Côtes et Ports français de l’Océan/02

Côtes et Ports français de l’Océan
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 100-138).

Côtes et ports français
de l'océan


II.  La Gironde,  Bordeaux,  le médoc[1]


I

Le vaste estuaire de la Gironde est l’un des plus remarquables, des plus riches et des plus animés de notre littoral de l’Ouest. Dans son magnifique développement de près de 100 kilomètres entre Bordeaux et la mer, le fleuve, orienté du Sud-Est au Nord-Ouest, est à peu près à la latitude de 45°, à égale distance par conséquent du pôle et de l’équateur. Il sépare ainsi par une large coupure la région littorale du Midi de celle du Nord : la première presque nue et déserte, présentant un long alignement rectiligne de dunes sablonneuses, hier encore stériles et mouvantes, et d’une assez grande monotonie ; la seconde, au contraire, d’un dessin très varié, entrecoupée de marais exploités pour le sel et la pêche et de petites collines fertiles et cultivées, sillonnée de cours d’eau navigables, jalonnée de petits ports tous fréquentés, précédée d’un archipel d’îles qui sont comme les sentinelles avancées du continent, lui ont appartenu jadis et lui reviendront peut-être un jour à la suite de ces lentes oscillations de la côte, qui ont plusieurs fois modifié les limites de la terre et de la mer. Les deux populations séparées par la Gironde diffèrent elles-mêmes entre elles, non moins que les deux pays, par leurs origines, leur langue et leurs mœurs : au Nord, c’est la race celtique ou gauloise ; au Sud, la race ibérienne plus ou moins mélangée d’élémens basques : la première parlant et comprenant le français, la seconde se servant encore de patois mal définis, qui rappellent tous les idiomes du Midi, depuis le catalan jusqu’au provençal.

La largeur de la Gironde, à son entrée dans la mer, entre la pointe de Grave, qui marque la saillie de la rive gauche, et la conche de Royan, qui lui fait face sur la rive droite, est de plus de 5 kilomètres, dont près de 4 ont un mouillage supérieur à 25 mètres aux plus basses marées. Cette largeur augmente peu à peu ; elle atteint et dépasse rapidement 10 kilomètres, puis diminue progressivement à mesure qu’on remonte le fleuve. Au Bec-d’Ambès la Gironde a encore plus de 3 kilomètres d’une rive à l’autre ; elle se sépare alors en deux rivières bien distinctes : à gauche la Dordogne, qui va baigner les médiocres quais de Libourne, à droite la Garonne, dont la dernière et élégante courbure forme l’admirable port de Bordeaux.

La Garonne et la Gironde ne sont à tout prendre qu’un même fleuve et portent d’ailleurs à peu près le même nom. D’après tous les géographes classiques, la Garonne était autrefois la frontière septentrionale des Ibères et séparait l’Aquitaine de la Celtique, qui devint plus tard la Lyonnaise. Strabon lui donne environ 2 700 stades de développement jusqu’à la mer, dont 2 000 navigables. Cela ferait à peu près 500 et 370 kilomètres. Ces chiffres diffèrent peu de ceux de nos jours ; et il est curieux de remarquer que, malgré tous nos travaux modernes, la longueur navigable du fleuve n’a pas sensiblement augmenté depuis les temps anciens[2]. On est depuis longtemps d’accord pour désigner d’une manière exclusive sous le nom de « Gironde » les deux rivières réunies de la Dordogne et de la Garonne. La Gironde va donc du Bec-d’Ambès à la pointe de Grave ; elle a 74 kilomètres de longueur, et Bordeaux se trouve sur la Garonne même, à 24 kilomètres en amont du confluent. Au moyen âge[3] et même au IVe siècle, du temps d’Ausone[4] le fleuve portait le nom de « Gironde » non seulement devant les quais de Bordeaux, mais bien en amont et jusqu’au confluent du Drot, où se trouve précisément aujourd’hui un petit village qu’on appelle toujours « Gironde. » Ce ne sont là, au demeurant, que des subtilités du vocabulaire géographique.

Ce qui est plus intéressant à constater, c’est la manière dont le fleuve se comporte et s’est comporté de tout temps le long de ses deux rives, sur près de 100 kilomètres, de Bordeaux à la mer. Nous avons parlé ailleurs de cette loi générale qui régit toutes les eaux courantes de la terre sous l’action de sa rotation, dont la vitesse, nulle aux pôles, est vertigineuse à l’équateur[5]. On peut l’énoncer de la manière suivante : « Tous les fleuves de l’hémisphère boréal tendent à ronger leur rive droite et à atterrir leur rive gauche ; tous ceux de l’hémisphère austral, au contraire, tendent à ronger leur rive gauche et à atterrir leur rive droite. » Ces corrosions et ces atterrissemens sont naturellement d’autant plus sensibles sur un même parallèle que la direction du fleuve se rapproche plus du méridien. En général, les effets de la loi sont très lents, quelquefois même inappréciables, masqués ou détruits par une foule de circonstances extérieures et locales. La force qui, dans l’hémisphère boréal, pousse une molécule d’eau du fleuve sur la rive droite est sans doute très faible et son action peut être à chaque instant détruite ou annulée par des travaux de défense ou de protection, ou même par le plus petit accident naturel. Toutefois, quelque minime qu’elle soit, cette force existe ; elle anime un nombre incalculable de molécules, et elle agit dans le même sens et d’une manière continue depuis l’origine des temps. Or une force, si petite qu’on puisse l’imaginer, mais qui actionne pendant des milliers d’années des milliards de molécules, ne peut manquer de produire à la longue des effets qui vérifient la loi.

Cette vérification est manifeste et éclatante pour la Gironde. La rive droite présente une succession de falaises abruptes entrecoupées de petites baies ou « conches » sablonneuses. Le courant du fleuve ronge sans cesse le pied de ces falaises ; les eaux de pluie les pénètrent par-dessus, s’infiltrent lentement à travers la terre végétale dans les fentes de ces massifs, et désagrègent peu à peu toute la masse rocheuse. De temps à autre de violens coups de mer achèvent brusquement cette lente œuvre de destruction, et l’on assiste ainsi depuis bien des siècles à une série d’écroulemens. Arceaux et piliers cyclopéens léchés par l’écume des vagues, grottes et cavernes sonores dans lesquelles s’engouffrent les flots de tempête, découpent la côte de distance en distance et lui donnent un superbe relief, presque l’apparence d’un décor de théâtre. L’aspect est sans doute très pittoresque, mais les résultats désastreux. Plusieurs villages perchés sur la falaise ont déjà disparu ; d’autres sont encore menacés et ne doivent leur conservation qu’à des travaux de défense toujours précaires. En maints endroits, la falaise dérasée au niveau des plus hautes mers est réduite à un banc de roches sous-marines qu’on appelle un « platin, » et dont l’arête extrême marque la limite de l’ancienne rive à l’origine de notre période géologique.

Inversement la Gironde n’a cessé d’atterrir sur la rive opposée ; et au travail d’érosion sur la côte de Saintonge correspond un travail d’envasement et de colmatage sur la côte du Médoc. Celle-ci est plate et, le terrain marécageux. Des lagunes mortes s’étendent au loin dans la plaine ; elles sont aujourd’hui presque entièrement desséchées et écoulent leurs eaux dans le grand estuaire girondin, rappelant en miniature les grands polders de la Hollande, dont quelques-unes portent encore le nom. Les marais de la Petite Flandre, les palus de Saint-Vivien, la longue bande qui s’étend sur plus de 20 kilomètres du Verdon et de Soulac à By et à Lesparre, sont à peine conquis à l’agriculture depuis deux ou trois siècles. Les parties les plus élevées de ce « pays bas, » sillonné de larges dépressions et coupé d’une infinité de filioles, ne dépasse guère l’altitude de 8 à 10 mètres au-dessus du niveau des plus fortes eaux de la mer et de la Gironde. Le point le plus haut est le territoire de Jau ; son nom — Jovis insula — semble rappeler une ancienne consécration au maître des dieux, mais dont il est difficile d’expliquer la raison en l’absence de tout vestige de temple ou de construction antiques, à moins qu’on ne veuille y voir une sorte de reconnaissance de l’altitude relativement supérieure de cette partie de la plaine, presque partout régulièrement nivelée.

Le Médoc — qui constitue aujourd’hui une grande presqu’île et s’étend d’une part entre Bordeaux et la mer, de l’autre entre la Gironde et la région des Landes — a été longtemps, comme son nom semble l’indiquer, un territoire entouré de tous côtés par les eaux, in medio aquœ, à peu près séparé du continent par un ou plusieurs bras du fleuve. L’un de ces bras a passé très certainement près de Lesparre, bien au Sud, par conséquent, de l’unique estuaire que nous voyons aujourd’hui, et il allait déboucher sur la côte de l’Océan dans les environs de Vieux-Soulac depuis longtemps disparu. Le nom de « chenal de Soulac » était donné à ce bras de la Gironde, et le géographe d’Anville le mentionne sur d’anciennes cartes et des portulans du XVIe siècle.

La presqu’île de Grave, d’ailleurs, n’est rattachée à la terre ferme que par un isthme très mince, une sorte de pédoncule de sable qui a failli être rompu bien des fois par les coups de mer ; et on sait, à n’en pas douter, qu’à une époque relativement assez rapprochée de nous elle était à peu près soudée au rocher de Cordouan : tout au plus en était-elle séparée par un canal très étroit et peu profond. Ce canal s’est peu à peu creusé. D’une part l’action des vagues, de l’autre l’affaiblissement général de la côte l’ont graduellement élargi et approfondi, et il est devenu le bras de mer que nous voyons aujourd’hui. Mais les anciennes cartes du XVIe siècle figurent, précisément à l’extrémité du territoire girondin, une grande île qui porte le nom de « Médoc. » En face de cette île, sur le continent, est dessinée la ville de Lesparre, baignée par les eaux du fleuve, qui se jette à la mer à peu près à cet endroit. Ces cartes ne sont sans doute que des images ; mais elles sont sincères et ne peuvent tromper sur la disposition essentielle des lieux. Or elles indiquent très nettement que la Gironde se divisait près de Lesparre en deux bras, dessinant par conséquent une sorte de delta. Ce delta sans doute ne s’est pas formé uniquement par voie d’atterrissemens et de dépôts à l’embouchure, comme on le voit pour tous les cours d’eau chargés de limon qui viennent mourir sans vitesse dans un bassin tranquille ; mais il n’en a pas moins existé, et l’île du Bas-Médoc a été en quelque sorte pour la Gironde ce que l’île de la Camargue est pour le Rhône.

II

Cette conception d’un delta à l’embouchure d’un grand fleuve qui déverse ses eaux dans une mer sujette à de fortes marées périodiques est, il faut en convenir, un peu contraire à toutes les théories des embouchures, si souvent développées par les géologues et les géographes.

D’une manière générale, en effet, les embouchures des fleuves se rattachent à deux types distincts. Dans certains cas, le lit s’élargit au point de devenir une petite baie, un véritable bras de mer. Le fond ne s’exhausse pas et la navigation n’éprouve aucune difficulté pour passer avec un bon mouillage des eaux maritimes dans les eaux fluviales. La mer entre et circule librement dans ces vastes embouchures. Ce sont les « fleuves à estuaire. » La Tamise, la Seine, la Loire, la Gironde, l’Hudson, le Saint-Laurent nous offrent des exemples de ces conditions éminemment favorables au développement des grands établissemens maritimes. Londres, Rouen et le Havre, Bordeaux, Nantes et Saint-Nazaire, New-York, Québec, disposés ainsi dans l’estuaire ou sur le cours de leurs fleuves respectifs, communiquent à la fois avec la mer et l’intérieur des terres, peuvent recevoir et échanger, d’une manière simple et directe, toutes les marchandises, soit d’importation, soit d’exportation ; et les grands cours d’eau navigables sont en quelque sorte le prolongement de la mer dans l’intérieur du continent.

