Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 07

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 277-288).
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2e partie


VII

Le tableau.


Ils attendaient tous, les petits oiseaux, et avec quelle impatience ! ils attendaient l’audience du bon Jaffret.

Quand nos deux anciens clercs de l’étude Deban eurent achevé leur conférence, ils se séparèrent, en se donnant rendez-vous pour deux heures après-midi.

Tous les passereaux de Paris et de la banlieue arrivèrent alors à tire d’aile, formant un essaim bruyant et tourbillonnant. Leur bienfaiteur était seul enfin ! Les gamins du quartier se rassemblèrent dans la rue pour voir le bon Jaffret distribuer ses aumônes. Ce fut la joie de tous les jours, car le bon Jaffret donnait spectacle et les moineaux effrontés venaient chercher les mies de pain jusque dans sa bouche.

Il y avait en bas des philosophes pour dire :

— Les moineaux, ça s’y connaît ! celui qu’est bon avec les bêtes n’est jamais méchant avec le monde !

Or, écoutez, il faut croire les philosophes, soit qu’ils aient un éditeur pour débiter leurs découvertes, soit qu’ils prêchent leurs naïvetés dans le ruisseau.

La fenêtre se referma. Les petits oiseaux s’en retournèrent dans leurs quartiers respectifs, gazouiller les louanges de Jaffret qui alla à ses affaires.

Dans le pavillon, Roland dormait enfin pour tout de bon. Il était couché sur son divan, vis-à-vis de la fenêtre donnant sur le jardin et un blanc rayon du soleil de décembre, passant à travers les arbres nus, venait jouer avec son sourire.

Car il souriait, — à un rêve sans doute.

Les deux lettres échappées de ses mains gisaient sur le parquet.

Il y a, dit-on, des hommes trop beaux et que cette beauté même marque au sceau d’une fatalité. Roland n’était pas ainsi ; quoique son adolescence et sa jeunesse eussent connu bien peu de jours véritablement heureux, quoiqu’il y eût dans sa vie des souvenirs d’une indélébile tristesse, il était impossible de concevoir, à son aspect, une idée de condamnation ou de misère. Il était de ceux qui semblent riches au milieu de la gêne, et dont la physionomie, en dépit des chances contraires, parle de bonheur à venir.

Il était plus jeune que son âge de beaucoup, parce qu’il était admirablement fort et qu’il n’avait point vécu. Prisonnier d’une crainte puérile, d’une répugnance exagérée dans laquelle la science eût démêlé peut-être les résultats morbides de ce choc qui l’avait renversé, demi-mort et blessé à l’âme autant qu’au corps, il s’était caché comme un criminel, fuyant un fantôme et parquant de parti pris son existence dans un milieu obscur où les plus actives recherches ne devaient point le découvrir.

La loi, qu’il redoutait follement, ne le cherchait point. Ceux qui l’avaient cherché si longtemps avaient les mains pleines de richesses et d’honneurs qui étaient son héritage.

Mais ceux-là étaient morts. — Et la loi endormie s’éveille à la longue souvent, interrogeant tout à coup des pistes à demi effacées.

Le danger, illusoire dix ans auparavant, pouvait devenir réel. Et à la place des amis décédés les ennemis surgissaient dans l’ombre, poursuivant à tâtons, non point Roland lui-même, mais une immense fortune que le hasard jetait en proie à l’intrigue. Et, sans le savoir, Roland s’était couché en travers du chemin qui menait à cette fortune.

Il n’avait point changé : tel nous l’avons vu il y a dix ans, tel il restait sous ce rayon qui éclairait son front mâle et doux, baigné dans la profusion de ses cheveux noirs ; vous l’eussiez reconnu d’un coup d’œil, songeant malgré vous à cette féerie qui garda pendant un siècle les seize ans de la Belle-au-bois-dormant. Tout avait changé, cependant, autour de lui, le temps ni la mort ne s’arrêtent jamais. Il y a dix ans, celle qui passait aujourd’hui, radieuse jeune fille, dans son rêve, n’était encore qu’une enfant.

Il souriait. Ses lèvres s’entr’ouvraient. Il songeait qu’il parlait d’amour.

Un amour aussi jeune, aussi neuf, aussi ardent que cette belle passion prodiguée par lui et perdue jadis aux pieds d’une femme indigne !

L’amour vaut par le cœur qui l’exhale, indépendamment de son objet. Que nous importe cette Marguerite si profondément tombée ? Il s’agit de Roland, noble, loyal, vaillant comme la vingtième année d’un chevalier. C’était un bel amour, parce que Roland était une belle âme.

