Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 08

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 289-300).
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2e partie


VIII

Mystères.


Le tableau dont Rose de Malevoy venait de découvrir la seconde moitié représentait deux jeunes filles. Nous avons dit que M. Cœur n’était pas un grand peintre : pourtant il avait produit un chef-d’œuvre.

Ces choses arrivent, soit qu’on manie le pinceau ou le ciseau, soit qu’on se serve de la plume. Chaque homme peut avoir son jour de génie, quand son cœur jaillit tout à coup hors de sa poitrine, son propre cœur.

Il avait reproduit sa rencontre avec les deux jeunes filles, au cimetière Montparnasse.

Roland avait jeté son cœur sur la toile, le rêve de son cœur, du moins la poésie entière de son existence.

C’était bien cette matinée douce et tiède, ce ciel voilé, cette atmosphère où les premières ardeurs de l’année s’épandent comme une languide volupté. Sais-je pourquoi le jardin des morts chantait tout bas une plainte amoureuse ? Il y avait là, certes, de grandes mélancolies, mais adoucies par de chères tendresses. Il semblait que ceux qui n’étaient plus, assistaient, derrière cette brume de gaze transparente comme un pieux souvenir, à la fête invisible des fiançailles.

Car l’époux ne se montrait point, et pourtant on le devinait. Cette suave, cette fière enfant dont un trouble divin fleurissait la joue, était éclairée par un regard qu’on ne voyait pas, comme le soleil caché illuminait avec mystère tous les objets d’alentour.

Elle portait le deuil, et le peintre avait vaincu avec un bonheur inouï cette difficulté de marier l’étoffe noire de sa robe à la blanche toilette de sa compagne et aux pâles profils d’un mausolée.

Il faut, dit-on, une scène pour faire un tableau. Je ne crois pas. Ici, il n’y avait point de scène. Un livret d’exposition eût dit tout simplement : « Jeune fille qui s’apprête à déposer un bouquet sur une tombe ».

Il n’eût pas même mis « jeunes filles » au pluriel, le livret, car ce délicieux portrait de Rose qui, tout à l’heure, semblait être le tableau tout entier, s’effaçait, dès que la draperie repoussée découvrait l’adoré sourire de Nita. Nita était le tableau ; Nita était l’épousée de ces mystiques fiançailles.

Nita laissait tomber sur le bouquet un regard, profond comme un aveu, doux comme un baiser.

Nita… Mais n’avons-nous pas tout dit à l’avance et d’un seul mot ? À la vue de Nita, Mlle de Malevoy, tombant du haut de son triomphe, s’était sentie mourir et avait dit :

— C’est elle qu’il aime !

Elle ne se trompait point. Pour lire cela sur la toile, il n’était même pas besoin d’un regard rival et jaloux. Nita ici était le parfum, le rayon, l’âme.

Elle ressortait, belle et réelle, au-devant de sa compagne embellie. La ressemblance tenait du prodige. Pour peindre ainsi de souvenir, il faut vivre avec l’adoré modèle.

Au moment où la draperie avait glissé sur sa tringle, découvrant ce secret d’amour, toutes ces pensées avaient étreint le cœur de Mlle de Malevoy comme une main de torture. Toutes et d’autres encore ; elle s’était affaissée en demandant pitié à Dieu, car ses espérances étaient mortes.

Elle fit effort pour fuir ; elle ne put : sa détresse l’enchaîna ; elle resta, privée de sentiment, à la place même où elle était tombée.

Quand elle reprit ses sens, elle était couchée sur le divan où Roland dormait naguère.

Celui-ci et le comte du Bréhut se tenaient debout à ses côtés ; Nita, agenouillée près d’elle, lui donnait des soins.

La pensée lui revenant avec la vie, elle jeta un regard inquiet vers le tableau qui devait révéler son secret à ceux qui l’entouraient, comme il lui avait révélé, à elle, le secret du jeune peintre. La draperie avait été remise en place : on ne voyait plus le tableau.

Après ce premier éclair d’intelligence, elle baissa les yeux et porta ses deux mains froides à son front.

— Te voilà mieux ! dit Nita. Mon Dieu ! comme tu m’as fait peur ! Que t’est-il donc arrivé ?

Mlle de Malevoy ne répondit point ; mais comme Nita se penchait pour parler à son oreille, elle l’attira convulsivement contre son cœur.

Puis elle la repoussa, et sa poitrine exhala un grand soupir.

