Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 02

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 217-228).


II

Deux amies de pension.


— Rosette !

— Nita !

Ce furent deux jolis petits cris de joie qui se croisèrent à l’angle des rues Cassette et du Vieux-Colombier. La voiture de la jeune princesse d’Eppstein s’arrêta court, sur un ordre donné avec pétulance, et Nita, rouge de plaisir, se pencha à la portière, disant :

— Monte vite, ou je vais descendre !

Mlle Rose de Malevoy était à pied, conduite par une femme de chambre qui portait un livre de prières. Nita ouvrit elle-même la portière, avant que le valet de pied eût quitté son siège. La dame de compagnie qui l’escortait s’écria scandalisée :

— Princesse ! oh ! princesse !…

Mais comme Rose hésitait à monter, la princesse Nita ne fit ni une, ni deux ; elle sauta sur le pavé et se jeta dans les bras de son amie.

— Méchante ! dit-elle, les larmes aux yeux, oh ! méchante ! y a-t-il longtemps qu’on ne t’a vue !

Rose de Malevoy, émue aussi, lui rendit son baiser et glissa un rapide regard à l’intérieur de la calèche.

— Ah ! fit-elle, tandis que son beau front s’éclairait, Mme la comtesse n’est pas là ?

— Non, répliqua Nita. Nous serons seules avec la bonne Favier, et j’ai tant de choses à te dire ! si tu savais !…

La dame de compagnie, personne considérable, amplement ouatée et fourrée, descendit à son tour avec l’aide du valet de pied. Loin de moi la prétention d’apprendre à mes lecteurs que Paris n’en demande pas tant pour ameuter quatre ou cinq douzaines de ses badauds sur le trottoir. Les badauds s’ameutèrent et regardèrent comme s’ils n’eussent jamais vu rien de si surprenant en leur vie.

— Princesse… fit la dame de compagnie qui commençait toujours et achevait rarement, je ne sais en vérité s’il est convenable…

— Ma chère Favier, l’interrompit Nita, pourquoi êtes-vous descendue ? vous vous êtes donné une peine inutile. Mlle de Malevoy est ma meilleure amie, et mon tuteur sera très content de la voir. Remontez, s’il vous plaît.

Rose de Malevoy hésitait encore.

Does she speak english ? demanda-t-elle tout à coup à voix basse en désignant la dame de compagnie d’une rapide œillade.

Not at all ! even a single word ! répondit Nita en riant. Viens ! Le comte va nous rejoindre rue des Mathurins-Saint-Jacques, et nous te remettrons chez toi en revenant.

Rose se tourna vers sa femme de chambre et lui dit :

— Rentrez à la maison, Julie, et prévenez mon frère que je suis avec la princesse d’Eppstein, qui n’est pas accompagnée par Mme la comtesse.

— Et mille amitiés de ma part pour mon cher notaire, ajouta Nita gaiement.

Nita fit asseoir Rose auprès d’elle, et la grosse dame de compagnie prit place sur le devant, roide, silencieuse et grave. Le magnifique attelage, impatient et battant du pied sur place, reprit sa course vers Saint-Sulpice. Les badauds allèrent à leurs affaires.

Soit dit sans manquer au respect que nous devons à Mlle Nita de Clare ou plutôt à Mme la princesse d’Eppstein, car elle était damée par son titre d’Altesse gros comme le bras, Rose et elle formaient bien la plus délicieuse paire de jolies filles qu’on puisse voir. Mlle de Malevoy avait vingt ans ; elle était brune avec de grands yeux d’un bleu sombre, un peu trop pâle de teint et aussi un peu trop élancée de taille, mais l’harmonie charmante de ses traits en rachetait la pâleur et l’on ne pouvait qu’admirer la grâce enchantée de cette frêle taille. Rose possédait au degré suprême cette qualité peu définie qui s’appelle la « distinction ». Comme chaque couche sociale se fait une idée particulière de la distinction, nous dirons que celle de Rose était la bonne.

Mais Nita avait mieux que cela, en vérité. Quoi qu’on puisse croire, la distinction est une qualité subalterne, et le mot lui-même l’indique énergiquement, désignant comme il le fait ce don vague qui marque un visage au milieu de la foule. Entendîtes-vous jamais dire qu’une reine est distinguée ? Certes, ce serait un non-sens.

