Cœur d’Acier/Partie 3/Chapitre 04

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 481-492).


IV

Comment s’engagea la bataille.


Savez-vous ce que pourrait fournir de lignes et de pages la description d’un bal comme celui de l’hôtel de Clare ? La plume en frissonne et le papier tout blême se résigne d’avance : tant de festons, lecteur bienveillant, et tant de sourires ! Tant d’astragales et tant de fleurs ! Assez de guipures authentiques pour habiller une cathédrale, assez de diamants pour aveugler tout un peuple de consciences jolies ! Et des yeux dont chaque paire vaut tous ces diamants ! Cent paires de ces yeux, le velours des masques allumant les prunelles et lissant le satin rose des joues demi-cachées, le brasier des lèvres rougissant sous la dentelle propice, les cheveux blonds baignant les rangs de perles ou de saphirs, les cheveux noirs ruisselant sous les rubis ou le corail, la poudre aux discrets parfums, la gaze aux aveux indiscrets, toutes ces hardies exhibitions de marbres de Paros, d’ivoire ou de simple chair humaine, qui rendraient un tableau obscène ; mais qui, heureusement, dans un bal, ne sont pas même un péché véniel.

Tout le monde a décrit ces somptueuses cohues, tout le monde, hélas ! excepté ceux qui sauraient opposer sur leurs palettes savantes les vraies lumières aux vraies ombres. Je n’ai jamais lu, moi qui parle, que les hosannah de quelques fades admirateurs, étonnés de se trouver à pareilles fêtes, ou les amères calomnies d’une plume de laquais, broyant son fiel du mauvais côté de la porte : le côté de l’antichambre.

Voulez-vous connaître mon avis ? Je crois que ces choses ne se décrivent pas. Il y a trop de soleil là-dedans. Le clair-obscur y manque ; aucun trait d’ombre vigoureux n’y vient faire saillir les motifs du tableau.

Le jour vient de partout.

Et les voyageurs ont dit que, sous le ciel meurtrier de l’Inde, la nuit naît de l’éblouissement.

J’achève ma confidence : décrire ces choses, j’entends sérieusement décrire, c’est avouer déjà qu’on ne les sait pas bien.

On pourrait, à la rigueur, se sauver par le ridicule qui est aussi une ombre, mais nous sommes en plein faubourg Saint-Germain, un pays démissionnaire qui a gardé de son glorieux passé, à tout le moins, la science du bal. Est-elle ailleurs, cette science ? c’est probable. Elle est là, c’est certain. Le ridicule y doit exister, mais noyé, mais étouffé sous la belle apparence de l’ensemble. Pour le trouver, il faut fouiller les coins.

Et il est tard, dans notre histoire. Le dénouement, suspendu comme une invisible épée, menace déjà vaguement. Il y a une bataille dans l’air dont le champ nous échappe encore, et les armes, et les champions eux-mêmes, mais qui s’annonce par de mystérieuses oppressions, comme l’orage pèse déjà sur les poitrines nerveuses, au plein milieu d’un splendide jour d’été.

Nous savons que, dans ce bal, qui était magnifique et où dansait la meilleure moitié de la salle des Croisades, car la princesse d’Eppstein tenait étroitement aux plus hautes maisons du faubourg, nous savons qu’il y avait un élément vil, une intrusion effrontée ; nous savons qu’une femme rôdait là, beauté de reine, cœur de lionne, prête à défendre son rêve ambitieux comme une lionne justement protège ses lionceaux, avec les dents, avec les griffes. Nous savons que cette femme, poussant le calcul jusqu’au génie, mais l’audace jusqu’à la démence, allait lancer ici sur le tapis quelque bizarre et prodigieux va-tout.

Il ne faut plus décrire, il faut raconter. Aussi bien, le récit décrira peut-être ; à une heure du matin, le coup d’œil était véritablement merveilleux, et Tolbecque, le vrai juge, avait déclaré du haut de son orchestre, que c’était un bal première qualité.

La comtesse et la princesse, seules démasquées au milieu de tous ces visages de soie, avaient fait jusqu’alors les honneurs avec une grâce charmante.