Quelquefois, au contraire, le fleuve se divise, avant d’arriver à la mer, en deux ou plusieurs branches, qui elles-mêmes se ramifient en plusieurs autres, en formant une vaste île triangulaire divisée souvent par de petits bras secondaires. Ce sont les « fleuves à delta. » Chacune des embouchures est alors encombrée par les sables et les limons charriés par le courant, et la profondeur est à peine suffisante pour y permettre le passage de quelques allèges. Point de port aux embouchures ; ils en sont tous à une distance plus ou moins grande, dans quelque rade abritée ou derrière une lagune de la côte. Tels sont le Pô, le Danube, le Nil, le Rhône, dont les embouchures sont à une distance assez considérable des ports correspondans, Venise et Trieste, Odessa, Alexandrie, Marseille.

C’est à l’action de la mer seule qu’il faut attribuer cette différence radicale entre les formes des embouchures. Les estuaires profonds se trouvent sur les côtes où l’influence du flux et du reflux est le plus sensible ; l’oblitération des embouchures a lieu, au contraire, dans les mers sans marée.

On conçoit, en effet, que, lorsque les limons et les sables de fond, entraînés par le courant du fleuve, rencontrent la masse des eaux tranquilles d’une mer intérieure, ils se déposent immédiatement et forment un bourrelet d’alluvions qui affecte la forme d’une courbe dont la convexité est naturellement tournée du côté de la mer. Ce dépôt est plus ou moins remanié par le mouvement des vagues ; mais il finit par atteindre une certaine fixité, se développe et forme une île qui divise le courant du fleuve en deux. Telle est l’origine du delta.

Lorsque, au contraire, de fortes marées, après avoir fait gonfler les eaux du fleuve sur une étendue considérable en amont, déterminent par le retrait de leurs eaux une chasse puissante, ces dépôts sont balayés par ce courant énergique et, transportés ensuite par les courans littoraux, ils vont se perdre dans des parties profondes ou concourir au développement de bancs de sable à une assez grande distance des embouchures. C’est ainsi que se conservent les estuaires.

Cette division bien nette des embouchures en deux types parfaitement distincts ne doit pas cependant être trop absolue ; et, si les deltas se produisent toujours dans les mers calmes et à niveau constant, tandis que les fortes marées contribuent à entretenir la profondeur des estuaires, le phénomène peut être mixte dans certains cas et l’embouchure participer à la fois des deux types extrêmes. C’est ainsi que dans la mer du Nord, par exemple, où l’amplitude de la marée est assez faible, les embouchures multiples du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut sont masquées du côté de la mer par une ceinture d’îles, dont quelques-unes, comme Walcheren, Sud-Beveland, Beyerland, sont de véritables petits continens. La formation de ces îles est analogue à celle de tous les deltas ; mais, quoique faibles, le flux et le reflux entretiennent entre elles des passes naturelles assez profondes, véritables estuaires partiels qui permettent aux navires de remonter le cours du fleuve. Il en est de même pour deux des plus grands fleuves du monde, le Gange et le Mississipi, dont les embouchures tiennent à la fois de l’estuaire et du delta ; car ils débouchent, le premier dans le golfe de Bengale, le second dans le golfe du Mexique, sortes de mers intérieures où la marée est relativement peu sensible.

Les fleuves qui débouchent dans une mer à marées puissantes semblent donc devoir se maintenir avec un seul estuaire large et profond ; ceux qui débouchent dans une mer à niveau constant doivent, au contraire, être barrés par les dépôts accumulés à leur embouchure et qui constituent une île en général triangulaire divisant le fleuve en deux ou plusieurs bras.

Telle est la loi. Mais rien n’est absolu dans les phénomènes de la nature ; et, en fait, bien que la Gironde débouche sur une partie des côtes de l’Océan où l’action de la marée est très énergique, et que le flot et le jusant se fassent sentir à plus de 50 kilomètres en amont de Bordeaux, le fleuve, il y a trois siècles à peine, présentait avant son embouchure une sorte de delta. Ce delta, nous l’avons dit, était l’île du Médoc. Sa pointe amont paraît avoir été à une quarantaine de kilomètres environ de l’Océan. Le bras droit, le plus long, suivait à peu près la direction que la Gironde a conservée, et longeait les falaises de la côte de Saintonge jusqu’au cap de la Coubre, l’ancien promontoire des Santons, Santonum promontorium, des géographes classiques[6] ; le bras gauche, beaucoup plus court, se rendait directement à l’Océan par une coupure qui traversait les terrains et les prairies submersibles situés entre Lesparre et Jau, devait passer à peu près dans la dépression occupée aujourd’hui par l’étang de la Barreyre, et débouchait en mer près la pointe de la Négade, un peu au Sud de Soulac. Au XVIe siècle, Lesparre se trouvait encore sur la rive gauche de cette passe maritime. Jau et Talais lui faisaient face sur la rive droite et étaient par conséquent incorporés dans la grande île du Médoc ; peut-être même constituaient-ils deux petits îlots isolés, et le delta se composait ainsi d’un certain nombre d’îles, sorte d’archipel dont l’île du Médoc aurait été le principal élément.

Il serait sans doute imprudent de trop préciser à ce sujet ; et de ce dessin perdu on ne peut sans doute rétablir que les grandes lignes. Toutefois il est impossible d’infirmer la valeur de portulans et de cartes dont la naïveté même est une preuve de sincérité ; et tous ces documens, on ne peut le nier, s’accordent pour représenter à l’embouchure de la Gironde une grande île du Médoc, ayant l’importance d’un petit territoire et paraissant se souder en mer aux rochers de Cordouan. Ces rochers, que le flot de marée recouvre aujourd’hui de plus de 2 mètres et au centre desquels se dresse l’un des phares les plus connus des côtes de France, étaient habités, cultivés, tout comme les terres du continent ou de l’île du Médoc qui lui faisait face ; et les vieux paysans de la banlieue de Bordeaux ont même conservé la tradition un peu vague de vignes qui y auraient été autrefois exploitées et dont le souvenir est resté à l’état de légende. Les relevés hydrographiques exécutés depuis le commencement du siècle accusent une augmentation graduelle de la largeur et de la profondeur du bras de mer qui sépare aujourd’hui le rocher de Cordouan de la côte de Grave. Cette passe, qui n’est devenue que depuis peu une de celles que, dans certaines conditions de temps, les plus gros navires peuvent prendre pour entrer en Gironde ou pour en sortir, était autrefois presque guéable. On pouvait la traverser sans danger à cheval, et, si l’on en croit un vieux dicton, « la franchir en deux bonds, en jetant au milieu du détroit une tête de bœuf. » Quoi qu’il en soit, à l’origine de notre époque géologique et peut-être même à l’aurore des temps historiques, les rochers de Cordouan étaient complètement insubmersibles, rattachés à la terre voisine, et faisaient partie de ce que l’on a appelé plus tard la « grande île du Médoc. »

L’un des géographes classiques les plus autorisés du premier siècle confirme d’ailleurs d’une manière très nette l’existence de cette île : « A l’embouchure de la Garonne, dit Mêla, est l’île d’Antros, que les habitans du pays croient être portée sur les eaux et s’élever avec elles au temps de la crue ; cette fausse opinion tient à ce que les rivages qui paraissent la dominer se trouvent couverts pendant les hautes eaux[7]. » Impossible d’être plus affirmatif. Il est donc fort probable que l’île d’Antros, — sauf réserve sur les contours et la superficie, — était la même que la grande île désignée par les portulans et les cartes du XVIe siècle sous le nom d’île du Médoc. La partie de cette île la plus avancée en mer était le cap désigné par Ptolémée sous le nom de Curianum promontorium[8] ; il correspondait à peu près à la pointe de Grave moderne et venait se souder aux rochers de Cordouan. Ces rochers se sont peu à peu détachés à la suite de coups de mers répétés ; ils sont devenus d’abord une île, puis un simple écueil, éloigné de la côte de près de 7 kilomètres. L’île d’Antros ou du Médoc s’est enfin définitivement soudée au continent. Le lit de la Gironde qui l’en séparait s’est peu à peu atterri et transformé d’abord en marais. Ceux-ci se sont graduellement colmatés, et tout le territoire situé sur la rive gauche du fleuve, depuis la pointe de Grave jusqu’à Lesparre, a constitué la riche plaine du Bas-Médoc à peu près telle que nous la voyons aujourd’hui.

III

Il est peu de points de nos côtes qui aient éprouvé de plus radicales transformations dans une période de temps relativement aussi courte, puisqu’il ne s’agit en somme que d’une vingtaine de siècles à peine. C’est qu’il n’en est peut-être pas aussi qui reçoivent de plus rudes assauts de la mer et que la nature ait moins armés pour une défense prolongée. La pointe triangulaire qui forme le musoir extrême de la rive gauche de la Gironde s’appelle la péninsule de Grave, du nom d’un assez pauvre hameau habité par les gardiens du phare et du sémaphore, les pilotes, quelques pêcheurs et les inévitables douaniers. Cette pointe est constituée de dunes sablonneuses reposant sur des massifs de calcaire crayeux d’une assez mauvaise tenue, et qui paraissent être le prolongement à travers l’estuaire de la Gironde des petits coteaux qui terminent la côte de Saintonge aux abords de Meschers, de Talmont et de Royan. Les rochers de Barbe-Grise et de Saint-Nicolas sont comme des contreforts en saillie qui flanquent à droite et à gauche la pointe de Grave ; ceux de Cordouan en sont comme le bastion avancé. Ces rochers sont incessamment battus, effrités, rongés par les coups de mer. L’ensemble de la péninsule participe en outre, comme toute la côte des Landes, d’un mouvement très lent d’affaissement qui la déprime de siècle en siècle, la met tous les jours un peu plus à la merci des flots et aggrave, par suite, l’action érosive des vagues. Cette péninsule tient pour ainsi dire artificiellement au continent, et pendant longtemps elle a été en quelque sorte mobile et flottante, se déplaçant d’une manière sensible de l’Ouest à l’Est.

On ne connaît pas exactement le taux de ce déplacement depuis les temps anciens ; mais on sait d’une manière certaine qu’en l’année 1818 la pointe de Grave était plus avancée en mer, dans la direction du Nord-Ouest, de plus de 720 mètres ; la corrosion aurait donc été en moyenne de 10 à 15 mètres par an. Rien ne saurait être régulier dans ces attaques de la mer ; mais on peut sans exagération évaluer à près de 1 500 mètres la perte subie depuis le commencement du siècle. Dans certaines années, on a relevé exactement la disparition de plus de 40 mètres de plage ; et la sonde accuse des profondeurs de 10 mètres en des points où, récemment encore, il y avait à peine deux brasses d’eau. Si la péninsule de Grave présente aujourd’hui quelque stabilité, c’est qu’elle a été réellement cuirassée par une série d’épis, de contreforts, de digues longitudinales, de blocs artificiels d’un poids de plusieurs tonnes ; mais, malgré cette formidable armure, qui a coûté une vingtaine de millions, il arrive encore souvent que la mer, dans ses accès de colère, démantèle une partie de ces ouvrages de défense ; et les ingénieurs passifs doivent se résigner à laisser courir la tempête et se borner à reconstituer leur œuvre ou à la renforcer. C’est ce qui a lieu aujourd’hui.

