Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 05

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 493-504).


V

Les toilettes de Marguerite.


C’était une belle joueuse, cette Marguerite Sadoulas, une vraie Marguerite de Bourgogne ! Vous la verrez au théâtre de la Porte-Saint-Martin, quelque jour ! Elle n’enlevait aucune carte à ses adversaires. À quoi bon ? elle avait ses cartes à elle, toutes faites.

Loin d’entraver le tournoi, elle ouvrait les barrières toutes grandes. Voyez quel délicieux paradis elle avait donné à Roland et à Nita pour leur première entrevue d’amour ! Et comme elle avait aplani les obstacles sur leur route ! Et comme aussi elle avait éloigné de leur tête-à-tête jusqu’au bourdonnement des voisins importuns.

Sous le masque, on trouve aisément la solitude au milieu de la foule ; Marguerite savait bien cela, elle qui avait porté tant de masques. C’est égal ! dans sa complaisante sollicitude, elle avait sablé de fin les moindres rugosités de la route, et sur le sable, volontiers, eût-elle ajouté un lit de feuilles de rose.

Ah ! c’est qu’il ne lui fallait point, aujourd’hui, des amoureux à la glace ; elle avait fait dessein de chauffer au rouge, cette nuit, la tiède atmosphère de cet honnête faubourg Saint-Germain.

Elle avait besoin pour son drame de deux jeunes premiers nerveux, alertes, dispos, ardents. Tout ce qui pouvait allumer leur sang et leurs sens lui était bon. Qu’est une bonne pièce mal interprétée ? une déroute : la pièce de Marguerite était bonne, quoique hardie au-delà des limites permises de la témérité. Pour jouer cela, il fallait du vitriol dans les veines de ses marionnettes.

Le lecteur a deviné depuis longtemps que le Buridan de la princesse d’Eppstein était Roland de Clare, M. Cœur en personne. Avant de suivre Roland et Nita dans ce sanctuaire, préparé par Marguerite pour la fête pure et charmante de leurs jeunes amours, il nous faut accompagner encore, pour un moment, cette Marguerite qui avait pris sur ses belles épaules le poids d’un monde à soulever.

Nous l’avons vue quittant le bal où elle avait mis en scène, dans toute la rigueur du terme, le prologue de son effrontée comédie.

Dans ce prologue, elle avait dit son dernier mot ; le reste du premier tableau pouvait et devait se jouer sans elle. Il faut les entr’actes pour reprendre haleine, souffler et changer de costumes.

Dans l’escalier qu’elle montait à la hâte pour gagner son appartement, le vicomte Annibal Gioja la suivait essoufflé.

Sa première et sa seconde femme de chambre attendaient à la porte de son boudoir. Elle refusa leurs services, disant :

— Ce dont j’ai besoin, c’est une minute de repos. J’étouffe.

Elle entra et poussa le verrou sans bruit derrière elle. Annibal l’accompagnait toujours.

Du repos, cette nuit ! quelle moquerie ! Vous allez voir comme Marguerite se reposait !

— Monsieur le vicomte, dit-elle en ouvrant à deux battants l’armoire laquée dont elle avait emporté la clef, dans votre beau pays, on prétend que les hommes ont très souvent des talents de femme.

— On le prétend, belle dame, répondit Gioja qui se mit dans une bergère et s’éventa avec son mouchoir de batiste brodé.

— J’ai besoin d’une camériste, reprit la comtesse.

Annibal eut son sourire d’ivoire, et repartit doucement :

— C’est un autre emploi que j’avais espéré chez vous.

La comtesse prenait à pleines mains dans son armoire de la gaze, de la soie, des rubans et disposait tout cela sur les meubles.

— Allons ! debout, dit-elle. L’autre emploi n’est ni vacant ni donné. Vous avez des qualités, Annibal ; mais j’ai peur que vous n’ayez pas cette bravoure un peu brutale, — vous savez ? Je vous crois doué seulement du courage civil.

— Je me suis battu en duel sept fois, belle dame, repartit le vicomte sans s’émouvoir autrement ; mais il est certain que j’aime mieux regarder la pointe d’une épée que le blanc des yeux de certains hommes.

