César Cascabel/Deuxième partie/Chapitre XV

Hetzel et Cie (p. 430-435).

XV

conclusion


Il est fini, le voyage de M. Cascabel, et bien fini ! La Belle-Roulotte n’a plus qu’à traverser la Russie et l’Allemagne pour mettre le pied en France, et le nord de la France pour rentrer au pays normand ! C’est encore un long trajet, sans doute. Mais, comparé à ce parcours de deux mille huit cents lieues qu’elle vient de faire, ce n’est plus qu’une promenade, une simple promenade — « une course de fiacre ! » disait M. Cascabel.

Oui ! Il est fini ce voyage et mieux terminé qu’on aurait pu espérer, après tant d’aventures ! Et jamais il n’y eut de dénouement plus heureux — pas même dans cette admirable pièce des Brigands de la Forêt Noire, qui s’était cependant achevée à l’immense satisfaction du public et des acteurs — sauf Ortik et Kirschef. Ils furent en effet pendus quelques semaines plus tard, tandis que leurs complices étaient envoyés au fond de la Sibérie pour le reste de leurs jours.

La question de séparation se présenta alors avec toutes ses tristes conséquences. Comment allait-elle se résoudre ?

Eh bien ! ce fut d’une façon très simple.

Le soir même, lorsque le personnel fut réuni à la Belle-Roulotte, le comte Narkine dit :

« Mes amis, je sais tout ce que je vous dois, et je serais un ingrat si je l’oubliais jamais !… Que puis-je faire pour vous ?… Mon cœur se serre à la pensée de nous séparer !… Voyons !… Vous conviendrait-il de demeurer en Russie, de vous fixer, de vivre sur le domaine de mon père ?… »

M. Cascabel, qui ne s’attendait pas à cette proposition, répondit après avoir réfléchi un instant :

« Monsieur le comte Narkine…

— Appelez-moi monsieur Serge, dit le comte Narkine, jamais autrement !… Vous me ferez plaisir !

— Eh bien, monsieur Serge, ma famille et moi, nous sommes très touchés… L’offre que vous nous faites, cela montre toute votre affection… Nous vous remercions bien !… Mais là-bas… vous savez… c’est le pays…

— Je vous comprends ! répondit le comte Narkine. Oui !… je vous comprends… Et, puisque vous voulez retourner en France, dans votre Normandie, je serais heureux de savoir que vous êtes établis chez vous… dans une jolie maison de campagne… avec une ferme et quelques terres autour !… Là, vous pourriez vous reposer de vos longs voyages…

— Ne croyez point que nous soyons fatigués, monsieur Serge ! s’écria M. Cascabel.

— Voyons, mon ami… parlez-moi franchement !… Tenez-vous beaucoup à votre état ?…

— Oui…, puisqu’il nous fait vivre !…

— Vous ne voulez pas me comprendre, reprit le comte Narkine, et vous m’affligez ! Me refuserez-vous la satisfaction de faire quelque chose pour vous ?…

— Ne nous oubliez pas, monsieur Serge, répondit Cornélia, voilà tout ce que nous vous demandons, car nous ne vous oublierons jamais… ni vous… ni Kayette…

— Ma mère !… s’écria la jeune fille.

— Je ne puis être ta mère, chère enfant !

— Pourquoi pas, madame Cascabel ? répondit M. Serge.

— Et comment ?…

— En la donnant pour femme à votre fils ! »

Quel effet produisirent ces paroles du comte Narkine — effet plus grand, à coup sûr, que tous ceux que M. Cascabel avait pu obtenir dans sa brillante carrière !

Jean était fou de bonheur, il baisait les mains de M. Serge, qui pressait Kayette sur son cœur. Oui, elle serait la femme de Jean, et n’en serait pas moins la fille adoptive du comte ! Et M. Serge le garderait près de lui, car il voulait l’attacher à sa personne ! M. et Mme  Cascabel auraient-ils jamais pu rêver un plus bel avenir pour leur fils ? Quant à accepter du comte Narkine autre chose que l’assurance de son amitié, tous deux ne voulaient point y consentir. Ils avaient un bon métier, ils le continueraient…

C’est alors que le jeune Sandre s’avança, et, la voix un peu émue, mais les yeux pleins de malice :

« À quoi bon, père ?… Nous sommes riches, et nous n’aurons plus besoin de travailler pour vivre ! »

Et le gamin tirait triomphalement de sa poche la pépite qu’il avait ramassée dans les forêts du Caribou.

