Cécilia/Texte entier

Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1, ).



CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





1er Vol

La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME PREMIER.



À PARIS,
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No 182.

L’AN TROISIÈME.





AVIS
DE
L’ÉDITEUR.


Si le succès du roman de Cécilia a été des plus heureux à Londres, celui de sa traduction, quoique très-défectueuse à tous égards, ne l’a pas été moins en France : quelqu’informe qu’elle soit, on en a multiplié les éditions, au lieu d’en donner une nouvelle, dans laquelle on aurait évité, du moins en grande partie, tous les défauts qui la déparent. Les traducteurs de Clarisse, de Tom-Jones, de Paméla, & de plusieurs autres romans anglais, ont très-bien senti combien il serait difficile de faire goûter en France un ouvrage anglais sur lequel on se serait traîné péniblement pour en rendre, avec une plate fidélité, les longueurs, & les détails les plus inutiles : aussi se sont-ils permis des changements, des suppressions qui rendent l’action plus vive & le dialogue ou la narration plus animés.

On a toujours reproché aux anglais d’employer souvent des moyens trop faibles, & quelquefois aussi des ressorts trop usés, pour mettre en jeu leurs personnages ; de s’abandonner à des détails trop futiles ou trop bas, & sur-tout de ne cesser de délayer, ou plutôt de tourmenter une idée qui a ri à leur imagination. Le traducteur de Cécilia a cru devoir respecter ces défauts, & ne nous a pas fait grace d’une virgule. Cependant on conviendra que ce roman, pour être goûté en France, avait certainement besoin, non d’être refondu (car le plan & la marche en sont très-bien conçus) mais corrigé quant aux accessoires. Et voilà précisément ce que n’a point senti la personne qui en a donné une traduction strictement littérale, dans laquelle elle a conservé scrupuleusement tout ce qu’en France on aurait pu reprocher à l’original.

Un homme de goût, piqué de voir ce roman noyé dans des longueurs & des superfluités qui en embarrassent la marche & refroidissent l’intérêt, s’est amusé à les élaguer de cette même traduction. Il a resserré le dialogue, & l’a rendu plus vif, plus rapide ; il a retouché le style ; il a fait un plus heureux choix d’expressions qui ajoutent aux beautés de l’original ; il en a retranché aussi des répétitions qui devenaient insupportables pour nous, & qui n’ajoutaient rien aux divers tableaux que ce roman nous présente. Il ne s’en est pas tenu là : il a senti que certains personnages étaient des hors-d’œuvres absolument inutiles, ou tout au moins déplacés, ou qui ne faisaient qu’embarrasser l’action ; il les a supprimés sans scrupule. En un mot, on peut considérer la traduction que nous allons donner, comme un joli habit à l’anglaise, qu’on a refait sur la taille d’un français, & qui sied tout au mieux à celui-ci.

Comme nous ne sommes nullement persuadés qu’on doive nous en croire sur notre parole dans tout ce que nous avançons au sujet de ce roman & de sa traduction, nous allons rapporter ici ce qu’en disent des journalistes dont les jugements sont de quelque poids dans la balance littéraire. Voici d’abord ce qu’en dit le Mercure de France, n°. 16, page 109, année 1784.

« C’est au succès dEvelina que nous devons Cécilia, second ouvrage du même auteur (Miss Burney), alors âgée de vingt-un ans. La juste célébrité que ce roman a obtenue en Angleterre, a engagé un anonyme à le traduire en français. Nous ne dirons rien de cette traduction, dans laquelle nous ne pourrions que relever une multitude de défauts que tout lecteur n’appercevra que trop facilement ; mais nous croyons devoir déclarer, parceque nous en sommes sûrs, que si le traducteur anonyme est une femme, ainsi que le bruit s’en est répandu, au moins n’est-ce pas celle que le public a paru désigner ».

L’auteur de cet extrait, en revenant sur ses pas, dans un autre Mercure, dit : « Nous croyons qu’on peut reprocher à Miss Burney de se laisser entraîner trop facilement par des détails, par des scènes entières, qui ne servent ni à l’intérêt de l’action, ni au développement des caractères ; enfin, de ramener trop souvent des personnages peu utiles, qui ne peuvent inspirer qu’un intérêt de curiosité, & que par là même on ne desire plus de revoir du moment qu’ils sont connus. Mais nous devons dire aussi que son ouvrage nous paraît d’une grande conception et d’un vif intérêt ; qu’il possède éminemment le mérite de peindre les mœurs & les usages ; qu’il est rempli d’observations fines & profondes ; qu’en général, les caractères & les sentiments y sont vrais & bien soutenus ; que la morale en est attrayante & pure. Nous pensons enfin que ce roman doit être compris parmi les meilleurs ouvrages de ce genre, Etc. Etc. ».

