de faire ses achats ; elle rentrait pour l’heure du dîner, heureuse et insouciante, naturellement, du danger qui la menaçait, car elle était convaincue que son époux lui gardait la même fidélité dont rien au monde ne l’eût fait départir à l’égard de son seigneur et maître.

Cela ne veut pas dire qu’elle fût prude et bégueule. Pas du tout. Aussi, lorsque le notaire s’avança à sa rencontre, la saluant fort courtoisement, lui répondit-elle le plus gracieusement du monde.

Me Robert n’était pas, comme vous pourriez le penser, un austère tabellion à la mine revêche. Ne vous le figurez pas sous l’aspect d’un homme respectable, aux blancs favoris et au crâne poli, ainsi que l’on voit d’ordinaire les graves officiers ministériels de province. Il en est des notaires comme de tous les autres hommes, et la profession en comprend de jeunes, célibataires et bons vivants, aui ne dédaignent pas de faire la cour aux jolies femmes lorsque l’occasion se présente, non plus que de s’amuser quand les circonstances le permettent. Me Robert était précisément de ceux-là, et on le citait dans la ville où il exerçait comme un gaillard à bonnes fortunes.

Sorti de son bureau, et ayant franchi le seuil de la maison à l’entrée de laquelle se dressaient les panonceaux de l’étude dont il était titulaire, il devenait un joyeux compagnon et même un coureur de jupons.

Me Robert était d’ailleurs un client habituel de l’hôtel des Gais Lurons, un de ceux qu’on considérait le mieux, car, lorsqu’il y descendait, il ne regardait pas à la dépense, se faisant toujours servir les meilleurs plats arrosés des vins les plus fins.

Le jeune notaire n’avait pas été sans s’apercevoir des charmes de l’hôtelière. Le contraire, de sa part, eût été étonnant. Et, ma foi, il faisait à Mme Jeanne, à l’occasion, un doigt de cour. Mais, comme il restait toujours dans les limites imposées par les convenances, la jeune femme n’avait jamais eu jusqu’alors à l’éconduire. Elle se plaisait, au contraire, à écouter des compliments qui ne pouvaient manquer de la flatter, car, si convaincue qu’elle fût de ses avantages personnels, elle était comme toutes les personnes de son sexe, heureuse que les hommes les remarquassent.

Entre elle et Me Robert, il n’y avait donc rien, tout au plus, pourrait-on dire, un petit flirt innocent et qui ne tirait pas à conséquences, quoi qu’il ne fût pas certain que Mme Jeanne ne se fût pas dit souventes fois : « Si je voulais tromper un jour mon mari, ce serait certainement avec ce galant notaire. »

Aussi n’avait-elle été nullement fâchée d’avoir ledit notaire pour compagnon de voyage.

Et tout le long du trajet, ils avaient échangé de ces menus propos, qui restent aimables, que l’on peut dire d’une inconvenance courtoise, mais n’engagent jamais à rien.

— Chère Madame, avait dit Me Robert, quelle heureuse rencontre, et comme je bénis le hasard qui me procure le plaisir de voyager en votre compagnie.

— Croyez que ce plaisir sera partagé. Venez-vous donc jusque dans notre pays ?

— Je m’y rends effectivement, pour débrouiller une affaire de succession qui va bien me retenir quatre ou cinq jours.

— Et nous aurons, pendant ces quatre à cinq jours, le bonheur de vous avoir pour hôte ?

— Tout le bonheur sera pour moi, croyez-le. C’est toujours avec joie que je me retrouve à l’hôtel des Gais Lurons.

— Grand merci. Cela prouve que vous appréciez la bonne chère, le bon vin et le bon gîte.

— Et autre chose aussi, chère Madame. Car vous oubliez le principal, l’agrément de votre aimable société.

— Vous me flattez.

— Non, car si je vous flattais, je vous parerais de qualités que vous n’avez pas. Or, je n’en connais pas une que vous ne possédiez…

— Dites tout de suite que je suis une merveille.

— Je le dis, car je le pense…

— Prenez garde, je vais croire encore une fois que vous voulez me faire la cour. Et vous savez que c’est défendu.

En même temps, dame Jeanne, souriante et mutine, levait son index d’un geste que Me Robert ne pouvait manquer de trouver et qu’en lui-même il trouva charmant…

— Je me garderai bien de faire une chose que vous me défendez, répondit-il… Cependant !…

— Voilà un cependant qui est de trop… Retirez-le tout de suite.

