Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 03

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 229-240).


III

Sevrage de Saladin.


Dix heures sonnant, Gondrequin-Militaire poussa un cri aigu auquel M. Baruque répondit par un chant de coq. Aussitôt tous les caporaux imitèrent le gloussement de la poule. C’était à faire illusion. Plusieurs rapins lancèrent la note douce et monotone qui est l’appel d’amour du crapaud au printemps. Mlle Vacherie, qui avait plus d’un talent, imita la chanson du corbeau dans les montagnes solitaires ; son oncle, le Patagon, renifla comme un âne entier ; le directeur des singes savants chanta la Marseillaise, Similor aboya, Échalot miaula, Saladin, le misérable enfant, exhala des plaintes déchirantes, tandis que l’Albinos, ôtant sa filasse blanche, déclamait le récit de Théramène avec un haut accent méridional. Par-dessus ces divers soli, la grande voix de l’atelier Cœur d’Acier s’éleva, reproduisant tous les bruits de la nature et de la civilisation, depuis le grincement de la scie jusqu’aux cris de canards, qui firent jadis la réputation de la vallée de Tempé.

Tout cela s’exécutait dans un ordre admirable comme le remue-ménage célèbre de l’horloge de Strasbourg à l’heure de midi. Personne ne riait. La gaîté des peintres fait frémir, qu’ils soient élèves de Raphaël ou simplement vitriers de l’école Quatrezieux.

Quand le tapage quotidien et normal eut assez duré, Gondrequin-Militaire appela solennellement :

— Monsieur Baruque Rudaupoil !

— Plaît-il ? demanda le second lieutenant ; il me semble qu’une voix a murmuré mon nom !

— Le temps fuit, car il a des ailes, répondit Militaire. Sonnez la cloche.

M. Baruque, déposant sa palette et son pinceau, emmanché de long comme un balai, dit :

— Din-don, din-don ! c’est la cloche, à cette fin qu’on prenne sa nourriture librement, chacun pouvant en allumer une à sa volonté et bavarder entre soi, sans se fâcher. Rompez les rangs ! À la soupe !… qu’on l’augmente aujourd’hui spécialement du quart d’heure de grâce quotidien à cause de la fête de M. Cœur. Eh ! là-bas ! En avant, les bidons !

Ce discours, religieusement écouté, fut suivi d’un tumulte inexprimable. L’atelier tout entier, officiers, caporaux, soldats et modèles, se débanda bruyamment comme font les enfants après la classe finie. Aucun pays sur la carte humaine n’a des bas-fonds si étranges, des cavernes si profondes, des ravines si perdues que cette lumineuse contrée qu’on appelle l’art. L’art est un géant dont le front noble reçoit en plein les rayons du soleil, mais dont les pieds invisibles trempent on ne sait où, dans des océans de misères. Est-ce encore l’art ? demandera-t-on. Et ces pieds appartiennent-ils réellement à cette tête ? Je penche à le croire. Voyez la distance qui sépare le comédien-étoile de la pauvre litière humaine, les comparses, sur laquelle on le sert, comme un superbe coq de bruyère sur de la chair hachée. Rien ne ressemble tant à l’atelier Cœur-d’Acier que ce bizarre troupeau des comparses, incessamment foulé aux pieds, et vivant d’orgueil, pourtant, prodigieux mystère ! L’art est l’art, en bas comme en haut, et la vanité, sang de ce grand corps, descend à l’extrémité la plus infime de ses tristes orteils.

Le savetier, cette moquerie de la pêche parisienne, cette petite bête non mangeable qui grouille dans la glaise du canal de l’Ourcq, est un poisson comme le bar argenté, comme le saumon aux formes magnifiques, comme la lamproie semée de pourpre, et comme le gigantesque esturgeon.

Le barbet crotté est un chien comme le noble blood-hound qu’on prime à l’exposition.

Le barbet est même un bon chien, — et dans ce lamentable pays, qui est le sous-sol de l’art, vous rencontrerez souvent un bon cœur.