La mer ne se contente pas de ronger la pointe extrême de Grave. Les vagues du large, poussées par les vents du Nord-Ouest, qui déferlent avec fureur au Sud du rocher de Saint-Nicolas, ont entamé la plage et y ont creusé une échancrure qui s’est progressivement agrandie. Cette échancrure porte le nom d’ « Anse des Huttes, » et elle se trouve précisément au point le plus étroit de l’isthme. Celle-ci a été réduite ainsi à une bande de dunes sablonneuses de quelques centaines de mètres, mince lido qui sépare l’Océan des marais salans du Verdon et de la Gironde. Dans une période de moins de trente ans, de 1825 à 1854, la plage des Huttes s’est enfoncée de plus de 350 mètres et la frêle barrière a fini par avoir à peine 300 mètres de largeur au moment de la plus grande intumescence des fortes marées. Elle a été plusieurs fois surmontée et bouleversée par les embruns et l’écume des vagues ; et on a pu craindre, dans certains mauvais jours, de la voir se rompre d’une manière subite. La péninsule aurait été alors tout à fait séparée du continent et serait redevenue une île comme autrefois l’île d’Antros ou du Médoc, ou plus récemment comme celle de Cordouan.

Les mêmes effets de corrosion se sont produits de tout temps un peu partout sur la côte ; et on a exactement relevé que, dans la période de 1774 à 1818 — antérieurement, par conséquent, à la grande entreprise de fixation des dunes qui a sauvé le pays, — la haute mer avait entamé de 300 mètres environ la plage de Soulac. C’était un avancement moyen de 8 à 10 mètres par an, et à cette corrosion de la côte occidentale s’ajoutait naturellement le bouleversement causé par la marche progressive des dunes.

Cet état de désordre a dû être le régime normal pendant toute la période du moyen âge. On ne retrouve plus trace, en effet, et on est même assez peu fixé sur les emplacemens de plusieurs vieux bourgs du pays dont les noms mêmes sont presque oubliés. Les anciens prieurés d’Exteremeyre et de Sainte-Foy, le château de la famille de Montaigne, sont également recouverts par les dunes. L’abbaye de Saint-Nicolas de Grave, bâtie en 1092, le monastère de Soulac, qui datait de Charles le Chauve, ont aussi complètement disparu, ensevelis sous les sables ou engloutis dans les flots.

Il y a six à sept siècles, le Vieux-Soulac était, sur la rive gauche d’un des deux bras de la Gironde, une ville florissante, commandant l’entrée du fleuve, sorte d’avant-port de Bordeaux ; ses rues portaient le nom de toutes les villes et de tous les pays avec lesquels il contractait des échanges ; sa rade était en quelque sorte l’analogue de celle du Verdon, et c’est par-là que les rois d’Angleterre prenaient encore la mer au XIIIe siècle. Le Vieux-Soulac a presque entièrement disparu sous le sable. La belle église, qui porte si bien le triste nom de Notre-Dame de la Fin-des-Terres, a seule survécu, à demi minée, longtemps abandonnée, perdue au milieu des dunes, à 800 mètres d’un groupe de maisons qui ont pu être sauvées, dressant encore sa tour, qui servit pendant si longtemps de signal aux navires qui entraient en Gironde et est encore considérée comme un amer par toutes les barques qui longent la côte. Il existe peu de ruines au monde d’un aspect plus pittoresque et dont la conservation semble plus précaire et moins assurée. Le noble édifice, qui date déjà de plusieurs siècles, n’a pas seulement contre lui l’usure et les lentes dégradations, conséquences naturelles de son âge avancé ; le temps est un ennemi commun à tous les travaux de l’homme. L’église de Soulac a eu à lutter contre deux autres beaucoup plus terribles, la mer et le sable mouvant. Une première dune a passé sur elle comme une vague ; mais elle l’a heureusement franchie, et l’église, enterrée pendant deux siècles, s’est lentement exhumée d’elle-même ; dans cette épreuve, une partie de la voûte de l’abside s’est effondrée, et quelques murs ont été renversés. Une nouvelle dune qui la menaçait encore a été définitivement fixée ; et ce qui reste de l’édifice a été sauvé par la végétation qui l’environne et l’enguirlande comme une parure. Pour l’ingénieur et l’archéologue, c’est un document et un jalon, rappelant l’ancien état des lieux et les vicissitudes de cette partie de la côte de Gascogne ; pour l’artiste et le penseur, c’est un merveilleux décor et un précieux souvenir. On se plaît quelquefois à retrouver sur la plage voisine les débris de l’ancienne cité de Noviomagus, mentionnée par Ptolémée, mais qui, à vrai dire, n’est inscrite sur aucun itinéraire classique et dont l’emplacement restera toujours quelque peu indéterminé. Certains érudits très consciencieux ont cru qu’il fallait chercher Noviomagus sur l’écueil de Cordouan, d’autres à Lesparre, d’autres au Vieux-Soulac, où l’on a trouvé quelques ruines et un certain nombre de médailles romaines. Il en est même qui, en se promenant en bateau par un temps très calme, ont sérieusement cru apercevoir au fond des eaux des restes de tours et de maisons noyés. Mais c’est un simple effet de mirage archéologique, et on sait que les savans les plus sincères ont souvent la foi facile. Ce qui est tout à fait réel, c’est l’ensevelissement graduel par les dunes ou l’engloutissement par les flots de la plupart des constructions de la péninsule. L’ancien fortin qui faisait saillie à la pointe extrême a été un des premiers affouillé ; il s’est écroulé sur place, et on en voit encore aujourd’hui sous les eaux les débris formant une sorte d’écueil sous-marin à une distance de plusieurs centaines de mètres au large. Le phare de Grave a dû déménager à son tour plusieurs fois ; si le premier existait encore, il pourrait servir de balise en pleine mer. Le phare en est aujourd’hui à son troisième emplacement, qui sera, il faut l’espérer, grâce aux travaux très complets de fixation des dunes, son emplacement définitif.

On peut donc résumer de la manière suivante les transformations éprouvées par la péninsule du bas Médoc. Au commencement de notre ère, c’était une île, l’île d’Antros, qui se soudait à l’île de Cordouan. Toutes deux n’en faisaient en réalité qu’une, portant le même nom : île d’Antros d’abord, île du Médoc un peu plus tard. La partie la plus avancée en mer s’est bientôt détachée et a formé pendant un certain temps une île isolée d’une assez grande superficie ; cette île a été l’île de Cordouan. A la fin du XVIe siècle, elle portait un véritable village et plusieurs constructions disséminées ; elle n’était séparée de l’île du Médoc que par un chenal très étroit et très peu profond. A marée basse, on communiquait à gué entre les deux îles. Le chenal s’est peu à peu élargi et approfondi et est devenu un véritable bras de mer. Au milieu du XVIIe siècle, sa largeur était déjà de cinq kilomètres ; elle n’a cessé d’augmenter ; elle est aujourd’hui de plus de huit. L’île du Médoc s’est ensuite peu à peu soudée à la côte et forme désormais corps avec elle. Mais l’ensemble de tout le système n’a cessé d’être rongé à l’Ouest par les vagues, de se nourrir à l’Est par les alluvions. Sous cette double action de corrosion et d’atterrissement et sous l’influence des vents dominans qui ont, pendant plusieurs siècles, fait cheminer les dunes, la presqu’île entière s’est lentement déplacée de l’Ouest à l’Est. Elle a pivoté en quelque sorte sur sa base et a changé de place, comme un navire à l’ancre qui serait poussé par un courant. Son extrémité supérieure s’est légèrement infléchie et a décrit dans le golfe girondin un véritable arc de cercle, se terminant aujourd’hui à la pointe de Grave, que les ingénieurs modernes ont en quelque sorte blindée et qui paraît définitivement fixée. L’ancien fleuve à delta est donc devenu un fleuve à estuaire ; et cette situation paraît devoir se maintenir sinon indéfiniment, — car rien n’est absolument fixe aux embouchures d’un grand fleuve qui reçoit toujours à son entrée en mer des masses énormes d’alluvions, — du moins pour une période de temps très considérable et qu’il est impossible de déterminer.

IV

Quelles qu’aient pu être les transformations que l’action du temps, les attaques de la mer, la continuité des courans rongeant la côte ou l’affaissement général du sol aient fait éprouver à la région littorale de la basse-Gironde ; — que le fleuve ait eu pendant un certain nombre de siècles deux bras distincts séparés jadis par une grande île qui s’est ensuite soudée au continent, ou qu’il ne présente depuis longtemps qu’une seule embouchure comme nous le voyons de nos jours ; — le caractère géographique, politique, économique et commercial de ce vaste estuaire est d’avoir été et d’être encore l’une des plus grandes portes d’entrée et de sortie de notre vieille Gaule d’abord, aujourd’hui de la France. La Gironde a été et sera toujours la magnifique avenue naturelle d’une des villes du monde les plus anciennes et le plus heureusement situées, le grandiose chenal d’un port qui est depuis plusieurs siècles et qui comptera toujours parmi les premiers du monde.

On est assez peu fixé sur l’origine première de Bordeaux, qui se perd tout à fait dans la nuit la plus profonde des temps historiques et même préhistoriques ; mais il faut convenir que ceux de nos ancêtres, chasseurs ou pêcheurs, trafiquans ou guerriers, qui eurent les premiers l’idée d’établir dans l’un des plus harmonieux coudes de la vieille Garonne un établissement sédentaire et définitif ont été réellement bien inspirés. Bordeaux se trouve à une centaine de kilomètres de l’Océan. Les marées de syzygies d’équinoxe atteignent 5 mètres au-devant de ses quais et le flot remonte même à plus de 60 kilomètres en amont, jusqu’à l’embouchure du Drot, dans la Garonne, près de Castets. L’amplitude de ces dénivellations n’est pas aujourd’hui un sérieux obstacle à la navigation régulière ; elle l’était bien moins encore dans les temps anciens, puisque tous les types de bateaux trouvaient sur le fleuve une profondeur suffisante ; elle ne pouvait, au contraire, que la favoriser, alors que les navires n’avaient pas de propulseurs mécaniques actionnés par une force extérieure ou artificielle, et que leur marche dépendait presque toujours des agens atmosphériques, les vents ou les courans, toujours capricieux et incertains. Le flot permettait donc facilement la remonte de la Gironde et de la Garonne ; le reflux aidait encore mieux à la descente.

A l’endroit même où se trouve aujourd’hui Bordeaux, il y avait autrefois une petite plaine marécageuse où coulaient un certain nombre de petits affluens de la Garonne, dont deux principaux, la Peugue et la Divize ou Devèze, pouvaient présenter une certaine commodité pour le mouillage des barques pendant les hautes eaux et pour leur échouage en basse mer. L’une de ces deux petites rivières, la Devèze, était en particulier alimentée par une source qui paraît avoir frappé de très bonne heure l’imagination des habitans du pays ; et on sait le culte véritablement sacré que, dès l’origine des temps, les hommes ont eu pour les sources et les fontaines, qu’ils regardaient comme le présent d’un dieu, bien plus, comme un dieu lui-même. Partout où l’eau jaillissait d’une manière naturelle et abondante par la force même de la nature, où elle avait, comme devait si bien le dire plus tard le droit romain, une « cause perpétuelle, » on reconnaissait l’action bienfaisante, la présence même d’un génie protecteur, numen, genius. Presque toujours les sources étaient entourées d’un petit bois, qui ne tardait pas à devenir lui-même sacré comme elles ; sur leurs rives, on dressait d’abord un modeste autel, bientôt après un temple ; et cela ne tardait pas à devenir un lieu de pèlerinage.