— Je le retire… mais à regret, et pour vous obéir.

— À la bonne heure.

— Vous voyez… Vous avez même cette qualité exceptionnelle et qui les vaut toutes, vous êtes l’épouse la plus fidèle que je connaisse.

— La plus fidèle, dites vous… Y a-t-il donc des degrés dans la fidélité ?

— Certainement. Vous désirez que je vous les énumère.

— Pas du tout. Je me contente d’être fidèle, et voilà tout.

— Ce voilà tout est délicieux… Si jamais pourtant, vous cessiez de l’être, pourrais-je vous demander que ce fût en ma faveur ?…

— Oh ! Oh ! Vous vous émancipez… mais je peux bien vous le promettre, cela ne m’engage à rien, et n’en concevez aucun espoir, car je suis décidée absolument à ne pas tromper mon mari.

— Maître Honoré est un homme fortuné, qui ne connait pas son bonheur.

— Qui vous dit qu’il ne le connait pas. Je suis certaine au contraire, qu’il l’estime à sa juste valeur, et qu’il n’a pas plus que moi envie de faillir à l’honneur conjugal.

— Je le regretterai éternellement… car s’il y faillissait.

— Soyez tranquille, je vous ferais mander immédiatement.

Et la belle hôtelière se mit à rire, d’un joli rire perlé, qui décelait sa joie de vivre et d’avoir un mari fidèle.

Que n’était-elle alors dans la grande salle de l’hôtel des gais Lurons pour assister à la scène qui se déroulait au même moment entre son époux et la rousse Adèle !

Me Robert et dame Jeanne devisèrent ainsi innocemment tant que le train roula à travers la campagne.

Lorsque la locomotive poussive s’arrêta à la station où tous deux descendaient, l’aimable tabellion sauta sur le quai, s’empara des paquets de sa compagne, puis tendit à celle-ci une main obligeante sur laquelle la jeune femme s’appuya franchement pour descendre du wagon.

Et ils prirent ensemble le chemin de l’hôtel des Gais Lurons.

En arrivant, Mme Jeanne se précipita vers son mari.

— Je t’amène un client, dit-elle. Maître Robert descend chez nous pour cinq jours.

Honoré s’avança ; il salua très bas le notaire pour lequel il avait — nous l’avons dit — la plus grande et la plus justifiée considération.

— Ah ! Maître Robert, dit-il. Vous tombez bien. J’ai justement un menu des plus soignés et qui vous plaira j’en suis certain.

« Vous allez faire ce soir un dîner dont vous me direz des nouvelles.

Après quoi il appela la servante :

— Adèle ! Monte vite la valise de Monsieur dans la grande chambre du premier.

— Voilà, Monsieur ! Voilà !

Et Adèle s’empressa à son tour auprès du notaire, qu’elle ne considérait pas moins que ses maîtres, car il avait le pourboire facile et récompensait généreusement, chaque fois qu’il venait, les services qu’elle lui rendait.

Tandis que son hôte montait à la chambre qui lui était réservée, Maître Honoré se précipitait dans la cuisine et donnait des ordres pour qu’on soignât particulièrement le repas du soir, afin de faire honneur au fin gourmet qu’était le client arrivé en compagnie de la maîtresse de la maison.

Car, si amoureux qu’il fût, l’hôtelier ne perdait pas le sens du commerce, et ses amours ne l’empêchaient point de veiller à ses affaires. D’ailleurs, il y avait temps pour tout, et il serait l’heure de penser aux choses du cœur lorsque minuit sonnerait que tous les habitants de l’hôtel des Gais Lurons goûteraient un repos bien gagné et que leur sommeil se ferait complice des desseins criminels de maître Honoré.

Il y pensait bien quand même, et ne doutait pas qu’Adèle laisserait, comme il l’avait exigé, ouverte la porte de sa chambre.

Il eût dû cependant prendre garde et remarquer le coup d’œil narquois que lui lançait la servante, en montant la valise du notaire. Ce coup d’œil aurait éveillé une méfiance justifiée dans l’esprit de tout autre que l’hôtelier, mais celui-ci ne s’en aperçut même pas… pour son malheur.