C’étaient des artistes, ces esclaves à vingt-cinq sous pièce. Ils s’étaient fait artistes, parce que la carrière de l’art est libre par excellence. On les commandait comme des enfants à l’école, mais qu’importe cela ? Ils étaient libres, puisqu’ils ne faisaient rien d’utile !

Chacun alla à son coin. Il y avait des multitudes de coins. Dans chaque coin, derrière des loques amoncelées, sous les bûches destinées au poêle, entre les châssis et les murs, partout enfin, quelque provende à l’odeur forte, au goût poivré, était cachée. L’art pauvre ne se nourrit pas comme le travail indigent. L’art a besoin de luxe toujours, et les épices sont le luxe de la misère.

Tout le monde eut bientôt son journal et sa bouteille. Le journal est l’assiette offerte à l’art par la civilisation : l’assiette et le buffet. De tous ces journaux, bourrés d’esprit, de politique et de littérature, cent parfums redoutables surgirent, parmi lesquels dominait le flair austère et mâle de l’ail. Horace, le cher poète, a fulminé contre l’ail de furieuses imprécations ; je n’oserais défendre l’ail contre Horace, et cependant l’ail est bien nécessaire à l’art.

En un instant, les journaux dépliés répandirent dans l’atelier une épaisse atmosphère d’ail ; ils sentaient tous l’ail uniformément : le Siècle, tout jeune alors, la Presse, sa sœur aînée, préludant à cette rente de 365 idées qu’elle allait assurer annuellement à ses lecteurs ; la Patrie, Siècle du soir, le Courrier français, Patrie du matin, les Débats drapés dans leurs langes doctrinaires, la Gazette de France, mouche piquante, posée sur le nez du roi bourgeois ; la Quotidienne, souvenirs et regrets ; l’Estafette, le Temps, le Globe et vingt autres, les forts et les faibles, les intelligents et les obtus, tous sentaient l’ail. L’ail est le niveau. Une fois tombés à ces profondeurs, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ne respirent plus qu’un souffle : l’ail.

Cependant, auprès du poêle, l’aristocratie mangeait dans des assiettes. M. Baruque, un rognon, sauté par Viot l’aquatique ; Gondrequin-Militaire, l’aile d’un poulet maigre, rôti par l’aquatique Rousseau. Autour d’eux, la bourgeoisie et le peuple, disposés dans un joli désordre, tordaient le petit salé ou broyaient le cervelas avec un appétit unanime. On causait, on riait, on chantait. Dans cette foule joyeuse, nous choisirons trois groupes plus particulièrement liés à notre histoire.

Le premier groupe, composé de deux individus seulement, se tenait à l’écart : il était formé par Échalot (pour le torse), et le pauvre vilain petit enfant qui posait pour le bambin-volant dans le tableau des jeux zygomatiques. Les deux moitiés d’athlètes s’étaient en effet séparées ; pendant qu’Échalot, cœur véritablement maternel, s’occupait de l’héritier indivis, Similor-les-Mollets, homme de plaisir, avait rejoint Mlle Vacherie et déjeunait avec les saltimbanques.

C’était ici le second groupe, composé du pitre, du premier rôle, de l’Ours, de l’Albinos et du Physicien.

Le troisième groupe ne comptait guère que des artistes de l’atelier et entourait Gondrequin-Militaire, qui avait la parole solennelle, abondante et difficile.

M. Baruque, lui, semblait préoccupé : ses petits yeux gris allaient et venaient.

Saladin pouvait avoir deux ans moins quelques mois ; il ne parlait pas encore, mais il se traînait comme un reptile ; il était laid, chétif et mal tourné. Échalot le tenait tout frétillant dans ses bras et essayait de lui faire avaler un bon morceau de saucisson au gros poivre. Saladin résistait comme un diable. Échalot lui disait avec cette implacable douceur des gens patients :

— Saladin, tu n’es pas raisonnable ! Tu ne peux pas toujours téter jusqu’à l’âge de ta conscription, pas vrai ! Avale ça comme un mignon garçon, puisque c’est pour ton bien, ayant consulté un vétérinaire, et qu’il est temps de te sevrer, mioche, pour commencer ta première éducation.