Il était assez naturel d’ailleurs, dans le Midi de la Gaule surtout, où le soleil est brûlant et l’ardeur de l’été desséchante, que les populations primitives vinssent se grouper aux abords mêmes des sources limpides, charmées et arrêtées par cet attrait de l’eau qui répond à tant de besoins de la vie. Un assez grand nombre de villes celtiques ont ainsi commencé sur le bord même des fontaines, que l’on adorait sans leur donner encore de nom, comme le petit coteau boisé ou le rocher au pied duquel elles jaillissaient. Le sentiment de reconnaissance que les premiers habitans éprouvaient pour cette eau bienfaisante, qui abreuvait leurs troupeaux et fécondait leurs terres, prit insensiblement le caractère d’un culte dont la forme, simple et vague dans le principe, se transforma peu à peu en pratiques régulières et en dévotion assez formaliste. Ce culte était d’ailleurs partout à peu près le même, et la simplicité du cérémonial ne manquait ni de grandeur ni de poésie. Le rite principal était l’ablution. Les fidèles se trempaient les mains dans l’eau sainte et s’en mouillaient silencieusement les yeux, le front et les lèvres. Les bras ouverts, dans l’attitude des « orantes, » ils récitaient des prières, presque toujours gracieusement rythmées, et dont on retrouve l’écho dans l’invocation d’une élégance toute païenne qu’Ausone adressait à la source même de Bordeaux, sa patrie, et qu’il est impossible de ne pas citer comme témoignage de l’adoration et de l’enthousiasme qu’elle inspirait : « Salut à toi, Divona, fontaine à la source mystérieuse, sainte, intarissable, bienfaisante, cristalline, azurée, profonde, murmurante, limpide, ombragée ! Salut, génie de la ville, qui nous verses une eau salutaire et que les Gaulois ont mis au rang des Dieux[9]. »

Il est assez difficile de savoir où se trouvait au juste le point d’émergence de la fameuse source. On a dit bien des fois, sans trop de raison à la vérité, que la haute tour de Puy-Berland, isolée à la façon des campaniles italiens, qui se dresse à 30 mètres environ du chevet de la cathédrale Saint-André, et dont la construction date du milieu du XVe siècle, se trouvait exactement sur l’emplacement de l’ancienne Divona. Le clocher chrétien aurait ainsi remplacé le sacellum païen, suivant cette règle plusieurs fois vérifiée que les édifices se superposent comme les religions, et que dans bien des endroits les églises du moyen âge se sont pour ainsi dire greffées sur les substructions de temples antiques ruinés par les barbares ou le temps. Mais rien n’est moins certain. On sait seulement, toujours d’après Ausone, que le bassin de la fontaine avait été recouvert d’une voûte et d’une coupole de marbre en manière de temple[10]. Ce petit édicule sacré indiquait donc bien que la fontaine était réellement divinisée. Son nom seul, Divona, dont l’étymologie est transparente, suffirait d’ailleurs à le prouver, et elle l’a donné à la modeste rivière, la Devèze, dans laquelle elle écoulait le trop-plein de ses eaux. Dans l’idiome celtique, en effet, la qualification de Divona s’applique généralement aux sources saintes, et on retrouve l’épithète div avec la même signification dans toutes les langues aryennes de l’Europe[11].

Historiquement, on regarde comme à peu près certain que Bordeaux a été fondée par la tribu celtique des Bituriges Vivisques, Bituriges Vivisci, qui n’était qu’une fraction des Bituriges Cubi, l’un des principaux peuples de la Gaule, et dont le centre le plus important était la ville de Bourges, l’ancien Avaricum. Chassés de leur pays par une de ces invasions kymriques qui se sont succédé presque sans interruption du VIIe au IVe siècle avant notre ère, les Bituriges émigrèrent vers le Sud et vinrent camper sur les bords de la Garonne, à l’entrée du désert des Meduli, qui devait devenir plus tard le riche et fertile Médoc. À l’époque où Strabon écrivait, ils paraissaient être établis depuis trois ou quatre siècles et avoir même acquis une certaine puissance[12]. Les maisons et les hangars de la ville marchande étaient groupés autour de la source miraculeuse, qui naissait presque au milieu des sables dans cette région incertaine de landes et de dunes, où les alluvions maritimes alternaient avec celles du fleuve. Le point d’émergence de la fontaine devait donc se trouver, d’après cela, au cœur même de Bordeaux ; et il ne serait pas impossible que ce fût, à peu de chose près, aux abords de Saint-André, comme nous l’avons indiqué plus haut, sans pouvoir donner à ce sujet une preuve absolue.

L’estuaire était le bassin même de la fontaine, dans lequel pénétraient les eaux de la mer à marée haute et que l’on avait élargi de manière à en faire un port intérieur mieux abrité et plus commode que ne l’aurait été la rivière elle-même. La fontaine sainte, devenue ainsi par degrés le génie ou le dieu tutélaire de la ville, genius urbis, tutela, conditor, comme on le disait avec une réelle conviction, occupait donc le centre de la cité et pouvait ainsi recevoir facilement l’hommage de ses adorateurs[13]. Elle est à peu près oubliée et inconnue aujourd’hui. L’ancienne eau sacrée se perd dans les filtrations souterraines. Elle ne coule plus à l’air libre, dans la pure lumière du ciel, sous les yeux charmés et reconnaissans d’un peuple de fidèles et de dévots. Elle existe certainement encore ; mais ce n’est plus qu’un émissaire obscur, un branchement secondaire de la canalisation souterraine de la ville moderne. Son rôle est sans doute encore utile, puisqu’elle contribue à l’assainissement général d’une grande cité ; mais, ainsi réduite à l’emploi plus que modeste d’égout collecteur, c’est, on en conviendra, une divinité bien déchue et irrévocablement souillée.

V

Telle est l’origine historique de Bordeaux ; elle paraît remonter au Ve ou au IVe siècle avant notre ère. Mais une série de fouilles, exécutées il y a une trentaine d’années pour l’établissement des égouts, au centre même de la ville, au point culminant de la petite presqu’île formée par la Peugue et la Devèze, ont donné aux archéologues la satisfaction de découvrir les débris d’une ancienne station palustre[14]. Le burg biturige et l’emporium gallo-romain auraient donc été précédés par un établissement remontant aux premiers âges de notre époque géologique et auquel il est presque impossible d’assigner une date. D’après les débris soigneusement recueillis, cet habitat serait même antérieur aux cités lacustres de la Suisse et appartiendrait à la fin de l’âge de la pierre éclatée, aux premiers temps de l’âge de la pierre polie. C’est tout à fait l’enfance de l’humanité. On y a trouvé, comme dans toutes les stations de ce genre, d’abondans débris d’os plus ou moins travaillés, des foyers contenant des cendres, et surtout des amas considérables d’écailles d’huîtres. Le nombre des foyers et le volume des cendres semblent indiquer que les populations primitives allumaient régulièrement de grands feux pour se mettre à l’abri des brouillards qui devaient alors, bien plus que de nos jours, couvrir pendant des mois entiers et très probablement pendant toutes les nuits la zone marécageuse du futur Médoc. L’énorme quantité d’écailles d’huîtres indique que ces mollusques abondaient déjà dans les étangs voisins et qu’ils entraient pour une large part dans l’alimentation d’une population qui devait compter surtout des marins et des pêcheurs.

La prospérité de Bordeaux ne date en réalité que du premier siècle de notre ère. C’est alors que l’on voit figurer pour la première fois, d’une manière officielle, les Bituriges Vivisci, qui constituaient un groupe défini de la grande confédération gauloise et l’un des soixante peuples de la Gaule Chevelue ayant leur cité propre, civitas Biturigum Viviscum, dont le centre était Burdigala. C’est à ce titre qu’ils ont assisté au grand concilium tenu à Lyon, où l’on trouve en effet leur nom gravé sur l’autel de Rome et d’Auguste élevé par les Trois Gaules au confluent du Rhône et de la Saône. Dans le groupement de la Gaule en trois grandes provinces — l’Aquitaine, la Celtique et la Belgique — les Bituriges Vivisci furent l’un des quatorze peuples ajoutés par Auguste aux Ibéro-Aquitains pour former la province Aquitaine ; ils conservèrent d’ailleurs toutes leurs libertés, et leur emporium, Burdigala, fut officiellement reconnu capitale de la nouvelle province. Burdigala n’était pas une colonie, mais une de ces villes privilégiées qu’on appelait civitates libérée ; à ce titre elle possédait l’immunitas, c’est-à-dire qu’elle était exempte d’impôts ; elle jouissait de la « latinité ; » elle avait un collège de magistrats auquel on conféra des titres et des honneurs spéciaux enviés par les villes même d’Italie ; elle associait le culte d’Auguste à celui de son dieu topique, Genius civitatis ; enfin, au IVe siècle, qui paraît avoir été l’époque de son apogée, elle devenait la métropole de l’Aquitaine Seconde, Metropolis Civitas Aquitaniæ Secundæ, et comprenait sous sa juridiction cinq autres civitates ; celles d’Agen, d’Angoulême, de Saintes, de Périgueux et de Poitiers. Mais son port tout à fait intérieur n’était, à tout prendre, que l’estuaire convenablement élargi de la Devèze ; il pouvait avoir une longueur de 400 à 500 mètres, une largeur de 150 à 120 ; et il débouchait dans le fleuve à peu près entre les quais modernes de Bourgogne et de la Douane.

Comme topographie générale, le sol sur lequel est établie Bordeaux présente une série de petites collines dont l’altitude maximum est d’une dizaine de mètres au-dessus des bas-fonds dans lesquels coulaient la Devèze, la Peugue et trois ou quatre autres petits ruisseaux tous plus ou moins divinisés suivant le mode antique et qui devaient avoir chacun leurs autels et leurs dévots. La ville palustre avait occupé, dans les temps préhistoriques, les marécages ; la ville gauloise s’éleva par degrés sur ces petites hauteurs et s’étendit tout autour. Toutefois, l’agglomération biturige, malgré son importance, n’était qu’une énorme bourgade dépourvue de monumens ; et on n’a conservé traces ni souvenirs d’aucun édifice public, à part les petits nymphées des sources et peut-être un temple de Mercure établi sur le plateau de Puy-Paulin. On sait que Mercure était un dieu très gaulois et que, si les divinités aimables et aimées, comme les nymphes, pouvaient se contenter d’un modeste autel près d’une gracieuse source, les dieux puissans et redoutés, comme Jupiter et Mercure, étaient adorés dans des temples plus sévères et presque toujours sur un faîte dominateur. La première ville barbare devait vraisemblablement être en chaume et bois, en pisé ou torchis, tout au plus en très grossière maçonnerie ; elle n’était ni ceinturée ni protégée par un oppidum, et il n’en est rien resté.

Les Bituriges, d’ailleurs, ne sont pas nommés par César ; et ils paraissent n’avoir pas fait grande figure dans la guerre de l’indépendance, et avoir laissé à de plus forts ou de plus braves qu’eux l’honneur et le danger de la résistance. Lorsque Rome mit la main sur Burdigala, le pays ne perdit pas grand’chose à la conquête ; il y gagna au contraire la paix, cette fameuse pax romana des légendes des monnaies classiques et qui se traduisit immédiatement par un réel accroissement de fortune.

Admirablement placée, entre l’Océan et la Garonne qui lui ouvraient l’un la route de l’île de Bretagne, l’autre celle de Marseille et de l’Orient, Bordeaux put recevoir, dès l’origine des temps historiques, les leçons des premières civilisations en plein épanouissement dans le bassin de la Méditerranée et dut pressentir de très bonne heure que son avenir était dans le grand horizon de mer qui s’étendait devant elle. La vigne parait y avoir été cultivée bien avant la conquête, et son riche produit considéré de tout temps comme un élément d’exportation. Le « vin biturige » était déjà apprécié au Ier siècle, plus de deux cents ans avant qu’Ausone l’ait pompeusement célébré dans ses descriptions de la campagne bordelaise, de ce « pays gras, riche et joyeux, qui produisait à la fois les blés dorés, les huîtres savoureuses et des vins exquis, insignis Baccho[15]. » La prospérité augmenta en réalité avec la servitude, et tout le monde paraît s’en être très bien trouvé. La ville s’agrandit et se transforma tout d’une pièce. Le Mont Judaïque, le Puy-Paulin, tout le quartier compris entre le quartier des Salinières et la route d’Espagne se couvrirent de maisons en briques, en pierre et même en marbre ; et l’un des premiers grands travaux exécutés fut, à travers la campagne, la construction d’un aqueduc, sous l’administration d’un magistrat municipal désigné sous le nom de prætor, ce qui donne à peu près la date du règne d’Auguste[16].