Et cet amour, maintenant, au lieu de descendre, s’élevait, planant vers le bleu d’un ciel pur où brillait son étoile.

Le même amour, oh ! certes, l’amour de Roland, ou plutôt Roland tout entier, cet être franc, généreux et brave qui, par fortune, s’était un jour baptisé ou affublé de ce nom : M. Cœur, nom burlesque ou charmant selon le point de vue.

Mais charmant surtout, et nullement burlesque, dès qu’il s’appliquait à cette sève cordiale, à cette jeunesse vigoureuse et gracieuse, à ce noble corps, enveloppe d’une conscience noble.

Il dormait depuis un quart-d’heure à peine, et Dieu sait le chemin que son rêve avait fait déjà dans le pays des enchantements, où la folie de nos souhaits se change en réalités enivrantes, lorsqu’un pas lent, mais léger, effleura le sable de l’allée voisine, rendue sonore par le froid. Une jeune fille parut au détour du sentier, pensive et sérieuse.

Rose de Malevoy se promenait seule, ayant laissé, comme nous l’avons vu, son amie, la princesse d’Eppstein, en tête à tête avec le comte du Bréhut de Clare.

Rose allait, la tête penchée, songeant peut-être à cette rencontre imprévue qui l’avait rapprochée ce matin d’une personne chère et tenant une large place dans l’existence de l’homme qui était toute sa famille. Mlle de Malevoy avait en effet une affection sans bornes pour son frère, lequel, depuis son enfance, l’entourait d’une tendresse paternelle. Ils étaient orphelins.

La veille de ce jour, Léon de Malevoy lui avait dit :

— Écris à la princesse ou vois-la. J’ai un besoin pressant de lui parler. Il y va de tout mon avenir.

Mais ce n’était pas de la veille seulement que le jeune notaire était triste et visiblement inquiet.

Il avait eu la confiance entière du feu duc de Clare et aussi celle de la mère Françoise d’Assise, qui l’avait fait appeler à sa dernière heure ; mais, depuis la nomination du comte du Bréhut en qualité de tuteur de Nita et l’entrée de cette dernière dans sa nouvelle famille, on s’était éloigné de lui graduellement.

Il n’y avait là rien que de naturel. Léon avait opposé, en effet, une résistance énergique à la mesure qui faisait de M. le comte et de sa femme les gardiens de l’héritière de Clare. Et il avait motivé son opposition de manière à rendre une rupture inévitable.

La rupture, cependant, était un symptôme, mais non point encore un acte légalement accompli. Les affaires courantes de la jeune princesse se menaient en dehors de Léon Malevoy, on projetait même de larges mouvements de fonds, sans l’avoir ni consulté, ni averti ; mais les papiers de la succession de Clare restaient à l’étude de la rue Cassette.

Malgré la victoire remportée, Mme la comtesse semblait hésiter avant d’entamer une guerre effective. De son côté, Léon attendait. Nous savons qu’il avait défendu à sa sœur la porte de l’hôtel de Clare.

Il y avait dans cette situation de graves menaces qu’un événement mystérieux aggravait encore. Depuis que Mlle de Malevoy avait quitté le pensionnat, son frère lui avait donné toutes ses heures de liberté, montrant qu’aucun lien ne l’occupait au monde en dehors d’elle, car il semblait avoir renoncé à une passion sans espoir dont Rose était l’unique confidente, et c’était au point que Rose se reprochait parfois de n’avoir pas un cœur si complètement libre à mettre dans la communauté.

Deux semaines environ avant le jour où reprend notre histoire, les choses avaient brusquement changé. Un choc s’était évidemment produit dans l’esprit de Léon, un choc violent. Après l’avoir quitté un soir gai, vivant, plein de confiance dans l’avenir, Rose l’avait retrouvé le lendemain pâle, brisé, malade d’esprit et de corps.

Et, chose plus étrange, étant donné la liaison si tendrement étroite du frère et de la sœur, aucune confidence n’avait suivi cette transformation.

Certes, il y avait là de quoi méditer, et Rose de Malevoy était trop bonne, trop véritablement dévouée à son frère, pour qu’il soit possible de penser que cet ordre d’idées restât étranger à sa rêverie, quand surtout la princesse Nita de Clare et le comte du Bréhut s’entretenaient à quelques pas d’elle et s’entretenaient peut-être des causes inconnues qui motivaient la tristesse de son frère.

