César Cascabel/Première partie/Chapitre XIV

Hetzel et Cie (p. 169-182).

XIV

du fort-youkon à port-clarence.

Le soir de cette mémorable représentation, dans un entretien auquel toute la famille assista, il fut décidé que le départ aurait lieu le lendemain.

Évidemment — ceci était l’objet des judicieuses réflexions de M. Cascabel — s’il avait eu besoin de recruter des sujets pour sa troupe, il n’aurait eu que l’embarras de choisir entre ces indigènes de l’Alaska. Dût son amour-propre en souffrir, il lui fallait reconnaître que ces Indiens avaient de merveilleuses dispositions pour les exercices acrobatiques. Gymnastes, gymnasiarques, clowns, équilibristes, jongleurs, ils auraient obtenu de grands succès en n’importe quel pays. Certes, le travail devait être pour une bonne part dans leur talent ; mais la nature avait plus fait encore en les créant vigoureux, souples, adroits. Nier qu’ils se fussent montrés les égaux des Cascabel, c’eût été injuste. Heureusement, le dernier mot était resté à la famille, grâce à la présence d’esprit de la « reine des femmes électriques ! »

Il y eut lieu d'admirer le travail de ces industrieux animaux. (Page 175.)
Il est vrai que les employés du fort — pauvres diables pour la plupart très ignorants — avaient été non moins surpris que les indigènes de ce qui s’était passé devant eux. Toutefois, il fut convenu qu’on ne leur révélerait point le secret de ce phénomène, afin de laisser à Cornélia toute son auréole. Il s’ensuit que, le lendemain, lorsqu’ils vinrent, comme d’habitude, lui rendre visite, ils n’osèrent pas approcher de trop près la foudroyante personne, qui les accueillait
Arrivée au fort Noulato. (Page 179.)

avec son plus charmant sourire. Ce ne fut pas sans de visibles hésitations qu’ils lui prirent la main. Il en fut de même du tyhi et du magicien, qui eussent bien voulu connaître ce mystère, dont ils auraient pu tirer profit, — ce qui eût accru leur prestige au milieu des tribus indiennes.

Les préparatifs du départ étant achevés, M. Cascabel et les siens prirent congé de leurs hôtes dans la matinée du 4 août, et l’attelage, dûment reposé, suivit la direction de l’ouest en descendant la rive droite du fleuve.

M. Serge et Jean avaient soigneusement étudié la carte, en profitant des indications spéciales que leur donnait la jeune Indienne. Kayette connaissait la plupart des villages qu’il y aurait à traverser, et, à l’en croire, aucun cours d’eau ne gênerait gravement la marche de la Belle-Roulotte.

D’ailleurs, il n’était pas encore question d’abandonner la vallée du Youkon. On longerait d’abord la rive droite du fleuve jusqu’au poste de Nelu, on traverserait le village de Nuclakayette ; puis, de Nuclakayette au fort de Noulato, ce serait encore quatre-vingt lieues à franchir. Le véhicule abandonnerait alors le Youkon, afin de couper directement vers l’ouest.

La saison restait favorable, les journées étaient chaudes, bien que, pendant la nuit, on constatât un sensible abaissement de la température. Ainsi, à moins de retards imprévus, M. Cascabel avait la certitude d’atteindre Port-Clarence, avant que l’hiver eût accumulé des obstacles insurmontables sur la route.

Peut-être s’étonnera-t-on qu’un semblable voyage s’accomplît dans des conditions relativement si faciles. Mais n’est-ce pas le cas dans les pays de plaines, quand la belle saison, la durée du jour, la douceur du climat favorisent les voyageurs ? Il n’en serait plus de même au-delà du détroit de Behring, lorsque les steppes sibériennes s’étendraient jusqu’à l’horizon, alors que les neiges de l’hiver les couvriraient à perte de vue et que les rafales se déchaîneraient à leur surface. Et, un soir, comme l’on parlait des dangers à venir :

« Eh ! s’écria le confiant Cascabel, nous viendrons à bout de nous en tirer !