Les deux spectateurs de cette scène restaient immobiles et muets. Le jeune peintre faisait de vains efforts pour cacher son émotion.

Le comte du Bréhut semblait frappé violemment, et sur son pâle visage on lisait la confusion de ses pensées.

— Je vous prie, Monsieur, dit-il à Roland d’une voix qui chevrotait dans sa gorge, un mot. Il faut absolument que je vous parle.

Depuis son entrée dans l’atelier, son regard n’avait pas quitté Roland. Roland répondit :

— Monsieur, je suis à vos ordres.

Ils s’éloignèrent tous deux et gagnèrent la partie la plus reculée de l’atelier, mais Roland se plaça de manière à ne point perdre de vue la princesse d’Eppstein.

— Que s’est-il passé ? demanda rapidement celle-ci à Rose, qui gardait les yeux baissés.

— Rien, répondit Mlle de Malevoy. Ou plutôt, je ne sais, ma tête est si faible… Je suis entrée ici au hasard.

— Il n’y avait personne ? demanda Nita. Rose sembla hésiter.

— Non, répliqua-t-elle pourtant d’une voix mal assurée ; il n’y avait personne.

— Il n’est entré qu’après nous, murmura Nita, nous t’avons trouvée là, évanouie…

Le souffle de Rose sortit plus libre de sa poitrine.

— Alors, dit-elle, il n’a pas été seul avec moi ?

Elle mentait pour la première fois de sa vie, car elle devinait bien que Roland n’avait pu s’éveiller sans la voir.

— Si fait, répliqua Nita. Il a dû être seul avec toi, mais qu’importe ?

— Oh ! certes, fit Rose machinalement, qu’importe ?

— Quand il est entré, poursuivit la jeune princesse, il ne venait point du dehors, et il apportait de l’eau, des sels, tout ce qu’il fallait pour te secourir : donc il t’avait vue.

— C’est clair, prononça Mlle de Malevoy de ce même accent machinal : donc il m’avait vue.

Son regard glissa vers le tableau voilé. Il y avait encore une chose qu’elle voulait savoir.

— Je me sens mieux, dit-elle sans aborder de front la question qui la préoccupait, et je me souviens un peu plus : cette odeur de peinture.. la chaleur… J’ai senti que ma tête tournait…

— Cela ne t’arrive jamais ? demanda Nita.

— Oh ! jamais… Il me reste deux angoisses sourdes… là… et là.

Elle montrait son front et son cœur.

— C’est drôle, reprit-elle poursuivant son but selon la diplomatie naïve des enfants, est-ce que tout était ici comme maintenant ?

— Oui, tout, répliqua la princesse.

— C’est drôle ! j’avais cru voir… Est-ce qu’il y avait une draperie sur ce grand tableau ?

— Certes.

— Tu as raison… elle y était… ma pauvre Nita ; je suis comme au sortir d’un rêve.

Elle la baisa au front pour la seconde fois, et ajouta tout bas, en se forçant à sourire :

— Est-ce qu’il t’a parlé ?

— Non, répondit Nita, qui rougit.

Il y eut un silence. À l’autre bout de la chambre, Roland et M. le comte du Bréhut s’entretenaient à voix basse.

— Monsieur, avait dit le comte en commençant et non sans un visible effort pour garder son calme, j’ai plusieurs choses à vous demander. Je vous prie d’être indulgent vis-à-vis de moi : je m’exprime avec peine, et je souffre beaucoup… n’avez-vous aucun souvenir de moi ?

Roland le regarda en face et répondit avec un parfait accent de vérité :

— Aucun, Monsieur.

Les sourcils du comte se froncèrent.

— Cherchez bien, insista-t-il, et cherchez loin. Je vous parle de dix ans.

Roland regarda encore. Un nuage passa sur son front, un doute dans ses yeux. Cependant, il reprit, d’une voix ferme :

— Je suis sûr, Monsieur, de vous voir pour la première fois.

Les yeux du comte se baissèrent. Il murmura :

— Je donnerais tout ce que j’ai au monde et la moitié de mon sang pour le revoir vivant !

— Vous cherchez quelqu’un qui me ressemble ? demanda le jeune peintre froidement.

— Qui vous ressemblait, rectifia son interlocuteur d’un ton morne.

L’expression de son pâle visage changea et il sembla fouiller sa pensée.

— Étiez-vous à Paris, il y a dix ans ? interrogea-t-il encore.

— Non, répliqua Roland sans hésiter.