Et pourtant il nous faut bien avouer que d’autres pensées venaient à la traverse de cette préoccupation. Si quelqu’un eût écouté les mots entrecoupés qui tombaient de ses lèvres, tandis qu’elle tournait le coude du sentier désert, ce quelqu’un eût bien vu qu’il ne s’agissait point des affaires de l’étude, en ce moment, pour Rose de Malevoy.

Elle murmurait, sans savoir qu’elle parlait, et ses grands yeux s’imprégnaient d’une mélancolie profonde.

— Elle l’a revu au bois plusieurs fois… monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul !…

C’étaient les propres paroles prononcées par la princesse d’Eppstein, dans sa voiture, ce matin même, et prononcées en anglais pour échapper aux curiosités très légitimes de la dame de compagnie.

— L’a-t-il reconnue ? ajouta Rose en ralentissant sa promenade.

Cette question apportait avec soi un trouble et une tristesse.

Les yeux de Rose se baissèrent ; elle devint plus pâle, pendant qu’elle pensait tout haut :

— Elle a dit : Je ne sais… mais sa voix a tremblé… et le rouge lui a monté aux joues. Combien elle est plus belle qu’autrefois !

Mlle de Malevoy s’arrêta soudain dans sa promenade. Le massif dépassé venait de démasquer pour elle le pavillon qui était la demeure de Roland. Elle était juste en face de la porte ouverte de l’atelier. Le soleil tournant vers le midi caressait déjà d’un regard oblique la toile à demi-découverte par la main indiscrète du vicomte Annibal Gioja.

Les yeux de Rose rencontrèrent tout naturellement cette toile, et une stupéfaction profonde se peignit d’abord sur ses traits.

— Moi ! fit-elle en reculant de plusieurs pas. C’est moi ! Est-ce que je rêve ?

L’idée essaya de naître en elle qu’une glace se trouvait au fond de cette chambre qui semblait déserte ; mais un raisonnement rapide comme l’éclair lui démontra que son image, là-bas, était en fraîche toilette d’été, tandis qu’en ce moment, elle portait des fourrures sur sa robe d’hiver.

— Moi ! répéta-t-elle. Mon portrait !

Ses beaux sourcils se froncèrent et son œil s’assombrit ; mais ce fut pour briller l’instant d’après, pour éclater, faut-il dire plutôt, en un splendide sourire d’allégresse.

Pendant une seconde, sa jeune beauté rayonna de joie ; pendant cette seconde, Nita elle-même n’aurait pu l’emporter sur elle, par-devant le berger qui jugeait les déesses.

Mais le feu de ses yeux s’éteignit bientôt et sa paupière se baissa.

— Je suis folle, dit-elle, en rougissant de pudeur et de fierté.

Elle passa la main sur son front. La pâleur était déjà revenue à ses joues.

— Et pourtant, reprit-elle, en jetant désormais vers le pavillon des regards inquiets, il est peintre, j’en suis sûre… n’avait-il pas son crayon à la main et son album ouvert sur ses genoux… là-bas, au cimetière ?

Elle sourit. Sa prunelle s’alanguit derrière la frange de ses longs cils d’ébène.

— Comme il m’a faite jolie ! murmura-t-elle d’une voix tremblante.

Et tout bas, si bas que le vent n’aurait pu cueillir ce mot sur ses lèvres :

— Il n’a fait que moi ! nous étions deux, pourtant !

Était-ce un aveu ? Il n’y avait qu’elle, en effet, sur la toile : une adorable jeune fille svelte dans une robe de mousseline fleurie. Et c’était bien elle ; seulement elle ne savait pas être si charmante.

— Il me voit donc ainsi ! dit-elle encore, tandis qu’une larme de gratitude passionnée diamantait le bord de sa paupière.

Doucement, bien doucement, sur la pointe de ses pieds de fée, elle approcha du pavillon. Quand elle fut tout près de la porte, elle écouta. Au dedans, on n’entendait rien ; au dehors, outre les bruits rares de la rue et le murmure indistinct que laissait sourdre l’atelier Cœur-d’Acier, on pouvait ouïr au lointain les pas de Nita et de son tuteur, continuant leur promenade dans les allées du jardin.

Rose, la main sur son cœur pour en réprimer les battements précipités, monta les deux degrés qui conduisaient au pavillon. Elle avait peur, mais son désir était bien plus fort que sa crainte.

Ce qu’elle voulait, certes, elle n’aurait point pu le dire. Le bonheur mettait une adorable couronne à ses traits si suaves et si nobles. Elle était heureuse, voilà le vrai. Elle espérait encore plus de bonheur.

Sa tête effarouchée et souriante dépassa le montant de la porte. Elle parcourut tout l’atelier d’un seul regard et redescendit les deux marches en chancelant. Elle avait vu Roland endormi.

