Côtes et Ports français de la Manche/04

Côtes et ports français
de la Manche

IV[1]
LA GRANDE FALAISE NORMANDE
FÉCAMP, DIEPPE, LE TRÉPORT.

I

Jusqu’à Fécamp, sur 14 kilomètres de longueur, la falaise présente un mur continu et presque vertical. À peu près à mi-chemin, ce mur se retourne brusquement à angle droit sur une longueur de 400 mètres pour reprendre ensuite sa direction générale de l’Ouest à l’Est. Cet accident constitue une sorte de petit havre assez médiocre, qui porte le nom d’Yport. La grève est précédée d’un banc de rocher trop élevé pour permettre aux barques d’accoster à mer basse et qui les obliger souvent à attendre à l’ancre par tous les temps. Cette situation très défectueuse n’a pas empêché Yport d’être fréquenté de tout temps par les pêcheurs. On a essayé de l’améliorer un peu en enracinant à la grève une petite jetée prolongée par un épi ; et l’ensemble forme une saillie d’une centaine de mètres, qui procure un certain abri. Mais Yport ne sera jamais qu’un modeste port d’échouage pour les barques de pêche, qu’on hale à mer basse, comme à Étretat, sur la grève, à grand renfort de cabestans. La vallée est d’ailleurs très pittoresque. La falaise se dresse en lignes admirables ; et, pendant l’été, c’est un rendez-vous très fréquenté de baigneurs paisibles dans un site vraiment charmant.

Le grand port de pêche de cette région des falaises est Fécamp. Il est situé au pied du magnifique escarpement du cap Fagnet qui atteint plus de 100 mètres de hauteur verticale, au confluent de deux petits cours d’eau, les rivières de Valmont et de Ganzeville, à l’embouchure d’une jolie « valleuse » très largement ouverte et dont l’entrée est défendue contre les irruptions des mers d’Ouest par une digue de galets qui n’a pas moins d’un kilomètre de longueur. Elle fait même plus que la défendre ; car les galets, charriés par le courant de flot, projetés même à une certaine distance, comme des projectiles, par les vagues qui déferlent par les tempêtes du large, sont venus plusieurs fois encombrer la passe et la combleraient assez rapidement sans le secours de chasses et surtout de dragages multipliés. Les annales du port ont conservé le souvenir de la tempête de 1663, égale en violence aux plus terribles ouragans de l’Océan Indien. La vallée fut complètement barrée. Le galet fit invasion dans le chenal et s’y répandit comme la coulée de lave d’un volcan ; et il fallut, pendant plusieurs mois, le travail opiniâtre des habitans pour rétablir la communication complètement obstruée entre l’avant-port et la mer. Fécamp est toujours un peu sous le coup d’une pareille alerte ; mais, grâce aux travaux de défense, — jetées et estacades exécutées depuis quelques années et dont la saillie est très avancée, — on tient en échec la rivière littorale de galets qui commence au cap d’Antifer et dont le volume s’augmente naturellement avec le chemin parcouru et le développement de la falaise qui les fournit. Ces galets s’amoncellent sans cesse contre les jetées ; ils finiront peut-être un jour par les tourner ; mais ils ne présentent pas de danger immédiat[2].

La lutte entre les ingénieurs et la mer et surtout le galet est d’ailleurs continue dans tous les ports de la côte normande ; mais, sauf cataclysme imprévu, leur entrée est aujourd’hui presque toujours assurée par tous les temps. Ce résultat n’a pu être obtenu qu’au prix d’efforts et de dépenses considérables, et en maintenant toujours en saillie assez prononcée les jetées de l’Ouest, contre lesquelles viennent surtout battre les vagues et s’accumuler les galets qu’elles ont charriés.

Bien que les travaux qui assurent l’entrée de Fécamp soient tout à fait modernes, le port a de tout temps été exceptionnellement fréquenté. On y a trouvé des débris de l’époque gallo-romaine ; et l’origine de son nom, — Fiscanum, Fiscan, — paraît, d’après les étymologistes, dont il faut cependant se méfier toujours un peu, rappeler un vocable celtique. Quelques antiquaires affirment même que Fécamp aurait été, pendant quelques années, le siège du préfet romain de la province de Bretagne ; mais, à la vérité, les souvenirs historiques un peu précis datent seulement de la fin de la première race de nos rois. Fécamp était alors la demeure principale des comtes du pays de Caux, presque toujours en armes pour défendre les rivages de la Neustrie contre les invasions des hommes du Nord. C’est à cette époque que remonte la légende du bateau mystérieux qui y aurait apporté quelques gouttes du sang du Christ. La croyance populaire au Précieux Sang du Sauveur fit la fortune du pays. Saint Waneng ou Waninge y érigea, pour la conservation et l’adoration de l’insigne relique, un premier monastère de femmes. L’abbaye primitive fut détruite de fond en comble par les pirates, vers le milieu du IXe siècle ; mais elle ne tarda pas à renaître et se transforma ; et, pendant toute la période du moyen âge jusqu’à la Révolution, les abbés de Fécamp furent les seigneurs spirituels et temporels de la ville et de tout le pays de Caux. Il ne reste plus aujourd’hui de ce passé brillant qu’une assez belle église qui conserve le nom d’abbaye de la Trinité et quelques grands bâtimens « désaffectés »[3].

Placé entre Dieppe et le Havre, le port de Fécamp ne saurait avoir une importance commerciale considérable. Il présente cependant un outillage complet. Le chenal d’entrée, d’une longueur de 300 mètres et d’une largeur de 70 mètres, est maintenu entre deux belles jetées en maçonnerie. Des estacades à claire-voie le prolongent et permettent aux lames de se répandre en dehors des jetées et de venir se briser sur de larges plans inclinés de manière à donner un peu de calme dans l’avant-port. Cet avant-port a près de 5 hectares et communique avec deux bassins, le bassin Bérigny et le bassin Gayant ; et, de ce dernier, on pénètre dans un bassin à flot construit sur l’emplacement où se trouvait autrefois la retenue des chasses. L’ensemble des quais a un développement de près de 3 kilomètres. Ces dispositions sont très suffisantes et permettraient un mouvement commercial beaucoup plus considérable que celui qui existe depuis quelques années, — 100 000 tonnes environ, — presque tout à l’importation, bois du Nord, houilles anglaises ; quelques exportations seulement de grains et de galets noirs qui servent de lest.