Nita n’était pas, ne pouvait pas être de la foule. Bien entendu, nous faisons abstraction ici de sa naissance, de sa fortune, nous la débarrassons de cette guirlande de titres qui se nouait pompeusement autour de son nom. Nous la prenons telle que Dieu l’avait créée et telle que son éducation l’avait faite. Nita était belle admirablement, d’une beauté franche, riante et hardie. Quelque nuage avait pu passer sur la joyeuse splendeur de cette jeunesse ; quelque deuil, et sa sombre toilette le disait encore, avait pu éteindre pour un instant le noble feu de ce regard, mais la peine ne pouvait courber longtemps ce front véritablement royal. Elle devait se redresser dans sa force et dans son bonheur ; elle devait régner partout où la femme gagne les batailles de l’amour et de la vie.

Nous la vîmes enfant, autrefois, dans le cloître glacé, où la mère Françoise d’Assise expiait les gloires du passé vaincu. Elle était alors étrange plutôt que belle avec ses yeux trop grands qui envahissaient la maigreur de ses traits. L’âge avait changé tout cela. L’heure de la floraison éclatait, magnifique et presque imprévue. Chaque jour apportait en elle un charme, un parfum, un épanouissement. Elle éblouissait ceux qui l’aimaient et ceux qui la détestaient.

Elle avait une prodigue chevelure, d’un blond obscur et tout plein de mystérieux reflets que la lumière dorait comme une auréole ; ses sourcils, plus foncés et dessinés nettement, selon la courbe aquiline, donnaient de l’autorité à ses grands yeux, rieurs et doux, dont le regard semblait noir, quand l’émotion changeait, comme la baguette d’une fée, l’insouciante expression de sa physionomie. Son nez grec ouvrait ses narines délicates et fines comme des feuilles de rose ; sa bouche était d’un enfant, quand elle souriait, montrant la gaîté perlée de ses dents ; mais, dès qu’elle ne souriait plus, sa bouche, plus fraîche qu’une fleur, rapprochait ses lèvres hautaines, et, sans parler, disait : je veux !

Elle était d’une année plus jeune que Rose ; leurs tailles se ressemblaient, quoiqu’il y eût plus de ressort dans celle de Nita. Et quoique Nita fût plus hautement, plus profondément belle, Rose, auprès d’elle, gagnait en charme et en beauté. Elles donnaient à elles deux je ne sais quel accord, juste et plein, qui enchantait l’œil et faisait vibrer le cœur.

Quand elles furent assises, la princesse Nita prit les mains de Rose entre les siennes.

— Moi, je t’aime toujours, dit-elle ; moi, je pense toujours à toi. Tu as été mon bon ange pendant un an quand on me mit au Sacré-Cœur après… après…

Elle n’acheva pas, et ses yeux s’emplirent de larmes.

On l’avait mise au Sacré-Cœur après la mort du général duc de Clare.

— Pauvre bon père ! murmura-t-elle. Il y a eu vendredi deux ans… et son deuil n’était pas fini que ma vieille tante, la religieuse de Bon-Secours, est partie aussi. C’était la dernière, celle-là : je suis seule.

— Je vous ferai observer, princesse, prononça doucement la dame de compagnie, que vous n’êtes pas seule du tout : Mme la comtesse est pour vous une seconde mère.

— Bien, Favier, répondit Nita avec un mouvement d’impatience. Quand j’attaquerai Mme la comtesse, il sera temps de la défendre, ma bonne.

Puis elle ajouta en se rapprochant de sa compagne :

— Pourquoi m’as-tu abandonnée, Rosette ? Je t’ai bien désirée, va !

— Parce que, répondit Mlle de Malevoy après avoir hésité et en anglais, mon frère ne veut pas que j’aille à l’hôtel de Clare.

La dame de compagnie rougit ; ses yeux placides eurent une étincelle. Nita tourna vers elle un regard tout brillant de bonté et lui dit :

— Je n’ai pas souvent l’occasion de repasser mes leçons d’anglais. Permettez-vous, ma bonne ?

Mme la comtesse et le vicomte Annibal parlent anglais tous les deux, répliqua la dame de compagnie. En vérité, ce ne sont pas les occasions qui manquent à Madame la princesse pour repasser ses leçons !

Elle croisa son boa sous les brides de son chapeau et prit une attitude résignée. Rose toucha légèrement le coude de son amie. Elles échangèrent une rapide œillade qui contenait beaucoup de paroles : question et réponse.

Le regard de Mlle de Malevoy voulait dire : Tout à l’heure je t’ai demandé si elle comprenait l’anglais : tu m’as répondu : « Non, pas du tout. » Es-tu bien sûre de ne point te tromper ?

