Librairie Beauchemin, Limitée (p. 92-109).

NOËLA




L’ambition est au fond de toutes les entreprises des nations civilisées, et celles qui se disputaient le sol d’Amérique, en 1749, n’en étaient point exemptes. Il y eût des empiétements et des conflits.

M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada, fit bâtir un petit fort entre les lacs Ontario et Érié, sur la route que suivaient ordinairement les Sauvages pour se rendre à Chouagen avec leurs pelleteries. Cet établissement fut appelé Rouillé, en l’honneur d’Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ministre colonial français, de 1749 à 1754. Mais ce nom fut bientôt abandonné pour celui de Toronto, qui prévalut définitivement.

La garnison de ce poste se composa, au début, d’une quinzaine d’hommes, sous les ordres d’un officier, M. de Portneuf, et de quelques ouvriers.

Le gouverneur Burnett, de l’état de New-York, fit aussi construire un poste à l’entrée de la rivière Oswégo.

Cependant, il était convenu que ces nations rivales devaient considérer comme territoire neutre tout le pays des Iroquois, qui s’étendait au sud du lac Ontario.

Mais, on n’avait guère de scrupules et tous les moyens semblaient bons pour ruiner les intérêts de l’adversaire. C’est ainsi que les colons de la Nouvelle-Angleterre s’efforçaient d’entretenir chez les Sauvages un sentiment anti-français, qui nuisait beaucoup à l’établissement de la colonie.

I


Dans la petite troupe de M. de Portneuf se trouvait un jeune homme, Romain Leroy, que le goût des aventures avait amené dans la colonie. Fils d’un Français et d’une Anglaise, il parlait couramment la langue de l’un et de l’autre. À son arrivée dans le pays, ce voyageur avait passé quelque temps chez les Jésuites à Québec et s’était occupé à étudier les dialectes sauvages, pour lesquels il semblait avoir d’étonnantes aptitudes.

Ce Français avait l’humeur gaie et indépendante ; au fort, où la vie manquait de distractions, il devint le boute-en-train de la maison.

La propagande hostile des Anglais se reflétait même dans les dispositions des Sauvages amis des Français, et donnait à ceux-ci de sérieuses inquiétudes.

On en causait souvent au fort de Toronto. Un jour que M. de Portneuf avait reçu de mauvaises nouvelles des agissements des Indiens, il en parla à Romain, dont il était l’ami :

« Tout le mal vient des calomnies que les Anglais répandent sur notre compte, lui dit-il ; les Sauvages sont crédules et ne nous connaissent que d’après la triste réputation que nos ennemis nous ont faite auprès d’eux. De sorte qu’ils nous tiennent pour des gens sans honneur, capables de toutes les infamies. »

— « Il faudrait donner un démenti à messieurs les Anglais, en prouvant aux indigènes que nous sommes tout autres qu’on nous a représentés, » ! répondit Leroy.

— « Oui, mais cela ne peut être que l’ouvrage du temps, et en attendant de nous mieux connaître, les Sauvages nous trahissent. Nous ne sommes plus en sûreté qu’avec ceux qui, ayant vécu près de nous, sont bien renseignés sur nos intentions à leur égard. »

— « Il faut aller vivre chez les Sauvages, » répliqua le jeune homme, d’un ton déterminé.

Le commandant le regarda étonné.

« Je ne badine pas, reprit Romain, je ne vous cache point que, depuis quelque temps, je trouve les émotions par trop uniformes dans ce fort, où nous ne faisons que passer de l’inquiétude à la crainte et de la crainte à l’angoisse. J’ai pensé sérieusement à aller chercher quelque diversité et des plaisirs nouveaux chez les Sauvages, tout en m’occupant à faire des niches à nos détracteurs. »

Quelque temps après, profitant de la visite d’un groupe de Sauteux au fort, Romain les suivit avec l’intention de passer l’hiver dans leur pays. L’entreprise offrait de terribles risques, mais notre héros était à l’âge où l’on jette avec insouciance sa vie dans une aventure qui exalte la passion. Et le mot patrie ne résonna jamais en vain aux oreilles des pionniers de la Nouvelle-France.


