Cœurs en folie/01
CŒURS EN FOLIE
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La jolie Servante
Non, je ne vous dirai pas le nom de ce charmant petit bourg.
Contentez-vous de savoir qu’il est situé quelque part en France, dans un pays de bons vivants, où la terre est fertile, le vin pétillant et les femmes avenantes.
Après cela peu importe que ce soit en Bourgogne, en Anjou, voire même sur les bords enchantés de la Garonne.
Ce petit bourg possède un hôtel. Le mot est peut-être excessif. C’est plutôt une auberge, mais l’enseigne, aussi vieille que la maison, et qui se balance au milieu de la grand’place, l’enseigne, disons-nous, porte bien le nom d’« Hôtel des Gais lurons » et nous apprend qu’on y loge « à pied et à cheval ».
Il y a belle lurette qu’on n’y loge plus « à cheval », car les voyageurs qui s’y arrêtent arrivent qui par le train, débarquant à la gare toute proche, qui dans leur auto. Les autos qui s’arrêtent devant l’hôtel des Gais lurons ne sont point de somptueuses limousines, mais de ces braves voitures servant aux médecins ou aux notaires parcourant la région, parfois aussi au touristes de richesse moyenne.
Mais qu’on arrive en auto, par le train, à pied, ou exceptionnellement en voiture, on est toujours aussi bien accueilli dans cet hôtel-auberge, et l’on reçoit le même sourire aimable de la patronne, le même bonjour cordial de l’hôtelier maître Honoré, le même coup d’œil provocant de la jolie servante Adèle.
Une cuisinière, un domestique mâle servant surtout aux gros travaux, complètent le personnel qui suffit au train-train quotidien de la maison.
Mais la cuisinière et le domestique ne nous intéressent pas, car ils ne joueront aucun rôle dans le récit que je vais vous conter.
Aussi ne m’attarderai-je pas à vous les présenter.
Parlons, en revanche, des personnages principaux.
Et d’abord du patron Honoré Vaillard, connu dans le pays sous le seul nom de Maître Honoré.
C’est un brave homme jovial, de taille moyenne, portant la quarantaine, avec une bonne figure ronde et sympathique, à l’aspect avenant, avec lequel on se sent tout de suite en veine de familiarité.
Toujours joyeux, prêt à raconter quelque histoire drôle, il tient à justifier à lui seul son enseigne des gais lurons.
Comment d’ailleurs ne serait-il pas heureux ? Il n’a pas d’autre ambition que de vivre quiètement du produit de sa maison, suffisamment achanlandée par les clients habitués, représentants de commerces, fonctionnaires en déplacements ou autres, qui reviennent à époque fixes dans le pays.
Maître Honoré vit sans souci, tout comme le célèbre meunier de Berlin.
Ses affaires vont bien et il possède une femme charmante.
C’est le moment de parler de l’hôtelière, dame Jeanne, qui seconde son mari dans le direction de l’hôtel-auberge.
Ne croyez pas que ce soit une maritorne revêche.
Au contraire, c’est une agréable personne, que beaucoup envient à son mari. Trente ans, brune, de grands yeux noirs profonds qui jettent le trouble dans le cœur de tous ceux sur lesquels ils se posent. De plus, assez grande, bien faite, le poitrine rebondie sous le corsage, la jupe bien remplie, des jambes nerveuses terminées par un petit pied bien cambré. Que voulez-vous de plus ?
Est-elle fidèle ? demandez-vous.
Question indiscrète. Pourtant on peut y répondre oui avec certitude. Mme Honoré n’a jamais trompé son mari. Tel qu’il est, elle s’en est contentée toujours, jusqu’au moment où s’ouvre ce récit. Et nul n’a pu se vanter d’avoir reçu d’elle, même le moindre mot d’espoir ou d’encouragement. Les don Juan du bourg, ceux auxquels aucune ne résiste, y ont renoncé et les plus médisants n’ont jamais rien trouvé à dire sur Mme Jeanne.
Quant à la servante Adèle, c’est une plantureuse fille de vingt ans, rousse et appétissante, bien en chair, au regard brillant, aimant rire, plaisantant avec tous les clients, pas farouche, mais qu’on n’a jamais prise en faute, elle non plus, et à qui l’on ne connait pas de galant, ni de promis. Elle travaille sans se rebuter, sans se fatiguer non plus, en chantant, car Adèle est gaie, comme son maître, comme sa maîtresse.
Tout le monde est gai, par principe, dans l’hôtel des Gais Lurons.
Aussi les clients eux-mêmes, lorsqu’ils arrivent, prennent-ils l’air joyeux pour se mettre à l’unisson.
D’ailleurs, on s’empresse afin qu’ils soient contents, ce qui est la première condition pour être bonne humeur.