L’idée lui venait que cette enquête se rapportait à la grande frayeur de toute sa vie : l’affaire du boulevard Montparnasse. Et il mentait de parti-pris. Il mentait, comme il avait fui, au risque de tomber mort dans la rue, le parloir de la maison de Bon-Secours.

— Je suppose que vous êtes M. Cœur, reprit tout à coup le comte, comme s’il eût voulu fixer au passage une idée qu’il allait perdre.

— Je suis, en effet, M. Cœur, repartit le jeune peintre.

— Moi, Monsieur, je suis le comte Chrétien Joulou du Bréhut de Clare, tuteur de Mme la princesse d’Eppstein. En cette qualité, je viens ici pour acheter l’immeuble dont vous occupez la majeure partie, comme locataire. Il dépend de moi de rompre le marché : je le romprai, si vous voulez. Tenez-vous à votre habitation ?

— Je comptais la quitter, répondit Roland. Est-ce tout ?

Cette question fut faite avec une certaine brusquerie.

— Non, répondit le comte sans se formaliser ; je vous prie d’être patient avec moi. J’en ai besoin : j’ai beaucoup souffert et je voudrais faire quelque bien avant de mourir.

Roland le regarda étonné. Il y avait sur les traits frustes et comme effacés de cet homme un vague reflet de grandeur d’âme.

— J’ai fait le mal autrefois, reprit le comte, répétant sans le savoir les paroles dites à Nita, mais mon père était un gentilhomme ; ma mère était une sainte. Veuillez m’écouter avec attention : je vous ai prévenu que j’avais plusieurs choses à vous communiquer. Vous êtes jeune, fort, intelligent, cela se voit. Vous devez être brave. J’espère que vous avez le cœur généreux. Tout-à-l’heure, vous avez pâli en regardant la princesse d’Eppstein, ma pupille, et la princesse d’Eppstein a rougi en vous regardant. La connaissez-vous ?

Roland garda le silence.

— Un grand danger la menace, poursuivit lentement le comte, celui qui la défendra courra un danger plus grand : la connaissez-vous ?

— Oui, répondit Roland qui releva la tête, je la connais, Monsieur.

— Voilà qui est bien parlé ! dit le comte en se redressant aussi comme malgré lui. C’est une noble enfant. Moi, je l’aime parce qu’en elle j’ai retrouvé ma conscience. Le mal s’expie par le bien… N’avez-vous jamais été blessé d’un coup de poignard ?

Il prononça ces derniers mots d’un ton timide. Roland laissa échapper à dessein un geste d’impatience ; mais les yeux du comte s’étaient détournés de lui et il poursuivit comme on cause avec soi-même :

— Pour le bien reconnaître, il me faudrait le voir couché, la nuit : moi penché sur lui et ma figure tout près de la sienne… Marguerite m’avait rendu fou…

Puis, s’adressant à Roland qui réussissait mal désormais à feindre l’indifférence, il continua en élevant la voix et avec une soudaine chaleur :

— Le jeune homme qu’on soigna au couvent de Bon-Secours, c’était lui. Il ne mourut pas ; il s’enfuit. On trouva un mort, cette nuit-là, qui était la nuit de la mi-carême, dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Ce n’était pas lui… Sur l’honneur, ce n’était pas lui, j’en suis sûr, car j’allai voir le mort ; la police était là, aussi la justice ; je risquais gros, moi, l’assassin…

Il tressaillit de la tête aux pieds et s’arrêta.

— Ai-je dit que j’étais un assassin ? murmura-t-il, tandis que ses cheveux se hérissaient sur son crâne. Il ne faut pas me croire. Nous étions armés tous deux ; ce fut un duel… et je croyais, oh ! oui, je croyais qu’il avait volé les vingt mille francs à Marguerite !

Roland dit, et c’était le résumé d’un monde de pensées :

— Comment êtes-vous le tuteur de la princesse d’Eppstein ?

— Un homme comme moi, n’est-ce pas ? s’écria le comte avec un éclair de vive intelligence dans les yeux : une fille comme elle ! c’est impossible ! Mais Marguerite l’a voulu. Ce que Marguerite veut arrive toujours.

— Et qui est cette Marguerite ? demanda Roland dont les cheveux étaient baignés de sueur.

Le comte ne répondit point. Un vague effroi parut dans son regard.

— Répondez ! ordonna le jeune homme. Je vous ai demandé : qui est cette Marguerite ?

Il ajouta en baissant la voix :

— J’ai le droit de savoir !