II


Il y avait un mois que Romain était dans la tribu des Sauteux lorsque l’Aurore, fille du chef Mataza, lui mettant doucement la main sur l’épaule, demanda avec émotion : « Le cœur de mon frère pâle est-il libre ? » Le Français répondit galamment : « Il l’était à mon arrivée dans cette tribu, mais depuis que les beaux yeux de l’Aurore se sont arrêtés sur les miens, je n’ai plus rêvé que d’elle. »

— « Les paroles de mon frère sont comme le miel, mais expriment-elles bien sincèrement sa pensée ? »

— « Pourquoi ma sœur douterait-elle de ma sincérité ? Le miroir du ruisseau ne lui a-t-il pas dit qu’elle est belle comme l’aurore dont elle porte le nom ? »

— Plusieurs jeunes gens de la nation m’ont dit que je suis belle et m’ont demandé d’entrer dans leur wigwam, mais mon cœur était indécis, et chaque fois qu’on me pressait de faire un choix, une voix mystérieuse, au-dedans de moi, me disait : « Attends, garde ton amour pour celui qui n’est pas venu encore. Un jour le destin le prendra par la main et le conduira devant toi. Quand tu es entré dans cette bourgade, il m’a semblé que tu étais celui que j’avais attendu, et mon cœur a bondi au-devant de toi. »

Ému de l’aveu candide et de la beauté sans artifice de cette enfant des bois, qui lui offrait simplement sa vie et sa pensée, le jeune Français se mit à l’aimer sincèrement.

Peu de temps après, il dit à la jeune fille : « Tu es celle que mon âme a cherchée jusqu’ici et je ne veux plus te quitter. »

— « Réfléchis bien à ce que tu dis », répondit-elle sérieusement. « Tes paroles sont un serment et ton geste sera un renoncement pour toi et tous ceux qui naîtront de toi ; si j’entre dans ton wigwam, tu deviendras l’un des nôtres, tes enfants seront mes enfants, et leur ambition ne devra pas dépasser celle de leur mère. Ils vivront toute leur vie dans la liberté de cette forêt. Si ton cœur hésite, s’il craint de se retrouver triste et plein de regret, au souvenir de ceux que tu as laissés dans ton pays, va-t’en, et je penserai à toi comme on se rappelle un beau rêve de la nuit, qui s’évanouit au réveil. »

— « M’en aller, je ne le veux pas, où tu vis, je veux vivre ; le passé n’existe plus et je ne veux attendre mon bonheur que de toi, dans l’avenir. »

Le soir même, en présence de toute la nation, Romain Leroy épousait l’Aurore, fille de Mataza.

Dans la tribu, on considéra cette alliance comme un événement heureux, car le nouvel époux avait déjà su conquérir l’affection des sauvages.

Et des jours heureux coulèrent pour le jeune ménage.

Romain s’enivrait de liberté dans la forêt clémente et sans préjugé et si, parfois, son esprit s’abandonnait à la douceur berceuse d’un lointain souvenir, il n’en gardait aucune mélancolie.


III


C’était l’été, de la terre il montait des tiédeurs parfumées et les oiseaux, au bord des nids, gazouillaient des propos d’amour.

Romain sortit du village, accompagné de deux jeunes sauvages, Le Pied Léger et l’Œil de Corbeau, pour une chasse matinale.

Ses compagnons revinrent seuls et racontèrent que le visage pâle les avait quittés pour retourner vers les siens.

— « Malheur à celui qui trahit ma confiance, s’écria Mataza, ivre de fureur. Si Le Pied Léger a dit la vérité, mon bras vengeur s’étendra sur le visage pâle, mais si le mensonge vient sur les lèvres du Pied Léger, pour cacher une mauvaise action, il connaîtra tout le poids de ma vengeance. »

Mais le Sauvage jura qu’il avait dit la vérité et son camarade confirma ses dires.