Le coup d’œil de Nita confirmait pleinement sa première assertion, et répétait : Not at all ! Elle reprit vivement et non sans une petite pointe de colère, toujours en anglais :

— M’est-il permis de demander pourquoi monsieur mon notaire ne veut pas que tu viennes à l’hôtel de Clare ?

Rose répondit :

— Il a connu Mme la comtesse, autrefois, dans sa jeunesse.

— Et il t’a dit ?… commença Nita. Que t’a-t-il dit ?

— Rien, l’interrompit froidement Rose. Il ne veut pas, voilà tout, et il est le maître.

Il y eut un silence. La dame de compagnie avait fermé les yeux.

Rose mit ses lèvres tout contre l’oreille de Nita et murmura :

— Écoute… mon frère aurait besoin de te voir sans témoins. Ne me réponds pas et parlons d’autre chose. Tu feras ce que tu voudras ; moi, j’ai fait ce que je devais.

Les yeux de la bonne Favier se rouvrirent. Rose ajouta en français, négligemment :

— Je te croyais à Rome, Nita.

— Nous comptions y passer tout l’hiver, répondit la princesse qui avait peine à cacher son trouble. Une dépêche de Paris est venue et nous avons plié bagages du jour au lendemain.

Favier toussa et dit sèchement :

— La dépêche avait trait aux intérêts de Madame la princesse.

Elle fit le signe de la croix, parce qu’on passait devant la porte latérale de Saint-Sulpice. Les deux jeunes filles l’imitèrent.

— As-tu quelquefois entendu parler de l’atelier Cœur-d’Acier ? s’écria tout à coup Nita en jouant la gaieté.

— Non, répliqua Rose pensive. Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cœur-d’Acier ?

— C’est un mystère de Paris, figure-toi, et fort à la mode, comme tous les mystères de Paris… Tu as lu les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, je suppose ?

— Non, répondit Mlle de Malevoy. Je n’ai jamais lu de romans.

— Eh bien ! tu n’es pas curieuse ! Ma bonne Favier ne voulait pas que je les lise, mais la comtesse a dit : Pourquoi non ? ça ne peut faire ni bien ni mal.

— Madame la princesse est une enfant gâtée, prononça lentement Favier en regardant Rose. Mme la comtesse fait tout ce que Madame la princesse veut.

Rose sourit d’un air de doute et dit tout bas en anglais :

— Es-tu heureuse ?

Nita éclata de rire.

— Ma chérie, répondit-elle, tu ne lis pas de romans, c’est possible, mais tu en penses ! Voyons ! J’ai dix-neuf ans et je m’appelle la princesse d’Eppstein. Si je criais au secours avec le contralto que j’ai, accompagné par mon demi-million de rentes, on m’entendrait des antipodes ! Crois-tu encore aux tuteurs féroces, toi, ma pauvre Rosette ?

— Es-tu heureuse ? répéta Mlle de Malevoy.

— Mais oui, parfaitement heureuse, en vérité.

Rose dit avec simplicité :

— Tant mieux ; j’avais peur que tu ne fusses pas heureuse.

Nita n’aurait point su définir l’émotion qui la gagnait. Elle baissa la voix à son tour pour demander, toujours en anglais :

— Sais-tu pourquoi M. Léon de Malevoy a besoin de me voir ?

— Nous parlons bien souvent de toi, repartit Rose, mais il y a des choses que mon frère ne dit à personne.

— Tu es devenue bien sérieuse, depuis le temps ! pensa tout haut Nita.

— C’est vrai… c’est vrai ! prononça par deux fois Mlle de Malevoy. Mon frère pâlit et souffre. Il me semble que je ne sais plus rire.

Le radieux visage de Nita s’assombrit.

— Sois franche avec moi, murmura-t-elle. Il y a quelque chose ?

Elle vit une larme sous les paupières baissées de Rose et la pressa vivement contre son cœur.

— Princesse, commença la dame de compagnie, qui semblait à la torture, les convenances…

— Ne me grondez pas, ma bonne, l’interrompit Nita. Je n’ai jamais eu qu’une amie !

Mme la comtesse n’est-elle pas votre meilleure amie, princesse ? voulut protester Favier.

— Certes, certes, mais ce n’est pas la même chose.

Et, sans s’excuser davantage, elle se tourna de nouveau vers Rose pour lui dire, en anglais, toujours :

— Est-ce à cause de ton frère que tu pleures !

Mlle de Malevoy secoua la tête sans répondre.

— L’as-tu jamais revu ? demanda la princesse, dont l’accent changea brusquement.