Le comte murmura pour la seconde fois :

— Je donnerais tout ce que j’ai au monde, et mon sang, tout mon sang pour le revoir en vie !… Où en étais-je ?… Le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs avait été tué d’un coup de pistolet à bout portant. Quand on me le montra, il avait encore son déguisement de carnaval : un costume de Buridan… mal attaché, c’est vrai, et qu’on semblait lui avoir mis après sa mort… Le juge qui était venu dit cela… Moi, le costume de Buridan me donna d’abord à penser… Vous vous êtes déguisé ainsi, en Buridan, une fois ou l’autre, Monsieur Cœur ?

Son regard, empreint d’une singulière expression de ruse, interrogea Roland.

— Jamais ! répondit celui-ci péremptoirement.

— Jamais ! répéta le comte. Vous ne voulez pas guérir la conscience d’un malheureux homme ! Si je le voyais vivant, il me semble que je n’aurais plus ce poids qui écrase ma poitrine… Et pourtant, c’était bien un duel, allez ! Il avait comme moi son poignard à la main ; nous étions en Buridan tous deux… vous souvenez-vous, Monsieur Cœur, comme il y avait des Buridan cette année ?

C’était une chose étrange : en prononçant ces derniers mots, il joignit les mains avec un geste de supplication désespérée.

Roland tourna son regard vers le groupe des deux jeunes filles.

— Elles n’ont pas besoin de nous, s’empressa de dire le comte. Il faut que vous sachiez la fin, il le faut ! La police et la justice crurent que le mort était bien le fugitif du couvent de Bon-Secours, quoiqu’il se fût évadé sous les habits d’une femme, sa propre garde… On avait pu l’affubler du costume de Buridan après le meurtre… Cela semblait même probable… D’un autre côté, le coup de pistolet rendait son visage méconnaissable… pour tout le monde : pas pour moi… Moi, je vis bien que ce n’était pas mon homme ! Le Buridan du boulevard Montparnasse n’est pas mort, entendez-vous, puisqu’on n’a jamais retrouvé son cadavre !… Non ! non ! il n’est pas mort et je ne suis pas un assassin !

Roland prononça froidement :

— Vous ne m’avez pas dit qui est cette Marguerite ?

— Et vous m’avez dit, vous : J’ai le droit de savoir ! Moi, je vous réponds : Oui, vous avez droit, si vous êtes celui que je cherche ; si vous n’êtes pas celui que je cherche, vous n’avez pas droit… et vous ne saurez pas !

Ces derniers mots, malgré leur apparente fermeté, furent prononcés timidement.

— La princesse d’Eppstein, répliqua tout bas Roland qui lui prit la main et la serra fortement, court un grand danger : ce sont vos propres paroles. J’aime la princesse Nita d’Eppstein, Monsieur.

— Et qui êtes-vous pour aimer la princesse Nita d’Eppstein ? s’écria le comte avec un rire éclatant où il y avait de la démence.

Les deux jeunes filles se retournèrent en même temps à ce bruit.

Avant même que Roland ouvrît la bouche pour répondre, l’éclat de rire du comte s’éteignit en un râle sourd. Il chancela et demanda du geste un siège.

— Monsieur Cœur, dit-il d’un accent si changé que Roland eut pitié, vous avez affaire à un malheureux homme. J’ai de bonnes intentions, et Dieu m’est témoin que si je tiens à la vie, c’est pour bien faire. Si Marguerite vous voyait, elle vous reconnaîtrait comme moi, car elle vous connaissait bien mieux que moi. Marguerite est Mme la comtesse du Bréhut de Clare : Marguerite est ma femme !

Il essuya la sueur de son front et continua :

— Vos vingt mille francs ont prospéré entre ses mains. Nous sommes puissamment riches.

Cette fois, chose singulière, Roland ne protesta point contre ces mots : vos vingt mille francs. Il réfléchissait.

Avait-il dès longtemps reconnu Marguerite dans cette femme noble et fière qui jouait le rôle de mère auprès de celle qu’il aimait ?

Marguerite Sadoulas !

Le comte attendit. Sa figure s’était éclairée. Sans demander un aveu plus explicite, il poursuivit :

— Monsieur Cœur, comprenez-moi bien. Je suis malade aujourd’hui, très malade. Je puis être mort demain. À de certaines heures, j’ai la faiblesse d’un enfant, je n’ai plus jamais cette force de la bête fauve qui me lançait en avant, autrefois, tête première, contre tout obstacle. Je hais Marguerite, et je l’aime. C’est elle qui me tuera. Ma pupille, la princesse d’Eppstein, est née dans un berceau d’or. Elle n’a jamais respiré d’autre air que celui de ses palais ; la richesse est le souffle même de sa poitrine. Et la princesse d’Eppstein est ruinée.