— Les yeux de M. Cœur, par exemple ?

Annibal s’était levé. Il s’inclina, comme il eût dit : c’est vrai.

Ils ont leur franchise.

— Et le notaire ? demanda Marguerite en riant.

— Ces deux-là se mangeraient à belles dents ! répondit Annibal avec conviction.

Marguerite l’appela d’un signe amical et murmura :

— Vous êtes un Napolitain de beaucoup d’esprit, vicomte. Venez là et faisons ma toilette. Ils se mangeront si je veux.

Les débris du volcan ravagé couvraient déjà le tapis. Tout ce rouge, toute cette pourpre, toutes ces flammes sanglantes tombaient autour de Marguerite comme feuilles mortes au mois de novembre. C’était bien une actrice et ce n’était que cela. Pensez-vous ? on l’avait sifflée cette splendide créature, parce que l’agent de change d’une vulgaire coquine l’avait voulu. Et qui sait si tout ne venait pas de là ? Vingt-cinq louis de sifflet peuvent précipiter une âme en enfer. Vingt-cinq louis d’agent de change !

C’était toujours une actrice, car sous son « volcan » elle avait un habit de ville. Les soldats se couchent tout habillés à la veille d’une bataille. Marguerite était préparée et gréée pour n’importe quelle transformation. À la rigueur, elle n’avait qu’un manteau à jeter sur ses épaules pour monter dans une chaise de poste et s’éveiller, fraîche comme une rose, à Bruxelles ou à Turin.

En voyant cette robe de dessous, le vicomte Annibal dit :

— À la bonne heure ! la morale est sauvée !

Le regard que lui jeta Marguerite n’était pas exempt d’une certaine nuance de raillerie.

— À l’ouvrage ! fit-elle. Et vite ! nous ne sommes pas ici pour causer.

Ma foi, le vicomte Annibal pouvait avoir encore d’autres mérites, mais il est certain que, comme femme de chambre, il valait son prix. Tous les vicomtes, en définitive, ne sauraient pas coiffer une dame aussi nettement que le perruquier du coin. Il faut avoir étudié. Le vicomte Annibal prit d’une main savante cette fameuse perruque que Marguerite avait commandée chez le grand coiffeur de la rue Richelieu, le soir de sa première entrevue avec Léon de Malevoy ; il l’examina en connaisseur et la planta d’un temps sur la noire chevelure de la comtesse. La perruque était blonde.

— On dirait les cheveux de cette chère petite princesse ! murmura-t-il. Savez-vous que, dès la pastourelle, l’intimité était complète ? Ils s’entre appelaient mon cousin et ma cousine à bouche-que-veux-tu ?

— Bah !… fit Marguerite. Si tôt !

Elle ajouta :

— Puisque c’est la même nuance, coiffez-moi comme Nita.

Sur l’honneur, Annibal y avait la main. Sait-on ce qu’ils ont fait là-bas, avant d’arriver vicomtes à Paris ?

Il coiffait bien. Il coiffait très bien.

Marguerite se regarda dans la glace et lui pinça la joue maternellement.

Elle était blonde, et plus jolie. Blonde à ravir.

— Au teint, maintenant, Lisette, dit-elle. Un teint de blonde ! Le teint de Nita !

Annibal frisa bien un peu sa moustache d’ébène, à ce nom de Lisette, mais il prit sur la toilette la boîte à fard, qui avait presque autant de compartiments qu’une boîte à pastels.

Nous savons de quelle passion il aimait la peinture. En deux minutes, avec son pinceau d’ouate il eut brossé sa blonde, délicate comme une rose de Bengale.

Fi de ceux qui ne savent pas rendre justice au talent ! La comtesse ne lui épargna point les éloges.

— Au costume, maintenant, dit-elle. Et attention ! Regardez-moi bien tout cela !

Annibal obéit. Ses yeux errèrent parmi tous ce frais fouillis de couleurs tendres et suaves. Il ne reconnut rien d’abord.

— N’avez-vous point vu quelque chose de pareil cette nuit ? demanda Marguerite à voix basse.

— Cette nuit ! répéta Annibal qui devint rêveur.