Cela causa une véritable panique dans la tribu, qui avait donné sa confiance au jeune Français.

La pauvre Aurore, portant dans son sein le fruit de son amour, songeait avec horreur à la hideur de son abandon. Elle ne pouvait croire à la déloyauté de son mari, et sans plus oser l’avouer, elle l’attendait encore. Les jeunes gens de la nation qu’elle avait refusés pour épouser le visage pâle, ne manquaient point de lui répéter qu’il s’était dégoûté de son amour, qu’il avait été repris par le souvenir irrésistible des femmes de sa race et qu’il avait brisé à jamais une union, qui n’avait été pour lui qu’un divertissement.

Cette fille des forêts n’avait jamais vu de femmes blanches et un de ses anciens courtisans, qui avait été jusqu’à Montréal, lui parlait obstinément de ces femmes dont la peau était comme les pétales des fleurs et les yeux attirants comme la mer.

Alors, la jalousie la mordait sauvagement au cœur et elle formait des desseins cruels. Mais, quand elle se retrouvait seule dans la solitude, que Romain lui avait appris à aimer, elle ne voulait plus douter de lui et se jurait de l’attendre toujours.

Mataza, humilié de l’abandon de sa fille et furieux d’avoir été victime de la finesse de l’étranger, préparait sa vengeance. Il organisa une expédition ayant pour but de détruire le fort de Toronto, où il croyait que son gendre s’était réfugié.

Le Pied Léger se posa de nouveau comme prétendant à la main de l’Aurore, qui l’avait déjà refusé, mais qu’il n’avait pas cessé d’aimer.

Ce jeune guerrier était considéré comme un parti avantageux dans la tribu et cette fois, Mataza imposa sa volonté.

L’Aurore fut simplement avertie que le lendemain même, avant le départ des guerriers pour l’expédition contre les Français, elle devrait épouser le gendre que son père s’était choisi.

La jeune femme ne se révolta point, elle n’implora pas davantage, elle ne pleura même pas.

Mais le lendemain matin, on la chercha en vain dans le village. Elle avait fui.


IV


La forêt toute blanche avait l’air d’une morte sous son linceul et la nuit, la nuit discrète et complice épandait sur cette solitude le mystère inquiétant de l’ombre.

Se glissant entre les arbres, craintive et prudente, une femme bravait l’horreur des ténèbres et le danger des rencontres redoutables.

Et pendant deux jours et deux nuits l’Aurore marcha ainsi, héroïque et infatiguable, se reposant à peine quelques heures dans un trou de neige, pour aller prévenir les Français des mauvais desseins de ses compatriotes. Elle arriva au fort épuisée de fatigue et de privation.

Quand elle eut constaté que son mari ne s’y trouvait pas, le désespoir de la malheureuse fut épouvantable.

À cause de son état de santé et parce que sa mission pouvait désormais la rendre suspecte à ceux de sa race, on décida de la garder au fort. L’expédition commandée par Mataza s’approcha de Toronto, mais constatant que les occupants étaient sur leurs gardes, les Sauvages n’osèrent pas risquer une attaque et s’en retournèrent sans avoir rien fait.


V


Un Missionnaire qui se dirigeait vers le pays des Sauteux rencontra dans la forêt un homme qui suivait le même chemin que lui.

En se reconnaissant les deux voyageurs eurent une exclamation de joie, car ils étaient compatriotes. Le nouveau venu n’était autre que Romain Leroy, qui s’en revenait vers son foyer rustique.

En route, il raconta au religieux ce qui lui était arrivé :

« Je m’étais aventuré dans la forêt avec deux jeunes gens de la nation des Sauteux. M’étant élancé à la poursuite d’un chevreuil, l’excitation de la chasse m’empêcha de considérer que je m’étais éloigné de mes camarades et que des Iroquois avaient été vus, peu de temps auparavant, rôdant non loin de notre territoire.