Ce fut à une heure du matin qu’elles mirent leurs masques toutes les deux, pour se mêler à la fête, — et que le dernier acte de notre drame commença.

Il y avait en ce moment un couple qui excitait très vivement l’attention : deux jeunes gens en dominos noirs, l’un svelte et fièrement proportionné, l’autre portant un embonpoint précoce qui n’ôtait rien à la grâce de sa taille et lui donnait même une sorte de majesté. Ils avaient des demi-masques sans barbes, et quand leurs dalmatiques de soie s’entrouvraient on voyait à leurs poitrines de longues brochettes d’ordres étrangers.

Dans la première série des Habits-Noirs, le fils de Louis XVII a joué un rôle ; dans le présent récit, il ne fera que passer.

Sous le masque, celui des deux jeunes gens qui était gros, laissait deviner un profil absolument bourbonien, et cela occupait beaucoup ce monde pour qui le roi ne s’appela jamais Louis-Philippe. On avait ici peu de sympathie pour le prétendu Louis XVII, et son fils, M. le duc de B…, n’inspirait que de la curiosité.

Mais il inspirait une énorme curiosité.

Son compagnon, celui qui avait une taille élancée, paraissait pour la première fois dans un salon parisien. Il avait nom le prince Orland Policeni. Il venait de Rome, où il avait, disait-on, manqué un grand avenir ecclésiastique en refusant de prononcer des vœux, et allait près du roi de Naples qui lui donnait un grade dans ses gardes du corps.

Nul ne saurait expliquer comment ni pourquoi aujourd’hui, justement, la romanesque histoire de la nuit du mardi gras, oubliée depuis dix ans, et tout d’un coup ressuscitée, allait et venait dans les nobles salons de l’hôtel de Clare, comme une nouvelle toute fraîche. Chacun la racontait, et cela donnait un certain à-propos à deux costumes de Buridan qui eussent été cruellement démodés sans cela.

Nous reviendrons à ces costumes de Buridan, portés sans doute par des antiquaires effrontés qui exhumaient ainsi une mode vieille de onze années. Ce n’étaient pas les premiers venus, car l’un dansait en ce moment avec la princesse Nita d’Eppstein tandis que l’autre promenait Mme la comtesse du Bréhut de Clare.

Parlons d’abord du prince Orland Policeni, garde du corps du roi de Naples.

Figurez-vous que notre joli vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avec son sourire blanc, ses yeux noirs et ses cheveux mieux vernis que des escarpins, avait nourri jusqu’à ce dernier moment l’espoir de jouer un grand rôle, le rôle principal de la comédie, le rôle que le bon Jaffret et le roi Comayrol avaient offert à M. Cœur, le rôle que tenait maintenant le prince Orland Policeni.

Car c’était comme au théâtre, où parfois, par suite de la démission des vieux ou de l’impuissance des illustres, un débutant surgit aux dernières répétitions et s’empare de l’affiche.

Le prince Policeni, cet inconnu, écartait sans effort Gioja et M. Cœur. Il était duc de Clare, par la grâce de Marguerite.

Marguerite était ici supérieurement soutenue. Elle avait fait la leçon aux membres de l’ancienne étude Deban et à d’autres. On lui obéissait à demi-mot. Annibal Gioja lui-même, sans répugnance apparente, sinon sans regret, travaillait pour son rival victorieux.

Marguerite avait une armée nombreuse et bien disciplinée.

Mais que sont les soldats d’une pareille armée auprès de l’auxiliaire géant qui s’appelle le monde, énorme et lourd poisson, possédant tout l’esprit, toute l’intelligence, toute la malice de l’univers, mais toujours prêt à mordre au plus grossier hameçon ?

Les gens qui combattent à leur insu sont les meilleures de toutes les troupes.

Cette armée-là n’inspire aucun soupçon parce qu’elle n’en mérite aucun. Elle est honnête, noble, fière, candide. Elle manœuvre à cent coudées au-dessus des viles intrigues qu’elle sert. Mais elle les sert, et d’autant plus puissamment, qu’elle n’est jamais complice.