Il commença l’œuvre de la toilette sans rien ajouter. C’est à peine si la comtesse eut besoin de le diriger dans son travail. L’opération était à plus de moitié lorsqu’il murmura :

— Madame, ceci est une dangereuse confidence !

— Ah ! ah ! fit Marguerite, vous avez compris, à la fin !

— J’ai compris depuis longtemps, Madame.

— Et vous ne disiez rien ?

— Je réfléchissais, prononça lentement Annibal. Cela ne mérite-t-il pas réflexion ?

Marguerite se retourna, et leurs yeux se choquèrent.

— Ah ! fit-elle, vous réfléchissiez sans ma permission ! À quoi ?

— Il n’y a qu’un nom, répliqua le vicomte, pour désigner l’homme à qui l’on se confie si profondément… et quand on n’épouse pas cet homme, on le tue.

La comtesse haussa les épaules. Il ne manquait plus à son costume que le manteau de gaze. Sa taille et sa tournure étaient déjà exactement celles de la princesse d’Eppstein.

— Mon pauvre Annibal, dit-elle, vous ne me croiriez pas si je vous disais : je vous aime, et vous auriez raison ; je ne vous aime pas. Je n’ai jamais aimé personne, je n’aime personne, je n’aimerai personne… Plus haut, ces nœuds d’azur, je vous prie ; Nita les a presque sur l’épaule… Qui vous a dit que vous ne seriez pas mon mari ?

— Vous avez inventé encore un duc de Clare cette nuit… Un Italien comme moi : ce prince Policeni.

— J’en inventerai d’autres… disposez les contre-glaces, afin que je me voie par-derrière… Bien ! cette affaire doit se présenter au public sous la forme d’une énigme inextricable : c’est nécessaire… L’écharpe qui tombe de mes tresses descend trop bas ; fixez-la à gauche, près de ma ceinture. Vous êtes-vous piqué, pauvre Annibal ?… J’ai besoin, pour en revenir à nos moutons, j’ai besoin d’un imposteur solennellement démasqué : ce garçon sera l’imposteur… démasqué.

— Le prince Policeni ?

— Fils d’un ancien piqueur du duc Guillaume, et qui, par conséquent, peut connaître tous les secrets de la maison, et en abuser.

Les yeux d’Annibal s’ouvrirent tout grands.

— Et M. Cœur ? fit-il.

— Quand vous avez parlé de lui et du notaire, prononça très bas Marguerite, j’ai cru que vous aviez deviné… N’aviez-vous pas deviné ?

Annibal disposait les plis du voile.

— C’est une machine de la force de cent chevaux, murmura-t-il, dont les courroies sont des fils d’araignée ! J’ai le vertige.

— Les filets de Vulcain qui prirent le dieu Mars en personne, répondit Marguerite d’un ton léger, étaient, dit-on, faits ainsi. N’ayez pas d’inquiétude pour ce qui me regarde. Avec vingt brins de soie, tressés convenablement, on étranglerait un géant. Tout autre que moi, peut-être, se perdrait parmi ces fils ; pour moi, ce n’est qu’un jeu… Et mettez, s’il vous plaît, vos yeux dans mes yeux, Annibal : vous êtes le duc de Clare ; je vous le dis tout simplement et sans jurer sur ceci ou sur cela. Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, rien de sacré sur quoi nous puissions jurer ou croire. Vous êtes le duc de Clare ! le seul possible, au moins, en tant que je serai, moi, la duchesse de Clare. Je vous ai choisi entre tous, parce que je vous connais, parce que vous me connaissez, parce qu’il n’y a pas au monde en dehors de vous un homme que je méprise assez pour lui donner une apparence de droit sur moi. Me croyez-vous ?

Ses grands yeux étaient clos à demi et ses narines délicates enflaient leurs ailes mobiles.

Un peu de rouge vint aux joues féminines du vicomte.

Il y avait en lui de la colère, mais aussi de la joie.

À chacun, cette femme savait parler la langue précise de sa conscience.

Le vicomte croyait autant qu’un homme comme lui peut croire à une femme comme Marguerite.

Elle s’éloigna de lui et fit bouffer d’un mouvement gracieux les plis argentés de la gaze qui l’enveloppait comme une brume toute remplie de pâles et mystérieuses étincelles.