VI

Sept routes rayonnaient autrefois autour de Bordeaux : la route du pays de Buch et d’Espagne, que suivait à peu près l’aqueduc ; la route de Dax ; la route de Bazas, qui traversait les forêts de dunes ; la route de Toulouse, qui longeait la Garonne, la route du Nord, qui partait de la rive droite (faubourg actuel de la Bastide) et allait à Poitiers ; la route de l’Est, qui se détachait de la précédente et se dirigeait vers Lyon ; la route du Médoc enfin, qui aboutissait à Noviomagus (Soulac ?), vers l’extrémité de la rive gauche de la Gironde. Des monumens décoratifs, arcs de triomphe, pyramides, colonnes, ornaient çà et là la ville. La plupart des maisons étaient pavées en mosaïque, et les moindres fouilles que l’on fait encore aujourd’hui dans le centre populeux en mettent au jour des fragmens.

Comme toutes les villes romaines, Bordeaux devait avoir son jeu complet de monumens destinés au plaisir quotidien du peuple, amphithéâtre, théâtre, hippodrome Les deux derniers sont perdus, et on ignore même leur emplacement. Il n’est resté de l’amphithéâtre qu’une assez pauvre ruine, qu’on appelle le palais Gallien, pour rappeler peut-être l’époque un peu douteuse de sa médiocre construction en briques et grossier appareil ; elle est suffisante cependant pour permettre de rétablir les dimensions de l’édifice, et d’évaluer approximativement qu’il pouvait contenir de 15 000 à 20 000 spectateurs, comme les amphithéâtres de Nîmes et d’Arles. Par voie de comparaison, on peut donc estimer à 60 000 le chiffre de la population bordelaise au commencement du IIIe siècle.

On croit encore avoir retrouvé, — mais on ne saurait l’affirmer, — les débris ou les souvenirs de deux thermes et de sept à huit temples, deux consacrés à Mercure, un à Jupiter[17], un à la Mère des Dieux, un à Esculape, un à Hercule, sur le port, un enfin au dieu topique ou génie protecteur de la ville. Ce dernier est le seul dont on soit parfaitement sûr. C’est vers l’an 200 environ, au moment où Bordeaux était la plus belle et la plus riche ville de toute l’Aquitaine, qu’il paraît avoir été construit, au cœur même de la cité qui est resté toujours le même depuis dix-huit siècles, à la place occupée aujourd’hui par le Grand-Théâtre. Il présentait une série de galeries et de colonnades de grandes proportions, ornées de chapiteaux corinthiens, un luxe écrasant de marbres et de dorures, tout un monde de cariatides et de statues, véritable type de ces monumens déclamatoires de l’art romain corrompu après deux siècles d’empire, où tout était puissant, somptueux, excessif et de mauvais goût. Quelques débris de l’énorme temple avaient survécu à toutes les destructions des barbares ; ils ont été rasés en 1677.

Bordeaux avait enfin, comme Rome, ses grandes avenues de tombeaux disposés en bordure sur chacune de ses routes. Tout le monde connaît les longs alignemens de monumens funèbres qui commencent aux portes de la Ville Eternelle, suivent les voies Appia et Flaminia, et se prolongent sur plusieurs kilomètres dans le grand désert de la Campine. Ces cimetières, placés ainsi à l’entrée de la cité, formaient en quelque sorte une première ville, la ville des ancêtres, urbs primorum, qu’on était d’abord obligé de traverser. Les morts étaient toujours sous la protection et sous le regard des passans ; et, avant d’entrer en relation avec les vivans, on donnait un souvenir aux disparus.

Les dispositions étaient les mêmes à Bordeaux ; et, bien que tout ait été ruiné et dispersé, on a trouvé quelques vestiges de ces avenues funéraires sur quatre des sept grandes routes qui convergeaient vers la ville. Elles ont cela de particulièrement intéressant que ce sont les seuls monumens qui puissent donner les limites de la ville ancienne, puisque Bordeaux, comme la plupart des villes de la Gaule romanisée, n’a eu pendant trois siècles ni enceinte ni murailles, dont quelques débris auraient pu permettre de reconstituer l’ancien périmètre. Dès le milieu du premier siècle, en effet, les Romains étaient absolument maîtres de toute l’Europe limitée au Nord et à l’Est par le Rhin et le Danube. Ils n’avaient d’ennemis qu’aux frontières ; là seulement ils entretenaient des troupes. Dans aucune ville de la Gaule on ne sentait le besoin d’une défense et d’une garnison. Rome n’exigeait et n’avait besoin d’exiger le service militaire d’aucun de ses peuples soumis. On estimait que des légions échelonnées aux points extrêmes de l’immense empire étaient suffisantes pour contenir les barbares. La confiance était absolue. Pendant trois siècles, on vécut ainsi à Bordeaux dans la richesse, le plaisir et le repos, et on crut pouvoir s’endormir dans le bien-être sans la moindre idée d’un danger extérieur.

Le réveil fut terrible. Vers l’an 276, sous le règne de Probus, quinze ans seulement après les constructions du grand amphithéâtre, la frontière craqua tout à coup. Sur dix points à la fois, les légions furent débordées, et Rome dut laisser aux provinces le soin de se défendre. Ce ne pouvait être bien long. La Gaule subit un pillage en règle. Les barbares arrivés devant Bordeaux ne trouvèrent ni remparts ni soldats, mais une ville très décorée, une campagne en pleine prospérité, une population tranquille, opulente, incapable de faire une résistance sérieuse. Tout fut à peu près anéanti. Temples, monumens de luxe, tombeaux mêmes furent pillés, mutilés, brûlés, transformés en décombres, et les hommes du Nord passèrent sur ces ruines comme un torrent.

Mais, dès que Bordeaux put se reprendre, elle profita de la leçon. Son premier soin fut de se concentrer et de construire une solide enceinte de murailles, réduisant la ville à une superficie cinq ou six fois moindre que celle de la grosse agglomération qui venait d’éprouver une ruine presque complète. Ausone nous a laissé une description enthousiaste de cette enceinte qu’il admirait avec emphase, comme tout ce qui touchait à sa patrie, et nous parle de ses murailles et de ses tours qui escaladaient le ciel. « L’enceinte carrée de ses murs, dit-il, élève si haut leurs tours altières que leurs sommets percent les nues. Au dedans, on admire le croisement de ses rues, l’alignement de ses maisons, la largeur de ses places ; à l’extérieur, les portes qui répondent directement à des carrefours. Au milieu de la ville, le lit d’un fleuve né d’une fontaine ; et, quand le Père Océan le remplit de ses eaux, on voit la mer entière qui s’avance avec ses flottes[18]. » La vérité est qu’elle était rigoureusement rectangulaire et consciencieusement orientée, suivant les rites, de l’Est à l’Ouest. Le périmètre total était de 2400 mètres, deux côtés de 750 mètres et deux de 450. La superficie était de 30 hectares environ. Le ruisseau de la Peugue constituait le fossé d’escarpe de la façade Sud, et le fossé du côté Nord occupait l’emplacement des fossés actuels de l’Intendance et du Chapeau-Rouge. La Devèze coulait exactement au milieu de l’enceinte, dans la direction de l’Est à l’Ouest ; elle divisait ainsi la ville en deux parties sensiblement égales. Le port, entouré de magasins, de hangars et d’entrepôts, était complètement enfermé dans l’intérieur de la ville. La rivière passait sous le rempart par une porte qui portait le nom de Porta Navigera, située à peu près au milieu du quai moderne de la Bourse. En cas d’alerte, on fermait cette porte, et bateaux et marchandises étaient à l’abri d’un coup de main[19].

La prospérité revint, et avec elle le besoin de s’agrandir ; mais il était nécessaire de protéger par une nouvelle enceinte les nouveaux quartiers. Le coup de main de l’an 276 n’avait été que le prologue d’une série d’invasions. Tour à tour Wisigoths, Alains, Suèves, Vandales, Arabes, Normands, venant du Nord, du Sud ou de la mer, passèrent devant Bordeaux, ravageant à qui mieux mieux toute la contrée ; mais la vieille enceinte résista.

Vers l’an 1200 cependant, on jugea absolument nécessaire d’établir une nouvelle muraille du côté du Midi, pour englober des constructions récentes ; mais on conserva les trois quarts de l’ancienne ceinture, et on laissa intacts les trois côtés du Nord, de l’Est et de l’Ouest. La superficie de la ville protégée fut ainsi augmentée de près de moitié et atteignit près de 45 hectares. La nouvelle muraille avait au Sud, comme fossé d’escarpe, le ruisseau de Roqueyra, qui correspond à peu près au cours Victor-Hugo, et venait, par conséquent, rejoindre la Garonne, entre les quais des Salinières et de Bourgogne, vis-à-vis du magnifique pont de pierre actuel. L’enceinte avait plus de 3 kilomètres de circuit ; elle était percée de vingt portes ; elle renfermait une population qui avait doublé en moins de cinquante ans. On était, en effet, en plein sous la domination anglaise ; et ce fut, on doit le reconnaître, l’une des époques les plus prospères pour le commerce de Bordeaux. Les Anglo-Saxons y débarquaient en masse pour y faire fortune ; et ils réussissaient presque toujours.

Depuis presque dix siècles déjà, presque tous les Bordelais récoltaient et vendaient du vin. Les marécages qui entouraient la ville avaient tous été mis en culture. Des sables de Soulac au pied des remparts et à 70 kilomètres au Sud, toute la plaine n’était qu’un immense champ de vignes. Le vin, sa fabrication, son classement et son placement, était de plus en plus l’élément de la richesse bordelaise, l’orgueil et la passion de toutes les classes de la société girondine. C’était avant tout une marchandise d’exportation. On l’expédiait en Flandre, en Bretagne, en Normandie, en Angleterre surtout, et on entourait cette dernière expédition de tout l’éclat et de tous les honneurs qu’on accorde aux affaires d’État les plus importantes. Les demandes de l’étranger étaient d’ailleurs tellement sûres et pressantes, que Bordeaux n’avait qu’à attendre qu’on vînt frapper à sa porte, et dictait ses conditions. « Tous les ans, les navires qui partaient « pour les vins » se groupaient vers l’automne sur un point du rivage anglais, désigné d’ordinaire par le roi, puis ils naviguaient de conserve vers Bordeaux. Des vaisseaux de guerre leur faisaient convoi « pour salvation et garde de la flotte, » Ce voyage était le grand événement de l’année[20]. « Le temps, écrivait Froissard en 1372, fut cette année si courtois et si bon que 200 nefs d’une voile, marchant d’Angleterre, d’Irlande, de Galles et d’Ecosse, arrivèrent au havre de Bordeaux, où ils allaient aux vins. » La flotte mouillait dans la Garonne, en face de la ville en fête, et elle en repartait couverte d’oriflammes, au bruit des salves d’artillerie, avec le même appareil militaire et solennel. La fortune de Bordeaux naviguait ainsi sous la garde et le pavillon du roi d’Angleterre[21].

C’était sans doute avec l’Angleterre et par mer que Bordeaux entretenait les relations les plus suivies, et en retour de son vin elle en recevait les laines, les cotons et tous les produits manufacturés de l’île de Bretagne ; mais elle commerçait aussi avec tous les pays voisins, et tous les jours arrivaient à ses portes, le plus souvent par des convois de terre, les métaux et les minerais d’Espagne, les marbres des Pyrénées, les résines des Landes, les huiles et les produits de tout le Midi. A certaines époques de l’année, la ville et ses abords étaient encombrés de marchandises, et le petit port intérieur de la Devèze pouvait à peine suffire à leur manutention. Heureusement le fleuve était là avec ses larges rives, développant sur près de 10 kilomètres sa belle courbure qui lui a fait donner le nom de « port de la Lune, » pouvant présenter à la fois toutes les ressources d’un bassin de stationnement, d’un entrepôt flottant et de quais indéfinis. Le commerce se transporta donc naturellement sur la rive de la Garonne, et il y est dès lors resté.