— Ruinée ! répéta Roland.

— Cela vous arrête ? demanda le comte avec défiance.

— Non, répliqua Roland simplement, mais cela répond à la question que vous m’adressiez tout à l’heure : Qui êtes-vous pour aimer la princesse d’Eppstein ?

Le comte secoua la tête et murmura :

— La question subsiste tout entière, Monsieur Cœur ; on n’aime pas la princesse d’Eppstein pour la rabaisser au niveau d’un fiancé vulgaire. Je suis son gardien. Je la veux riche et grande. Celui qui la sauvera sera duc de Clare, si je vis et s’il est digne. Comprenez-moi bien : sauver la princesse d’Eppstein, ce n’est point lui offrir l’humble maison du premier venu, quand même elle aimerait ce premier venu, c’est lui garder l’héritage de sa race. Du temps où il y avait encore des gentilshommes, on trouvait nombre de têtes ardentes qui jouaient volontiers de pareilles parties de vie et de mort.

Depuis quelques instants Roland rêvait profondément.

— Je me crois gentilhomme, dit-il, bien que j’ignore le nom de mon père. Je voudrais savoir si je suis ce premier venu qu’elle aime ?

Le comte répondit :

— Le regard des jeunes filles parle plus franchement que leurs lèvres. Je ne sais rien, sinon ce que m’a avoué le regard de la princesse… Êtes-vous prêt ?

— Je l’aime ! prononça tout bas Roland.

— Voulez-vous me tendre la main et me dire que vous me pardonnez ? demanda encore le comte avec toute son émotion revenue.

Roland lui donna sa main et lui dit :

— De tout mon cœur, je vous pardonne.

Il n’y eut point d’autre explication. Le comte se leva.

— Monsieur Cœur, dit-il, je vous remercie et j’ai confiance en vous. Nous aurons à nous revoir seul à seul. En attendant je vous dois un renseignement. Demain, après-demain, au plus tard, vous recevrez une lettre anonyme ou peut-être signée de quelque nom d’emprunt…

— Une lettre commençant par « M. le duc ! » l’interrompit Roland. Ce n’est donc pas vous qui me l’avez écrite ?…

— Quoi ! fit le comte, vous l’avez déjà reçue !

Il se leva fort agité, et demanda :

— Voulez-vous me la montrer ? Roland lui tendit aussitôt la lettre.

À ce moment, Nita aidait Rose à se remettre sur ses pieds, et réparait le désordre de sa toilette. Mlle de Malevoy était bien pâle encore, mais elle paraissait plus calme.

— Ce sont bien eux ! murmura le comte, dont la tête s’inclina sur la poitrine.

— Eux, qui ? demanda Roland.

Le comte, au lieu de répondre, pensa tout haut :

— Ils se défient de moi !

— À propos, fit brusquement le jeune peintre, connaissez-vous un certain vicomte Annibal Gioja ?

M. du Bréhut tressaillit.

— Vous aurait-elle dépêché celui-là ? balbutia-t-il.

— Il sort d’ici, repartit Roland.

Le comte pressa son front pâle d’une main frémissante.

— Alors, dit-il en se parlant à lui-même, elle joue un jeu double ! Je savais bien qu’elle chercherait à les tromper !

Il froissa la lettre anonyme et ajouta :

— Pour quand ceux-ci vous annoncent-ils leur visite ?

— Pour aujourd’hui même, à deux heures.

M. du Bréhut consulta vivement sa montre, mais il n’était pas besoin : la pendule du salon tinta deux coups.

— Il faut nous séparer, dit le comte. Ce soir même, aussitôt après l’entrevue qui va avoir lieu, vous devrez quitter cette maison et me faire savoir votre nouvelle adresse. N’acceptez rien, ne refusez rien, surtout. Ils auront des promesses splendides pour vous séduire, des menaces pour vous effrayer…

Il s’arrêta ; Roland souriait. La princesse et Mlle de Malevoy traversaient l’atelier pour gagner la porte-fenêtre donnant sur le jardin.

Comme Roland s’inclinait devant elles, la porte de son appartement s’ouvrit et son domestique parut, disant :

— Deux Messieurs demandent à parler à Monsieur. Ils ne veulent pas dire leurs noms ; ils assurent que Monsieur les connaît et les attend.