— Vous êtes plus jeune qu’elle ! murmura Annibal en un élan de sincère admiration.

— Et plus belle ! dit orgueilleusement Marguerite.

— Et plus belle ! répéta Annibal. C’est vrai ! c’est miraculeusement vrai !

Marguerite mit son masque.

— Corbac ! s’écria le vicomte en frappant ses mains l’une contre l’autre. Il y a sorcellerie ! C’est elle-même ! des pieds à la tête !

— Mais la voix… s’interrompit-il.

Une voix douce et grave, mais musicale comme un chant, tomba de ces lèvres que le masque cachait désormais. Elle dit :

— Mon cousin, mon pauvre bon père vous a cherché bien longtemps…

Annibal tressaillit et regarda tout autour de lui.

— Est-ce vous qui avez parlé, Madame ? demanda-t-il confondu.

— Oui répliqua Marguerite, avec un rire victorieux. Oh ! j’ai étudié mon rôle à fond !

— Mais, fit Annibal, ce sont les propres paroles qu’elle disait à M. Cœur, au moment où je passais derrière eux, pendant le quadrille.

— Ses propres paroles, répéta Marguerite. Je n’y ai rien changé.

— Vous n’étiez pas là ! Vous étiez avec le notaire !

— Je suis partout, — quand je veux.

Elle jeta un dernier regard à la glace.

— Alors, dit-elle, vous êtes content de moi, Monsieur le duc ? Je vais subir tout à l’heure une épreuve bien autrement décisive. Je vais aller chercher des nouvelles de mon excellent tuteur… N’est-ce pas le devoir d’une pupille bien apprise ?

— Vous allez affronter votre mari ! s’écria le vicomte effrayé.

— Qu’ai-je à craindre ? demanda Marguerite. Remarquez bien cela : jusqu’au dernier moment, je ne cours aucun danger, même au cas où je serais découverte. Ne sommes-nous pas au bal masqué ? ces espiègleries, ces imitations de costumes, ces surprises plus ou moins réussies ne sont-elles pas un des meilleurs plaisirs du bal masqué ?

— Certes, fit Annibal, mais au dernier moment ?

La voix de Marguerite s’altéra.

— Je me charge du dernier moment ! prononça-t-elle d’un accent sombre et résolu. Avez-vous porté les pistolets chez la princesse ?

— J’ai porté les pistolets.

— Il n’y avait personne au petit hôtel ?

— Personne… pas un seul domestique !

— Et vous avez placé les armes ?…

— À couvert, sur le guéridon… mais ne puis-je savoir ?…

— Rien ! l’interrompit froidement Marguerite. Vous diriez que je suis folle ! Quand tout sera fait, vous comprendrez… Et vous admirerez, je vous en donne ma parole ! Nous avons fini ici. Sortons.

Annibal se dirigeait vers la porte du boudoir. Marguerite l’arrêta.

— Pas par là, dit-elle. Par là, c’est le volcan qui est entré, c’est le volcan qui doit sortir par là ; le nuage d’été a une autre issue.

Elle rentra dans sa chambre à coucher, poursuivant d’un ton enjoué :

— Il paraît qu’on s’aimait ici autrefois. Ces bons vieux ducs de Clare et leurs duchesses étaient fort bien ensemble. Dans mon alcôve, il y a une issue sentimentale qui mène au corridor conduisant aux appartements de l’autre aile. Cela servait au temps du vieux Roland de Clare, qui venait voir ainsi discrètement dame Raymonde-Dorothée de Chevreuse-Lorraine, son épouse… Passez !

Ils étaient dans le corridor. Marguerite ferma la porte à double tour, et en présenta la clef à Annibal.

— Pourquoi faire ? demanda ce dernier.

Marguerite lui serra la main fortement.

— Annibal, dit-elle d’un accent étrange, si je faisais un faux pas, cette nuit, si je glissais… on peut glisser… si je tombais, enfin. Annibal, me regretteriez-vous ?

— Oh ! Madame ! voulut s’écrier le vicomte.