La caractéristique du port de Fécamp est l’armement pour la grande pèche. Ses bateaux terre-neuviers peuvent être considérés comme les plus solides, les plus élégans, les mieux armés de notre marine. Accompagnés chaque année dans leur campagne par le merveilleux bateau-hôpital qui porte avec lui les secours matériels, les consolations morales et religieuses et tous les souvenirs de la mère patrie, ils constituent une magnifique flotte de près de 50 navires, montés par un millier de braves marins, et rapportent régulièrement, après quelques mois de fatigues et de dangers, plusieurs centaines de milliers de morues dont le produit dépasse deux millions.

Les longs préparatifs du départ annuel de cette flotte d’Islande, qui essaime pendant plusieurs semaines par groupes de deux ou de quatre bateaux naviguant de conserve, est la grande émotion du pays ; et on retrouve alors, au pied de la falaise normande, les mêmes tableaux, les mêmes scènes, les mêmes chants, les mêmes rires mêlés de larmes, les mêmes prières coupées de sanglots que dans la plupart des petits ports de la côte bretonne : — caresses naïves des enfans et des jeunes filles qui ne se lassent pas d’embrasser leurs frères et leurs fiancés ; — mâles adieux et sages conseils des vieux marins dont la moitié de la vie s’est déroulée dans le grand silence et les brumes mystérieuses des mers lointaines ; — tendres étreintes des épouses et des mères, le cœur brisé par l’angoisse du prochain départ, les espérances d’un heureux retour et le pressentiment d’une séparation éternelle ; — et, dans toutes les rues, sur les places voisines du port, le long des quais, de longues files de jeunes gens, ceux qui partent et leurs amis qui restent, enlacés en spirales, frappant le sol de leurs sabots, répétant sans cesse les mêmes chants monotones et tristes, se balançant sur leurs jambes avec cette oscillation que l’homme de mer conserve toujours un peu sur terre et qui rappelle sans doute le roulis de son bateau, mais trop souvent, hélas ! l’ivresse alcoolique et le séjour prolongé dans tous les cabarets du pays ; — et tout autour, dans les églises et les chapelles voisines, et, tout en haut, à chaque station du calvaire qui gravit la côte et qui domine l’immense horizon de mer derrière lequel tous les hommes jeunes et forts vont bientôt disparaître, d’interminables théories de veuves dont les coiffes et les châles noirs rappellent des deuils quelquefois récens ; — et un peu partout, aux portes des maisons, à l’intérieur des plus modestes chambres, au coin des rues, de pauvres petites madones en métal, en biscuit, en plâtre, fixées sur une planchette ou dans une niche, avec de petits bouquets de fleurs soigneusement renouvelées, quelques rubans un peu défraîchis, ou bien un chapelet, une croix, un portrait à moitié, effacé ; — et des murmures de prières pour ceux que la mer, la grande nourricière, mais aussi la grande dévorante, a déjà pris et garde toujours, pour ceux qu’elle emporte aujourd’hui et qu’elle ne rendra peut-être jamais.

Comme la plupart des ports de la côte normande, Fécamp est devenu une station très fréquentée par les baigneurs. La ville s’étend sur près de 3 kilomètres dans l’intérieur de la vallée où les eaux des deux rivières font mouvoir de très importantes filatures. L’activité industrielle et maritime y est aussi grande que peut le permettre le redoutable voisinage du Havre, de Dieppe et de Rouen. Fécamp restera donc toujours un port secondaire ; mais la pêche lointaine y assure un mouvement régulier d’échanges avec l’étranger et y entretient dans la population maritime les qualités spéciales qui font le tempérament des hommes de mer. À ce titre surtout, on ne peut qu’approuver les travaux considérables dont il a été l’objet dans ces dernières années.


II

De Fécamp à Dieppe, toujours la falaise, et, au-devant, la mer grise, charriant son éternelle traînée de galets. Toutes les issues des valleuses se sont à peu près comblées. La limite du rivage paraît avoir reculé de 3 à 5 kilomètres depuis l’origine de notre période géologique. Il y a deux ou trois siècles à peine, plusieurs anfractuosités de la roche formaient encore de petits havres naturels où venaient se réfugier un certain nombre de bateaux. Les « pouliers » les ont envahis ; ce sont aujourd’hui des grèves d’échouage assez inhospitalières, et les pêcheurs les ont presque toutes abandonnées ; mais la vogue des bains de mer leur a donné une seconde vie, et ce sont en général de charmantes villégiatures loin du bruit et des agitations du monde. Elles méritent surtout d’être recherchées par les gens paisibles, et elles le sont en effet. On peut citer entre autres, avant d’arriver à Saint-Valery-en-Caux, les plages de Saint-Pierre-en-Port, des Grandes-Dalles, des Petites-Dalles, de Veulettes, toutes encadrées de magnifiques falaises, à l’entrée de petits vallons verdoyans qui ont été jadis des fiords, tous barrés aujourd’hui par leur digue de galets, au-devant de laquelle l’estran découvre à mer basse une large plage de sable.

Le dernier même, Veulettes, paraît avoir eu jadis une certaine importance. Il a, comme la ville d’Ys, sa petite légende dramatique. Une véritable ville y aurait prospéré à l’embouchure de la rivière de la Durdent ; entraînée ensuite avec la falaise par quelque terrible raz de marée, elle serait aujourd’hui ensevelie sous le sable. Les archéologues finiront très certainement par en retrouver quelque jour les ruines et les décriront dans tous leurs détails. Déjà même, avec un peu de bonne volonté, on croit apercevoir, à marée basse, lorsque la mer est calme et le ciel très pur, quelques bancs de roche qu’on se plaît à considérer comme des fragmens d’une enceinte. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’au moyen âge il existait dans la petite anse de Veulettes un port assez fréquenté qui portait le nom peu engageant de Claquedent et qui a été complètement détruit par les tempêtes.