Et maître Honoré soigne particulièrement la table, sachant par expérience qu’une bonne chère arrosée de bons vins est la principale condition à remplir pour faire une bonne maison, établir solidement et conserver sa réputation.
On le sait et l’hôtel des Gais Lurons est renommée dans la contrée, autant pour l’excellence de sa cuisine que pour la supériorité de sa cave, où tous les crûs, et les meilleurs, sont honorablement représentés.
Dire que l’hôtel est toujours rempli et que les chambres sont toutes occupées de l’épiphanie à la saint Sylvestre serait mentir. Non, cela dépend des époques. Il y a même des jours où il n’y a personne, et d’autres où il n’y a guère que deux ou trois, quelquefois même un seul client.
Mais ces derniers sont l’exception. Et maître Honoré s’en console philosophiquement, en se disant que ces jours-là sont pour lui et les siens jours de repos, que l’on peut occuper de bien des manières.
Hélas ! Faut-il que dans ce ciel sans nuages couve un orage prochain ? Faut-il que cette existence si calme soit menacée de troubles imprévus ? Faut-il qu’une si belle harmonie risque d’être rompue !
Pourquoi donc, demanderez-vous ?
Pourquoi ? Parce que… c’est chose impossible à croire, rien ne pouvait le faire supposer… parce que maître Honoré est amoureux de sa servante.
Oui, je sais, Mme Honoré est fidèle ! Son mari n’a rien à lui reprocher ! Elle est certainement au moins aussi bien, sinon mieux qu’Adèle.
Mais malgré cela — contradiction du cœur humain — l’hôtelier voudrait la tromper avec la jolie fille rousse qui est à son service.
Il n’a aucune excuse… sinon que sa femme, il la connait depuis douze ans, et que l’intimité avec elle ne peut plus lui réserver aucune surprise.
Et c’est pour cela, pour le simple désir de goûter à un fruit défendu, d’éprouver du nouveau en amour, pour cela uniquement que maître Honoré veut tromper son épouse avec sa servante.
Il est agacé de voir ses clients faire des avances à Adèle, lui lancer des œillades, voire même essayer de l’embrasser par surprise.
Il est agacé, et jaloux. Lui aussi, il la convoite ; lui aussi se sent tenté par les charmes de cette jeunesse qui couche sous son toit.
Et voilà d’où viendra la catastrophe qui va s’abattre sur l’hôtel des Gais Lurons. Elle viendra, cette catastrophe, n’en doutez pas. Elle est toute proche…
Plusieurs fois déjà, le patron a tenté de faire comprendre à sa domestique qu’il n’était pas insensible à ses appas ; plusieurs fois il a risqué quelques mots, des plaisanteries anodines, mais Adèle n’a jamais paru y prendre garde. Elle n’a pas compris ou, si elle a compris, elle a fait semblant de ne pas comprendre.
Néanmoins, maître Honoré ne se tient pas pour battu. Vraiment, il serait ridicule que sa servante réservât et finit par accorder à un autre ce qu’il convoite d’elle. Non, il s’est bien promis qu’il arriverait à ses fins et il prétend avoir le dernier mot. N’est-il pas fort, après tout, de son prestige et de son autorité patronale ?
Aussi a-t-il décidé qu’il brûlerait ses vaisseaux et s’est-il accordé à lui-même un dernier délai pour avoir raison de la vertu de la pauvre Adèle.
Celle-ci n’a pas été sans remarquer le manège de l’hôtelier. Elle a bien vu à ses façons de lui parler, de tourner constamment autour d’elle, de rechercher les moments où il peut se trouver seul en sa compagnie qu’il nourrissait à son égard des intentions sur la nature desquelles une fille avertie comme elle l’est ne peut se tromper.
Elle en rit en elle-même :
— Va, mon bonhomme, se dit-elle, je suis sur mes gardes et tu te leurres si tu crois me tenir. Tu serais trop heureux et trop fier si je t’accordais ce que j’ai jusqu’ici conservé si précieusement et que je n’entends céder qu’au mari que j’aurai choisi et que je n’ai pas encore trouvé… Tu as trop de prétention !
Mais plus elle va, plus elle sent que l’heure critique approche et qu’il va lui falloir se défendre plus âprement, car maître Honoré, depuis quelque temps, se fait plus pressant, ses allusions deviennent plus transparentes, ses plaisanteries plus osées, ses gestes même plus expressifs. Adèle commence à comprendre qu’il ne lui suffira plus d’affecter, pour repousser les avances de son patron, le ton badin et moqueur qu’elle a adopté jusque-là.