Saladin ne voulait pas. Il faisait d’abominables grimaces et essayait de crier ; mais Échalot, qui connaissait la puissance de sa voix et craignait le scandale, lui tenait la bouche à poignée, disant :

— T’as les torts de ton côté. Ton papa ne fait rien pour toi, c’est moi seul qu’en ai toutes les charges. Sois gentil. Le saucisson te communiquera une force virile, bien supérieure au lait qu’est tripoté dans Paris, à l’aide d’amidon et de cervelles d’anciens chevaux de fiacre. N’y a pas plus brigands que les laitiers… Vas-tu l’ouvrir, petite drogue, ta bouche !… Tu vois, Saladin, tu m’as forcé pour la première fois à l’impolitesse à ton égard !

Saladin, qui se roulait comme un serpent, échappa à son étreinte et laboura de dix ongles noirs et crochus qu’il avait la pauvre joue maigre de son père nourricier. Échalot l’embrassa.

— Gamin d’espiègle, grommela-t-il en riant, auras-tu de l’esprit !

Puis, avec une fermeté douce :

— N’empêche que tu devrais remercier le ciel d’être sevré avec du saucisson ! Faut que l’homme soit sevré dans sa jeunesse. Tu m’en sauras gré plus tard. Allons, Saladin, sois raisonnable ! Ça te fera du bien à ta santé. Voyons ! goûte-moi ça ! Est-ce que je tète, moi ? N’y a que toi ici qui tètes ! t’as pas honte !

La sueur coulait de son front ; il l’essuya d’un revers de manche et pensa :

— Une idée qu’il a, quoi ! si jeune, c’est déjà buté contre le saucisson !

À quelques pas de là, le galant Similor oubliait son jeune fils ; c’était son habitude. Peu lui importait cette opération du sevrage, si délicate et si difficile. Esclave de ses passions, il dissipait son salaire avec Mlle Vacherie. Ce n’était pas un joli garçon, mais il avait une tournure artiste, sous son paletot de peluche trop étroit, les jambes nues, la tête coiffée d’un vieux chapeau gris d’où s’échappaient ses cheveux jaunes en révolte, et il était en train de faire sa cour.

— On a le fil, quoi ! disait-il d’un air à la fois scélérat et naïf, on est ce qui s’appelle un roué de la Régence avec tous les divers trucs à sa portée, et susceptible de rendre une petite femme comme le poisson dans l’eau, pour la bouche, la toilette et tout. C’est pas l’embarras, l’amour m’a bien nui dans mes carrières ; mais que voulez-vous ! on a abusé de tout dans l’existence d’un jeune homme à la mode auprès des belles, sans perdre de vue, toutefois le sentier de l’honneur !

— Vous avez dû tout de même en voir de drôles, Monsieur Similor ! soupira Mlle Vacherie qui dévorait du gras-double dans une écuelle de terre brune.

Et combien Similor la trouvait belle ainsi, assise par terre, les pieds sur une chaise et le nez dans sa tasse !

La grosse caisse du Théâtre des Jeunes Élèves, dont le personnel se composait de trente-deux chiens savants, ajouta aigrement :

— Mais comment faites-vous donc, l’enflé, pour gagner tant d’argent !

Tant d’argent ! bonté divine ! Similor avait enfin trouvé un homme qui le prenait pour un capitaliste, un homme qui lui portait envie ! Son cœur grossit dans sa poitrine, sa tête se redressa, rayonnante de fierté.

— Dire que les citoyens naissent tous égaux dans leur berceau, répliqua-t-il d’un ton de professeur, c’est des faiblesses ! Voyez Échalot, mon domestique, que j’ai pris pour me suppléer dans les soins de mon enfant abandonné par sa noble mère, qu’appartient à la première société de la Chaussée-d’Antin, et que je pourrais la perdre de fond en comble rien qu’en disant à son millionnaire d’époux : Psst ! hé ! là-bas ! votre baronne a commis une importunité avec un jeune homme pas mal, qu’est moi, censé, dont j’ai les témoignages dans sa correspondance sur papier de soie où elle m’écrivait : « Similor, idole de mon âme ! » Et que Saladin en est la preuve matérielle d’un caprice coupable en ma faveur, avec quoi on pourrait faire chanter l’orgueilleuse famille sur tous les airs qu’on voudrait, si on n’écoutait pas les sentiments de sa délicatesse !