C’est ainsi que s’exprime l’auteur des Liaisons dangereuses, dans les extraits qu’il a donnés de Cécilia dans trois Mercures, & certainement on peut s’en rapporter à un juge aussi compétent, sur-tout en matière de romans. Nous allons faire connaître ce que pensent de cet ouvrage les auteurs du Journal Encyclopédique, qui jouit, depuis son origine, de l’estime publique, & qu’on cite avec éloge dans quantité de livres sçavants, tant étrangers que nationaux. Voici ce qu’il en est dit dans ce journal du 15 Juillet de la même année, (page 274).

« Après avoir donné à ce roman les éloges qu’il mérite, nous ne dissimulerons pas qu’il est fâcheux que tant de beaux caractères, des scènes si attendrissantes, des peintures si fraîches & si vives des mœurs, soient, pour ainsi dire, étouffés par des détails minutieux, quelquefois bas, longs, conséquemment très-fatigants pour le lecteur, & qu’on soit obligé d’acheter, par des moments d’ennui, le plaisir qu’on y goûte, Etc, Etc. ».

Dans le Journal du Lycée, qui s’imprime à Londres, on n’attaque pas, à la vérité, le fond du roman : l’auteur, quoique français, juge comme un anglais aurait pu le faire ; il borne sa critique à la traduction, & nous dit : « Tout homme qui sait les deux langues n’a qu’à comparer : il gémira de voir le charmant roman de miss Burney si défiguré…… Lecteurs, ne jugez donc pas Cecilia d’après une très-mauvaise traduction, qui vient d’en paraître ».

Comment a-t-on pu, après de pareils jugements sur cette informe traduction, en faire quantité d’éditions qui se nuiraient mutuellement, quand même celle que nous donnons n’aurait point paru ? On avait semblé d’abord dédaigner Evelina du même auteur ; ce roman avait été traduit par la même personne, & par conséquent avec les mêmes défauts ; le succès de Cécilia a reflué sur Evelina ; les mêmes raisons ont déterminé l’homme de goût dont il s’agit, à faire pour Evelina ce qu’il a fait pour Cécilia, & il n’a rien négligé pour en rendre la lecture infiniment plus agréable & plus intéressante.


CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.


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LIVRE PREMIER.

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CHAPITRE PREMIER.

Un Voyage.


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Cécile avait atteint depuis peu sa vingt-unième année. Ses ancêtres avaient été d’opulents fermiers de la province de Suffolck. Cette profession peu conforme aux idées ambitieuses de son père, ne lui avait pas paru digne de lui ; l’appât des richesses avait eu moins d’empire sur son esprit, que le désir de vivre d’une manière plus brillante ; sa vie avait été celle d’un gentilhomme de province ; et sans avoir cherché à augmenter sa fortune, il s’était contenté des revenus que les travaux de ses prédécesseurs lui avaient procurés. Cécile était encore au berceau, lorsque son père vint à mourir ; sa mère suivit son mari de très-près. Ils lui avaient laissé dix mille livres sterling, et l’avaient confiée au doyen***, son oncle, qu’ils avaient nommé son tuteur. C’est chez cet ecclésiastique, dont la fortune, augmentée par plusieurs circonstances heureuses, était devenue assez considérable, que Cécile venait de passer quatre années, lorsqu’il vint à décéder. Sa mort, en la privant de son dernier parent, l’avait laissée héritière de tous ses biens, dont le revenu se montait à 3000 livres sterling ; à cette seule condition, que le mari en faveur duquel elle disposerait de sa main et de sa fortune, prendrait son nom en l’épousant. Traitée aussi favorablement du côté des richesses, elle l’avait été encore plus par la nature : sa figure était agréable, son cœur noble et bienfaisant ; son abord prévenait en sa faveur, et annonçait beaucoup d’esprit ; la moindre émotion de son ame se peignait sur son visage ; et ses yeux, interprêtes de ses pensées, laissaient voir tour-à-tour son discernement et sa sensibilité.