Le printemps a fait remonter la sève dans les arbres, les bourgeons reparaissent, les feuilles repoussent, les garçons redeviennent audacieux auprès des filles, et maître Honoré, comme les autres, en ressent les effets ; il éprouve, lui aussi, un renouveau dont il entend bien faire hommage à la jolie fille qu’il désire.
Or, cet après-midi là, l’occasion lui semble propice, les circonstances le favorisent plus que jamais. En effet, Mme Jeanne est partie depuis le matin, à la ville voisine pour faire des achats et elle rentrera assez tard. Aussi, l’hôtelier estime-t-il le moment venu de se déclarer nettement.
Adèle va et vient dans la salle ; il la regarde complaisamment, suit d’un œil attentif tous ses mouvements. Et ce que ses yeux expriment, vous le devinez. S’il disait à haute voix tout ce qu’il pense, il parlerait ainsi :
— Elle est belle et désirable. Quel plaisir j’aurais à embrasser ses lèvres rieuses, à presser contre moi son corps souple, à la sentir trembler dans mes bras.
Il se dit encore bien d’autres choses que le lecteur suppose.
Et tout à coup, il se décide à les traduire à haute voix :
— Sais-tu, demande-t-il, à quoi je pense, Adèle ?
La servante ne l’ignore pas plus que vous et moi. Elle attendait presque que son maître parlât, Elle n’est pas surprise par la question qui lui est ainsi posée.
Pourtant, elle prend un air innocent pour répondre :
— Comment le devinerais-je ? Je ne suis point sorcière ?
Maître Honoré, alors ne peut plus céler ses sentiments. Il va droit au but pour déclarer :
— Je pense que tu es une bien jolie fille et que rarement je vis servante plus agréable et plus capable de rendre un homme fou d’amour.
— Je ne croyais pas être aussi dangereuse. Vous ai-je rendu fou ?
— Ne ris pas.
— Vous m’interdisez de rire à présent… C’est à croire vraiment que vous avez perdu la raison, comme vous le dites.
— Tu peux me la rendre, si tu le veux…
— Mais je ne le veux pas.
— Adèle, n’as-tu pas remarqué que depuis longtemps je suis…
— Taisez-vous. Ne me dites pas de ces choses.
Et la belle fille, sans quitter son ton enjoué, car elle ne veut pas se fâcher, reprend :
— Ne comptez pas sur moi pour cela. Vous avez le bonheur de posséder une femme qui n’est point laide, Dieu merci !… Il en est beaucoup, allez, qui envient votre sort et rêvent de vous la prendre… Heureusement elle est honnête… Moi aussi, je suis honnête, et je m’en voudrais de tromper une patronne qui me traite bien… Vous devriez être honteux, et moi je me refuse à écouter vos discours.
Mais la résistance de la servante ne produit pas du tout l’effet qu’elle en escomptait. Loin de là, ses paroles ne font qu’exaspérer les désirs de maître Honoré, qui répond aussitôt :
— En fait de discours, tu me parais habile à faire de la morale. Si tu es aussi habile en amour, je ferai ta fortune.
Un éclat de rire moqueur accueille cette déclaration :
— Ma fortune ! Ce n’est pas sur vous que je compte pour la faire… Allez ! allez !… Votre épouse est jeune et jolie, contentez-vous-en et laissez-moi en paix.
Mais l’hôtelier ne veut pas capituler. Une colère commence à sourdre en lui contre cette fille qui le repousse en le raillant :
— Plus souvent, s’écrie-t-il, que je te laisserai en paix. Je m’entêterai au contraire jusqu’à ce que tu cèdes.
En même temps, maître Honoré se rapproche d’Adèle et la prend par la taille. Il ne se connait plus, il est prêt à toutes les audaces.
— Oh ! que j’aimerais, dit-il, goûter la fraîcheur de ta chair et faire tressaillir ton corps.
S’enhardissant davantage encore, il l’attire brusquement, et, avant qu’elle ait pu l’en empêcher, l’embrasse dans le cou.
Cette fois, elle se fâche tout rouge, et, se dégageant d’un geste brusque, elle lance sa main, lui appliquant une gifle, qu’elle appuye de cette déclaration péremptoire :
— Là, êtes-vous content maintenant ? Allez-vous me laisser ?… Vous ne me dites rien du tout…
Un homme ne reçoit pas une gifle de bon cœur, d’une femme, surtout quand cette femme est sa servante. Et maître Honoré ne l’accepte point ainsi…
Il est tout à fait furieux maître Honoré, et il ne veut pas rester sur un pareil affront.