L’auditoire écoutait bouche béante et Mlle Vacherie oubliait d’avaler, tant elle était contente.

Une chose nous gêne, c’est la peur d’imiter Virgile ; Évidemment cette scène ressemble à l’entrevue d’Énée, fils d’Anchise, avec Didon, entourée de sa cour, mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Similor posa son chapeau de travers. Son double triomphe d’orateur et de séducteur l’enivrait.

— C’était pour vous faire observer, reprit-il, qu’Échalot a eu les mêmes occasions que moi dans le monde. Pourquoi est-il resté en bas du mur pendant que je montais à l’échelle ? C’est les facultés de l’âme. Quant à moi, parti de la danse des salons, dont j’ai tous les certificats et diplômes, j’ai arrivé par les femmes, joint à mon adresse. Tant que vous ne faites pas de tort à l’honneur, vous pouvez marcher la tête levée, c’est connu. La ficelle est permise comme la marque de la pénétration d’un chacun… Oui, ma poule, s’interrompit-il en offrant son cornet de tabac à Mlle Vacherie, j’en ai vu de drôles, et j’ai été mélangé à des machines où il s’agissait de millions de milliasses… Tel que vous me voyez, je déjeunais tous les matins avec Toulonnais-l’Amitié.

— Le fameux M. Lecoq ! fit-on à voix basse dans le cercle.

— Celui qui a été guillotiné par la porte d’un coffre-fort, chez le banquier Schwartz ! ajouta Mlle Vacherie. Voilà une histoire qui m’a amusée !

Chacun se rapprocha. Ce drame tout récent, et surtout la sauvage étrangeté de la péripétie avaient profondément impressionné la classe populaire, qui en savait plus long à ce sujet que le public ordinaire et même que la justice. Car, plus vous plongez, mieux vous entendez circuler les mélodramatiques rumeurs. Mille versions s’étaient produites après la mort violente de M. Lecoq. La légende des Habits Noirs courait les basses rues et défrayait les pauvres veillées. On était avide de savoir.

Similor siffla un chut retentissant.

— Un quelqu’un d’honnête et rusé qui veut se faire tout doucement sa fortune, reprit-il avec mystère, peut encore trouver des occasions, quoique ça. Les Habits-Noirs, n’y en a jamais eu ! C’est les badauds qu’inventent ces drôleries-là. Ce qu’est vrai, c’est qu’on trouve des gens qui fait un commerce quelconque, dans les brouillards, et qu’ont besoin d’individus pour veiller ou filer les paquets ; en tout bien tout honneur ; sans savoir de quoi qu’il retourne… Est-ce qu’on a seulement pu faire le moindre chagrin aux maîtres de l’estaminet de L’Épi-Scié où que l’on disait que les Habits-Noirs tenaient leurs assemblées ? ni vu ni connu, c’était des limonadiers, voilà ; on venait chez eux bloquer la poule… Y en a donc deux qu’ont disparu : M. Lecoq et M. Trois-Pattes du Plat-d’Étain…

— Est-ce que vous avez connu Trois-Pattes, vous, Monsieur Similor ? demanda la belle Vacherie qui mit dans sa voix rauque une poignée de caresses.

Similor raidit ses magnifiques mollets. Il grandissait à vue d’œil. Son vieux chapeau gris laissait passer des rayons.

— Aussi vrai comme vous êtes la jolie des jolies, répondit-il, je l’ai non seulement connu, mais fréquenté dans sa particularité, ayant notre appartement sur le même carré du sien, dans la propre maison de l’agence Lecoq, et à même de vous dire qu’il recevait des dames, première catégorie, qu’on leur dérobait çà et là une caresse dans l’escalier en passant : histoire de badiner, sans y engager son cœur ; que leurs carrosses attendaient à la porte, et que malgré leurs falbalas, elles devenaient douces comme des agneaux dès qu’on leur coulait à l’oreille : Fera-t-il jour demain ?