Ceux qui savent jouer de cet orgue puissant et terrible qui a nom « tout-le-monde » obtiennent de magiques résultats.

À mesure que les touches du vivant clavier sonnaient sous un doigt invisible et habile, les histoires du passé revenaient pour ceux qui les connaissaient vaguement, pour ceux aussi qui jamais n’en avaient entendu parler. Dans ce monde où nous sommes, les choses les plus scabreuses se disent aisément. La langue du mépris est riche. Ils ont une façon aisée et toute naturelle d’exprimer les idées devant lesquelles nos plumes reculent. C’est simple. Cela ne révolte pas. Les jeunes filles l’écoutent froidement. Il semble qu’on parle de choses scientifiques ou chinoises.

On parlait donc de cette maison du boulevard Montparnasse, d’où sortit l’héritier de Clare pour être poignardé. On appelait presque la maîtresse de cette maison par son vrai titre.

C’est du latin que cette langue noble ! Elle nomme un chat un chat. Mais de quel ton !

Et c’était, je vous l’affirme, d’un intérêt profond. Toutes les péripéties de cette nuit lugubre y passaient. On montait les cinq étages de la pauvre duchesse Thérèse. On entrait au couvent de Bon-Secours, derrière la civière qui portait le blessé. On voyait, penchés à son chevet, le duc Guillaume, la mère Françoise d’Assise, et cette enfant qui était maintenant une radieuse jeune fille.

La princesse Nita d’Eppstein.

Le duc et la religieuse étaient morts. La princesse d’Eppstein allait-elle reconnaître le blessé de Bon-Secours et lui rendre son opulent héritage ?

Il y avait, à tout prendre, un dénouement possible et heureux : des fiançailles.

Ils étaient beaux tous deux, jeunes, riches, nobles…

Mais pourquoi s’était-il enfui du couvent de Bon-Secours autrefois ?

Pourquoi était-il allé se perdre en Italie ?

Que signifiait ce nom de Policeni ?

Joie des questions insolubles, plaisir des imbroglios dramatiques, voluptés inhérentes à ces problèmes, posés selon l’art, qui sont offerts et résolus deux cents fois de suite sur nos théâtres populaires !

Tout est spectacle ici bas, et, au fond, le peuple noble est un peuple comme l’autre. Il a ses curiosités propres, ses naïvetés, ses commérages…

Quelques minutes après une heure du matin, cette charmante princesse Nita d’Eppstein dansait donc un quadrille avec l’un des deux seuls Buridan, qui fussent dans les salons de Clare, tandis que l’autre Buridan promenait Mme la comtesse.

Nous sommes forcés de nous occuper tout d’abord de ces deux Buridan, quoique l’entrée d’un très illustre avocat fît en ce moment sensation. Nous nommerons l’illustre avocat M. Mercier, permettant à chacun de reconnaître, sous cet humble pseudonyme, une des gloires les plus éclatantes du barreau français. Nous ajouterons seulement que sa présence donna un intérêt plus vif aux bruits qui couraient, d’autant que le jeune prince Policeni, quittant le bras du duc de B…, sur un signe de la comtesse, fut incontinent présenté à M. Mercier, qui l’entraîna dans une embrasure.

L’affaire s’engageait judiciairement.

Ce garde du corps du roi de Naples était-il assez puissant déjà pour que Mme la comtesse tentât un compromis ?

Ceux qui prétendaient savoir le fond des choses, et cette classe est toujours assez nombreuse dans de pareilles foules, souriaient avec suffisance et prononçaient le mot : procès. Procès inévitable.

Il y avait un autre héritier de Clare, un Louis XVII aussi de cette royauté privée, un personnage mystérieux, romanesque, impossible : un M. Cœur qui peignait des enseignes et des tableaux pour MM. les artistes en foire !