— Je l’espère, répondit M. Serge. Mais, lorsque vous aurez mis le pied sur le littoral sibérien, je vous engage à prendre immédiatement direction vers le sud-ouest, afin de gagner les territoires plus méridionaux, où la Belle-Roulotte sera moins éprouvée par le froid.

— C’est bien ce que nous avons l’intention de faire, monsieur Serge, répondit Jean.

— Et vous aurez d’autant plus raison, mes amis, que les Sibériens ne sont point à redouter, à moins… comme dirait Clou… qu’on ne s’aventure parmi les tribus de la côte septentrionale. En réalité, votre plus grand ennemi sera le froid.

— Nous sommes prévenus, dit M. Cascabel, et nous ferons bonne route, n’ayant qu’un regret, monsieur Serge, c’est que vous ne continuiez pas le voyage avec nous !

— Oui, ajouta Jean, un profond regret ! »

M. Serge sentait à quel point cette famille s’était attachée à lui, et combien il éprouvait d’amitié pour elle. À mesure que s’écoulaient les jours dans cette intimité, l’affection devenait plus étroite entre elle et lui. La séparation serait douloureuse, et se retrouverait-on jamais à travers les hasards d’une existence si différente de part et d’autre ? Et puis M. Serge emmènerait Kayette, et il avait déjà observé l’amitié de Jean pour la jeune Indienne. M. Cascabel avait-il remarqué ce sentiment déjà si vif dans le cœur de son fils ? M. Serge n’aurait pu se prononcer. Quant à Cornélia, comme l’excellente femme ne s’était jamais expliquée à ce sujet, il avait cru devoir se tenir sur la même réserve. À quoi eût servi une explication ? C’était un autre avenir qui attendait la fille adoptive de M. Serge, et le pauvre Jean s’abandonnait à des espérances qui ne pourraient se réaliser.

Enfin le voyage se faisait sans grands obstacles, sans trop de fatigue. Port-Clarence serait atteint avant que l’hiver eût solidifié le détroit de Behring, et là, il y aurait lieu de séjourner pendant un certain temps. Dès lors, nulle nécessité de surmener les gens et l’attelage.

Toutefois, on était toujours à la merci d’un accident possible. Un cheval blessé ou malade, une roue brisée, aurait mis la Belle-Roulotte dans un réel embarras. Il convenait, dans cette prévision, de ne point se départir de la plus rigoureuse prudence.

Pendant les trois premiers jours, l’itinéraire ne cessa de suivre le cours du fleuve, qui se dirigeait vers l’ouest ; mais, lorsque le Youkon commença à s’infléchir vers le sud, il parut bon de se maintenir sur la ligne du soixante-cinquième parallèle[1].

En cet endroit, le fleuve était très sinueux, et la vallée se rétrécissait sensiblement, dans un cadre de ces collines de médiocre hauteur, que la carte désigne sous le nom de « remparts », à cause de leur forme bastionnée.

Il y eut quelques difficultés pour sortir de ce dédale, et toutes les précautions furent prises, afin d’épargner un accident au véhicule. On le déchargerait en partie dans les passes trop raides, on poussait à la roue, et cela avec d’autant plus de raison, faisait observer M. Cascabel, « que les charrons paraissaient très rares dans le paysage ! »

Il y eut aussi quelques creeks à franchir, entre autres le Nocolocargout, le Shetehaut, le Klakencot. Heureusement, en cette saison, ces cours d’eau étaient peu profonds, et il ne fut pas difficile de trouver des gués praticables.

Quant aux Indiens, peu ou point dans cette partie de la province, autrefois parcourue par des tribus appartenant aux Gens du Milieu, tribus à peu près éteintes maintenant. De temps à autre passait une famille qui gagnait le littoral du sud-ouest pour s’y livrer à la pêche pendant l’automne.

Parfois aussi, quelques trafiquants venaient en sens inverse, après avoir quitté l’embouchure du Youkon, et se dirigeaient vers les divers postes de la Compagnie russo-américaine. Ils regardaient, non sans grande surprise, cette voiture aux vives couleurs et les hôtes qu’elle transportait. Puis, sur un souhait de bon voyage, ils continuaient leur route vers l’est.