Similor cessa de parler tout à coup. Il avait vu briller le petit œil gris de M. Baruque.

— Oui, cherche, Rudaupoil ! grommela-t-il au lieu de poursuivre. Tu as affaire à plus fin que toi, mon bonhomme !

Et il continua avec emphase :

— Rien dans les mains, rien dans les poches ! Je ne crains pas l’investigation de ma carrière, par l’œil jaloux de l’autorité, et, pour quant à mes secrets que j’ai recueillis, je saurais me les conserver au sein des plus cruelles tortures !

M. Baruque avait déjà tourné le dos et s’était perdu parmi les groupes.

Dans le silence qui suivit, on put entendre les rapins qui criaient autour du poêle :

— C’est ça, Militaire ! racontez-nous la naissance de M. Cœur !

Et plus loin, l’organe doux du pauvre Échalot, répétant avec une inépuisable patience :

— Saladin, sois raisonnable. Un jeune homme qui n’aurait pas été sevré, ça serait ridicule. Tu m’en remercieras plus tard !

— Fixe ! ordonna Gondrequin-Militaire. C’est une anecdote qui se raconte annuellement à la périodicité de la fête de M. Cœur, pour l’usage des nouveaux. On appelle ça La Naissance de M. Cœur, mais c’est impropre, M. Cœur, ayant dans les vingt-huit à trente ans, à vue de pays ; et la chose datant de 1832, nuit de la Mi-Carême. Seulement, il est né pour nous cette nuit-là, et ça suffit. Y sommes-nous ? Oui. C’est bien. Cascadin est chargé de se taire. C’était sous M. et Mme Lampion qui vinrent après Tamerlan : ôtez vos casquettes. M. Lampion avait du talent ; mais Madame aimait trop sa bouche : l’atelier ne fructifiait pas. M. Baruque cherchait une place dans le commerce, et moi, je tirais l’œil mollement. Quoi ! il faut la réussite pour étayer la capacité. Alors, on avait passé la nuit de la mi-carême à se débaucher à la Renaissance de Cypris, barrière d’Italie, chez Tronçon dont on mangeait l’enseigne. Fixe ! ou je me tais ! Nous descendions donc, sur le matin, après la bamboche, l’atelier à pied, M. et Madame dans un fiacre et ronds comme des ballons : le fiacre arrivait ici dessous, dans la rue, quand les chevaux s’arrêtèrent court. Rudaupoil cria : allons de l’avant, comme des tigres ! moi, je dis : le temps fuit, car il a des ailes ! le cocher fouailla, rien n’y fit. En conséquence, je me portai sur le devant du véhicule pour reconnaître l’obstacle qui inconvénientait les chevaux.

— Ce fut moi ! l’interrompit M. Baruque.

— Parfait ! répliqua Militaire avec humeur. Ce fut vous. Mais lequel de nous deux cria : Ô ciel ! une femme ! Pas possible !

— C’était donc une femme ? demanda Cascadin, curieux.

— Oui, blanc-bec, en noir et radicalement évanouie. Les chevaux s’étaient refusés à l’écraser, étant doués de cet instinct par les naturalistes.

Nous la relevâmes et nous la portâmes ici, et en retrouvant ses sens, le pauvre jeune homme murmura : Ô ma mère !

— Comment ! le jeune homme ! fit-on de toutes parts. Quel jeune homme ?

— Monsieur Gondrequin, déclara Baruque, vous avez raté votre tire-l’œil ! Retouchez ça !

— C’était lui ! gronda Militaire. Tout le monde avait deviné ! N’est-ce pas, les enfants, que vous l’aviez deviné ? Néanmoins, j’intercale que la femme en noir était un déguisement sous lequel l’étranger cachait son sexe, et ses malheurs. Est-ce clair maintenant ? Personne n’a jamais connu son secret. Si M. Baruque le sait, qu’il le dise : ça me fera plaisir. Après quelques mois de maladie, M. et Madame, séduits par ses bonnes qualités, lui proposèrent la main de mademoiselle, briguée par M. Baruque, ici présent. Attrape !