— Oh ! fit-elle, prête à défaillir, moi, je ne l’avais jamais revu… qu’une fois ! Rien qu’une fois !

L’idée de fuir la saisit, si pressante et si forte, qu’elle s’élança dans l’allée ; mais, en tournant l’angle du massif, elle voulut jeter en arrière un dernier regard. De là, on ne pouvait point voir Roland. Le tableau seul apparaissait, creusant de plus en plus ses saillies, à mesure que le soleil avançait dans sa course, l’éclairait mieux et plus favorablement.

Rose s’arrêta encore, hélas ! et ce fut pour envoyer à celui qu’elle n’apercevait plus un baiser plein de tendresse et de pudeur.

Il n’y avait nul témoin. Pourquoi craindre ? Il dormait.

Et s’il s’éveillait, quel danger ? Rose n’avait-elle pas ici protection et droit ? Ceux qui l’avaient amenée étaient à portée de l’entendre.

Il ne faut pas des arguments bien vigoureux pour convaincre un cœur qui désire. Rose revint sur ses pas, plus hardie, cette fois, quoique plus émue. L’ivresse donne soif ; elle voulait boire encore à cette coupe qui l’enivrait de joie.

Comme ce souvenir vivait en elle énergique et cher ! Et pourquoi ce souvenir avait-il laissé une empreinte si profonde ? Toute mémoire obstinée suppose un fait, un drame, un choc. Ici il n’y avait rien eu.

Rien ! une rencontre fortuite, une parole échangée…

Et Rose ne devait jamais oublier cette heure triste et bien aimée, ce lieu mélancolique, dont le tableau parlait tout bas, car la rencontre avait eu lieu au cimetière, et parmi les arbres pleureurs qui fuyaient au fond du tableau, on devinait vaguement des tombes.

Il y avait longtemps déjà. Rose aurait pu dire combien de mois, combien de jours s’étaient écoulés depuis lors. C’était un matin de la fin du printemps, une belle et chaude matinée ; le bleu du ciel pâlissait sous les vapeurs légères qui le marbraient délicatement, jetant un voile de langueur au-devant des regards du soleil. Chacun de nous a connu cette heure d’ardente et molle fatigue, où tel chant lointain serre tout à coup le cœur, où la tête ne saurait supporter le parfum d’une rose effeuillée.

Rose et Nita étaient au couvent.

Nita, orpheline depuis trois mois, voulut visiter la tombe de son père ; elle pria son amie de l’accompagner, et toutes deux partirent sous la garde d’une religieuse.

La sépulture monumentale des ducs de Clare gardait un air d’abandon qui frappa Nita dès son arrivée et d’autant plus que derrière le funèbre édifice, une pauvre simple tombe, marquée seulement par une table de marbre blanc, s’entourait d’un étroit parterre, tout brillant de fleurs nouvelles.

Assis sur un banc de gazon, au pied de la petite tombe, se tenait un jeune homme très beau qui ne s’aperçut point de leur approche, tant sa douloureuse rêverie le tenait. Il avait un crayon à la main et un album sur ses genoux. L’album ouvert montrait un croquis commencé : des arbres et des tombeaux.

Rose n’avait accordé au beau jeune homme qu’un regard distrait, mais Nita éprouva une sorte d’étonnement à son aspect et se demanda, comme si elle eût poursuivi en vain un fugitif souvenir : où donc l’ai-je rencontré déjà ?…

À cette question, sa mémoire ne voulut point répondre. Elle s’agenouilla et pria.

Nita portait sa robe de deuil, Rose n’avait point le costume de pensionnaire ce jour-là. Son frère l’avait demandée pour une fête de famille. Elle était charmante dans sa simple et fraîche toilette de ville. Elle pria d’abord comme Nita. La religieuse avait atteint son chapelet. Toutes trois restaient ainsi à genoux, dans l’ombre froide de la sépulture. Mais le vent qui passait sur l’humble jardin où le beau jeune homme rêvait, apportait de chaudes senteurs.

Nita dit :

— Mon pauvre bon père n’a pas de jardin, lui !

Des larmes coulaient sur sa joue. Rose la baisa.

On dit que les grains du chapelet prédisposent parfois à un repos salutaire. La religieuse dormait.

Un mouvement léger se fit dans les arbustes voisins. Nita et Rose tournèrent la tête en même temps. Le beau jeune homme était debout, à l’angle du monument, et les regardait.

Je ne sais pourquoi ce regard ne sembla ni indiscret ni coupable.