Le 13 août, la Belle-Roulotte arriva devant le village de Nuclakayette, à cent vingt lieues du fort Youkon. Ce n’est, à vrai dire, qu’une factorerie où se fait le commerce des fourrures, et que ne dépassent guère les employés moscovites. Partis des divers points de la Russie asiatique et du littoral alaskien, c’est là qu’ils se rencontrent pour faire concurrence aux acheteurs de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Aussi Nuclakayette est-il un point de concentration, où les indigènes transportent les pelleteries qu’ils ont pu recueillir pendant la saison d’hiver.

Après s’être écarté du fleuve afin d’en éviter les nombreux détours, M. Cascabel l’avait rejoint à la hauteur de ce village, très agréablement situé au centre de petites collines, égayées d’arbres verts. Quelques huttes de bois se groupaient autour de la palissade, qui défendait le fort. Des ruisseaux murmuraient à travers la plaine herbeuse. Deux ou trois embarcations stationnaient près de la rive du Youkon. Tout cet ensemble plaisait au regard et invitait au repos. Quant aux Indiens, qui fréquentaient les alentours, c’étaient des Tananas, appartenant, on l’a dit, au plus beau type indigène de l’Alaska septentrionale.

Si engageant que fût l’endroit, la Belle-Roulotte n’y fit halte que pendant vingt-quatre heures. Cela fut jugé suffisant pour les chevaux, très ménagés d’ailleurs. L’intention de M. Cascabel était de s’arrêter plus longtemps à Noulato, fort d’une certaine importance et mieux approvisionné, où il y aurait lieu de faire diverses acquisitions en vue du voyage à travers la Sibérie.

Inutile de dire que M. Serge et Jean, quelquefois accompagnés du jeune Sandre, ne négligeaient pas de chasser, chemin faisant. C’était toujours, comme gros gibier, des élans et des rennes, qui courraient à travers les plaines et se remisaient sous l’abri des forêts ou plutôt des bouquets d’arbres assez clairsemés sur le territoire. Dans les parties marécageuses, oies, pilets, bécassines, canards sauvages, fournissaient également de beaux coups de fusil, et les chasseurs purent même abattre quelques couples de ces hérons, qui sont généralement peu prisés au point de vue comestible.

Et pourtant, d’après Kayette, le héron est un manger très estimé des Indiens — surtout quand ils n’ont pas autre chose à se mettre sous la dent. On en fit l’essai au déjeuner du 13 août. Malgré tout le talent de Cornélia — et l’on sait si elle cuisinait à merveille — cette chair parut dure et coriace. Elle ne fut acceptée, sans protestation, que par Wagram et Marengo, qui s’en régalèrent jusqu’au dernier os.

Il est vrai, pendant les époques de famine, les indigènes se contentent de hiboux, de faucons et même de martres ; mais c’est parce qu’ils y sont forcés, il faut en convenir.

Le 14 août, la Belle-Roulotte dut se glisser à travers les sinuosités d’une gorge plus étroite, entre des collines fort escarpées le long du fleuve. Cette fois, la passe était si raide, si cahoteuse, comme l’eût été le lit raviné d’un torrent, que, malgré toutes les précautions prises, un accident se produisit. Heureusement, ce ne fut point une des roues de la voiture qui se brisa, mais un des brancards. Aussi, la réparation ne demanda-t-elle que peu de temps, et quelques bouts de corde suffirent à remettre les choses en état.

Quand on eût dépassé d’un côté du fleuve le village de Suquongilla, et de l’autre le village de Newicargout, bâti sur le creek de ce nom, le cheminement s’effectua sans difficulté. Plus de collines. Une large plaine se développait au-delà des limites du regards. Trois ou quatre rios la sillonnaient de leurs lits entièrement desséchés en cette saison où les pluies sont rares. Dans la période des tourmentes et des neiges, il eût été impossible de maintenir cette direction à l’itinéraire.