De l’autre côté de Saint-Valéry, en remontant vers le Nord, Veules est une station balnéaire de jour en jour plus élégante, à l’entrée d’une des plus séduisantes valleuses de la côte normande. Sa petite rivière fait mouvoir un certain nombre d’usines et de moulins très pittoresques ; son eau est d’une limpidité merveilleuse, et les fraîches cressonnières de sa source toute voisine sont renommées. Tout y est devenu pastoral et un peu mondain. Veules a été, il y a deux siècles à peine, un port de pêche assez important, dont la petite marine comptait encore en 1664 plus de trente bateaux, les deux tiers armés pour la pêche du hareng. À grand renfort de bras, on déblayait le port après chaque coup de mer, et on y entretenait une profondeur suffisante. Malheureusement, la tempête terrible qui s’abattit sur la côte, en 1753, renversa presque toutes ses maisons, et les galets comblèrent complètement la petite darse. Les falaises qui l’encadraient et constituaient des brise-lames naturels, profondément excavées à leur base, s’effondrèrent en partie. Plus de musoirs protecteurs, plus de mouillage. Le désastre parut irréparable. Les marins dépossédés et découragés émigrèrent en masse à Dieppe, où tout un quartier de la ville, « le Petit Veules », a gardé leur nom.

Le seul port conservé ; de la région est Saint-Valery-en-Caux, médiocre cependant, en décadence marquée depuis deux ou trois siècles et ne paraissant pas devoir jamais se relever. Placé entre Dieppe et le Havre, il n’a pour ainsi dire pas de raison d’être. La vallée de Saint-Valery n’a pas de rivière apparente ; mais le petit fiord encaissé entre deux grands alignemens de falaises crayeuses est un ancien terrain marécageux dans lequel divaguait autrefois un modeste cours d’eau, qui fut jadis, comme bien des sources, l’objet de pratiques religieuses qu’on voulut détruire au VIIe siècle en barrant la rivière et en la forçant à se perdre dans le sous-sol. Le ruisseau reparut au XVe siècle pour disparaître le siècle suivant, phénomène assez fréquent dans le pays de Caux, dont le terrain très perméable est comme un crible qui absorbe très facilement les eaux pluviales. Aujourd’hui, un écoulement assez abondant a lieu au-dessous du sol, et les eaux ont pu être recueillies dans un vaste bassin de retenue, qui permet de faire des chasses régulières dans l’avant-port. Ces chasses sont d’ailleurs absolument indispensables. Le ressac des lames qui battent la falaise à haute mer est si violent que le chenal aurait été sans cela inévitablement barré depuis longtemps, et le port complètement bloqué par un bourrelet de cailloux roulés. Deux jetées de longueur inégale, celle de l’Ouest naturellement en saillie pour arrêter le galet, fixent le chenal. Cette jetée Ouest est maçonnée à son extrémité et est rattachée à la terre par une claire-voie de près de 150 mètres que les vagues traversent pour venir s’étaler et perdre leur force sur de larges perrés inclinés. Celle de l’Est est, au contraire, à claire-voie à son extrémité au large sur 130 mètres de longueur pour permettre le passage des galets et est reliée à la rive par une chaussée en maçonnerie de 220 mètres. La plage est en outre protégée par trois épis. L’entrée du chenal entre les deux jetées est de 90 mètres ; mais la largeur effective de la passe est très réduite par les pouliers et n’a qu’une quarantaine de mètres. Malgré les chasses exécutées dans le chenal, l’avant-port est souvent envahi par les dépôts ; et il faut le recreuser souvent à bras d’hommes, si l’on veut maintenir une profondeur suffisante pour des navires d’un tonnage moyen.

Saint-Valery a eu, au XIIIe siècle, une plus grande activité que de nos jours. Il comprenait alors deux quartiers très distincts, la ville et le port, qu’on appelait Port-Navarre ou Navaille, le premier sur la rive droite du vallon, autour de l’ancien prieuré fondé au VIIe siècle par le moine Valéry, le second sur la rive gauche, où les pêcheurs halaient leurs bateaux. Dans ce monde où presque toujours, suivant l’expression de Montaigne, « le mal de l’un est le profit de l’autre, » la tempête de 1753, qui détruisit complètement Veules, fut pour Saint-Valéry une cause de fortune. Un grand nombre de pêcheurs de Veules vinrent s’y réfugier et y occupèrent toute la plage de l’Est, où on les tenait un peu à l’écart dans un quartier qui était une sorte de ghetto et qu’on appelle encore « la Bohême. » Le petit port normand ne comptait pas alors moins de 40 navires de 100 à 200 tonneaux, qui y étaient spécialement attachés et avaient des relations de cabotage avec tous les ports voisins. La pêche y était en outre très active.

Fécamp a aujourd’hui à peu près supplanté Saint-Valéry comme port de débouché et centre d’approvisionnement des produits du pays de Caux. La pêche même y est un peu délaissée. Le mouvement commercial est encore cependant de près de 10 000 tonnes, presque tout en importations de bois du Nord, de charbons anglais et de grains pour l’alimentation des moulins de Veules. Quelques exportations seulement sous forme de lest, de marne et de galet noir pour la fabrication de la porcelaine dans de grandes usines anglaises. Près de 300 marins, montés sur une quinzaine de bateaux, partent encore chaque année de Saint-Valery pour Terre-Neuve ou l’Islande. Plus que le commerce, la pêche et des bains de mer très fréquentés sont les principaux intérêts du pays.