— Et par vous, rectifia Rudaupoil, ah ! mais !

Militaire exhala un large soupir.

— Elle a mal fini, murmura-t-il, mais elle avait du zest ! Je pense à elle annuellement, à la périodicité de la fête de M. Cœur. L’étranger ne voulut pas de Mademoiselle, il eut raison à cause des mœurs. Néanmoins, Monsieur et Madame l’installèrent dans le pavillon du bout à faire des portraits et des paysages, et des frivolités qui sont jolies, si on veut, mais qui ne valent rien en foire.

M. Cœur est un vrai peintre, voilà tout ! laissa tomber Baruque solennellement.

— Rien en foire ! répéta Gondrequin. La preuve, c’est qu’ayant été institué à l’unanimité, Cœur-d’Acier en chef et patriarche de l’atelier après le décès de M. et Mme Lampion, arrivé d’après les lois de la nature, par suite d’excès habituels et ripailles indéfinies, M. Cœur a eu la bonté de nous donner ici et là un coup de fion à nos toiles. C’était superbe. On croyait qu’on allait gagner des sommes. Nisco ! Les clients, quand ils ont vu des jambes en proportion, des yeux posés d’ensemble et des bras bien d’aplomb se sont fâchés tout net, disant :

— Est-ce qu’on nous prend pour des bourgeois ?

Par conséquence, M. Cœur est l’honneur et le lustre de l’atelier ; mais ne faut pas qu’il y touche ! Tout va bien, pourvu qu’il ne mette pas la main à la pâte. La foire veut ça ; le génie y remplace l’éducation. Vive tout de même M. Cœur ! pour le jour de sa fête !

La voix de M. Baruque ne se mêla point à l’acclamation générale qui ponctua le discours de Militaire. C’était pourtant un fanatique de M. Cœur. Depuis quelques secondes, il ne s’occupait plus de son rival et ami M. Gondrequin. Le groupe au centre duquel pérorait Similor attirait de nouveau son attention. Pendant que Gondrequin, changeant de sujet, parlait avec tristesse à ses rapins de loups-cerviers, de bande-noire, de la maison mise en vente et de l’atelier menacé d’exil, M. Baruque, demi-caché derrière le tuyau du poêle, écoutait attentivement Similor, qui, serré de près par Mlle Vacherie, l’Ours, le Physicien, l’Albinos, le Poète et le premier rôle, disait mystérieusement :

— Méfiance ! La chose de « fera-t-il jour demain » est en baisse pour le quart d’heure actuel, mais on peut encore piquer une affaire de temps en temps. J’ai eu cent francs pour m’avoir promené un petit peu au coin de la rue Cassette, le jour qu’ils ont monté chez le notaire du numéro 3 par la fenêtre… Si ça vous va de travailler, on vous présentera, mais pas un mot à l’imbécile, là bas : c’est pas un homme ! Il a descendu au sexe de nourrice !

Il montrait du doigt Échalot, qui, à bout de patience, venait de fourrer d’autorité le morceau de cervelas dans la gorge de Saladin. L’enfant, étouffé, criait avec désespoir. Échalot, heureux de son succès, lui tapait doucement entre les deux épaules, disant :

— Tu vois bien que c’était pas la mer à boire ! te voilà sevré sans t’en apercevoir, et tu me le dois, Saladin, pour le reste de tes jours !

Le malheureux enfant fut secoué par une dernière convulsion et resta sans mouvement.

— C’est ça, approuva Échalot. Fais ton petit dodo ; moi, je vas déjeuner.

En ce moment, Cascadin, le dernier des derniers, ouvrit à deux battants la porte de l’atelier et s’écria d’une voix retentissante :

— Les loups cerviers !

Puis il ajouta en tirant sa casquette :

— C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer la bande noire qui vient jouer avec nous à « ôte-toi de là que je m’y mette » ! Saluez !