« Où as-tu trouvé cela ? » s’écria M. Cascabel, qui avait pris la précieuse pierre.

Sandre raconta ce qui s’était passé.

« Et tu ne nous en as rien dit ?… s’écria Cornélia. Et tu as pu garder ce secret ?…

— Oui… mère, quoique ça n’ait pas été sans peine !… Je voulais vous en faire la surprise, et ne vous apprendre que nous sommes riches qu’après notre arrivée en France !

— Ah ! l’adorable enfant ! s’écria M. Cascabel. Eh bien, monsieur Serge, voilà une fortune qui arrive à propos !… Regardez !… C’est bien une pépite !… C’est bien de l’or… et il n’y aura qu’à la changer… »

Le comte Narkine avait pris le caillou, il l’examinait avec
Ils venaient les voir tous les ans. (Page 436.)

attention, et, pour en apprécier la valeur, il le balançait dans sa main, il en observait les petits points brillants.

« Oui, dit-il, c’est bien de l’or, et cela pèse au moins dix livres…

— Ce qui vaut ?… demanda M. Cascabel.

— Vingt mille roubles !

— Vingt mille roubles !…

— Mais… à la condition… de le changer… et de le changer… tout de suite !… Voyez… comme je fais ! »

Et M. Serge, digne élève de M. Cascabel, fit un si habile tour d’escamotage qu’il substitua à la fameuse pépite un portefeuille, lequel se trouva entre les mains du jeune garçon.

« En voilà un tour ! s’écria M. Cascabel. Quand je vous disais que vous aviez d’étonnantes dispositions…

— Qu’y a-t-il dans ce portefeuille ?… demanda Cornélia.

— Le prix de la pépite !… Oh ! rien de plus… mais rien de moins ! » répondit M. Serge.

En effet, il s’y trouvait un chèque de vingt mille roubles sur MM. Rothschild frères, de Paris.

Que valait la pépite ? Était-ce un morceau d’or ou un simple caillou que le jeune Sandre avait si consciencieusement rapporté de l’Eldorado colombien ? ce point n’a jamais pu être éclairci. Quoi qu’il en soit, il fallut bien que M. Cascabel en crût le comte Narkine sur parole, et s’en rapportât à l’amitié de M. Serge, dont il faisait plus de cas que de tout le trésor impérial de Sa Majesté le Czar !

La famille Cascabel resta pendant un mois en Russie. Il n’était plus question ni de la foire de Perm ni de la foire de Nijni. Le père, la mère, le frère, la sœur pouvaient-ils se dispenser d’assister au mariage de Jean et de Kayette, qui fut célébré au château de Walska ? Il y eut grande cérémonie, et jamais jeunes époux ne furent entourés d’un tel concours de gens heureux.

« Hein, César !… dit Cornélia, au moment où elle sortait de la chapelle du château.

— C’est bien ce que je me disais ! » répliqua M. Cascabel.

Huit jours après, M. et Mme  Cascabel, Sandre, Napoléone et Clou-de-Girofle — qu’il ne faut point oublier, car il fait véritablement partie de la famille — prirent congé du comte Narkine. Ils firent route pour la France, mais en chemin de fer, emmenant la Belle-Roulotte, qui les suivit en grande vitesse, s’il vous plaît !

Le retour de M. Cascabel dans sa Normandie fut un évènement. Cornélia et lui devinrent gros propriétaires aux environs de Pontorson, avec de belles dots en perspective pour Sandre et Napoléone. Le comte Narkine, Jean, devenu son secrétaire, et Kayette, la plus heureuse des femmes, venaient les voir tous les ans, et s’ils étaient reçus avec ivresse !… Le mot est d’autant plus juste, que, ce jour-là, les gens de M. Cascabel y perdaient la raison.

Tel est le récit fidèle de ce voyage que l’on peut compter comme l’un des plus surprenants de la collection des Voyages extraordinaires. Évidemment, tout cela finit bien !… Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il s’agit de cette honnête famille Cascabel !


fin de la deuxième et dernière partie.