III

C’est en réalité Dieppe qui est le vrai port de la région des falaises. La grande valleuse qui débouche à Dieppe n’est pas une simple échancrure dans le rempart de craie ; c’est, ou plutôt c’était, il y a quelques siècles à peine, un véritable golfe profond, une sorte de petite mer intérieure qui s’enfonçait de près de 10 kilomètres dans l’intérieur des terres, presque au pied du coteau de Noville, bien en amont d’Arques où la Béthune et l’Eaulne joignent maintenant leurs eaux. Au point de vue nautique, la situation était bien meilleure autrefois qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le golfe formait une rade très sure, admirablement encadrée et protégée des coups de vent et des coups de mer du large par deux rangées de collines d’une hauteur moyenne de 100 mètres, et tout autour à mi-côte et sur les plateaux s’étageaient des groupes d’habitations. Nous en avons déjà mentionné un, le plus important très certainement, la vieille cité de Limes, à l’Est de Dieppe, toute en ruines et à moitié disparue dans la mer avec la falaise qui lui servait de socle. A l’Ouest, la petite vallée de la rivière de la Saàne, qui débouche en souterrain à travers le haut et large bourrelet de galets qui borde le rivage à côté du phare d’Ailly, a été aussi autrefois occupée par un établissement gallo-romain d’une certaine importance, qui occupait à peu près l’emplacement du village de Sainte-Marguerite. On y a retrouvé quelques mosaïques, des tombeaux, des poteries et des débris de constructions assez considérables.

Les deux promontoires, fortifiés jadis, de Limes et d’Ailly paraissent donc avoir été les faubourgs préhistoriques et en quelque sorte les amorces de Dieppe. Les habitations rudimentaires qui ont occupé d’abord le sommet, puis les versans des deux collines ont obéi peu à peu à cette loi générale de descente dans la vallée que l’on retrouve un peu partout, et sont venues s’étaler sur les rives de l’ancien golfe, en se rapprochant de plus en plus de l’embouchure où l’on recueille encore dans le sous-sol de nombreux débris de ce passé remontant à peu près à l’origine de notre ère. Le vieil oppidum celtique, le castrum romain, la cité gauloise, la ville normande se sont ainsi succédé les uns aux autres en marchant graduellement vers la mer ; et la ville du moyen âge, qui a fini par s’établir sur le banc de galets qui encombrait le golfe, a pris tout de suite un nom caractéristique, — la ville des eaux profondes, deep, profond, Dieppe, — rappelant ainsi l’excellent mouillage et les bonnes conditions nautiques de l’anse naturelle, aujourd’hui complètement transformée et atterrie en amont par les dépôts et les alluvions de sa rivière, barrée, en aval, par un énorme banc de galets toujours menaçant et contre lequel on est sans cesse obligé de lutter.

Sans les travaux modernes, les chasses énergiques et surtout les dragages répétés que l’on exécute dans le chenal, la valleuse de Dieppe aurait même fini par être comblée comme tant d’autres ; mais pendant longtemps le golfe a présenté des facilités d’accès que le port moderne ne retrouvera plus.

Il est même certain que les alluvions de la Béthune et les apports de la mer ont pu lentement s’amasser au fond du golfe sans nuire d’une manière sensible à ses bonnes conditions nautiques. Tout au contraire, on peut penser que le banc de galets, qui s’est formé depuis la falaise au pied de laquelle se trouve le pittoresque château tourelé du XVe siècle et qui constitue aujourd’hui la grève qu’on appelle assez improprement la plage, a été pendant un certain temps une sorte de mur d’abri, une véritable protection pour tous les bateaux mouillés dans le golfe. Tant que ce musoir naturel n’a pas dépassé quelques centaines de mètres, il a eu naturellement pour effet de déplacer peu à peu la passe vers l’Est. Le rétrécissement de l’entrée avait même l’avantage d’amortir les coups de mer ; et la rade, trop largement ouverte dans le principe et dans laquelle s’engouffraient autrefois les rafales de l’Ouest, devenait de plus en plus calme et tranquille. Mais le mal est souvent la conséquence de l’excès ou même simplement de la prolongation du bien ; et, à « force de s’avancer vers l’Est, le banc de galets a fini par gagner la passe elle-même, et il continue à la menacer tous les jours. Il a pris une épaisseur et une consistance telles que toute la partie aval du golfe s’est comblée ; et c’est sur cet énorme dépôt tout récent, dont l’épaisseur est de près de 20 mètres, qu’est bâtie aujourd’hui presque toute la ville de Dieppe et que se développe la magnifique terrasse de cailloux roulés de près d’un kilomètre et demi de longueur sur 200 à 300 mètres de largeur, transformée en jardins, bordée de villas et d’hôtels luxueux, et où sont étalées pendant trois mois toutes les séductions de la vie mondaine la plus intense.

Tant que l’estuaire du golfe a été largement ouvert, c’est-à-dire jusque vers la fin du XVIe siècle, le chenal était naturellement entretenu par les courans alternatifs de flot et de jusant. La marée montante pénétrait alors jusqu’à Arques. En se retirant, elle formait au goulot une chute assez sensible ; et la passe se maintenait à une profondeur suffisante pour permettre l’entrée des navires de 600 à 700 tonneaux. Le chenal se trouvait alors tout à fait à l’Ouest de la ville actuelle, au pied même de la falaise à laquelle est adossé le château, presque sur l’emplacement du casino moderne. C’était l’embouchure naturelle par où s’écoulaient les eaux réunies de l’Eaulne et de la Béthune et qu’on appelait la rivière d’Arques. Cette embouchure constituait le port de Dieppe et portait le nom de « port de l’Ouest. » La poussée des galets n’a cessé de le déplacer vers l’Est, et tous les efforts laborieux de l’époque ne purent le maintenir. On dut l’abandonner, et on ouvrit, un peu à l’Est, un nouveau chenal, ce que l’on appelle si bien sur les côtes de l’Adriatique et de la Méditerranée un « port » ou un « grau, » portus, gradus, porte, passage. Ce « port » fut l’émissaire des eaux de l’Arques, qui conserva pendant un certain temps une largeur et une profondeur suffisantes et qui prit naturellement le nom de « port de l’Est. » Il longeait l’ancienne Tour aux Crabes, malheureusement démolie avec l’enceinte des remparts, et dont il ne reste que quelques assises inférieures le long du quai moderne où stationnent les paquebots qui font le service de Dieppe à Newhaven. Le banc de galets avançait cependant toujours. Les premières jetées, de construction assez rudimentaire d’ailleurs, étaient disloquées après chaque tempête. En 1459, Charles VII, qui comprenait toute l’importance stratégique de Dieppe en face de l’Angleterre, en avait décidé la réfection et le prolongement ; mais les habitans, auxquels devait incomber l’entière charge de ces travaux dispendieux, ne purent y apporter tous les soins nécessaires. Exécutés sans ordre, sans méthode, sans ressources suffisantes, ils ne résistèrent pas longtemps à la mer. En 1610, une de ces marées formidables qui occasionnent toujours des avaries même à nos meilleurs ouvrages modernes les anéantit presque complètement et fit crouler une partie de la falaise de l’Est. Le port fut comblé de ses débris, et le chenal violemment rejeté contre la nouvelle falaise découpée à vif. C’est le chenal actuel.