La ville augmenta naturellement en proportion du mouvement du port. Un grand nombre de maisons, des couvens, des églises étaient en dehors des remparts ; il fallut renoncer à la première et à la seconde enceinte ; et, en 1302, on en construisit une troisième de toutes pièces, englobant les deux précédentes et circonscrivant une surface environ deux fois plus grande, soit près de 80 hectares. A l’Ouest, elle passait entre l’hôtel de ville et la cathédrale de Saint-André ; au Nord, elle traversait, un peu en amont du couvent des Chartrons, le grand palus où s’éleva, cent cinquante ans après, le château Tropeyta ou Trompette, qui devait plus tard servir d’assiette à la fastueuse promenade des Quinconces et qui aboutissait à la Garonne, à peu près au milieu du quai Louis XVIII ; au Sud elle s’étendait jusqu’à Sainte-Eulalie et au monastère Sainte-Croix, et venait rejoindre la Garonne entre les quais actuels de la Paludate et le quai de Sainte-Croix, à 300 mètres environ en aval du viaduc métallique moderne. Elle mesurait près de 5 700 mètres de circuit, dont 3 800 ceinturant la ville du côté de la terre et 1 900 longeant la Garonne en présentant une légère concavité. Cette façade de près de 2 kilomètres sur le fleuve comprenait la partie occupée aujourd’hui par les quais Sainte-Croix, de la Monnaie, des Salinières, de Bourgogne, de la Douane, de la Bourse et la moitié du quai Louis XVIII. Elle n’a cessé de s’embellir depuis et de s’étendre à ses deux extrémités, et le port actuel n’a pas moins de 9 kilomètres de développement, sur une largeur moyenne de 500 mètres.

En amont, la gare maritime de Brienne, que l’on devrait mieux appeler la gare fluviale, se soude à la gare des marchandises de la Compagnie des chemins de fer du Midi. C’est le point de départ d’une voie ferrée qui court le long de la Garonne, desservant les cales, les quais, les appontemens échelonnés sur cet immense parcours et se retournant à l’extrémité du quai de Bacalan pour suivre les plates-formes du bassin à flot et des docks nouvellement construits[22]. L’installation est grandiose, et il y a peu de spectacles au monde comparables à celui de cet immense port en croissant, présentant un développement plus harmonieux, de plus larges quais et une plus grande variété de maisons élégantes, d’entrepôts et de magasins débordant d’activité, de promenades et de rues monumentales, d’hôtels décoratifs et de palais somptueux, rappelant le luxe et la splendeur de la fin de la royauté française. Tout y respire la force et la tradition. L’opulence de Bordeaux n’est pas une fortune de parvenu. La ville et le port ont conservé un grand air de solennité et comme un souvenir de ces jours fortunés où le roi faisait son entrée par le fleuve et où la « flotte des vins » venait y charger des récoltes entières qu’on payait à prix d’or.

En face de Bordeaux, le faubourg populeux de la Bastide a une tout autre physionomie. C’était un champ désert, il y a un siècle à peine ; c’est aujourd’hui presque une petite ville. Son port et sa gare maritime sont le point terminus de la ligne de Paris à Bordeaux, et le transbordement facile entre les bateaux du fleuve et les wagons du chemin de fer lui donne une assez grande activité.

La superficie totale de la ville actuelle de Bordeaux est dix fois celle du XIIIe siècle, plus de quarante fois celle de la ville romaine. Il est vrai que la densité de la population est assez faible dans les faubourgs, où les maisons n’ont en général qu’un étage, quelquefois même qu’un simple rez-de-chaussée, presque toujours un jardin. La population totale de Bordeaux n’est donc que de 250 000 âmes environ, quatre à cinq fois le chiffre de la population romaine : elle est depuis quelque temps à peu près stationnaire. Le port de Bordeaux lui-même paraît être à son apogée, et son mouvement ne s’est pas augmenté en proportion de celui de plusieurs ports de l’Europe. Bordeaux a traversé deux périodes de grande prospérité pendant lesquelles il a régné sans rival : la première, d’une durée de trois cents ans, pendant l’occupation anglaise ; la seconde au XVIIIe siècle, avant la perte de nos colonies, alors qu’il monopolisait en quelque sorte ce qu’on appelait le « commerce des îles » et était le point d’attache naturel de Sainte-Lucie, de la Guadeloupe, de la Martinique et surtout de Saint-Domingue. Ce fut assez longtemps le premier port de France ; c’est le quatrième aujourd’hui. Entrées et sorties, son tonnage atteint environ 2500 000 tonnes, la moitié à peine de celui de Marseille[23].

Bordeaux est le seul port important du Sud-Ouest de la France et restera toujours la tête de ligne d’un grand fleuve qui est la principale artère commerciale de plusieurs provinces d’une richesse exceptionnelle, et dont l’une, en particulier, a la bonne fortune de récolter un vin merveilleux que l’on ne trouve nulle part ailleurs, et que l’on demande partout. La nature a donc été doublement prodigue pour Bordeaux. Elle l’a entouré d’abord, dans un rayon de près de 20 lieues, d’une campagne merveilleuse et qui est une source intarissable de fortune ; elle lui a donné ensuite, pour traverser cette région, dont les anciens auraient dit qu’elle était bénie des dieux, la plus magnifique avenue naturelle qu’une ville puisse souhaiter, — un fleuve large, profond, toujours navigable, presque un bras de mer. Par lui, Bordeaux sera toujours en communication permanente avec l’Océan et le monde entier.

VII

La descente du fleuve est un véritable enchantement. De Libourne et de Bordeaux à la mer, on ne compte pas moins d’une trentaine de petits ports, qui présentent presque tous un intérêt particulier. Un certain nombre ont même une réelle activité commerciale ; plusieurs ont un passé et une histoire ; presque tous sont charmans.

Le vieux port de Libourne a reçu jadis et pourrait encore recevoir aujourd’hui des navires de mer ; mais, depuis l’établissement des chemins de fer, Libourne est en communication rapide avec Bordeaux, Périgueux et Paris, et le commerce maritime y a sensiblement diminué. Quelques rares longs-courriers cependant, calant au plus 4 mètres, apportent de loin en loin des bois du Nord, des grains, du charbon ou du sel sur les quais de la Dordogne et de l’Isle, son affluent ; mais ce petit mouvement, — environ 10 000 tonnes, — tend à diminuer tous les jours.

En aval de Libourne, le modeste port de Plagne ne se compose que de cinq cales, que les bateaux accostent pendant les dernières heures du flux. Entre ces cales, un même nombre de conches pour abriter les gabares. Le mouvement est entièrement fluvial, mais il a pris une certaine importance depuis que le port de Cubzac a disparu à la suite du remplacement de son bac par le magnifique pont qui traverse la Dordogne. Ce mouvement, qui consiste en pierres détaille, vins, bois et grains, dépasse certaines années 40 000 tonnes.

Un élégant château fort, bâti sur un rocher qui domine la Dordogne, donne au port de Bourg un petit air guerrier. Bourg présentait déjà une certaine activité au XVIe siècle, à cause des franchises qu’on lui avait accordées pour la vente du sel. C’était un lieu de foires spéciales à cette vente, et ces foires, que l’on appelait des « Troque-sel » y attiraient tous les gens de la contrée. Aujourd’hui, ce sont les coteaux de Bourg, plantés en vignes, qui font la fortune du pays. Le mouvement du port consiste presque entièrement dans l’expédition du vin de Bourg et de quelques pierres de taille qui fournissent d’excellens matériaux pour les belles constructions de Bordeaux. Le port est bien aménagé ; quatre cales, autant de couches, un petit chenal, régulièrement entretenu par une écluse de chasse. Le mouvement est d’ailleurs presque entièrement fluvial, et il atteint près de 70 000 tonnes.

Sur la rive gauche de la Dordogne, trois petits ports, Saint-Pardon, Caverne et la Chapelle-d’Ambez, modestes aussi comme mouvement commercial. De simples cales avec de petits appontemens permettent l’accoste des chalands et facilitent quelques opérations d’échange qui ne dépassent pas un petit rayon et atteignent à peine, pour les trois petits ports réunis, 7 000 à 8 000 tonnes par an.

Au Bec-d’Ambès, on entre en Gironde. Le fleuve prend tout de suite un très grand air. Les rives s’éloignent. De longues îles le divisent de distance en distance en deux bras. Sa largeur atteint et dépasse bientôt 3 kilomètres ; et elle va toujours en progressant.

Du Bec-d’Ambès à l’embouchure de la Gironde, sur près de 73 kilomètres, on compte une vingtaine de ports échelonnés sur les deux rives, à peu près répartis également des deux côtés : une dizaine sur la côte de Saintonge, une dizaine sur la côte du Médoc. A partir de Bourg, sur la rive droite, ce sont Plassac, Blaye, Saint-Androny, les Calonges, Maubert, Mortagne, Saint-Seurin-d’Uzet, les Monards, Meschers, Saint-Georges-de-Didonne et Royan. A partir de Bordeaux, sur la rive gauche, ce sont Macau, Boychevelle, Saint-Julien, Pauillac, Saint-Estèphe, la Maréchale, Saint-Christoly, By, Goulée, Richard, et la rade du Verdon.

Plassac n’a aucune importance. Simple garage dans un chenal ou étier pour quelques bateaux de pêche, sans passé, sans grand avenir, sans mouvement sérieux de navigation, si ce n’est quelques échanges locaux et quelques arrivages de bois du Nord qu’on débite pour les barriques de vin.

Blaye, au contraire, a toute une histoire. Ce fut de tout temps une ville de guerre. Station militaire sous les Romains, à l’entrée du pays des Santons, ancienne forteresse du roi Caribert, qui y fut enterré à la fin du VIe siècle, elle a été pendant huit cents ans un poste de défense de la Gironde. Sa citadelle, reconstruite par Vauban, a été la prison de la duchesse de Berry en 1832. Depuis lors, Blaye est resté un petit port de cabotage et une pittoresque escale entre Bordeaux et l’Océan. Son commerce est assez considérable et près de 30 bateaux à voile y entrent ou en sortent tous les jours, sans compter les petits steamers de plaisance qui font le service régulier de la Gironde. Son mouvement maritime atteint et dépasse 20 000 tonnes.

Saint-Androny mérite à peine une mention. Comme Plassac, c’est une simple cale, le long de laquelle quelques bateaux viennent aborder pour faire leurs opérations locales. Le port des Calonges est plus sérieux. Ce n’est guère qu’un canal d’évacuation des eaux de la lagune qui longe la rive, et la navigation maritime y est tout à fait nulle ; mais le commerce local, qui consiste dans l’exploitation des produits du marais de Blaye, atteint et dépasse quelquefois 17 000 tonnes[24].

Les quatre ports de Maubert, de Mortagne, de Saint-Seurin-d’Uzet, et des Monards ont depuis peu de temps un mouvement d’importation assez sérieux, dû à leurs minoteries, et qui ne peut manquer de s’accentuer. Ils reçoivent des blés de Vendée, des bois du Nord, de la houille d’Angleterre, des vins d’Espagne ; ils exportent des farines, du vin, des eaux-de-vie et des bestiaux. Le tonnage de ces quatre ports réunis atteint et a même dépassé, certaines années, 60 000 tonnes. Leur outillage est assez perfectionné. A Port-Maubert, un grand chenal, dont la profondeur est entretenue par un bassin de chasse écluse, sert de port d’abri et d’échouage. Mortagne conserve encore son château fort, entouré de remparts, qui rappelle l’époque de la domination anglaise. Mêmes dispositions qu’à Port-Maubert, c’est-à-dire un chenal communiquant avec un bassin à flot par une écluse qui permet de faire des chasses régulières. Les installations de Saint-Seurin-d’Uzet sont plus modestes, mais suffisantes. A signaler seulement le joli château du XVe siècle, resté sur la falaise qui domine la Gironde et qui semble indiquer que le petit port avait jadis plus d’importance qu’aujourd’hui. Les Monards étaient au XIVe siècle un port d’embarquement pour l’Angleterre ; ce n’est plus qu’un petit estuaire formé par la réunion de deux cours d’eau, le Chauvignac et le Gua, et dans lequel les bateaux peuvent venir accoster cinq petits appontemens en charpente, où ils débarquent du blé et du charbon et embarquent quelques produits locaux.