Le doyen avait confié, pendant le court espace qui devait s’écouler jusqu’à la majorité de son héritière, sa personne et sa fortune à trois tuteurs, s’en rapportant entièrement à son choix, et lui permettant d’habiter chez celui d’entre eux qui lui conviendrait le mieux. Cécile, affligée de la perte de tous ses parents, ne trouvait de véritable consolation que dans la tranquillité de la vie champêtre, et dans les soins maternels d’une amie respectable qui la connaissait depuis son enfance, et que ses années et son expérience lui avaient rendue presque aussi chère que sa propre mère. Madame Charlton, cette amie sincère et respectable, la reçut chez elle. Elle y était établie depuis le moment où elle avait rendu les derniers devoirs au doyen ; et peut-être, si elle n’avait suivi que son inclination, y serait-elle restée jusqu’à celui où elle aurait pu aller habiter sa maison ; mais ses tuteurs désirèrent qu’elle changeât de demeure. Elle obéit à regret, quitta ses premières compagnes, l’amie la plus chérie et la plus respectable, ainsi que le lieu qui renfermait les restes des seules personnes qu’elle eût aimées. Accompagnée d’un de ses tuteurs, et suivie de deux domestiques, elle se rendit de Bury à Londres.

Ce tuteur était M. Harrel. Quoiqu’encore à la fleur de son âge, galant, poli, enjoué, grand et répandu dans le monde, il avait été nommé par son oncle un de ses trois tuteurs, dans la vue de faire plaisir à sa nièce, dont il avait épousé la plus intime amie. Cette unique raison lui fit penser qu’elle préférerait sa maison à toute autre. M. Harrel ne manqua pas de mettre en œuvre, pour dissiper sa mélancolie, tous les moyens que son esprit et sa politesse lui suggérèrent ; et Cécile, chez qui la douceur était assaisonnée de dignité, et la délicatesse de fermeté, se comporta de manière à lui persuader que ses soins n’étaient point inutiles. L’idée de retrouver une jeune amie, de vivre dans le sein de la confiance, venait adoucir les regrets de quitter des personnes auxquelles la reconnaissance l’attachait, et d’abandonner cette tranquillité qu’elle aimait. Elle avait cependant encore une épreuve à soutenir ; il lui restait un ami, duquel elle ne pouvait se dispenser de prendre congé.

À la distance de sept milles de Bury, résidait M. Monckton, le particulier le plus riche et le plus accrédité de tout le voisinage ; il avait invité Cécile et son tuteur à déjeûner chez lui à leur passage. M. Monckton était le cadet d’une famille distinguée, un homme à talents, fort instruit, et qui avait de la finesse. Il joignait à une force d’esprit naturelle, un grand usage du monde, et à l’art de distinguer avec la plus grande facilité le caractère de ceux avec qui il avait à traiter, celui de déguiser parfaitement le sien. Desirant ardemment d’acquérir une fortune, et d’obtenir la considération, suite de l’opulence, il s’était marié de très-bonne heure avec une riche douairiére de condition, dont l’âge avancé, puisqu’elle comptait déjà soixante-sept ans, n’était cependant qu’une de ses qualités les moins désagréables, son humeur étant encore plus repoussante que ses rides. Une si grande disproportion d’âge lui avait fait espérer que les richesses qu’il s’était ainsi procurées seraient bientôt débarrassées de ce qui en rendait la jouissance moins agréable ; mais son attente fut aussi vaine qu’intéressée : sa femme n’était pas plus la dupe de ses protestations, qu’il ne l’était lui-même de ses espérances. Il connaissait trop bien le monde, pour s’exposer à sa critique, en maltraitant la femme à laquelle il devait le rang qu’il y occupait. Il est vrai qu’il ne la voyait que rarement ; mais il savait trop ce qu’il se devait à lui-même, pour manquer aux lois que la décence et la politesse imposent en pareil cas aux honnêtes gens. Ayant ainsi sacrifié à son ambition tout espoir de bonheur dans sa vie privée, il tourna ses vues du côté où il espérait trouver les plaisirs qu’il avait acheté si cher la faculté de se procurer. Cette ressource, pour les personnes opulentes, ne saurait leur être ravie, et il n’y a que la satiété qui puisse les en priver. M. Monckton n’avait point encore éprouvé ce sentiment, et il avait prudemment partagé son temps entre les amusements dispendieux de la capitale, et les plaisirs les plus bruyants de la province.

