Librairie Beauchemin, Limitée (p. 110-122).

Les cadeaux de Noël
du Père Joseph





La nuit s’annonçait splendide, dans les solitudes de la Nouvelle-France, le vingt-quatre décembre mil six cent dix-huit. La lune, toute ronde, épandait sur la neige une teinte bleutée, piquée de diamants, sur laquelle se dessinaient, en noir, les ombres altières des pins géants et les squelettes découronnés des érables. Rien ne remuait : la forêt semblait dormir et le ciel veiller sur son sommeil. Les arbres, immobiles, avaient l’air de sentinelles en faction, et le vent soufflait tout bas, comme retenant son haleine. Mais cette sérénité n’était que répit : un temps d’arrêt avant une rapide chevauchée.

Soudain, l’air apporta un ronflement assourdi, les rameaux frissonnèrent, en s’inclinant tous du même côté, comme pour saluer au prélude d’une danse ; un tourbillon passa, refoulant une vague ouateuse et scintillante sur la blancheur immaculée. La forêt s’éveillait ; elle repoussait sa couverture et sortait de sa couche. La bise claironna dans les branches agitées de toutes parts. En un instant, l’épouvantable saturnale avait succédé à la tranquillité grandiose. Pour ne plus voir, la lune s’enveloppa d’un épais voile gris.

À ce moment, deux hommes débouchèrent au tournant d’une clairière. Ils portaient le pittoresque costume des coureurs de bois. Leurs raquettes marquaient sur la neige un motif de broderie, que la rafale aussitôt effaçait, et dans l’atmosphère embuée leurs silhouettes imprécises et mouvantes avaient une allure fantastique.

— « Le vent a changé », dit l’un des voyageurs, en s’arrêtant pour respirer longuement. « Mieux vaut, je pense, nous installer immédiatement et laisser passer cette bourrasque. D’ailleurs, je crois bien que nous avons perdu notre chemin, car à l’heure qu’il est, nous devrions être rendus à la bourgade des Hurons. »

— « C’est aussi mon idée », reprit son compagnon ; « mais pour ce que cela est gai de passer la veillée de Noël blotti dans un trou de neige, j’aime autant différer un peu ce plaisir. Marchons, au moins, tant que nous pourrons suivre un sentier. Quelle fatalité que ce contretemps ; voilà ma petite célébration manquée. Je me proposais trop de plaisir à faire cette bonne surprise au Père Joseph. Le sort en est jeté, maintenant, le vin sera en retard et nous n’aurons pas de réveillon ».

— « Ah ! bien, mon ami, si c’est la cave du Père Le Caron qui excite tes regrets, tu peux te consoler ; je parierais que le pauvre récollet boit en ce moment de la neige fondue… Et quant au réveillon… la sagamité n’est pas meilleure, le jour de Noël. »

— « Oh ! oh ! répartit le premier, d’une voix goguenarde, le vin n’est pas chez les Pères, mais dans mon bagage. Depuis deux mois, j’ai trimballé deux précieuses bouteilles avec autant de soin que tu aurais gardé une sainte relique. »

— « À ton air suffisant, j’aurais dû me douter que tu portais un trésor, » riposta son camarade, railleur.

— « Je les ai achetées à Québec ; elles m’ont coûté de belles peaux de castor, mais je veux prouver au Père Joseph que je n’ai pas oublié ses soins. Sans lui, je serais, depuis trois ans, avec mes aïeux. Tu te rappelles cette flèche qu’un Sauvage m’avait traîtreusement tirée dans le cou ?… J’avais pris froid, et la gangrène s’était mise de la partie. Dévoré de fièvre, j’arrivai à la bourgade des Hurons. Et pendant quinze jours, le Père Le Caron me soigna comme un enfant ; si bien qu’au bout de ce temps, il ne me restait plus que la cicatrice que j’ai encore. Quand j’y pose le doigt, je me dis : « Mon garçon, tu as eu de la chance de rencontrer un bon religieux, avec sa petite trousse et son grand cœur, car sans cela le chiendent aurait déjà poussé sur ta tombe. »