Une aventure de l’autre monde, celle-là, et à laquelle aucune personne raisonnable ne voulait entendre, excepté cette bonne dame là-bas, la marquise douairière de La Rochegaroux qui était devenue pauvre à force de croire. Elle avait cru, de compte fait, à treize Louis XVII différents, qui lui avaient coûté chacun un treizième de son douaire.

Elle aurait cru à Similor, si cet artiste était venu chez elle lui dire : Je suis Agamemnon !

Au faubourg Saint-Germain, la douairière de La Rochegaroux s’appelle légion. Les escrocs savent cela et affluent.

Le premier Buridan, celui qui avait l’honneur très envié de promener Mme la comtesse du Bréhut de Clare, était Léon Malevoy. Il semblait calme ; il était fait désormais à sa fièvre.

— Eh bien ! lui dit la comtesse en sortant de la galerie où était l’orchestre, ai-je accompli ma promesse ? Avez-vous entendu parler du juge d’instruction ?

— Non, répondit le jeune notaire. Je suis maintenant fixé sur ce fait que vous tenez mon sort entre vos mains.

— C’est déjà quelque chose, murmura Marguerite en riant et en distribuant des signes de tête à la ronde, car elle voulait être reconnue et poser en quelque sorte son identité sous ce costume de volcan. Je ne suis pas bien méchante, vous savez, et j’ai conservé un grand faible pour vous… Pourquoi votre sœur n’est-elle pas venue ?

— Elle s’est trouvée malade au moment de partir, répliqua Léon avec embarras.

La comtesse resta un instant pensive, puis elle dit :

— C’est une charmante jeune personne. Peut-être vaut-il mieux, en effet, qu’elle ne soit point mêlée à tout ceci… Vous êtes-vous enfin rencontré avec notre fameux M. Cœur ?

— Il m’a fait trois visites, repartit Léon ; je suis allé le voir un nombre égal de fois. Il semble que le hasard s’en mêle et nous sépare.

— Qui sait ! murmura la comtesse avec une significative lenteur. Vous ne vous trouverez peut-être que trop tôt en face l’un de l’autre. Je vous l’ai dit déjà : je suis pour vous deux une manière de camarade ; je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à l’un, ni à l’autre !

Léon ne répondit point.

— Vous ne me demandez pas de nouvelles de M. le comte ? reprit Marguerite.

— On le dit bien… souffrant ! murmura Léon qui détourna les yeux.

— Pas tant que cela. Nous avons mis la main sur un charlatan qui le ressuscite. C’est étonnant comme ces imposteurs font durer ceux qui glissent entre les doigts des médecins sérieux. Vous connaissez le docteur Lenoir ?

— Le docteur Abel Lenoir n’est pas un charlatan, Madame, répondit Léon. Je ne sais pas à Paris de réputation plus solide et plus honorable que la sienne.

— Moi, je l’appelle charlatan, répliqua la comtesse, parce qu’il guérit. Ne voyez-vous pas, Malevoy, que je suis très gaie, et qu’au fond j’aime tout bourgeoisement mon pauvre Joulou ?

Il y eut encore un silence. Léon tressaillit tout à coup.

— Est-elle délicieuse ! murmura la comtesse en suivant la direction de son regard.

Léon s’était arrêté. Il avait comme un éblouissement.

Nita glissait devant ses yeux : Nita, le nuage d’été.

Elle dansait avec l’autre Buridan, qui était masqué comme Léon lui-même.

Les deux Buridan se regardèrent à travers les trous de la soie.

— Ah ! vous m’avez reconnue, Monsieur mon notaire ! dit Nita en riant, et en rougissant aussi, du moins son danseur crut-il voir le sang lui monter aux joues. Rose m’avait trahie, je vois cela ; mais elle vous a trahi de même. Je viens de recevoir une lettre d’elle, une lettre mystérieuse où je n’ai rien compris, sinon qu’elle est malade. Est-ce bien réel, cette maladie ?

— Bien réel, répondit Léon qui regardait toujours le cavalier de Nita.

Le cavalier de Nita regardait Marguerite.

Il offrit sa main à la princesse d’Eppstein pour la figure qui continuait.

— C’est M. de Malevoy ? dit-il en menant sa danseuse.

