César Cascabel/Première partie/Chapitre II

Hetzel et Cie (p. 14-25).

II

famille cascabel


Cascabel !… Nom célèbre et même illustre dans les cinq parties du monde et « autres lieux », disait fièrement celui qui le portait avec tant d’honneur.

César Cascabel, originaire de Pontorson, en pleine Normandie, était rompu à toutes les finesses, débrouillardises et trucs du pays normand. Mais, si malin, si roublard qu’il fût, il était resté honnête homme, et il convient de ne pas confondre avec les membres trop souvent suspects de la corporation des bateleurs. Chef de famille, il rachetait par ses vertus privées l’humilité de son origine et les irrégularités de sa profession.

À cette époque, M. Cascabel avait bien l’âge qu’il paraissait, quarante-cinq ans, ni plus ni moins. Enfant de la balle, dans toute l’acception du mot, il avait eu pour berceau la balle que son père portait sur ses épaules, pendant qu’il courait les foires et marchés de la province normande. Sa mère étant morte peu après qu’il eut vu le jour, il fut recueilli fort à propos dans une troupe foraine, lorsqu’il perdit son père quelques années plus tard. Là se passa son enfance, en culbutes, contorsions et sauts périlleux, la tête en bas, les pieds en l’air. Puis, il devint successivement clown, gymnaste, acrobate, hercule de foire, — jusqu’au moment où, père de trois enfants, il se fit le directeur de cette petite famille qu’il avait créée de compte à demi avec Mme Cascabel, née Cornélia Vadarasse, de Martigues en Provence.

Intelligent et ingénieux, si sa vigueur était remarquable, son adresse peu ordinaire, ses qualités morales ne le cédaient point à ses qualités physiques. Sans doute, pierre qui roule n’amasse pas de mousse, mais elle se frotte, du moins, aux aspérités des chemins, elle se polit, elle émousse ses angles, elle se fait ronde et luisante. Aussi, depuis quarante-cinq ans qu’il roulait, César Cascabel s’était-il si bien frotté, poli et arrondi, qu’il connaissait de l’existence tout ce qu’on en peut connaître, ne s’étonnant de rien, ne s’émerveillant pas davantage. À force d’avoir couru l’Europe de foire en foire, de s’être acclimaté aussi bien en Amérique que dans les colonies hollandaises ou espagnoles, il comprenait à peu près toutes les langues, il les parlait plus ou moins bien, « même celles qu’il ne savait pas », disait-il, car il n’était guère gêné de s’exprimer par gestes, lorsque la parole lui faisait défaut.

César Cascabel était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, torse vigoureux, membres bien assouplis, face à maxillaire inférieur quelque peu saillant — ce qui est signe d’énergie — tête forte, embroussaillée de cheveux rudes, patinée au feu de tous les soleils et au hâle de toutes les rafales, moustache sans pointe sous son nez puissant, deux demi-favoris sur des joues couperosées, yeux bleus, très vifs, très perçants, avec un bon regard, une bouche qui aurait encore eu trente-trois dents, s’il en avait fait mettre une. Devant le public, un Frédéric Lemaître à grands gestes, à poses fantaisistes, à phrases déclamatoires, mais, en particulier, très simple, très naturel, et adorant sa famille.

D’une santé à toute épreuve, si son âge lui interdisait maintenant le métier d’acrobate, il était toujours remarquable dans les travaux de force qui « demandent du biceps ». En outre, il possédait un talent extraordinaire dans cette branche de l’industrie foraine, la ventriloquie, la science de l’engastrymisme, qui date de loin, puisque, au dire de l’évêque Eustache, la pythonisse d’Endor n’était qu’une ventriloque. Quand il le voulait, son gosier lui descendait de la gorge dans le ventre. Aurait-il pu chanter un duo à lui seul ?… Eh ! il n’aurait pas fallu l’en défier !

Enfin, pour achever son portrait, notons que César Cascabel avait un
Jean Cascabel.

faible pour les grands conquérants — Napoléon surtout. Oui ! il aimait le héros du premier empire autant qu’il détestait ses bourreaux, ces fils de Hudson Lowe, ces abominables John Bull. Napoléon, c’était « son homme ! » Aussi n’avait-il jamais voulu travailler devant la reine d’Angleterre, « bien qu’elle l’en eût prié par l’intermédiaire de son majordome ! » à ce qu’il disait volontiers, et si souvent, qu’il avait fini par le croire.

Clou-de-Girofle et Napoléone.

Et, cependant, M. Cascabel n’était point un directeur de cirque, un Franconi, un Rancy ou un Loyal, à la tête d’une troupe d’écuyers, d’écuyères, de clowns, de jongleurs. Non ! un simple forain, qui s’exhibait sur les places, en plein air, quand il faisait beau, sous une tente, quand il pleuvait. À ce métier, dont il avait couru les chances hasardeuses pendant un quart de siècle, il avait gagné, on le sait, la somme rondelette, présentement enfermée dans le coffre à combinaisons.