Dieppe est donc un port qui s’est à la fois transformé et déplacé. Tout d’abord, à l’origine de notre ère, port intérieur dans le fond d’un golfe, il s’est peu à peu rapproché de la mer au fur et à mesure que le golfe se comblait par les atterrissemens de sa rivière et est devenu au moyen âge tout à fait littoral. Le port, à proprement parler, n’était que l’embouchure de la vallée de l’Arques ; et cette embouchure n’a cessé de se déplacer de l’Ouest à l’Est, sous la poussée irrésistible des galets qui ont fini par combler toute l’ouverture de l’ancien golfe et former l’énorme remblai d’une vingtaine de mètres d’épaisseur sur lequel la ville actuelle est bâtie. Le chenal et le port se trouvent maintenant rejetés tout à fait à l’Est contre la falaise ; ils ne pourront pas aller plus loin, et tous les efforts de l’art moderne concourent à l’y maintenir dans de bonnes conditions de profondeur.

Les travaux réellement sérieux n’ont commencé qu’à la fin du XVIIIe siècle. Dans la période de 1700 à 1760, cependant, les ingénieurs militaires avaient déjà dépensé près de 3 millions de livres d’après des projets dressés par Vauban pour une série de reconstructions et de prolongemens des jetées que chaque tempête détruisait en partie. Mais c’est Colbert qui posa le premier le programme très net des travaux à exécuter : régularisation du nouveau chenal, construction de jetées à claire-voie pour briser et amortir les vagues, avant-port, bassin à flot, écluse de chasse. Plus ou moins modifiés, ils ont été commencés, sous la direction de M. de Cessart, ingénieur en chef de la généralité de Rouen, par l’ingénieur Lamblardie, et poursuivis par la série de leurs successeurs.

L’entrée dans le port de Dieppe a lieu aujourd’hui par un chenal compris entre deux jetées à claire-voie de 600 et de 700 mètres, celle de l’Ouest naturellement en saillie sur celle de l’Est pour arrêter le galet ; c’est, nous l’avons dit, la disposition classique adoptée pour presque tous les ports de la Manche. Le chenal a 75 mètres de largeur ; il conduit dans un premier avant-port, de près de 7 hectares, où stationnent les paquebots qui font jour et nuit à heures fixes, le transit des voyageurs et des marchandises pour l’Angleterre et où les pêcheurs très nombreux débarquent leur poisson. Ce premier avant-port communique avec un second, qu’on appelle indifféremment l’arrière-port ou le nouvel avant-port, qui a près de 4 hectares et est affecté aux bateaux du plus fort tonnage. En arrière, quatre bassins à flot présentent une superficie totale de près de 15 hectares, le bassin Bérigny, le bassin Duquesne, le bassin de mi-marée et le nouveau bassin. L’avant-port et le port réunis peuvent mettre à la disposition des navires près de 4 kilomètres de quais. Une vingtaine de grues à vapeur et une forme de radoub complètent les installations. Le mouvement commercial, en progrès marqué depuis le commencement du siècle, surtout en ce qui concerne les exportations, est de près de 500 000 tonnes. Les importations consistent principalement en charbons anglais pour les nombreuses usines normandes, en fontes du pays de Galles, en bois de Suède et de Norwège, en filamens à ouvrer pour nos manufactures et provenant presque tous d’entrepôts anglais. On exporte une assez grande quantité de céréales et de boissons et une masse énorme de galets qui servent au lestage des bateaux charbonniers et constituent pour eux un très bon fret de retour. Ces galets sont presque tous pris sur les pouliers de l’Ouest, et leur extraction contribue à dégager la passe. Quelques-uns, fins et noirs, triés avec soin, sont utilisés en Angleterre dans les fabriques de céramique.

De tout temps la pêche a été aussi très active à Dieppe. Une trentaine de bateaux en partent encore tous les ans pour Terre-Neuve et l’Islande. Mais la pêche locale est surtout incessante et pour ainsi dire commandée par les besoins de la capitale, qui est pour elle un débouché régulier. Ce sont les pêcheurs de Dieppe qui envoient tous les soirs aux halles de Paris la plus grande partie du poisson de mer qu’on y vend le lendemain.