— Oui, répondit Nita. Vous connaissez sa sœur, ma meilleure amie.

— Je le connais, lui aussi ! murmura le Buridan avec un singulier accent.

Marguerite et l’autre Buridan s’éloignaient. Marguerite dit :

Mlle de Malevoy a eu tort d’écrire à Nita. Une lettre mystérieuse ! Que signifie cela ? Je fais de mon mieux, mon pauvre Léon, mais si votre sœur vient se jeter à la traverse, tant pis pour vous !

— Tant pis pour moi ! répéta le jeune notaire. Quoi qu’il arrive, tant pis pour moi ! J’ai comme un pressentiment qui écrase ma pensée !

— Et tout cela, au moment de gagner le plus beau de tous les quines à la loterie ! s’écria la comtesse. Nous avons M. Mercier, vous savez ?

— À quoi vous servira M. Mercier ?

— Voyons ! fit nettement la comtesse qui s’arrêta tout d’un coup. Vous ne demandez que Nita, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas la prétention d’emporter sous votre bras la succession de Clare ?

— Nita ! murmura Léon dont les mains tremblantes se joignirent malgré lui. Oh ! si j’espérais ce bonheur impossible !…

La comtesse éclata de rire.

— Il y a donc encore des amoureux d’opéra-comique ! dit-elle. Avez-vous des yeux ? L’avez-vous vue changer de couleur quand elle vous a regardé ?

— Nita ! répéta Léon. Je n’ai rien vu. Je sais que je me laisse glisser sur une pente folle…

— Oh ! les lâches amoureux ! fit Marguerite qui lui secoua le bras avec une impatience admirablement jouée, les poltrons du sentiment ! les troubadours timides ! Il faudra que la malheureuse enfant monte sur un toit pour crier aux quatre coins du ciel : J’aime M. Léon de Malevoy, quoiqu’il ait l’indignité d’être notaire !

— Ne raillez pas, Madame, murmura Léon, je souffre… Je souffre mortellement !

— Pourquoi souffrez-vous, puisqu’on vous affirme…

Léon l’interrompit :

— Je souffre, parce que votre moquerie a dit vrai, Madame : je ne croirai pas avant d’avoir entendu mon arrêt prononcé par Nita de Clare elle-même.

Il y eut sous le masque de Marguerite un étrange mouvement de joie.

— Elle le prononcera ! dit-elle d’un accent si résolu que le cœur de Léon tressaillit dans sa poitrine. Avant la fin de cette fête, vous entendrez l’aveu tomber de sa propre bouche. Je m’y engage. Êtes-vous content ?

— Si Dieu veut cela, Madame, répondit le jeune notaire d’une voix étouffée, je vous appartiendrai : mon cœur et mon honneur !

Autour de ces étranges paroles, les quadrilles mêlaient leurs cérémonieuses figures. Et tout ce qui se peut dire de grave et de frivole se disait avec accompagnement des motifs du Domino noir qui était alors tout jeune, et du Pré-aux-Clercs, qui sera jeune toujours. On parlait du roman à la mode et du changement de ministère, de la partition promise par Meyerbeer, du drame de Victor Hugo et de la censure qui se torturaient l’un l’autre, d’une duchesse qui avait trompé une danseuse, d’une danseuse qui allait s’éveiller duchesse ; Dieu me pardonne ! On parlait de la dot de la reine des Belges, un pauvre étroit million, le dixième de la dot d’une baronne d’Israël, et l’on trouvait cela trop cher pour une fille et pour une femme de roi.

Et par dessus tous ces bourdonnements, comme le dessin net d’une broderie court parmi des milliers de fils entrelacés, l’histoire de Clare allait, brodée aussi, aussi entrelacée.

Il y avait plus d’un quart d’heure que le grand avocat, M. Mercier, causait avec le prince Policeni.

Veuillez penser qu’il s’agissait d’une restauration, sujet particulièrement cher à M. Mercier et à presque tous ceux qui étaient rassemblés ici.