— « Le bon Père appréciera ton attention, je n’en doute pas, mais je ne répondrais point qu’il se régalera de ton cadeau. »

— « Que veux-tu dire ? Oserais-tu prétendre qu’un homme de la valeur du Père Le Caron n’aimerait pas le vin ? Du vin de chez nous, du vin de France… »

— « Je ne dis pas cela, et je sais que le Père Le Caron est un héros, dont le nom passera dans l’histoire ; mais s’il se trouve dans la bourgade, un sauvage malade, ayant besoin d’un cordial, notre vénérable ami ne se fera nul scrupule de verser ta fine liqueur dans ce gosier profane. »

— « Hein !… j’aurais donné douze peaux de castor et porté ces bouteilles sur mon dos pendant des semaines, pour régaler un vulgaire sauvage ?… Ne dis pas de ces bêtises, Thomas, car je serais tenté de jeter les bouteilles dans la neige. »

— « C’est cela qui en serait une bêtise, Maxime ; à la moindre tentation de ce genre, préviens moi et je mettrai ton vin en sûreté dans mon coffre », répartit Thomas, en se frottant la poitrine.

Tout en devisant, les deux amis avaient fait un bon bout de chemin. Ils eurent une exclamation joyeuse : « Du feu, là-bas ! un campement ! »

— « Nous aurons de la compagnie pour la veillée de Noël, » ajouta Maxime.

— « Oui, et si l’on ne nous mange, nous mangerons » conclut Thomas. « Quels oiseaux sont nichés là, nous ne savons. Mais si nous n’avons pas trop dévié de notre route, ce doit être une bande de Hurons revenant de la chasse. Je le souhaite de tout cœur. »

Quelques instants après, les Français arrivèrent au campement, où, selon le vœu de Thomas, ils trouvèrent des Hurons. Ceux-ci revenaient de la chasse et s’étaient arrêtés à cause d’une femme malade, qui accompagnait son mari.

Étendue auprès du feu, la pauvrette était secouée de frissons périodiques, qui la rejetaient anéantie sur la peau d’ours servant de matelas.

Maxime et Thomas l’aperçurent en entrant dans la cabane.

— « Ma sœur est malade ? » demanda le premier, en huron.

— « Oh ! oui, bien malade », répondit-elle ; « j’ai froid, j’ai froid… »

Ses compagnons expliquèrent qu’ils avaient épuisé les jongleries ordinaires pour la guérir, mais que toutes étaient restées sans effet. Les coureurs de bois s’assirent auprès du feu. Maxime regardait avec compassion la pauvre femme, qui grelottait sur sa fourrure.

— « Dis donc, Thomas, crois-tu que quelques lampées de bon vin pourraient soulager cette malheureuse ?… »

— « Dans tous les cas, cela ne saurait pas lui faire de mal. Mais songerais-tu déjà à sacrifier tes précieuses bouteilles ?… Et le Père Joseph ?… Et la surprise que tu lui réservais ?… »

— « C’est vrai, mais je sais bien que s’il était ici… »

— « Tu as raison », interrompit son camarade, « un peu de vin chaud réconforterait la pauvre femme. »

Maxime tira de son sac l’une de ses bouteilles, versa une partie de son contenu dans une petite tasse de fer blanc, qu’il portait à la ceinture, le fit chauffer au bûcher et le présenta tout fumant à la sauvagesse, qui but avidement.

Quelques instants plus tard, une transpiration abondante s’établit, et la malade dit à Maxime :

« Vois, cette liqueur de vie a fondu la glace de ma chair, donne-m’en encore. » Le coureur de bois vida le reste de la bouteille, le fit chauffer, comme la première fois, et le tendit à la Huronne, qui bientôt s’endormit d’un sommeil reposant.