Dieppe n’entretient plus aujourd’hui de relations suivies qu’avec l’Angleterre et les pays du Nord ; mais, il y a seulement deux ou trois siècles, son pavillon, comme celui de Saint-Malo, claquait fièrement au vent de toutes les mers du monde. Vers le milieu du XIVe siècle, bien avant que les Portugais eussent signalé les côtes de Guinée, deux bateaux de Dieppe découvraient les Canaries, longeaient tout le littoral de l’Afrique, y créaient une station qui fut longtemps appelée le Petit-Dieppe, cherchaient à s’orienter pour trouver la route des Indes, doublaient le cap Vert, lui donnaient le nom qu’il a toujours conservé, et rapportaient en Europe les premiers chargemens de poivre et d’ivoire qui y ont paru ; et c’est de cette époque que date à Dieppe le commerce de l’ivoire, qui y a été longtemps un véritable monopole. Un Dieppois, corsaire entreprenant, homme de guerre et de commerce à la fois, fut même pendant quelque temps maître absolu des Canaries. Ce fut aussi un marin de Dieppe, le célèbre capitaine Cousin, qui, devançant de quatre années Colomb en Amérique et de neuf années Vasco de Gama au cap de Bonne-Espérance, vint reconnaître, en 1488, l’embouchure du fleuve des Amazones et, traversant toute l’Atlantique, explora l’extrémité méridionale de la côte d’Afrique. Quelques années plus tard, deux autres bateaux naviguant de conserve, l’un de Dieppe, l’autre de Saint-Malo, mouillaient bord à bord dans les eaux de Terre-Neuve. Pendant vingt années consécutives, de 1510 à 1530, le fameux Jean Ango armait des flottes comparables à celles des souverains, trafiquant en maître avec le Brésil, menaçant Lisbonne et traitant de pair à pair pour des questions d’indemnité avec le roi de Portugal. À la même époque enfin, des bateaux de Dieppe reconnaissaient les côtes de l’Asie méridionale, traversaient l’Océan Indien et jetaient l’ancre devant l’île de Sumatra.

À la fois explorateurs intrépides, corsaires entreprenans et commerçans habiles, les Dieppois gardaient soigneusement, comme les Phéniciens de l’ancien temps, la clef de leurs itinéraires et le secret de leurs expéditions. Ce mystère était une partie de leur fortune, et chacune de leurs découvertes était en quelque sorte un patrimoine exclusif pour leur ville, qui, pendant tout le moyen âge, fut, comme on l’a dit si bien, une sorte de « cité sainte » de la géographie.

Dieppe fut plus et mieux encore. Sur les côtes de l’Océan et de la Manche, dans toute cette région littorale de l’Ouest et du Nord de notre France où l’alliance anglo-calviniste causa tant de déchiremens à la mère patrie, Dieppe lui resta toujours fidèle. Dans un jour de fortune, ses marins s’emparèrent même du port de Southampton et l’occupèrent pendant quelque temps. En 1372, ils contribuèrent puissamment au succès de la bataille navale de la Rochelle ; et, à plusieurs reprises, les Anglais, trop souvent maîtres de cette partie de notre territoire, les traitèrent avec une rigueur exceptionnelle. La plus dure de ces épreuves fut, en 1694, le bombardement de la ville par la flotte anglo-hollandaise. Le port fut comblé, les bateaux détruits ou dispersés, la ville presque anéantie, la ruine presque complète ; et ce n’est que depuis le commencement du siècle que Dieppe a pu se relever patiemment de ce désastre. Mais, bien que toujours en progrès, son mouvement commercial est fatalement comprimé par l’essor du Havre. Dieppe ne connaît pour ainsi dire plus la route des Indes et de l’Amérique, et il est fort à craindre qu’elle ne revoie plus les grands jours et la gloire du passé.

IV

Un dernier alignement de falaises, de 40 kilomètres de longueur, de Dieppe au Bourg d’Ault. C’est toujours le même grand mur crayeux, vertical, d’une hauteur moyenne de 80 à 100 mètres, coupé de dentelures et de créneaux, dont les vagues viennent battre le pied deux fois par jour et qui s’éboule peu à peu dans la mer. Au-devant, les galets cheminent lentement et sans arrêt, de plus en plus petits à mesure qu’ils roulent et se convertissent peu à peu en sable. Ce sable et ces galets ont comblé toutes les anfractuosités, qui très certainement, à l’origine de notre ère, étaient des criques et pouvaient à la rigueur donner abri aux petites embarcations.

L’une d’elles, Biville-sur-Mer, n’est plus qu’une fente, un ravin abrupt entaillé dans la falaise. C’est dans ce couloir presque inaccessible que Cadoudal, Pichegru et leurs amis vinrent débarquer le 21 août 1803 et se firent hisser au moyen de cordes, dans la folle et criminelle espérance de prendre une revanche sur l’insuccès de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise. Le ravin est encore quelquefois appelé la « gorge de Pichegru. »

Un peu plus au Nord, la valleuse où coule l’Yères a été pendant longtemps un golfe assez profond, qui conduisait à Criel. Criel est à présent à 2 kilomètres de la mer. Mais, avec la marée, les bateaux pouvaient y remonter assez facilement, il y a quelques siècles. La belle falaise de plus de 100 mètres de hauteur qui domine le petit estuaire a été sapée à la base, coupée à pic. Elle s’est éboulée en partie, s’éboulera encore, et ses débris barreront bientôt complètement l’entrée de la vallée.

D’assez mauvaises cartes du XVIIIe siècle désignent sous le nom de « côte des Sept vallées » les derniers kilomètres de la muraille rocheuse depuis la vallée d’Yères jusqu’à celle du Bourg d’Ault, où la falaise cesse tout à coup et où commencent les grèves de la Somme[4]. Cette dénomination est assez bien trouvée. Ces sept vallées, en effet, — peut-être même davantage, — ont existé autrefois ; et, par les dentelures de la falaise que nous voyons encore, on pouvait pénétrer dans des couloirs plus ou moins étroits, aujourd’hui presque complètement obstrués, dans lesquels s’écoulaient les eaux pluviales et qui constituaient de longs vallons sensiblement parallèles, découpant le pays en une série de compartimens à peu près rectangulaires.