Meschers est en réalité le dernier port en Gironde sur la rive droite. Saint-Georges-de-Didonne et Royan sont tout à fait à l’embouchure du fleuve et peuvent être considérés comme des ports de mer.

Le port de Meschers n’est qu’un long chenal creusé dans le rocher et qui s’envaserait, s’il n’était entretenu par des chasses fréquentes au moyen d’un bassin de retenue. C’est surtout un port de pêche. Meschers est à la limite du fleuve et de la mer, et ses eaux sont toujours salées. Les marais qui l’entourent sont Exploités pour l’élevage des huîtres et la récolte du sel. Indépendamment de ce trafic local, Meschers exporte en Angleterre une assez grande quantité de bois de pins pour poteaux de mines. Le mouvement a cependant beaucoup baissé depuis le commencement du siècle, en raison peut-être de l’accroissement qu’a pris le port de Royan. Royan et Saint-Georges-de-Didonne commandent, sur la rive droite, l’entrée de la Gironde, et leur situation est réellement admirable. A proprement parler, Saint-Georges n’est pas un port, et il ne s’y est jamais fait de grandes opérations de commerce ; c’est une gracieuse anse de près de 4 kilomètres de développement et de 1 kilomètre à peine de profondeur, flanquée à ses deux extrémités par les deux promontoires symétriques et très bien dessinés de Suzac et de Vallière. Il s’est créé pour ainsi dire de lui-même, ou plutôt grâce à l’initiative des pilotes lamaneurs de la Gironde, qui avaient, il y a deux cents ans, le petit havre de Saint-Palais pour port d’attache ; ce dernier a été envahi par les sables et est devenu un pré-marais. Les pilotes se sont repliés à l’abri de la pointe de Vallière et se sont garantis tout d’abord des grosses mers en construisant de leurs mains une grossière digue en moellons bruts. La situation a été depuis améliorée, et l’abri des chaloupes et des canots de pêche est aujourd’hui très bien assuré par une jetée d’une centaine de mètres. La conche de Saint-Georges présente une plage doucement arrondie, dont le sable est d’une merveilleuse finesse. Le petit bourg en façade sur la mer a été reconstruit à neuf depuis vingt-cinq ans. Adossé à des collines de pins, c’est aujourd’hui un élégant village de chalets à la mode, très fréquenté par les touristes et les baigneurs.

Le rocher au pied duquel se développe la petite ville de Royan occupe, à l’entrée même de la Gironde, une remarquable position stratégique. Dès les temps anciens, un castrum, et, au moyen âge, un château fort, commandaient le passage du fleuve. Peut-être Royan a-t-il remplacé l’ancien Novioregum de l’époque gallo-romaine ; il était relié alors à Saintes par une route stratégique, dont on peut lire les diverses étapes à travers les marais de la Seudre, dans l’Itinéraire d’Antonin. La ville fut démantelée sous Louis XIII et la petite jetée qui couvrait le port complètement détruite. Royan fut alors à peu près ruiné. Mais l’embouchure d’un fleuve comme la Gironde ne pouvait être longtemps abandonnée ; et, après le siège de 1622, les pêcheurs et les pilotes construisirent eux-mêmes une palissade qui leur servit tant bien que mal d’abri. Cet ouvrage provisoire fut bientôt remplacé par une jetée de 150 mètres, enracinée à la falaise et derrière laquelle se développent 400 mètres de quai. Royan n’est encore qu’un port d’échouage, qui ne satisfait pas au désir légitime du pilotage. Les dangers que présente l’entrée de la Gironde par certains temps nécessitent, en effet, la création d’un port en eau profonde, pouvant permettre aux pilotes de tenir constamment leurs chaloupes à flot et de sortir à toute heure de la marée pour secourir ou remorquer les bâtimens en péril ou un peu désemparés sur les passes du fleuve. C’est dans ce dessein qu’on avait commencé, il y a une douzaine d’années, la construction de deux grandes jetées en mer, devant transformer l’anse du Fossillon en un vaste bassin accessible par tous les temps. Les travaux ont été malheureusement arrêtés, et la sentinelle avancée de la Gironde doit se contenter, pour longtemps peut-être, de son modeste petit port, dont le mouvement dépasse cependant 30 000 tonnes et ne peut qu’augmenter, grâce aux communications faciles par voie ferrée avec la vallée de la Soutire. Royan reçoit quelques bois de construction, du fer et du charbon ; il exporte de la pierre de taille et surtout des huîtres de Marennes, dont il est un des principaux débouchés.

Pour le moment et même pour un assez long avenir, la fortune de Royan est dans son admirable plage, qui en a fait une station de bains de mer très appréciée. Son climat tempéré, son ciel un peu capricieux, qui, dans la même journée, rappelle tour à tour les brumes mystérieuses du Nord et les lumineuses transparences du Midi, le contraste entre la surface agitée et toujours menaçante de l’Océan et la nappe tranquille et presque stagnante du grand fleuve dont les rives se dessinent à peine à l’horizon lointain, contribuent à faire de Royan un séjour de villégiature d’un charme incomparable. Royan a peut-être rêvé d’être plus encore : une sorte d’avant-port de Bordeaux, ce que Saint-Nazaire est devenu pour Nantes et le Havre pour Rouen ; mais la part que la nature lui a faite est assez belle pour qu’il n’ait rien à regretter.

VIII

Lorsqu’on s’embarque à Bordeaux pour aller vers la mer, on descend d’abord la Garonne sur une vingtaine de kilomètres et on stoppe à quatre petits ports : Lormont, sur la rive droite, le Marchand, Lagrange et Macau, sur la rive gauche. A part le va-et-vient des voyageurs qui empruntent les nombreux steamers de la banlieue bordelaise, le mouvement commercial est d’une très faible importance. Seul le port de Macau fournit un tonnage de près de 11 000 tonnes, dont les deux élémens principaux sont quelques vins du Médoc et des poteaux de mine provenant des Landes et exportés en Angleterre. Quant à Lormont, ce n’est qu’un faubourg de plaisance de Bordeaux, une sorte d’Asnières de la capitale girondine, un aimable rendez-vous pour les oisifs et les sportsmen de toute catégorie.

Peu après Macau, on entre en Gironde ; et toute la rive gauche, depuis le Bec-d’Ambès jusqu’à la mer, présente, sur 50 à 60 kilomètres de longueur et une largeur moyenne de 10 kilomètres, une succession ininterrompue de vignobles qui portent tous un nom célèbre : Cantenac, Laffitte (la hitte, la hauteur), Latour, Saint-Julien, Saint-Estèphe, Léoville, Margaux, Beychevelle, Pontet-Canet, etc. C’est l’opulent Médoc. La nature exceptionnelle du sol et du sous-sol à la fois sablonneux, siliceux, légèrement ferrugineux et calcaire, mais dépourvu d’argile, mélangé de ces petits cailloux dits de pierre à fusil qu’affectionne particulièrement la vigne, l’action d’un climat moyen un peu humide, toujours tempéré, peut-être aussi l’influence du vent marin de l’Ouest, la tradition de méthodes de culture scrupuleusement, on pourrait presque dire religieusement observées, la pratique séculaire de soins intelligens et continus, toutes ces causes réunies ont fait depuis plusieurs siècles du Médoc une terre de bénédiction. Tous ces vins qu’on décore du titre de « crus classés, » et qui sont en effet hiérarchisés suivant des règles, des épreuves et des décisions qui ont force de loi, ont appartenu ou appartiennent encore aux grands et aux heureux de ce monde, à de grands seigneurs de Cour, voire même à des rois, à des dignitaires de l’Église, à des princes de la finance. Ils ont tous ou presque tous leurs archives. Le Château-Margaux a été pendant longtemps à Edouard III d’Angleterre ; le Château-Latour est resté pendant trois siècles la propriété des Ségur ; le Château-Laffitte est entre les mains des Rothschild ; le Château-Beychevelle a appartenu jadis au grand amiral de France le duc d’Épernon, qui imposait à tous les navires entrant en Gironde de le saluer au passage en abaissant leur pavillon. Le Château Haut-Brion était particulièrement apprécié de Clément VI, qui le cite plusieurs fois avec complaisance en compagnie de ceux qu’il récoltait sur les côtes du Rhône, et l’un des premiers crus de Grave porte encore le nom de Château-du-Pape-Clément. Les petits ports échelonnés sur la Gironde étaient naturellement indiqués pour l’embarquement de ces riches produits ; ils ont eu en effet, pendant un certain temps, et continuent à avoir un certain mouvement d’exportation ; mais le chemin de fer du Médoc, qui dessert presque tous les bourgs importans des environs de Bordeaux, traverse toute la région des vignobles et se prolonge jusqu’à l’extrémité de la péninsule de Grave, leur a enlevé naturellement une assez grande partie de ce trafic.

Avant Beychevelle, qui est à une quarantaine de kilomètres de Bordeaux, trois ou quatre petits embarcadères en Gironde méritent à peine d’être notés ; ce sont de simples débouchés de canaux ou étiers dans le grand fleuve, qui ne font d’ailleurs que très peu d’expéditions locales. Le tonnage de Beychevelle est plus sérieux : 15 000 tonnes environ. Le port se compose d’une simple cale contre laquelle viennent ranger les embarcations fluviales. Saint-Julien, Saint-Estèphe, La Maréchale, Saint-Christoly, By, Goulée et Richard présentent tous des dispositions analogues. Le pays étant partout le même, les ports doivent aussi se ressembler. Ils ne sont et ne peuvent être que la fin du chenal d’évacuation correspondant à chaque marais, convenablement élargi, protégé à son embouchure dans la rivière par des jetées ou des musoirs, muni de cales pour l’abordage des bateaux et d’un ouvrage écluse pour combattre d’une manière incessante l’ensablement produit par les boues de la Gironde. Tous ont un mouvement très actif de voyageurs et forment escale pour les bateaux à vapeur qui font plusieurs fois par jour le service régulier de Bordeaux à Royan et à la pointe de Grave. Le tonnage commercial n’est pas sans importance. Insignifiant aux ports de Saint-Julien, il atteint 2 500 tonnes à Saint-Estèphe, 3 000 à By, 6 500 à La Maréchale, 10 000 à Saint-Christoly, 19 000 à Goulée. Ce sont toujours les vins et quelques bois de pins qui en constituent le plus fort élément.

Pauillac est le doyen de tous ces petits ports avancés de la métropole girondine, et à lui seul il expédie pour près de 30 000 tonnes. Son existence paraît même remonter, comme celle de Bordeaux, aux premiers temps de la conquête. Ausone en parle dans une de ses lettres ; en sa qualité d’épicurien lettré, il devait bien cet hommage à cette petite ville qui se trouve au centre même de production des meilleurs vins du Médoc. Pauillac est précédé immédiatement au Nord par le petit port de Gaët, qui n’est qu’un chenal d’échouage ; mais, presque à son embouchure et à une quarantaine de kilomètres environ à l’aval de Pauillac et de Gaët, la Gironde présente l’excellente rade du Verdon, abritée naturellement contre les mauvais temps du large par l’énorme éperon que forme la pointe de Grave, et dans laquelle peuvent mouiller tous les bateaux des grandes compagnies françaises ou étrangères qui desservent Bordeaux, les Messageries maritimes, les Transatlantiques, la Compagnie de Navigation bordelaise, les Chargeurs réunis, la Steam Pacific Navigation Company, etc. Ces paquebots faisaient tous autrefois escale dans la rade, s’y allégeaient partiellement d’une partie de leur cargaison afin de pouvoir remonter la Gironde jusqu’à Bordeaux, et y prenaient les voyageurs en partance et les marchandises amenées par gabares. L’amélioration des passes de Beychevelle, du Bec-d’Ambès, de Bassens, et la création du bassin à flot de Bacalan permettent aujourd’hui à la plupart de ces navires de venir jusqu’à Bordeaux même.