Le beau jeune homme, pourtant, se retira, inclinant avec respect sa haute taille. Une nuance rosée montait aux joues de Nita ; Mlle de Malavoy avait pâli.

Rose s’assit. Nita s’agenouilla de nouveau pour la prière d’adieu. Elle s’accusait d’être distraite ; malgré elle, Rose rêvait : on ne voyait plus le beau jeune homme, mais elles savaient toutes deux qu’il était là.

Elles se levèrent et s’embrassèrent encore. Elles s’entr’aimaient davantage et ne savaient pas pourquoi.

Avant d’éveiller la religieuse pour le départ, Nita murmura :

— J’aurais voulu avoir quelques fleurs pour laisser un bouquet à mon père.

Elles tressaillirent toutes deux. Le jeune homme était près d’elles et tenait des fleurs à la main.

— Acceptez-les, dit-il d’une voix douce qui remuait le cœur. Elles sont à ma mère.

Ce fut Rose qui les prit machinalement, mais Nita dit : Merci.

Roland s’éloigna aussitôt : elles demeurèrent seules et n’échangèrent plus une parole.

Le bouquet fut déposé sur la tombe, fidèlement, sauf une clochette qui tomba d’une campanule azurée, et que Rose vola.

On éveilla la religieuse, et l’on partit.

Ce fut tout. Est-il, cependant, besoin d’autre chose ?

Rose rit beaucoup à la fête de famille. Elle s’étonnait de sa gaîté. En revenant elle pleura et s’irrita contre ces larmes sans motif.

Nita, au contraire, resta triste tout le jour et souffrit de sa solitude.

Elles parlèrent souvent du beau jeune homme : Rose, froidement ; Nita, avec moins de réserve. Nita gardait cette vague pensée de l’avoir rencontré quelque part, autrefois.

Rose avait un médaillon qui contenait quelques reliques chéries. La clochette bleue s’y dessécha.

Pendant le séjour de la princesse au couvent, elle obtint quatre fois la permission d’aller voir son père. Chaque fois Rose l’accompagna. Le jardin qui était autour de la petite tombe restait frais, grâce à des soins évidemment journaliers, mais elles n’y virent plus jamais le beau jeune homme.

Son offrande lui fut rendue, cependant, au centuple. Par trois fois, chacune des deux jeunes filles déposa un bouquet sur la table de marbre blanc.

Un soir de la semaine pascale, six mois après avoir quitté le couvent, Mlle de Malevoy, pieuse et cherchant dans ses pratiques de dévotion un remède contre je ne sais quel mal, dont personne n’avait le secret, se trouva tout à coup face à face avec Roland, au sortir du Salut de Saint-Sulpice.

Il était debout près du bénitier. Rose resta interdite, oubliant de faire le signe de la croix. Elle attendait, en vérité, une parole, comme s’il n’eût pas été un étranger pour elle, comme s’il avait eu le droit de lui parler.

Et, par le fait, il y avait un mot sur les lèvres de Roland. Il ne le prononça point ; seulement, une muette prière jaillit de son regard.

Quelle était cette prière ? question bien souvent ressassée aux heures de solitaire rêverie, question toujours insoluble.

Mais, maintenant, la question avait sa réponse éloquente et claire. Il n’était plus temps de douter. Le tableau parlait là-bas, caressé par son pâle rayon de soleil.

Le tableau disait à Rose : Tu es aimée, bien aimée ; ton image est là, embellie, adorée. On a fait de toi le bon ange de cette retraite !

Elle remonta les deux marches du pavillon, et certes, ce n’était point pour éclaircir un doute. Son bonheur l’éblouissait. Pour douter, il eût fallu être aveugle.

Mais la curiosité des jeunes filles est insatiable ; cette portion du tableau, cachée par la draperie, l’attirait comme un mystérieux aimant. Elle voulait voir d’abord, tout voir, et puis remettre le voile, car d’autres allaient venir, et elle se sentait le droit de cacher ce secret qui était désormais le sien.

Elle traversa l’atelier d’un pas léger, belle de sa joie profonde, gracieuse comme les bien aimées. En passant devant Roland toujours endormi, elle pressait le médaillon chéri contre son cœur, et son regard était déjà celui d’une fiancée.

Sa main toucha le rideau qui glissa sans bruit sur sa tringle, découvrant d’un seul coup tout le reste de la toile.

Rose y porta des yeux souriants, mais le sourire se glaça aussitôt sur ses lèvres. Elle chancela et tomba brisée, en murmurant :

— Ayez pitié de moi, mon Dieu, c’est elle qu’il aime !