Le peu de connaissance que Cécile avait acquis des usages du monde et des différents caractères de ceux qui le composent, elle ne le devait qu’aux observations qu’elle avait eu occasion de faire chez ce gentilhomme, avec lequel le doyen son oncle avait été particulièrement lié. Il était très-considéré ; sa conversation était pour elle une source inépuisable d’instructions. L’habitude de la société, et l’étude des individus qui la composent le mettaient à portée de traiter les sujets dont elle avait le moins d’idée ; et son esprit, capable de saisir et de sentir le vrai, y trouvait de nouvelles lumières.

Les idées de Cécile s’étaient étendues, tandis que les réflexions de M. Monckton n’avaient servi qu’à l’affliger. Il voyait devant lui un objet qui, à tous les avantages de cette opulence qu’il avait si fort prisée, joignait encore la beauté, la jeunesse et l’esprit. Quoique beaucoup plus âgé qu’elle, il ne l’était cependant point encore assez pour que son inclination eût rien de ridicule ; et la satisfaction que sa conversation paraissait causer à Cécile, lui donnait lieu de se flatter que l’opinion avantageuse qu’elle avait conçue de son mérite, pourrait insensiblement se changer en affection. Il se reprochait le motif qui l’avait porté à se sacrifier, en épousant une femme qu’il abhorrait ; et les vœux qu’il formait pour en être débarrassé, devenaient tous les jours plus fervents. Il savait que les liaisons de Cécile ne s’étendaient pas au-delà d’un cercle particulier dont il faisait lui-même le principal ornement ; qu’elle avait rejetté tous les partis qui s’étaient présentés jusqu’alors ; et comme il l’avait soigneusement observée depuis ses premières années, il avait sujet de penser que son cœur s’était refusé à toute impression dangereuse. Il s’était accoutumé depuis long-temps à la considérer comme un bien qui ne pouvait lui échapper ; et quoiqu’il n’eût pas apporté une plus grande attention à approfondir sa façon de penser qu’à empêcher qu’elle ne parvînt à découvrir la sienne, il avait disposé d’avance de sa fortune, et avait déjà fait des arrangements en lui-même qui répondaient le mieux à ses goûts.

La mort du doyen, oncle de Cécile, avait réellement alarmé M. Monckton ; il la voyait à regret abandonner la province de Suffolk, où il se regardait comme l’homme le plus considérable, tant par son mérite, que par son crédit ; et il redoutait le séjour de Londres, où il prévoyait que nombre de rivaux, ses égaux par leurs talents et leurs richesses, ne tarderaient pas à se présenter, et à lui prodiguer des soins. Ces rivaux, plus jeunes et aussi confiants que lui, n’étant pas retenus par les mêmes liens, feraient tous leurs efforts pour lui plaire, et pouvaient fort bien réussir. La beauté et l’indépendance, qui se trouvent si rarement ensemble dans une jeune personne, ne manquent presque jamais de lui attirer une foule d’adorateurs ; d’ailleurs, la maison de M. Harrel était renommée pour son élégance et les agréments dont on y jouissait. Malgré toutes ces considérations, bravant le danger, et se confiant à son ascendant, il résolut de ne point renoncer à son projet, convaincu que sa persévérance et son adresse ne pouvaient manquer d’en assurer le succès.



CHAPITRE II.

Un Argument.


Monsieur Monckton avait alors chez lui quelques amis qui étaient venus y passer les fêtes de Noël. Il attendait impatiemment Cécile, et courut pour l’aider à descendre de la voiture avant que M. Harrel eût pu mettre pied à terre. Il remarqua son air mélancolique, et fut charmé de voir que le voyage de Londres était si peu de son goût. Il la conduisit à la salle à manger, où milady Marguerite et ses amis l’attendaient. Celle-ci la reçut avec une froideur qu’on eût pu prendre pour impolitesse. Naturellement colère, et jalouse par la connaissance qu’elle avait d’elle-même, l’apparence de la beauté l’alarmait, et celle de l’enjouement lui déplaisait. Elle regardait avec défiance toutes les personnes pour lesquelles son mari avait la moindre attention ; et ayant précédemment remarqué ses fréquentes visites chez le doyen, elle avait conçu une haine toute particulière pour Cécile, qui s’en étant apperçue, et n’en pouvant deviner ni connaître la cause, avait pris soin d’éviter d’avoir avec elle d’autres liaisons que celles que la bienséance et le voisinage exigeaient, se contentant de plaindre en secret le triste sort de son ami.