Un de ces créneaux obstrués a conservé cependant son caractère d’estuaire ; c’est celui dans lequel coule la rivière de la Bresle et dont la large embouchure est occupée, sur la rive gauche, par les bassins du Tréport, sur la rive droite, par la séduisante plage balnéaire de Mers. La vallée de la Bresle a une ouverture de près de 2 kilomètres, barrée en grande partie par un banc de galets. Elle conserve à peu près cette largeur jusqu’à la petite colline couronnée par le château d’Eu, se prolonge ensuite sur une quinzaine de lieues dans la direction du Nord-Ouest au Sud-Est, qui est la même pour tous les cours d’eau de la région depuis la Seine jusqu’à la Somme. C’est le dernier grand sillon du pays de Caux, le large fossé qui sépare la terre normande de la Picardie.

Le Tréport et Ee ont constitué pendant tout le moyen âge un même établissement maritime, le premier n’étant en quelque sorte qu’une rade conduisant au second, qui était le port. Les alluvions récentes de la Bresle permettent de déterminer d’une manière très exacte le contour de l’ancienne baie, qui avait une largeur moyenne de 1 500 mètres et s’enfonçait de 4 kilomètres dans l’intérieur des terres. Cette baie existait très certainement à l’origine de notre ère, et très probablement elle a reçu souvent les flottes des Normands du IXe au XIIe siècle. On a voulu quelquefois y voir le portus ulterior où César aurait concentré une partie de sa flotte à la veille de son départ pour la Grande-Bretagne ; mais le texte de l’auteur de la guerre des Gaules est très laconique, et il a été l’objet de tant de commentaires qu’il serait peut-être imprudent d’émettre à ce sujet une opinion bien motivée. Ce qu’il y a d’intéressant à remarquer, c’est que le nom de Tréport, — trois ports ou troisième port, — semble indiquer que le littoral, ou tout au moins la baie de la Bresle, présentait autrefois plusieurs mouillages, plusieurs petites criques où la marine de l’époque pouvait trouver un abri contre les coups de mer du large.

Comme partout sur la côte normande, le courant littoral a peu à peu échoué au-devant de l’estuaire un long banc sous-marin qui est devenu un véritable barrage. La Bresle a été ralentie dans son cours, et ses eaux ont divagué. La vallée s’est atterrie et transformée en lagune tour à tour inondée ou émergée suivant la hauteur de la mer. La digue de galets, qui marchait toujours vers le Nord-Est, avait fini par rejeter l’embouchure sur la rive droite, du côté où se trouve aujourd’hui la plage moderne de Mers. Vers la fin du XIe siècle, la remonte était impossible même aux bateaux du plus petit tonnage ; et, du Tréport à Eu, la rivière était un véritable cloaque. Henri, comte d’Eu, en détourna l’embouchure vers l’Est, l’éloignant de Mers pour la rejeter du côté du Tréport où on n’a cessé de la maintenir jusqu’à ce jour. Ce travail artificiel fut complété au siècle suivant par l’ouverture du canal d’Artois, qui reliait directement Le Tréport à Eu. Les deux petits ports en recueillirent tout de suite de sérieux avantages.

On creusa alors un premier avant-port, et on le protégea par une jetée en charpente assez rudimentaire. Mais les envasemens continuaient toujours ; et le port, qui ne put bientôt plus recevoir que des barques de pêche, n’aurait pas tardé à être complètement abandonné sans l’initiative intelligente et généreuse du duc de Penthièvre, qui, pour en finir avec les obstructions du galet et du sable, fit exécuter deux grandes jetées destinées à maintenir le chenal, et, en amont, une grande écluse de chaise. « Cette écluse, dit Lamblardie, a été construite à la demande et aux dépens de son Altesse Royale Monseigneur de Penthièvre. Ce prince, touché de la misère à laquelle la ruine du port du Tréport avait réduit les habitans, consacra 170 000 livres pour l’exécution de cet ouvrage, qu’il regardait avec raison comme le plus sûr moyen de rendre au port son ancien commerce et de procurer à la marine une augmentation de matelots[5]. » Les travaux, commencés en 1778, furent terminés en 1782. En peu de temps, près de 40 000 mètres cubes de galets amoncelés furent entraînés à la mer, et le Tréport revint à la vie.

Presque dans le voisinage du Havre, de Dieppe, de Boulogne et de Dunkerque, le Tréport ne peut être sans doute qu’un port assez modeste de deuxième et même de troisième ordre. Il n’arme pas, comme Fécamp, pour la grande pêche ; mais la pêche côtière y est particulièrement prospère. Près de 1 000 pêcheurs, montés sur 120 bateaux très bien outillés, entrent et sortent presque tous les jours de sa petite rade et lui donnent une très grande animation. Le mouvement commercial est en revanche assez faible, — 12 000 à 15 000 tonnes au plus, — presque toutes à l’importation, charbons anglais et bois du Nord. Les navires sortent en général sur lest ; mais on y embarque de temps à autre quelques tonnes de galets choisis pour les fabriques anglaises de produits céramiques. Tout fait espérer cependant que le mouvement prendra une certaine extension. Le port est en effet très bien aménagé. Le chenal, d’une longueur de 250 mètres et d’une largeur de près de 60, est compris entre deux jetées dont lune, celle de l’Ouest, en saillie comme de raison sur celle de l’Est, présente sur une centaine de mètres une claire-voie qui donne passage aux galets. Ce chenal conduit dans un avant-port ou port d’échouage de 4 hectares et demi, dont la profondeur est de 5m,50 en morte-eau ordinaire et qui présente un développement de quais de près de 500 mètres. À la suite, un petit bassin à flot ou arrière-port, pouvant recevoir des bateaux de 3m,50 de tirant d’eau, communique avec un second bassin de 2 hectares et demi, formé par l’épanouissement du canal maritime d’Eu ; et l’ensemble présente encore près de 800 mètres de quais. Ces bassins et l’avant-port reçoivent périodiquement des chasses que leur envoie le grand bassin de retenue des eaux de la Bresle, placé immédiatement en amont et qui n’a pas moins de 15 hectares de superficie.