En traversant un de ces creeks, le Milocargout, où il y avait un pied d’eau à peine, M. Cascabel fit observer qu’il était barré par une chaussée.

« Eh ! dit-il, puisque l’on a fait une chaussée en travers de ce creek, on aurait bien pu faire un pont ! C’eût été plus utile pendant les crues…

— Sans doute, père, répondit Jean. Mais les ingénieurs qui ont construit cette chaussée n’auraient pas été capables de construire un pont !…

— Et pourquoi ?

— Parce que ce sont des ingénieurs à quatre pattes, autrement dit des castors. »

Jean ne se trompait pas, et il y eut lieu d’admirer le travail de ces industrieux animaux qui ont soin de bâtir leur digue en tenant compte du courant, et aussi en la surélevant suivant l’étiage ordinaire du creek. Il n’y avait pas jusqu’à l’inclinaison des talus de cette digue qui ne fût calculée en vue d’une meilleure résistance à la poussée des eaux.

« Et pourtant, s’écria Sandre, ces castors ne sont point allés à l’école pour apprendre…

— Ils n’avaient pas besoin d’y aller, répondit M. Serge. À quoi bon la science, qui se trompe quelquefois, quand on a l’instinct qui ne se trompe jamais. Cette digue, mon garçon, les castors l’ont faite comme les fourmis font leurs fourmilières, comme les araignées tissent leurs toiles, comme les abeilles disposent les alvéoles de leurs ruches, enfin comme les arbres et les arbustes produisent des fruits et des fleurs. Pas de tâtonnements de leur part, pas de progrès non plus. D’ailleurs, il n’y en a pas à faire en ce genre d’ouvrage. Le castor d’aujourd’hui bâtit avec autant de perfection que le premier castor qui ait apparu sur le globe. La perfectibilité n’est point le fait des animaux, elle est le propre de l’homme et lui seul peut s’élever de progrès en progrès dans le domaine des arts, de l’industrie et des sciences. Aussi admirons sans réserve ce merveilleux instinct des animaux, qui leur permet de créer de telles choses. Mais, ces choses, ne les considérons que comme œuvres de la nature !

— C’est cela, monsieur Serge, dit Jean, et je comprends bien votre observation. Là est la différence entre l’instinct et la raison. En somme, c’est la raison qui est supérieure à l’instinct, bien qu’elle soit sujette à se tromper…

— Incontestablement, mon ami, répondit M. Serge, et ces erreurs, successivement reconnues et réparées, ne sont qu’un acheminement dans la voie du progrès.

— En tout cas, répliqua Sandre, je m’en tiens à ce que j’ai dit ! Les bêtes n’ont pas besoin d’aller à l’école…

— D’accord, mais les hommes ne sont que des bêtes, quand ils n’y sont point allés ! répondit M. Serge.

— Bien !… bien ! dit Cornélia, toujours très pratique, quand il s’agissait des choses du ménage. Est-ce que ça se mange, ces castors ?…

— Certainement, répondit Kayette.

— J’ai même lu, ajouta Jean, que la queue de cet animal était excellente ! »

Cela ne put être vérifié, car il n’y avait pas de castors dans le creek, ou, s’il y en avait, on ne put en prendre.

Au sortir du lit du Milocargout, la Belle-Roulotte traversa le village de Sacherteloutain, en plein pays des Indiens Co-Youkons. Sur le conseil de Kayette, il y eut lieu de prendre certaines précautions dans les rapports avec ces indigènes, de leur nature très enclins au vol. Comme ils entouraient le véhicule d’un peu près, on veilla à ce qu’ils ne pussent pénétrer à l’intérieur. D’ailleurs, de jolies verroteries, libéralement offertes aux principaux chefs de la tribu, produisirent un effet salutaire, et l’on s’en tira sans désagrément.

Cependant l’itinéraire se compliquait de plus d’une difficulté en longeant l’étroite base des remparts ; mais il n’eût été possible de les éviter qu’en s’aventurant à travers une région plus montagneuse.