Ce que cela représentait de travaux, de fatigues, de misères parfois ! À présent, le plus dur était fait. La famille Cascabel se préparait à revenir en Europe. Après avoir traversé les États-Unis, elle prendrait passage sur un paquebot français ou américain — anglais… jamais !

Du reste, César Cascabel n’était embarrassé de rien. Les obstacles, cela n’existait pas pour lui. Des difficultés tout au plus. Se défiler, se débrouiller dans la vie, c’était son affaire. Il eût volontiers répété après le duc de Dantzig, l’un des maréchaux de son grand homme :

« Fichez-moi un trou, et je passerai dedans ! »

Et, il avait passé par bien des trous, en effet !

« Madame Cascabel, née Cornélia Vadarasse, une Provençale pur sang, l’incomparable voyante de l’avenir, la reine des femmes électriques, ornée de toutes les grâces de son sexe, parée de toutes les vertus qui font l’honneur d’une mère de famille, sortie victorieuse des grandes luttes féminines, où Chicago avait convié les « premières athlètes du monde ».

C’est en ces termes que M. Cascabel présentait habituellement la compagne de sa vie. Vingt ans avant, il l’avait épousée à New-York. Avait-il consulté son propre père sur ce mariage ? Non ! D’abord parce que son père ne l’avait point consulté pour le sien, disait-il, et ensuite parce que ce brave homme n’était plus de ce monde. Et cela s’était fait simplement, on peut le croire, sans toutes ces formalités préliminaires qui, dans la vieille Europe, retardent si fâcheusement l’union de deux êtres faits l’un pour l’autre.

Un soir, au théâtre de Barnum dans le Broadway, où il se trouvait en qualité de spectateur, César Cascabel fut émerveillé du charme, de la souplesse, de la force que déployait une jeune acrobate française dans l’exercice de la barre fixe, Mlle Cornélia Vadarasse. Associer ses talents à ceux de cette gracieuse personne, n’en faire qu’une de ces deux existences, entrevoir pour l’avenir une famille de petits Cascabel dignes de leurs père et mère, cela parut tout indiqué à l’honnête saltimbanque. S’élancer sur la scène pendant un entr’acte, se faire connaître de Cornélia Vadarasse, lui faire les propositions les plus convenables en vue d’un mariage entre Français et Française, aviser un honorable clergyman qui était dans la salle, l’entraîner au foyer, et lui demander de consacrer une union si bien assortie, c’est ce qui fut fait dans cet heureux pays des États-Unis d’Amérique. Et en sont-ils moins bons, ces mariages à la vapeur ? En tout cas, celui de César Cascabel et de Cornélia Vadarasse devait être l’un des meilleurs qui eussent été célébrés en ce bas monde.

À l’époque où commence cette histoire, Mme Cascabel avait quarante ans. Elle était de belle taille, un peu épaissie peut-être, cheveux noirs, yeux noirs, bouche souriante, toutes ses dents comme son mari. Quant à sa vigueur exceptionnelle, on avait pu en juger dans les mémorables luttes de Chicago, où elle obtint « un chignon d’honneur ». Mentionnons que Cornélia aimait encore son époux comme au premier jour, ayant une confiance inaltérable, une foi absolue, dans le génie de cet homme extraordinaire, l’un des plus remarquables types qu’ait jamais produit le pays normand.

Premier-né des garçons issus de ce mariage d’artistes forains : Jean, alors âgé de dix-neuf ans. S’il ne tenait pas de sa race pour les aptitudes aux travaux de force, aux exercices de gymnaste, de clown ou d’acrobate, il s’y rattachait par une remarquable adresse de mains et une sûreté de coup d’œil qui en faisaient un jongleur gracieux, élégant, que ses succès n’enorgueillissaient guère. C’était un être doux et pensif, brun comme sa mère, avec des yeux bleus. Studieux et réservé, il cherchait à s’instruire où et quand il le pouvait. Bien qu’il ne rougît pas de la profession de ses parents, il comprenait qu’il y avait mieux à faire que des tours en public, et ce métier, il se promettait de le quitter dès qu’il serait en France. Mais ayant pour ses père et mère une affection profonde, il se tenait à ce sujet sur une extrême réserve, et d’ailleurs, comment arriverait-il à se créer une autre situation dans le monde ?