Aussi fait-il voir immédiatement qu’il est le patron, et c’est d’un ton autoritaire et rageur, d’un ton qui décèle tout son emportement, et la voix tremblante qu’il réplique :
— Ah ! Je ne te dis rien… Je ne te dis rien. Tu préfères donc quelque jeune galant, comme ceux qui viennent ici boire et te font la cour. Que je te prenne encore à te laisser lutiner par eux, et tu auras affaire à moi, je t’en réponds.
« Voyez-vous cette péronnelle !…
« Je ne veux pas chez moi d’une servante que tout le monde cajole, caresse, et qui se laisse plaisanter par les clients…
Adèle était restée toute interdite, surprise elle-même par le geste impulsif qui lui avait échappé. Pourtant, elle ne voulait pas capituler :
— C’est votre faute aussi ! Aucun client ne m’a jamais embrassé.
— Je n’en sais rien !
— Oh ! Oh ! Vous êtes jaloux ! Cela vous va mal.
— Oui, je suis jaloux.
— Vous n’en avez pas le droit.
— Je le prends. S’il y a une belle fille dans ma maison, j’entends que ce soit pour moi et non pour d’autres.
— Voilà que vous m’injuriez maintenant. Rien ne vous permet de dire que je sois pour d’autres.
— Tu es pour d’autres si tu n’es pas pour moi. Voilà ce que j’ai à te dire. Et, si tu veux que j’oublie l’injure que tu m’as faite tout à l’heure, j’entends que ce soir, sans plus attendre, tu laisses ta porte ouverte, afin que sur le coup de minuit j’aille te retrouver dans ta chambre.
La servante était toute interdite de l’attitude imprévue de son patron.
— Je comprends mal, dit-elle.
— Tu comprends très bien.
— Vous ne parlez pas sérieusement.
— Très sérieusement. Je ne peux plus me passer de toi. Tu me fais trop envie !… Et je ne sais ce qui me retient de te demander sur-le-champ ce que j’exige pour ce soir.
— Sur-le-champ !
— Mais je me contenterai pour l’instant d’un baiser. La nuit que nous passerons ensemble n’en sera que meilleure.
Et, de nouveau, Honoré agrippa Adèle et l’embrassa, tandis qu’elle se débattait, réussissant cette fois à poser ses lèvres sur celles de la jeune fille.
— Donne-moi encore une gifle, si tu l’oses !
Adèle se contenta de hausser les épaules.
— Ça ne compte pas, dit-elle, quand c’est pris de force !
Mais l’hôtelier lui répondit :
— Allons, fâche-toi ! Voyons… Cela me rend amoureux davantage. C’est du piment que tu mets dans ma sauce !
— Eh bien ! Je ne me fâcherai pas, puisque vous le désirez.
— Te voilà plus complaisante !… Il n’y a tel qu’un baiser pour adoucir une fille rebelle !
— Vous n’avez pas peur !
— De quoi aurais-je peur ? De ma femme ?
— Peut-être !… Si elle vous surprenait tout de même ?
— Il n’y a pas de danger ! Elle ne se doutera de rien, et une fois couchée et endormie, ne supposera pas que je vais retrouver ma maîtresse !
— C’est de moi que vous parlez !… Mais je ne suis pas votre maîtresse !
— Tu ne l’es pas encore ! Mais tu le seras ce soir… Rien ne t’empêchera de m’appartenir.
— Vous avez bien de la présomption ! Et si je refuse pourtant !
— Là êtes vous content maintenant (page 7).
— Tu ne refuseras pas, voilà tout. Tu te diras que bien des femmes jalouseraient ton heureux sort !
— Bien des femmes !… Lesquelles donc, s’il vous plaît ?
— Je n’ai pas besoin de te les nommer.
Adèle, depuis un moment, avait pris un parti. Elle s’était dit qu’elle avait tort de se fâcher, et que, devant l’insistance et la colère de maître Honoré, mieux valait agir avec ruse.
Aussi reprit-elle son ton moqueur et enjoué pour dire :
— Mais je n’ai pas dit oui encore, il me semble.
— Tu le diras, je suis bien tranquille. Tu serais la première qui ne m’accueillit pas gentiment dans son lit.
— Vous n’êtes pas à ce point irrésistible.
— Peut-être. Mais je suis le maître dans cette maison.
— Oh ! Oh ! Le maître ! Pas pour cela.
— Pour cela, comme pour autre chose.
L’entretien aurait pu se prolonger longtemps sur ce ton. Il fut interrompu par l’entrée d’un client, ou plutôt de deux clients qui venaient trinquer et réclamèrent à boire.
Heureuse de cette arrivée opportune, Adèle s’empressa au-devant d’eux.
Mais tandis qu’elle passait devant maître Honoré, celui-ci lui glissa dans l’oreille :
— À ce soir. J’y compte !
Et sur ces mots définitifs, l’hôtelier se dirigea vers sa cave où il avait à faire.