La rapidité de la marche s’en ressentit et pourtant il convenait de ne point trop s’attarder. La température commençait à fraîchir, sinon dans la journée, du moins pendant la nuit — ce qui était normal à cette époque, vu que la région se trouvait à quelques degrés seulement au-dessous du Cercle polaire.

La famille Cascabel était arrivée à un point où le fleuve fait un angle brusque en se rejetant vers le nord. On dut le remonter
jusqu’au confluent du Co-Youkon, qui lui envoie ses eaux par deux branches tortueuses. Il fallut près d’une journée pour trouver une passe guéable que Kayette ne reconnut pas sans peine, car le niveau du courant s’était déjà élevé.

Cet affluent une fois franchi, la Belle-Roulotte reprit la direction du sud, et redescendit à travers une contrée assez accidentée jusqu’au fort de Noulato.

Ce poste, dont l’importance commerciale est grande, appartient à la Compagnie russo-américaine. C’est la factorerie la plus septentrionale qui ait été établie dans l’Ouest-Amérique, puisque, d’après les observations de Frederic Whimper, elle est située par 64°42’ de latitude et 155°36’ de longitude.

En cette partie de la province alaskienne, il eût été difficile de se croire sous un parallèle aussi élevé. Le sol y est incontestablement plus fertile qu’aux environs du fort Youkon. Partout des arbres d’une belle venue, partout des prairies tapissées d’une herbe verdoyante, sans parler des vastes plaines que l’agriculteur pourrait cultiver avec profit, car un humus épais en recouvre le sol argileux. En outre, l’eau s’y répand largement, grâce aux dérivations de la rivière Noulato, qui coule vers le sud-ouest, et au réseau de ces creeks ou cargouts, qui s’étend vers le nord-est. Malgré cela, la production végétale y est réduite à quelques buissons, chargés de baies sauvages, abandonnés au seul caprice de la nature.

Voici quelles sont les dispositions du fort Noulato : autour des bâtiments, un circuit de palissades, défendu par deux tours, qu’il est interdit aux Indiens de franchir pendant la nuit, et même pendant le jour, s’ils sont nombreux ; à l’intérieur de l’enceinte, des cabanes, des hangars et des magasins en planches, avec fenêtres vitrées de vessies de phoques. On le voit, rien de plus rudimentaire que ces postes de l’extrême Nord-Amérique.

Là, M. Cascabel et les siens furent accueillis avec empressement. En ces endroits perdus du Nouveau Continent, en dehors de toutes communications régulières, n’est-ce pas toujours plus qu’une distraction, n’est-ce pas un véritable sujet de réjouissance que l’arrivée de quelques visiteurs, et ne sont-ils pas toujours les bienvenus avec les nouvelles qu’ils apportent de si loin ?

Le fort Noulato était habité par une vingtaine d’employés, d’origine russe et américaine, qui se mirent à la disposition de la famille pour lui fournir tout ce dont elle avait besoin. Régulièrement ravitaillés par les soins de la Compagnie, ils trouvent encore des ressources pendant la belle saison, soit en chassant l’élan ou le renne, soit en pêchant dans les eaux du Youkon. Là abondent certains poissons, et plus spécialement le « nalima », plutôt réservé à l’alimentation des chiens, mais dont le foie n’est bien apprécié que de ceux qui s’en nourrissent d’habitude.

Il va de soi que les habitants de Noulato furent un peu surpris, lorsqu’ils virent arriver la Belle-Roulotte et plus encore, lorsque M. Cascabel leur eut fait connaître son projet de retourner en Europe par la Sibérie. En vérité, il n’y a que ces Français pour ne douter de rien ! Quant à la première partie du voyage qui devait s’achever à Port-Clarence, ils affirmèrent qu’elle s’accomplirait sans obstacle et s’achèverait avant que les plaines de l’Alaska fussent saisies par les premiers froids.