La compagnie qui se trouvait alors chez M. Monckton était composée d’une femme et de plusieurs hommes. La femme (mademoiselle Bennet) était, dans toute l’étendue du terme, l’humble compagne de milady Marguerite. D’une naissance obscure, mal élevée, l’ame basse, aussi peu sensible au mérite naturel qu’aux talents acquis, elle avait cependant fait de grands progrès dans l’art de flatter, et en connaissait toutes les petites ruses. N’ayant d’autre but que celui de se procurer, sans travail, une sorte d’aisance dans le monde, elle était devenue peu à peu l’esclave de la maîtresse de la maison, recevant des affronts sans se plaindre, et se soumettant au mépris comme à la chose du monde la moins extraordinaire.

Parmi les hommes, le plus remarquable était M. Aresby, capitaine de milice, jeune homme qui croyait qu’un militaire devait nécessairement être galant : en conséquence, sans chercher en aucune façon à se rendre utile à sa patrie, il regardait une cocarde comme une preuve incontestable de mérite, et ne s’en était décoré que pour témoigner son dévouement au beau sexe, qu’il se croyait fait pour conquérir.

Un certain M. Morrice, qui, par les attentions les plus recherchées, tâchait de se faire distinguer, faisait là son pendant. Ce jeune homme suivait depuis quelque temps le barreau, où, quoiqu’il commençât à être connu, il ne devait pourtant ses succès ni à une habileté plus qu’ordinaire, ni à l’expérience qui en tient souvent lieu. Au respect le plus profond pour le rang et la fortune, il joignait une confiance en lui même, qu’aucune supériorité n’était capable d’humilier. Ses prétentions étaient soutenues d’un enjouement que nulle mortification ne pouvait diminuer ; et tandis que la souplesse de son caractère le garantissait d’avoir des ennemis, son empressement à obliger lui acquérait des amis auxquels il trouvait toujours le moyen d’être utile.

Il s’y rencontrait encore quelques autres gentilshommes du voisinage, ainsi qu’un vieillard qui, sans paraître faire la moindre attention au reste de la compagnie, se tenait à l’écart avec un air de mauvaise humeur.

Mais la principale figure de ce tableau était M. Belfield, grand jeune homme, d’une taille fine et déliée, dont tous les traits annonçaient une grande activité ; ses yeux étaient on ne peut pas plus vifs et plus spirituels. Destiné d’abord par son père au commerce, il y renonça bientôt, parce que son inclination l’élevait beaucoup au-dessus de cet état. Du mécontentement, il passa à la résistance, et finit par quitter la demeure de ses parents, et entra au service : mais, passionné pour les beaux arts, et empressé d’acquérir de nouvelles connaissances, il ne tarda pas à s’appercevoir que ce métier n’était guère plus de son goût que celui auquel il s’était refusé. Il s’en dégoûta bientôt, se raccommoda avec son père, et s’adonna à l’étude des lois. Trop léger pour une application sérieuse, et trop dissipé pour une occupation pénible, il fit très-peu de progrès dans cette carrière. Et cette même pénétration, ainsi que cette force d’imagination, qui, si elles avaient été accompagnées de prudence, auraient pu l’élever à la première dignité de sa profession, étant malheureusement associées avec un grand fond d’inconstance et de caprice, ne servirent qu’à retarder sa marche, et à s’opposer à son avancement. Peu occupé, et n’ambitionnant pas de l’être davantage, sa fortune, très-médiocre, diminuant tous les jours, il ne lui resta que la stérile admiration des gens à la mode, laquelle se bornant à de simples politesses, ne lui laissa qu’une existence très-incertaine. Caressé généralement et recherché avec empressement, il négligea ses propres intérêts, ne s’embarrassa guère de l’avenir, consacra tout son temps à la société, ses revenus au plaisir, et son esprit aux muses.

Je vous présente, dit M. Monckton, en conduisant Cécile dans la salle, un objet d’affliction dans cette jeune demoiselle, qui n’a jamais causé d’autre regret à ses amis que celui qu’ils éprouvent de son départ.

Si l’affliction, s’écria M. Belfield, en fixant sur elle un regard pénétrant, se montre sous un aspect pareil dans la partie du monde que vous habitez, qui voudrait jamais l’échanger contre le séjour le plus délicieux ?

Elle est divinement belle, rien de plus certain, ajouta le capitaine, feignant que cette exclamation lui échappait malgré lui.