Plus d’une mère parmi celles qui étaient douées de filles à placer noblement, suivaient déjà d’un œil diplomatique ce garde du corps du roi de Naples, chrysalide inconnue qui allait naître papillon. M. Cœur, le maître de l’atelier Cœur-d’Acier, faisait rire. Un de Clare peindre des enseignes ! Il avait tout le monde contre lui, excepté Mme la marquise douairière de La Rochegaroux, l’amie des Louis XVII passés, présents et futurs.

Mme la comtesse traversait les salons en se dirigeant vers l’aile en retour qu’on appelait « le billard, » et qui était située immédiatement au-dessous de l’appartement du comte, son mari. En arrivant au dernier boudoir, elle appela du doigt un maître de cérémonies et lui parla bas un instant. Celui-ci alla droit vers la porte du billard, où quelques groupes se reposaient et causaient. La salle de jeu était dans l’aile opposée, à l’autre extrémité de la fête.

À dater de ce moment, sans affectation aucune, le maître de cérémonies resta en sentinelle à la porte du boudoir. Il laissait sortir, mais il s’inclinait silencieusement devant ceux qui voulaient entrer, et disait ces seuls mots, discrètement accentués :

Mme la comtesse vous prie de l’excuser…

On pensait ce que l’on voulait et l’on allait ailleurs.

De cette façon le billard se vida peu à peu, parce qu’on en sortait et qu’on n’y rentrait point.

La comtesse et Léon de Malevoy s’étaient éloignés. Au moment où ils reprenaient leur promenade en sens contraire, Léon demanda :

— Qui est ce Buridan qui danse avec elle ?

— Pauvre costume ! répondit Marguerite. Est-ce pour me rappeler le passé que vous l’avez choisi vous-même ?

Il y avait de la sévérité dans son accent. Léon n’y prit point garde et répéta :

— Qui est ce Buridan ?

— Un démodé comme vous… Je n’en sais rien.

M. Cœur est-il ici ? interrogea encore le jeune notaire.

— Je l’attends, répliqua Marguerite, mais je ne l’ai pas encore rencontré.

Le quadrille était fini : la princesse d’Eppstein et son cavalier passèrent à quelques pas d’eux, se dirigeant vers le billard.

Les deux Buridan échangèrent encore un regard.

La comtesse dit :

— Je vais vous retenir un quadrille avec elle. Voulez-vous ?

À ce moment, Léon sentit la pression d’une main sur son bras. Il se retourna : deux dominos noirs allaient lentement dans la foule, un homme et une femme.

La femme dit à Léon :

— Prends garde : ne joue pas avec le feu !

Ceci pouvait être une allusion au « volcan. »

— Mon feu ne brûle pas, beau masque ! répondit la comtesse gaîment.

Léon cherchait et se demandait à qui appartenait cette voix qui ne lui était pas inconnue.

Les deux dominos avaient disparu.

La comtesse avec Léon, la princesse avec Roland, s’éloignèrent dans des directions opposées.

À la porte du billard où ils arrivèrent bientôt, Nita de Clare et son Buridan ne trouvèrent point d’obstacle. La consigne n’était probablement pas pour eux. Le maître de cérémonies s’effaça dès qu’il les vit approcher. Ils entrèrent.

Derrière eux, mais assez loin pour ne les avoir point vus, le domino noir qui avait dit à Léon : « Ne joue pas avec le feu, » et son cavalier, masqué jusqu’au menton, voulurent pénétrer à leur tour dans l’aile réservée.

Le maître de cérémonies, debout en travers de la porte, salua et dit :

Mme la comtesse vous prie de l’excuser.

Les deux dominos noirs échangèrent quelques mots à voix basse et s’éloignèrent.

La comtesse, qui venait de quitter le bras de Léon en lui disant : à bientôt, appela d’un signe de tête son joli vicomte Annibal et se dirigea vers la porte de sortie.

— Ils ne se rencontreront pas désormais ! murmura-t-elle. J’y ai pourvu !

Puis elle ajouta :

Mlle de Malevoy est dans le bal, le docteur Lenoir aussi. C’est une bataille rangée !