Lorsque je fis cette réflexion, je n’eus pas le temps de mettre à profit la pensée de prudence qu’elle me suggéra, car trois robustes sauvages se jetèrent sur moi et, en un instant, me ligotèrent et m’emportèrent vers le poste anglais. Cette constatation me rassura, car je compris que j’étais un gibier qu’on était venu chasser pour le compte de nos ennemis. Je ne devinais pas ce que me voulaient les gens du sieur Burnett, mais je pouvais être assuré, au moins, qu’ils ne convoitaient pas ma chair pour en faire un plat du dimanche. Cela suffit à me rasséréner, car tant qu’il y a vie, il y a espoir, et j’étais bien décidé à ne pas prendre racine chez les Anglais.

Ceux-ci étaient renseignés sur mes faits et gestes ; ils avaient compris le rôle que j’étais venu jouer chez nos alliés et avaient pensé que le plus sûr moyen d’y mettre un terme était de m’enlever de la place.

Je trouvai au poste d’Oswégo un de mes cousins maternels, qui, étant officier, avait été l’instigateur de la petite tragédie dont j’étais l’objet. Il avait pensé que notre parenté et beaucoup d’alléchantes promesses me feraient changer d’allégeance. Et le brave garçon voulait mettre au profit du commerce anglais ma connaissance des langues sauvages.

J’ai été traité avec considération et, tout en étant l’objet d’une active surveillance, je jouissais d’une liberté relative, que j’ai su mettre à profit, comme vous pouvez le voir.

Je me gardai bien de découvrir mon jeu, je laissai croire à mes capteurs tout ce qu’ils avaient besoin de croire, en vue de faciliter l’évasion que je préméditais. Et je puis me vanter de leur avoir causé un rude désappointement, quand ils auront constaté mon départ. Mon aimable cousin croyait m’avoir converti à la trahison.

Mais j’ai laissé dans la bourgade des Sauteux une petite épouse indienne qui a dû pleurer toutes les larmes de ses yeux en attendant mon retour. Et puis, j’enrageais, en pensant à l’effet désastreux que mon absence inexpliquée pouvait avoir sur nos relations avec nos sauvages alliés. Je connais si bien leur caractère soupçonneux. Et je les sais capable de venger sur tous la trahison d’un seul.

La fête de Noël, avec la complicité du vin français, m’a fourni l’occasion que je guettais depuis longtemps.

On avait fait des provisions, afin de célébrer dignement cette fête au fort d’Oswégo, où les distractions ne sont pas communes. Mais ces gens assoiffés n’ont pas su résister à la physionomie engageante d’un plein baril de vin. Ils ont voulu anticiper. Et je ne vous cache point que je me suis employé à aiguiser la tentation, en vantant l’arôme et en exaltant les qualités de la divine liqueur. Hier soir, le vin coula si abondamment dans ces gosiers profanes, qu’après quelques heures, tous les buveurs étaient endormis ; il ne restait pas un homme éveillé pour donner l’alarme. C’était ce que j’attendais. Maintenant, je ne crains plus d’être repris. »

À son arrivée dans la bourgade des Sauteux, Romain fit l’effet d’un revenant, tant on avait désespéré de le revoir.

En apprenant la disparition de sa femme et le départ de Mataza pour le fort de Toronto, Leroy décida de s’y rendre immédiatement, afin de prévenir l’attaque, s’il en était encore temps, mais aussi dans l’espérance que l’Aurore était allée le chercher de ce côté et qu’il la retrouverait. Il arriva au fort le matin de Noël.

On ne décrit pas un bonheur comme celui de l’Aurore en revoyant son mari. Elle dit simplement en se jetant dans ses bras : « Je savais que tu reviendrais ; la voix mystérieuse qui m’annonçait ta venue, quand je ne t’avais jamais vu, me prédisait ton retour. Je savais bien que tu n’avais pas trahi »

Quelques heures plus tard, Romain, tenant un bébé dans ses bras, appela ses camarades et leur dit : « C’est une fille, vous êtes tous parrains et c’est Noëla qu’on l’appelle. »