Sur les conseils de M. Serge, on résolut de faire acquisition de quelques-uns des objets nécessaires à la traversée des steppes. Avant tout, il y avait lieu de se procurer plusieurs paires de ces lunettes, qui sont indispensables, lorsqu’on doit franchir les espaces blanchis par l’hiver. Moyennant quelques verroteries, les Indiens consentirent à en vendre une douzaine. Ce n’étaient que des lunettes de bois, sans verres, ou plutôt des œillères qui enveloppent l’œil en ne laissant passer le regard que par une étroite fente. Cela suffit pour se diriger sans trop de peine, en empêchant les ophtalmies que provoquerait inévitablement la réverbération des neiges. Tout le personnel essaya ces œillères et put constater qu’il lui serait facile de s’y habituer.

Après cet appareil préservatif de la vue, il fallut songer aux chaussures, car on ne se promène pas avec des bottines ou des souliers fins à travers les steppes soumises aux intempéries sibériennes.

Le magasin de Noulato fournit plusieurs paires de bottes en peau de phoque — de celles qui sont le mieux appropriées à ces longs voyages sur un sol glacé, et qui sont rendues imperméables par une couche de graisse.

Ce qui amena M. Cascabel à faire sentencieusement cette très juste observation :

« Il y a toujours avantage à se vêtir comme le sont les animaux des pays par où l’on passe ! Puisque la Sibérie est le pays des phoques… habillons-nous en phoques…

— En phoques à lunettes ! » répondit Sandre, dont la repartie reçut l’approbation paternelle.

La famille resta deux jours au fort de Noulato, deux jours qui suffirent à reposer son courageux attelage. Il lui tardait d’arriver à Port-Clarence. La Belle-Roulotte se mit en marche le 21 août, au soleil levant et, à partir de ce point, abandonna définitivement la rive droite du grand fleuve.

Le Youkon s’infléchissait très franchement vers le sud-ouest, pour aller se jeter dans le golfe de Norton. À continuer d’en suivre le cours, le chemin se fût allongé sans profit, puisque son embouchure s’ouvre au-dessous du détroit de Behring. De là, il aurait fallu remonter vers Port-Clarence en côtoyant un littoral coupé de fjords, d’anses, de criques, où Gladiator et Vermout se seraient inutilement fatigués.

Déjà le froid se faisait plus vivement sentir. Si les rayons du soleil, très obliques, donnaient encore une large lumière, ils donnaient peu de chaleur. D’épais nuages, formant une masse grisâtre, menaçaient de se résoudre en neige. Le petit gibier se faisait rare, et les oiseaux migrateurs commençaient à s’enfuir afin de chercher au sud de plus doux hivernages.

Jusqu’à ce jour, — résultat dont il fallait hautement se féliciter — M. Cascabel et les siens n’avaient point été trop éprouvés par les fatigues de la route ; en vérité, il fallait qu’ils fussent doués d’une santé de fer — ce qui était évidemment dû à leur vie errante, à leur habitude de se faire à tous les climats, à cette solidité de constitution que donnent les exercices corporels. Il y avait par suite lieu d’espérer qu’ils arriveraient tous sains et saufs à Port-Clarence.

Et il en fut ainsi à la date du 5 septembre, après cinq cents lieues parcourues depuis Sitka, et près de onze cents depuis Sacramento — soit seize cents lieues faites, en six mois, à travers l’Ouest-Amérique.



XV

port-clarence.


Port-Clarence est le port le plus avancé vers le nord-ouest que l’Amérique septentrionale possède sur le détroit de Behring. Situé au sud du cap du Prince-de-Galles, il se creuse dans la partie du littoral, où se dessine le nez de cette figure dont le profil est représenté par la côte alaskienne. Ce port présente un excellent mouillage, très apprécié des navigateurs et, plus particulièrement, de ces baleiniers dont les navires vont chercher fortune dans les mers arctiques.

La Belle-Roulotte était venue camper près de la berge intérieure du port, près de l’embouchure d’une petite rivière, à l’accore de hautes roches, couronnées par un massif de maigres bouleaux. Là devait se faire la plus longue halte de tout le voyage. Là se prolongerait le repos de la petite troupe — un repos forcé que commandait l’état du détroit, dont la surface n’était pas encore solidifiée à cette époque de l’année.


  1. La latitude de Trondheim en Norvège.