Deuxième garçon : Ah ! celui-là, l’avant dernier-né, le contorsionnaire de la troupe, c’était bien le produit logique de l’union des Cascabel. Douze ans, leste comme un chat, adroit comme un singe, vif comme une anguille, un petit clown haut de trois pieds six pouces, venu au monde en faisant le saut périlleux — à en croire son père, — un vrai gamin par ses espiègleries et ses farces, prompt à la repartie, mais une bonne nature, méritant parfois des taloches et riant quand il les recevait, car elles n’étaient jamais bien méchantes.

On l’a remarqué, l’aîné des Cascabel se nommait Jean. Et pourquoi ce nom ? C’est que la mère l’avait imposé, en souvenir d’un de ses grands-oncles, Jean Vadarasse, un marin de Marseille, qui avait été mangé par les Caraïbes — ce dont elle était très fière. Évidemment, le père, qui avait cette chance de se nommer César, en eût préféré un autre, plus historique, plus en rapport avec ses admirations secrètes pour les hommes de guerre. Mais il n’avait pas voulu contrarier sa femme à la naissance de leur premier enfant, et il avait accepté le nom de Jean, se promettant bien de se rattraper, s’il lui survenait un autre rejeton.

C’est ce qui arriva, et le second fils fut nommé Alexandre, après avoir failli s’appeler Amilcar, Attila ou Annibal. Seulement par abréviation familière, on disait Sandre.

Après le premier et le deuxième garçon, la famille s’était accrue d’une petite fille, et cette petite fille, que Mme Cascabel aurait voulu appeler Hersilla, se nommait Napoléone, en l’honneur du martyr de Sainte-Hélène.

Napoléone avait alors huit ans. C’était une gentille enfant, qui promettait d’être fort jolie, et tint en effet, sa promesse. Blonde et rose, d’une physionomie vive et mobile, très gracieuse et très adroite, les exercices de la corde raide n’avaient plus de secrets pour elle ; ses petits pieds, posés sur le fil métallique, glissaient et se jouaient comme si la légère fillette avait eu des ailes pour la soutenir.

Il va de soi que Napoléone était l’enfant gâtée de la famille. Tous l’adoraient, et elle était adorable. Sa mère se berçait volontiers à cette idée qu’elle ferait un jour quelque grand mariage. N’est-ce pas un de ces aléas inhérents à la vie nomade des saltimbanques ? Pourquoi Napoléone, devenue jeune fille et belle fille, ne rencontrerait-elle pas un prince qui tomberait amoureux d’elle et l’épouserait ?

« Comme dans les contes de fées ? répondait M. Cascabel, plus positif que sa femme.

— Non, César, comme dans la réalité.

— Hélas ! Cornélia, le temps n’est plus où les rois épousaient des bergères, et, d’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, je ne sais si les bergères consentiraient à épouser des rois ! »

Telle était la famille Cascabel, un père, une mère et trois enfants. Peut-être eût-il mieux valu qu’elle se fût accrue d’un quatrième rejeton en vue de certains exercices de pyramide humaine, où les artistes s’échafaudent les uns sur les autres en nombre pair. Mais ce quatrième ne vint pas.

Heureusement, Clou-de-Girofle était là et tout indiqué pour prêter son concours dans les spectacles extraordinaires.

En réalité, Clou complétait bien les Cascabel. La troupe, c’était sa famille. Il en faisait partie à tous les titres, bien qu’il fût d’origine américaine. Un de ces pauvres diables, sans parents, nés on ne sait où — et c’est à peine s’ils le savent eux-mêmes — élevés par charité, nourris par occasion, tournant bien quand ils ont une bonne nature, une moralité native qui leur permet de résister aux mauvais exemples et aux mauvais conseils de la misère. Et ne faut-il pas avoir quelque pitié pour ces misérables si, le plus souvent, ils sont entraînés à mal faire ou à mal finir ?

Ce n’était pas le cas de Ned Harley, à qui M. Cascabel avait trouvé plaisant de donner le surnom de Clou-de-Girofle. Et pourquoi ? 1o parce qu’il était maigre comme un clou ; 2o parce qu’il était engagé pour recevoir, pendant les parades, plus de giroflées à cinq feuilles qu’il n’en pousse en un an sur n’importe quel arbuste de la famille des crucifères !

Deux ans avant, lorsque M. Cascabel avait rencontré ce malheureux être pendant sa tournée aux États-Unis, Ned Harley en était réduit à mourir de faim. La troupe d’acrobates, à laquelle il appartenait, venait de se débander après la fuite du directeur. Il y jouait les « minstrels ». Un triste métier, même quand il nourrit ou à peu près celui qui l’exerce ! Se barbouiller de cirage, se « négrifier », comme on dit, revêtir un habit et un pantalon noirs, un gilet blanc et une cravate blanche, puis chanter des chansons grotesques en râclant un violon ridicule, en compagnie de quatre ou cinq parias de son espèce, quelle fonction dans l’ordre social ! Eh bien, cette fonction venait de manquer à Ned Harley, et il fut trop heureux de rencontrer la Providence sur son chemin en la personne de M. Cascabel.