— Ne prenez pas la peine de mentir, Annibal ! l’interrompit Marguerite. Vous ne me regretteriez pas. Je vais vous dire pourquoi, c’est que vous n’auriez pas le temps. Chacun prend ses précautions, mon ami. Si je mourais cette nuit, vous ne seriez pas en vie demain matin, c’est moi qui vous l’affirme !

Quoiqu’il fît sombre dans cet étroit couloir, on eût pu voir l’Italien trembler et chanceler.

— Rassurez-vous, poursuivit Marguerite, il y a cent à parier contre un que je ne mourrai pas. Je me porte bien, et je suis gardée contre tous autres, comme je me garde contre vous. C’est la vraie confiance. Vous trouviez tout à l’heure que je me fiais à vous trop abondamment ; je vais aller beaucoup plus loin, je vais mettre le sort entier de ma partie entre vos mains. Approchez-vous, je vais parler très bas, ces vieux murs pourraient avoir des oreilles.

Elle mit ses lèvres jusque sous les brillants cheveux du vicomte, qui fit un geste d’étonnement.

— Il le faut ! reprit-elle ; il le faut absolument ! Mme la comtesse du Bréhut de Clare ne peut abandonner ainsi sa fête. Elle doit se montrer de temps en temps dans ses propres salons… Et ses chambrières qui l’ont vue rentrer chez elle, doivent la voir ressortir… En connaissez-vous une qui ait ma taille, ma tournure ?

Annibal réfléchissait.

— Pas trop cher, poursuivit Marguerite. Une grosse somme donnerait des soupçons : quinze ou vingt louis : c’est le prix d’une plaisanterie… Vous la ferez entrer par ce corridor, vous lui mettrez mon costume de volcan sur le dos, vous la ferez passer devant mes femmes de chambre bien ostensiblement, et vous ne la quitterez pas d’une semelle, entendez-vous, jusqu’au moment où j’aurai besoin de vous… Alors, son rôle sera fini… Est-ce entendu ?

— C’est entendu, répondit le vicomte qui descendit l’escalier d’un air soucieux.

Au lieu de passer la porte des salons, il prit le vestibule, mit son manteau et sortit.

Marguerite, elle, de son pas léger et tranquille, traversa toute la longueur du corridor et gagna l’aile opposée où étaient les appartements du comte. On ne peut pas dire qu’elle fût pensive ; ses réflexions étaient faites. Elle marchait vaillamment dans cette route tortueuse, dont elle avait marqué d’avance tous les coudes et tous les retours.

Dans l’antichambre du malade, un vieux valet dormait à demi.

— Comment va-t-il, bon Valentin ? demanda Marguerite en entrant.

— Ah ! Madame la princesse, répondit le valet, comme on reconnaît bien Votre Altesse, malgré le masque… M. le comte est avec son médecin et une dame que je ne connais pas. Il va être bien content de vous voir.

Marguerite hésita et fut sur le point de se retirer.

Mais, après tout, c’était une épreuve. Et quelle épreuve plus décisive pouvait-on choisir ? Marguerite savait le nom de la dame qui était avec le docteur Lenoir. Elle allait affronter la présence de Rose de Malevoy, l’amie de pension de Nita ! Elle allait défier le regard de Rose de Malevoy, son instinctive, sa mortelle ennemie !

Elle entra et dès le seuil :

— Bon ami, au risque de vous déranger, je suis venue. On m’a dit que vous vous trouviez beaucoup mieux.

— Nita ! s’écria une femme en domino noir qui était debout au chevet du lit où le comte se tenait sur son séant, que je suis contente de te voir !

— Rose ! fit la comtesse, qui s’arrêta comme frappée de surprise. Ton frère vient de me dire que tu étais souffrante, et j’ai ta lettre annonçant que tu ne viendrais pas. Que signifie cela ?

Le docteur Lenoir et le comte gardaient le silence. Évidemment, on avait tenu conseil ici.

Marguerite alla droit à Rose et l’embrassa.

— Je n’ôte pas mon masque, dit-elle, il est pris dans mes cheveux et je crois qu’il faudra me tondre pour me l’enlever.

— Tu as donc vu mon frère ? demanda Mlle de Malevoy.

— Mais oui, répondit la fausse princesse d’Eppstein qui s’approcha du malade et lui donna son front à baiser. — Je le quitte.