Ceci ne se rapportait point au frère, car Rose tressaillit sans relever les yeux.

— Tu l’aimes !… prononça Nita en baissant la voix. Ne mens pas !

— Je ne l’ai jamais revu qu’une fois, dit Mlle de Malevoy d’un ton lent et qui voulait être froid. Je n’aime personne. Mon frère est tout pour moi, ici-bas.

Si elle eût regardé la princesse en ce moment, elle aurait vu ses yeux briller et une nuance plus rose monter à ses joues.

— Moi, je l’ai revu, dit Nita ; au bois, plusieurs fois, monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul, ne saluant personne… Il semblerait qu’il est inconnu au monde entier, car personne n’a jamais pu me dire son nom. Et pourtant je l’ai bien souvent demandé !

— T’a-t-il reconnue ? interrogea Rose.

— Je ne sais, répliqua la princesse, en vérité je ne sais.

Sa voix trembla en prononçant ces mots. Les paupières de Rose se relevèrent comme malgré elle. Leurs regards se croisèrent. Le rouge vint jusqu’au front de Nita, tandis que Rose pâlissait.

Cette dernière demanda, en français, et sans réussir à cacher l’effort pénible qu’elle faisait :

— Pourquoi me parlais-tu de cet atelier Cœur-d’Acier ?

— Ah ! s’écria Nita, saisissant la balle au bond et heureuse d’étendre son bavardage, comme un voile protecteur, sur son irrésistible émotion, j’étais sûre que tu voudrais savoir ! C’est extrêmement curieux, à ce qu’il paraît : un vrai campement de sauvages au milieu de Paris ! Des choses de l’autre monde qu’on ne croirait pas si les voyageurs les rapportaient de la Chine. Le Louvre de la foire, enfin ! et des mœurs ! Ces messieurs disent que les Iroquois ne sont rien auprès de nos saltimbanques, et Cœur-d’Acier est le peintre ordinaire de Biboquet. Il a une réputation, une gloire. On l’a découvert tout récemment dans un quartier qui est à cent pieds sous terre, et les vaudevillistes vont le mettre au théâtre. Mais tout cela n’est rien ; il y a quelque chose de bien plus intéressant. Ces Hurons sont des anges, au fond, quoiqu’ils n’en aient pas l’air. Ils ont recueilli autrefois par une terrible nuit d’hiver un héros de roman, beau comme les amours, qui gisait dans la rue, mourant de froid, de faim… attends donc ! non ! il était blessé, plutôt. Ils l’ont soigné, ils l’ont guéri ; ils ont fait de lui leur fils, leur maître, leur roi ; ils lui ont meublé un petit palais auprès de leur taudis. C’est maintenant un jeune homme élégant, distingué, montant à cheval, allant dans le monde…

Rose sourit.

— Et c’est pour visiter de pareilles curiosités que la princesse Nita d’Eppstein s’est mise en campagne de si bonne heure ? dit-elle.

— Tu m’écoutais donc ? fit Nita d’un air moqueur. Vrai, je te croyais dans le pas des rêves, et c’était pour ma bonne Favier que je parlais… Eh bien ! non, Mademoiselle, vous êtes très loin du compte. Il s’agit d’affaires ; nous sommes sorties pour affaires ; ne vous ai-je pas dit que j’allais rejoindre le comte, mon tuteur ? C’est toute une histoire. Le gouvernement va nous acheter l’hôtel de Clare un peu malgré nous ; pour faire le remploi de mes fonds, mon tuteur a jeté les yeux sur le vaste terrain qui accompagne l’atelier Cœur-d’Acier.

— Dans un quartier situé à cent pieds sous terre ? l’interrompit Rose avec une sorte d’amertume.

— Bravo ! tu m’écoutais, décidément ! s’écria la princesse pendant que la dame de compagnie, scandalisée, se pinçait les lèvres : dans un quartier qui va être mis en valeur par d’admirables percées. Les plans sont faits ; nous les avons eus de l’hôtel de ville. Nous aurons façades sur deux rues et un boulevard. Le nouvel hôtel de Clare couvrira les dépenses de sa construction par les maisons de rapport qui vont l’entourer… Je comptais bien consulter ton frère… quoique le comte, mon tuteur, soit entouré de personnes tout à fait compétentes…

— Va, Rosette, ma pauvre Rosette, s’interrompit-elle traduisant tout à coup sa pensée en anglais, peut-être sans y songer, je voudrais bien m’intéresser à ces choses-là. Je suis seule ! horriblement seule !