Le mouillage abrité du Verdon, situé à la limite même de l’estuaire, immédiatement en retrait de la pointe de Grave, peut sans doute continuer à rendre de très précieux services ; mais les appontemens en rivière nouvellement créés à Pauillac constituent en réalité l’avant-port de Bordeaux, et paraissent destinés au plus brillant avenir. Magnifiquement installés en plein fleuve sur des fonds qui ont près de 8 mètres d’eau à haute marée, présentant sur leurs deux faces un développement de 750 mètres, ils permettent l’accostage des steamers du plus fort tonnage en pleine charge. Une vingtaine de grues hydrauliques, d’une puissance de 3 000 kilogrammes, y assurent la rapide manutention de toutes les marchandises que les voies ferrées de la ligne du Médoc peuvent conduire directement aux docks de Bordeaux. On évite ainsi les lenteurs, les dangers et les dépenses de toutes les opérations en rade ; on n’est plus soumis à la dure nécessité d’alléger les navires d’un trop fort tonnage, et dont le tirant d’eau ne permet pas de remonter en Gironde ; on évite aux voyageurs et aux marchandises la dure sujétion de tous les aléas d’un transbordement sur des gabares, des allèges ou de petits steamers de rivière. Pauillac doit donc être considéré comme un port auxiliaire de Bordeaux ; et sa situation est comparable à celle de Saint-Nazaire par rapport à Nantes, du Havre en amont de Rouen. Il deviendra certainement un jour le port avancé de la grande métropole girondine, ayant son rôle distinct, spécial, et ne pouvant en rien lui porter ombrage. Tout au contraire, il lui donne ce qui lui manque. C’est en quelque sorte une annexe ; il assure à la Gironde la fréquentation des gros steamers et des cargo-boats, qui auraient peut-être fini par l’abandonner. Les cuirassés de nos escadres eux-mêmes pourront y trouver, en temps de paix comme en temps de guerre, un abri très sûr et des conditions exceptionnelles pour l’embarquement et le débarquement des troupes et de leurs approvisionnemens[25].

IX

Il est sans doute peu de grands fleuves qui présentent de meilleures conditions d’entrée que la Gironde ; et, par un temps moyen, le navigateur le moins expérimenté peut très bien se passer des nombreux pilotes qui font le guet pour lui offrir leurs services. Le vaste entonnoir, dans lequel s’engouffrent les flots de l’Océan pour venir à la rencontre des eaux du fleuve, est naturellement encombré de nombreux dépôts. Ces dépôts se modifient sans cesse ; et les anciennes cartes marines, bien qu’elles soient d’une incorrection qui ne permet pas d’avoir une grande confiance dans leurs relevés de détail, indiquent clairement les variations de tous ces bancs, qui forment dans le golfe un très large seuil, coupé par une série de tranchées assez profondes. Ces tranchées sont les passes.

Actuellement, il y en a deux principales : la passe du Nord, qui longe la côte de Saintonge et double le promontoire de la Coubre ; la passe du Sud, qui longe la côte de Gascogne et double la pointe de Grave. Les courans marins les ont toutes deux profondément labourées. Entre ces deux passes sont disséminés une série d’îlots noyés en forme de demi-cercle, et dont le centre est occupé par l’écueil de Cordouan. Un abaissement de 7 à 8 mètres seulement dans le niveau moyen de la mer ferait émerger tous ces bas-fonds, et l’on verrait alors surgir dans le golfe un véritable archipel d’îles, de forme et de nature très variables, les unes rocheuses, les autres vaseuses. Cet archipel présenterait la forme d’un triangle dont l’un des angles, celui de l’Est, diviserait en deux bras la Gironde, le bras droit passant le long de la côte de Saintonge et rasant la pointe de la Coubre, le bras gauche rasant la rade du Verdon et doublant la pointe de Grave.

Le fleuve actuel a donc un véritable delta sous-marin qui pourrait bien peut-être apparaître un jour si la côte venait à se soulever ; et c’est presque exactement au centre de ce delta, à égale distance des caps de Grave et de la Coubre, que se dresse le plus ancien et peut-être le plus célèbre des phares de France, la tour de Cordouan. Cordouan est le véritable gardien du passage, le pilote permanent qui donne au large la première indication de la route à suivre. Sans lui, l’entrée de la Gironde serait une opération toujours délicate, souvent une aventure dangereuse. Sa seule présence est un avertissement et un secours.

L’origine du phare et celle de son nom sont un peu douteuses et entourées d’un certain mystère. Faut-il, avec certains étymologistes, faire dériver Cordouan de Cordoue, et attribuer la construction du phare aux Maures d’Espagne, qui auraient conservé quelques relations commerciales avec le port de Bordeaux ? Doit-on, avec d’autres, en faire honneur à Louis le Débonnaire, et croire que le cor que faisait résonner la vigie de garde pour signaler l’écueil pendant les temps de brume est la racine primitive du nom de « Cordouan ? » A vrai dire, il est fort douteux que les marchands maures et les rois carlovingiens se soient beaucoup préoccupés d’établir un signal lumineux à l’entrée de la Gironde. Le premier document historique qui fait mention du phare est une charte de Henri IV, roi d’Angleterre, datée de 1410, qui rappelle qu’une tour à feu avait été bâtie, de 1362 à 1370, sur le rocher de Cordouan, par le fameux Prince Noir, le fils du roi Edouard III, qui possédait alors toute la Guyenne. Le phare, d’ailleurs, n’était pas un monument isolé ; à côté de lui, on avait construit une chapelle pour la vierge Marie, et tout un petit village. Le rocher de Cordouan, on le sait, tenait alors à peu près à la terre, et faisait partie du Bas-Médoc. Le village était habité par des pêcheurs, la tour par un ermite. Le premier de ces ermites, qui s’appelait Geoffroy de Lesparre, devait, moyennant un droit de deux gros sterling par bateau chargé de vin, allumer un feu de bois sur la plate-forme. Ce service, plus ou moins consciencieusement fait, dura jusqu’en 1584.

La tour fut alors reconstruite par le célèbre architecte Louis de Foix, le même qui, cinq ans auparavant, avait sauvé le port de Bayonne en redressant le cours de l’Adour, et s’était déjà illustré dans les travaux de l’Escurial. Il apporta à la tour de Cordouan, comme il l’avait fait au palais des rois d’Espagne, un esprit de décoration et de luxe qui nous surprennent un peu aujourd’hui. La base de la tour était octogonale, de style dorique, avec pilastres, frontons, volutes richement ornés ; au-dessus, un premier étage en style composite ; dans l’intérieur, une chapelle et la chambre du roi, décorée de sculptures et de médaillons avec une énorme couronne au sommet de la voûte et une inscription emphatique d’un fort médiocre goût ; au sommet, la lanterne.

Quelque somptueux que fût l’édifice, il avait le grave défaut de ne s’élever guère à plus de 20 mètres au-dessus des plus hautes eaux. La construction avait été établie, ainsi qu’il est dit dans le contrat passé entre Louis de Foix et le gouverneur de Guyenne, sur « l’isle de Cordouan, » ce qui prouve que le rocher de Cordouan était bien déjà séparé du Médoc. L’île devait cependant être assez rapprochée de la terre, et présenter une certaine surface et un certain relief, pour qu’on pût y établir des habitations et un chantier, tandis qu’aujourd’hui ce n’est plus qu’un écueil assez restreint, recouvert périodiquement par la haute mer. A la fin du siècle dernier, le chevalier de Borda proposa d’exhausser la tour de 10 mètres, et Teulère, ingénieur de la généralité de Bordeaux, n’hésita pas à tripler cet exhaussement.

Le phare actuel n’a plus l’élégance et la richesse de l’œuvre de la Renaissance. Comme aspect général, il est assez semblable à tous les monumens de même nature, c’est-à-dire à une colossale cheminée d’usine ; mais le foyer est à 63 mètres au-dessus du niveau des basses mers, et ses brusques éclairs rouges percent l’horizon à près de 30 kilomètres. Pour tous les navires qui naviguent dans le golfe, c’est un précieux avertissement, presque un ami ; pour quelques-uns même, c’est le salut.

Le phare de Cordouan est la sentinelle avancée de la Gironde et commande une série de feux dont les alignemens indiquent exactement aux bateaux tous les atterrages et toutes les directions entre l’Océan et Bordeaux. Ces phares, feux flottans ou fanaux sont au nombre de 24, sans compter 14 fanaux supplémentaires, rouges ou verts, disposés en amont de Pauillac. Cela porte à près de 40 le nombre des signaux lumineux de la Gironde. Tous peuvent en outre servir de jalons de route pendant le jour, et sont complétés par 2 bouées à cloche ou à sifflet, 68 bouées ordinaires et 58 amers spéciaux. Cela fait un total de 170 repères. Il y a à peine trois siècles, la tour de Cordouan, quelques clochers des villages riverains et de rares fanaux étaient les seules indications de ce qu’on appelait la « route marinesque pour se rendre de la mer de Biscaye en la rivyèra très dangereuse de Gironde, et à la noble et puyseante ville de Bourdeaulx en Guyane. » Aujourd’hui, aucun fleuve de France et même d’Europe ne présente des conditions d’entrée aussi faciles, un système d’éclairage et de balisage plus perfectionné, de meilleures rades pour le mouillage et de plus sûrs abris.

CHARLES LENTHÉRIC.
  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1899.
  2. Voir le rapport de M. Krantz. Journal Officiel, 10 février 1874. Cf. Guide officiel de la Navigation, publié par le Ministère des Travaux publics.
  3. Voyez les Annales de Philippe le Bel citées par Valois (Notic. Gall.).
  4. Auson. Epistol. IX. LXXXVI.
  5. Ch. Lenthéric. Le Rhône, Histoire d’un fleuve, 2e part. ch. VIII.
  6. Σαντόνων ἂϰρον (Santonôn akron). Ptol. II, VII, 2.
  7. Pomp. Mela. De situ orbis, III, n, 5.
  8. Κουριανὸν ἄϰρον. Ptol. II, VII (VI), 2.
  9. Auson. Clar. Urb. Burdig., v. 29-32.
  10. Quid memorem Pario confectum marmore fontem ? Auson. Clar. Urb., Burdig.
  11. Divona Celtarum lingura, fons addite Divis. Id., ibid.
  12. Strab., IV, II, 9.
  13. Per mediumque urbis fontani Fluminis alveum… Auson, op. cit., 8, 17.
  14. Delfoltrie. Cité palustre au centre de la ville de Bordeaux. Mém. de la Soc. des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, t. V, 1867.
  15. Voyez Camille Jullian. Histoire de Bordeaux, depuis les origines jusqu’en 1895. Bordeaux, 1895.
  16. Voyez Inscr. Burdigal. Histoire de Languedoc, liv. II, ch. LXXVIII, note E. B.
  17. Voir C. Jullian, op. cit.
  18. Auson. Clar. Urb. Burdig.
  19. Voir C. Jullian, op. cit.
  20. C. Jullian. Histoire de Bordeaux, op. cit.
  21. Cf. Registres de la Jurade, pass., et Froissard. Chronique de France.
  22. Ports maritimes de la France, op. cit., de Volontat et Huguenin, Port de Bordeaux, 1887.
  23. Voyez Ports maritimes de la France et Atlas statistiques annuels, documens publiés par le Ministère des Travaux publics.
  24. Perrin. Les petits ports de la Gironde. Ports maritimes de la France, op. cit., 1887.
  25. De Cluveaux. L’Appontement de Pauillac. Bordeaux, 1894.