Le canal maritime d’Eu au Tréport, qu’on appelait autrefois le canal d’Artois et dont le premier tracé date du milieu du XVe siècle, n’a que 3 kilomètres et demi de longueur. Sa profondeur varie de 2m,80 à 3m,80, suivant le débit de la Bresle, l’amplitude des marées et le jeu de ses ouvrages régulateurs. Il permet en général aux bateaux à voiles de 100 à 150 tonneaux de remonter jusqu’au bassin d’Eu ; mais il y a seulement trois quarts de siècle, alors que la Bresle se jetait directement dans le bassin du Tréport sans écluse, sans déversoir, sans ouvrage spécial qui modérât l’action du flux et du reflux, la communication était souvent difficile et toujours intermittente. Elle paraît cependant, avoir existé de temps immémorial.

Bien que le Tréport et Eu ne soient mentionnés sur aucun itinéraire classique, on y a trouvé quelques débris de l’époque gallo-romaine ; et le petit golfe naturel, presque comblé [6] aujourd’hui et transformé en port par une série d’ouvrages modernes, a dû certainement être autrefois et pendant longtemps un excellent abri.

Le port actuel d’Eu n’est qu’un petit bassin de 160 mètres de longueur sur 40 mètres de largeur ; c’est plus que modeste. Le mouvement y est cependant encore de plus de 10 000 tonnes : à la sortie, des fruits, des légumes, des planches sciées ; et, comme partout sur la côte normande, des bois du Nord et des charbons anglais à l’entrée.

Ce n’est assurément pas le commerce qui est le principal attrait de la Bresle maritime. A Eu, c’est la grande forêt, l’élégante chapelle collégiale qui a presque les dimensions d’une cathédrale, et surtout le château séculaire, ancienne forteresse de l’époque carlovingienne qui a maintes fois défendu la vallée contre les invasions des Normands, transformée aujourd’hui en résidence princière, magnifique et déserte au milieu d’un parc admirablement situé. Au Tréport, c’est la série des terrains qui escaladent la montagne et d’où l’œil découvre une des plus magnifiques vues de l’Océan : d’un côté, l’interminable ligne des falaises ; de l’autre, les grèves de la Somme se perdant dans l’horizon lointain et se confondant avec la mer. Au bas de la grande muraille, deux plages élégantes, animées d’un luxe tout moderne et visant peut-être un peu à l’effet, complètent la séduction du pays : celle du Tréport, de 500 mètres de développement, naturellement limitée entre la falaise et la jetée Ouest du chenal ; l’autre sur la rive droite de la Bresle, la plage de Mers, qui se prolonge tous les jours, toutes deux présentant les principaux agrémens mondains de la plupart des stations balnéaires avec l’avantage spécial de communications très rapides avec Paris.

La falaise continue encore jusqu’au Bourg d’Ault, sur près de 6 kilomètres ; mais elle s’abaisse peu à peu, et c’est bien la fin du grand mur de craie qui longeait la mer depuis la sortie du Havre. Elle court cependant encore à travers les terres, en conservant sa direction générale du Sud-Ouest au Nord-Est, jusqu’à la petite colline que couronne le château de Saint-Valéry. Le Bourg d’Ault, qui est devenu depuis quelques années une station balnéaire assez fréquentée, était autrefois le dernier port de la côte normande. Il est aujourd’hui perdu. La petite crique a été complètement obstruée par les galets et les sables. A la fin du XVIIe siècle, elle présentait encore quelque animation. Un document authentique de l’année 1698 mentionne qu’à cette date 24 bateaux de poche, dont 14 de vingt tonneaux, y étaient attachés[7]. Soixante ans après, la mer rasait la falaise, emportant le village dont on a peu à peu reconstruit les maisons en étage sur les gradins de la roche ; et depuis lors on n’a cessé d’y établir des villas, des chalets, des hôtels à l’usage des baigneurs. Au-devant de l’ancien petit havre, émerge maintenant une large traînée de galets. Ce banc se prolonge vers le Nord et marque la limite incertaine de la terre et de la mer. En arrière de cette clôture assez fragile, une plaine basse, marécageuse, des vases récentes, des terres meubles en voie de formation. Les eaux vives du flux et du reflux, qui les recouvraient il y a quelques siècles à peine, ont été peu à peu refoulées par les travaux opiniâtres de l’homme ; et une série de levées latérales, d’épis submersibles, d’estacades et de digues de défense les ont rendues stagnantes et en quelque sorte emprisonnées. Une grande partie du golfe maritime autrefois largement ouvert, battu par les vagues, sillonné par les courans est ainsi devenu une immense lagune, — lagune vive d’abord, lagune morte ensuite, lagune colmatée aujourd’hui, coupée de rigoles d’écoulage, de petits canaux d’assainissement et en pleine voie de production agricole. Sur un grand nombre de toutes les levées, jadis noyées, qui sillonnent la zone littorale, on circule maintenant à pied sec, souvent même en voiture. On laboure, on sème, on récolte sur les lieux mêmes où nos ancêtres jetaient leurs filets. L’ancienne rade marine est devenue une grande plaine basse, encore un peu marécageuse, conquête récente de l’homme, et, dont la richesse, la salubrité et la population augmentent tous les jours. Une large échancrure, toujours navigable et soigneusement aménagée, la coupe seulement vers le milieu, permettant aux barques de pêche et aux bateaux de mer d’un tonnage moyen de remonter jusqu’à Saint-Valéry. C’est le grand estuaire de la Somme.

CHARLES  LENTHERIC.

  1. Voir la Revue des 15 juillet, 1er  et 15 août.
  2. Lamblardie, Mouvement des galets sur les côtes de Normandie, 1789, op. cit.
  3. Fallue, Histoire de la ville et de l’abbaye de Fécamp. — Le Roux de Lincy, Essai historique sur l’abbaye de Fécamp.
  4. J. Girard, les Rivages de la France, op. cit.
  5. Lamblardie, Mémoires sur les celles de la Haute Normandie, 1789, op. cit.
  6. L’abbé Cochet. Notice historique et archéologique de la ville du Tréport, 1861.
  7. Mémoire sur la Picardie, par Bignon, intendant de la Province. Bibliothèque nationale, Manuscrits.