Comme Mlle de Malevoy ouvrait la bouche pour répondre, la voiture, engagée dans une rue étroite, s’arrêta. La portière de gauche touchait presque le vieux mur de l’hôtel de Cluny ; la portière de droite s’ouvrit et un homme d’apparence respectable présenta sa tête nue, coiffée de cheveux blonds grisonnants.

Cet homme, nous le connaissons, et cependant, il nous faudra quelques lignes pour le présenter au lecteur, car le changement produit en lui par ces dix années tenait presque du miracle. Nous dirons tout de suite que c’était Joulou, notre Joulou, la Brute de Marguerite Sadoulas ; nous ajouterons que rien ne restait, rien absolument du sauvage et hardi cuisinier de la belle pécheresse, rien de l’étudiant de dixième année, rien du féroce lutteur qui, debout sur une table de marbre, avait soutenu contre un officier de marine ce combat historique et terriblement fou, illustre dans le légendaire des écoles.

Rien : c’était M. le comte du Bréhut de Clare, un homme modéré, tiède, riche, grandi dans l’opinion par la position princière de sa pupille et en passe de devenir pair de France.

C’était en outre le mari de Mme la comtesse du Bréhut de Clare, ou mieux de Clare tout court : une créature d’élite, celle-là, une femme supérieurement belle et très forte, qui avait exhumé d’archives plus profondes que des puits ce droit à porter le nom de Clare, et conquis ainsi pour son mari, dans un conseil présidé judiciairement, la tutelle de la princesse d’Eppstein, malgré l’opposition de feu la mère Françoise d’Assise, qui était morte en gardant certains préjugés entêtés.

Le principal de ces préjugés était une défiance incurable à l’endroit de Mme la comtesse.

Au physique, M. le comte du Bréhut de Clare était plus vieux que son âge et paraissait au moins quarante-cinq ans. Son athlétique constitution avait considérablement fléchi ; autrefois, ses épaules larges et hautes auraient fatigué l’habit noir qu’il portait aujourd’hui comme tout le monde. Sa taille était un peu courbée ; il avait l’air souffrant et surtout triste. Mais la transformation était principalement dans ses traits et dans l’expression de sa physionomie.

Sa figure restait large, son teint terne ; seulement la maigreur, sculptant à nouveau les plans de cette face fruste qui jadis semblait une grossière ébauche, avait dégagé les lignes nettes et presque nobles. Les yeux agrandis pensaient, le front dégarni méditait.

À l’aspect d’une étrangère dans la calèche, le premier mouvement de M. le comte fut une sorte de tressaillement craintif. Il avait la vue très basse et demanda :

— Qui donc avez-vous là, princesse ?

Nita lui tendit la main familièrement au lieu de répondre, et Mme Favier murmura d’un ton de rancune :

— La princesse n’est plus une enfant, elle fait ce qu’elle veut, Dieu merci !

— Quoi qu’on vous dise ou qu’on vous fasse entendre, Madame, l’interrompit le comte avec une sévérité froide, vous êtes aux ordres de ma pupille, ne l’oubliez jamais !

Il serra la main de Nita dans ses deux mains. Son regard exprimait un respect tendre et bon. En descendant, Nita lui donna son front à baiser et prononça tout bas le nom de son amie.

Il y eut de la surprise dans les yeux demi-baissés de Rose, pendant que le comte la saluait avec une bienveillante courtoisie. La dame de compagnie pinça ses grosses lèvres et se prépara à descendre.

— Restez, lui dit le comte du Bréhut. Vous attendrez ici.

Il ajouta, en offrant sa main à Rose :

— Soyez la bienvenue, Mademoiselle de Malevoy ; je ne suis pas de ceux qui accusent votre frère.

— Qui donc accuse mon frère, Monsieur ? demanda Rose qui lui retira sa main d’un geste plein de hauteur.

— Ceux que ton frère accuse, peut-être, répondit Nita dont les grands yeux rêvaient.

Et M. le comte du Bréhut murmura :

— Entre votre frère et ceux-là, Mademoiselle, je crains que la lutte ne soit pas égale.

Ils étaient à la porte même de l’atelier Cœur-d’Acier, sous le fameux tableau que la bise balançait. La calèche attendait au bout de la rue. Le comte se découvrit et fit passer les deux jeunes filles. Avant d’entrer, il leva la tête pour jeter un regard à la cinquième fenêtre du joli appartement du bon Jaffret. À cette fenêtre deux têtes curieuses étaient penchées. M. le comte agita son chapeau en s’inclinant gravement.