Précisément, celui-ci venait de renvoyer son pitre, auquel étaient plus généralement dévolus les rôles de pierrots dans les scènes de parade. Le croirait-on ? Ce pitre s’était donné comme Américain, et il était d’origine anglaise ! Un John Bull dans la troupe ambulante ! Un compatriote de ces bourreaux, qui… Vous connaissez l’antienne. Un jour, par hasard, M. Cascabel apprit quelle était la nationalité de l’intrus.

« Monsieur Waldurton, lui dit-il, puisque vous êtes Anglais, vous allez filer immédiatement, ou je vous flanque ma botte au derrière, tout pierrot que vous êtes ! »

Et, tout pierrot qu’il était, M. Waldurton eût reçu la botte à l’endroit indiqué, s’il ne se fût hâté de déguerpir.

C’est alors que Clou le remplaça. L’ex-minstrel s’engagea pour tout faire, aussi bien la parade sur les tréteaux que le pansage des bêtes ou la cuisine, lorsqu’il fallait donner un coup de main à Cornélia. Il va sans dire qu’il parlait le français, mais avec un accent des plus prononcés.

C’était, en somme, un garçon resté naïf, bien qu’il fût âgé de trente-cinq ans, aussi gai quand il attirait le public par ses boniments cocasses, que mélancolique dans la vie privée. Il voyait plutôt les choses par leur côté fâcheux, et, franchement, on n’aurait pu s’en étonner, car il eût été difficile qu’il se comptât parmi les heureux de ce monde. Sa tête en pointe, sa figure longue et tirée, ses cheveux jaunâtres, ses yeux ronds et bébêtes, son nez démesurément long, sur lequel il pouvait placer une demi-douzaine de besicles — grand effet de rire — ses oreilles écartées, son cou de héron, son maigre torse posé sur des jambes de squelette, en faisaient un être bizarre. D’ailleurs, il ne se plaignait pas, à moins que… — c’était la correction qu’il apportait généralement à son dire — à moins que la mauvaise chance lui donnât lieu de se plaindre. Au surplus, depuis son entrée chez les Cascabel, il s’était fort attaché à cette famille qui n’aurait pu se passer de son Clou-de-Girofle.

Tel était, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élément humain de cette troupe de saltimbanques.

Quant à l’élément animal, il était représenté par deux braves chiens, un épagneul, très précieux à la chasse, très sûr à la garde de la maison roulante, et un caniche, savant et spirituel, destiné à devenir membre de l’Institut, le jour où il y aura un Institut pour la race canine.

Après les deux chiens, il convient de présenter au public un petit singe qui, dans les concours de grimaces, pouvait lutter non sans succès avec Clou lui-même, et, le plus souvent, les spectateurs eussent été fort embarrassés de savoir auquel des deux adjuger le prix. Puis, il y avait un perroquet, Jako, originaire de Java, qui parlait, bavardait, chantait et jacassait dix heures sur douze, grâce aux leçons de son ami Sandre. Enfin, deux chevaux, deux bons vieux chevaux, traînaient la voiture foraine, et Dieu sait si leurs jambes, un peu raidies par l’âge, s’étaient allongées à travers les chemins pendant des milles et des milles !

Et veut-on savoir comment s’appelaient ces deux excellentes bêtes ? Elles s’appelaient l’une Vermout, comme le vainqueur de M. Delamarre, l’autre Gladiator, comme le vainqueur du comte de Lagrange. Oui ! elles portaient ces noms illustres sur le turf français, sans avoir jamais eu la pensée de s’inscrire pour le grand prix de Paris.

Quant aux deux chiens, on les nommait : l’épagneul, Wagram, le caniche, Marengo, et l’on devine aisément à quel parrain ils devaient ces noms célèbres dans l’histoire.

Wagram, Marengo, John Bull et Jako.

Le singe, lui, avait été baptisé John Bull — tout simplement à cause de sa laideur.

Que voulez-vous ? Il faut passer à M. Cascabel cette manie qui prenait sa source, après tout, dans un patriotisme très pardonnable — même à une époque où de telles sympathies n’ont plus guère raison d’être.

« Comment, disait-il quelquefois, ne pas adorer l’homme qui s’est
On n’allait pas vite sur ces territoires montagneux. (Page 30.)

écrié sous une grêle de balles : Suivez mon panache blanc, vous le trouverez toujours, etc. »

Et, lorsqu’on lui faisait observer que c’était Henri IV qui avait prononcé ces belles paroles :

« Possible, répondait-il, mais Napoléon eût bien été capable de les dire ! »