Les Sauvages émerveillés de ce changement subit, en témoignaient leur étonnement et leur gratitude. Ils invitèrent les Français à la régalade. Maxime et Thomas réveillonnèrent de poisson bouilli, de pain de maïs et d’un morceau de chevreuil grillé. Le tout arrosé de belle eau claire.

Après ce repas substantiel, on alluma les calumets.

Thomas, qui se faisait volontiers catéchiste, entreprit de raconter aux Sauvages, dans leur langue, le poétique mystère de Noël, la vie du Christ et la religion de paix qu’il est venu enseigner aux hommes.

Les Hurons écoutaient en silence, quelques-uns paraissaient intéressés ; mais l’Achigan, mari de la malade, était visiblement ému. Cependant, lorsque l’orateur se tut, ses auditeurs, sans faire de commentaires, s’enveloppèrent dans leurs manteaux de fourrure, pour dormir.

Maxime, qui ne partageait pas les idées apostoliques de son compatriote, lui dit, en s’étendant à côté de lui pour la nuit :

« Tu as une fois de plus prêché dans le désert, incorrigible parleur ; je tombe de sommeil et j’aurais volontiers coupé ton histoire en deux. D’ailleurs, pour ce qu’elle a paru intéresser tes auditeurs, tu aurais eu plus de mérite à te taire et me laisser dormir, puisque nous devons repartir dès l’aurore. »

— « Eh bien, dors maintenant, répondit Thomas, d’un ton bourru et ne radote plus tout haut, afin que je dorme, à mon tour. »

Fatigués par une longue marche, les Français ne s’éveillèrent qu’au matin. La malade était debout et vaillante, quoique faible encore.

La forêt avait repris son aspect de calme et imposante grandeur. Le soleil jetait sur la neige un poudroiement d’or, qui éblouissait ; le firmament était limpide et uniformément argenté. L’émouvante tarentelle était finie.

Les Sauvages levèrent le camp et vers midi, toute la troupe arrivait à la bourgade des Hurons. Les coureurs de bois s’arrêtèrent un peu en deçà, dans la cabane des Récollets.

Le Père Joseph s’y trouvait. Il reçut ses compatriotes avec effusion puis, après les compliments de bienvenus, les invita à partager son pauvre dîner.

C’était un maigre repas de Noël, en effet, qu’une chaudronnée de sagamité. Mais Thomas y ajouta quelques oiseaux, qu’il avait tués en route, et Maxime offrit la bouteille qui lui restait en disant : « Elles étaient deux sœurs jumelles, parties de Québec à votre intention, mais l’une d’elles s’est fourboyée en route, dans le gosier d’une sauvagesse malade. » Il raconta simplement le fait.

— « Vous êtes un brave cœur, » dit le Père Joseph.

Au fond des bois sauvages, dans une misérable cabane d’écorce, ces trois Français eurent une heure de franche gaieté. Le vin était un événement, il fut proclamé excellent.

Le Père Le Caron dit à Maxime :

« Il est bon, mais des deux bouteilles, celle qui me fait plus de bien au cœur, c’est l’autre. »

— « Je savais que vous le jugeriez ainsi, et je n’ai pas voulu manquer de vous offrir pour vos étrennes cette bonne action. »

— « C’est un cadeau que j’apprécie fort, » répliqua le religieux ému. À ce moment, la porte de la cabane s’ouvrit sans bruit et l’Achigan se glissa doucement à l’intérieur. Il s’assit sur ses talons, resta quelques minutes silencieux, puis, s’adressant au Père, en lui montrant Thomas : « Mon frère pâle a raconté cette nuit une merveilleuse histoire. J’en suis ému encore et je viens te demander si tu veux m’enseigner cette religion, qui fait de vous des hommes meilleurs que nous. »

— « Ah ! de tout mon cœur, répondit le Récollet, en l’embrassant.

Et, tendant la main à Thomas, il lui dit :

— « Vous aussi, mon ami, vous me donnez de belles étrennes. »