— Et sait-il ce qui se passe ici ?

— Ici ? répéta la princesse d’un air innocent. Il se passe quelque chose ?

— Cet Italien qu’on promène ! poursuivit Mlle de Malevoy avec colère, ce prince Policeni ! tu n’as pas entendu que tout le monde l’appelle déjà le duc de Clare !

— Ma foi non, répondit la prétendue Nita ; j’ai causé avec Roland…

— Chère enfant ! murmura le comte. Nous veillons pour vous.

— Bon ! pensa Marguerite, mon mari est franchement contre moi… Ayez donc des remords !

— Vous avez été plus heureuse que nous, princesse, dit en ce moment le docteur Lenoir. Nous avons essayé de parler à M. de Malevoy ; mais Mme la comtesse n’a cessé de l’accaparer.

— C’est vrai, dit Marguerite. Que pouvaient-ils donc avoir ensemble ?… Bon ami, vous avez bien meilleur visage.

— Voulez-vous me permettre de vous demander, reprit le docteur, si c’était vous qui étiez tout à l’heure dans le billard, ici, au-dessous ?

— Et si tu étais avec M. Roland ? ajouta Rose.

— Nous avons été ici et là, répliqua Marguerite ingénument. Je pense bien que nous sommes entrés dans le billard.

— Et l’on vous a laissé passer ? interrogea le comte.

— Ah ! non ! fit la fausse Nita, comme si un souvenir subit l’eût frappée. Je me le rappelle maintenant. Ce grand dadais de M. Constant, déguisé en maître de cérémonies, nous a barré le passage en marmottant : « Mme la comtesse vous prie de l’excuser… » ou quelque chose comme cela.

— Alors, s’écria Rose, qui est-ce qu’elle cache là-dedans ?

Le docteur se leva.

— Princesse, dit-il, grâce à vous, j’espère que nous allons rejoindre M. de Malevoy, à la fin !

Marguerite eut le rire argentin qui rendait Nita si jolie.

— Est-ce bien pressé ? demanda-t-elle.

— Pauvre chère ! murmura Rose à son oreille, si tu savais ce qui se passe !

— Rien ne menace Roland, mon cousin, s’écria Marguerite en reculant d’un pas et avec un geste qui était un chef-d’œuvre.

On ne lui répondit point.

— Écoutez, dit-elle, je suis toute drôle cette nuit, et quelque chose me serre le cœur. Je ne crois pas aux pressentiments, au moins… J’aurais dû vous le dire tout de suite, mais je ne sais à quoi je songe… j’avais oublié… M. de Malevoy est sorti…

— Sorti ! répétèrent les trois assistants d’une seule voix.

— Il est retourné chez lui… pour les papiers qu’on lui a enlevés… Oui, c’est cela, Mme la comtesse lui a donné des indications…

— Fausses ! l’interrompit Rose dont la voix tremblait de colère. Elle a voulu l’éloigner ! Elle a réussi !

— Êtes-vous sûre qu’il est à son étude ? demanda M. Lenoir qui prit son chapeau sur un siège.

— Oui… et puis voyons, que je me souvienne… Il a parlé de la rue de la Sorbonne.

— L’atelier Cœur-d’Acier ! s’écria Rose.

— Ou la maison Jaffret ! fit le comte. Je donnerais cinq cents louis pour pouvoir sortir !

Le docteur était déjà à la porte. Rose s’élança sur ses pas.

— Je vais avec vous, docteur, dit-elle.

— Qu’ont-ils donc ? demanda Nita quand ils furent partis… Bon ami, je vous quitte aussi. J’ai promis la prochaine valse à mon cousin Roland… mais je reviendrai. Ils me font peur, savez-vous ?

— Soyez tranquille, ma fille, dit le malade en lui baisant les mains. Nous veillons autour de vous.

Elle s’enfuit.

Comme elle descendait le grand escalier, elle entendit le roulement d’une voiture, qui allait s’éloignant.

— Double victoire ! pensa-t-elle. L’épreuve est faite et les voilà partis ! j’ai pour le moins une grande heure devant moi… Or, dans une heure, tout sera dit.