Cécile, s’étant placée auprès de la maîtresse de la maison, commença tranquillement à déjeuner ; M. Morrice, le jeune jurisconsulte, se mit sans façon à ses côtés, tandis que M. Monckton, occupé ailleurs, plaçait le reste de ses convives de manière à pouvoir s’y placer ensuite lui-même. S’adressant alors à Cécile, il lui dit : Nous allons vous perdre, et vous paraissez fâchée de nous quitter ; cependant je crains qu’avant peu vous n’ayez oublié Bury, ses habitants et ses environs. Si vous le pensez, répondit Cécile, je crois que Bury, ses habitants et ses environs ne tarderont pas à m’oublier. Mais il paraît, dit M. Monckton, qu’on excuse aisément l’oubli de ses anciens amis, et qu’on regarde cette négligence comme une nécessité que différentes circonstances et une nouvelle position dans la société doivent faire pardonner. Quoique cette maxime ne soit pas encore ouvertement admise comme un précepte, elle est cependant si généralement confirmée par l’expérience, que ceux qui agissent différemment s’exposent à la critique du public, et à passer pour singuliers.

Il est donc heureux pour moi, répartit Cécile, que ma personne et mes actions soient assez peu connues de lui, pour ne pas arrêter son attention. — Vous vous proposez donc, Madame, dit M. Belfield, au mépris de ces maximes, de n’avoir d’autre guide de votre conduite que les lumières de votre raison ?

Telle est ordinairement, répliqua M. Monckton, l’intention de tous ceux qui débutent dans le monde. Tout individu raisonnant dans son cabinet, a toujours des sentiments épurés, et la plus grande confiance dans ses propres forces ; mais il n’est pas plutôt livré au tourbillon, que réfléchissant moins, et agissant davantage, il reconnaît la nécessité de se conformer aux usages reçus, et de suivre bonnement le chemin battu. Pardonnez-moi, s’écria M. Belfield ; pour peu qu’il ait de courage, il s’en gardera bien ; le chemin battu sera sûrement le dernier qu’un être raisonnable choisira.

On ne verra jamais que des gens ordinaires,
Dirigés & conduits par les règles vulgaires.

Maxime pernicieuse, très-pernicieuse, s’écria d’un air refrogné le vieillard qui était assis dans un des coins de la salle.

Cette espèce de mépris pour les principes reçus, dit M. Monckton, sans faire la moindre attention aux propos du vieillard, est non-seulement excusable, mais louable ; et vous avez, Belfield, un droit tout particulier à soutenir cette opinion. Cependant, eu égard au peu de gens qui vous ressemblent, on est rarement dans le cas de se prévaloir de cet exemple.

Et pourquoi rarement, ajouta Belfield ? Parce que vos règles générales, vos coutumes reçues, vos formes de convenance, sont autant d’arrangements absurdes pour retarder, non-seulement les progrès du génie, mais l’usage même du discernement. Si l’homme osait agir par lui-même ; si l’intérêt, les préjugés dont on l’a imbu, les préceptes éternels et les exemples n’offusquaient pas sa raison, et n’influaient pas sur sa conduite, qu’il serait excellent et admirable ! Combien, infini par ses facultés ! Combien semblable à Dieu par son esprit[1] !

Tout ce que vous dites là, répliqua M. Monckton, n’est que le résultat d’une imagination exaltée, à laquelle les impossibilités ne paraissent que des difficultés, et celles-ci des encouragements à tout entreprendre, tandis que l’expérience nous démontre absolument le contraire. Elle nous enseigne que l’opposition d’un individu à l’opinion générale, est toujours dangereuse dans la pratique, et que l’événement en est rarement heureux ; peut être même ne l’est-il jamais sans un concours singulier de circonstances favorables, secondées par beaucoup d’habileté.

Je voudrais, répliqua Belfield, que tous les hommes, philosophes ou idiots, agissent par eux-mêmes. Alors, chacun se montrerait tel qu’il est ; les tentatives plus fréquentes réussiraient, et la fureur d’imiter diminuerait ; et le génie sentirait sa supériorité, et la sottise sa nullité. Alors, et alors seulement, nous cesserions d’être excédés de cette uniformité éternelle dans les mœurs et dans l’extérieur, qui prévaut actuellement dans tous les états et dans toutes les conditions.

Le déjeûné étant fini, M. Harrel fit avancer sa chaise, et Cécile se leva pour prendre congé. Dans ce moment, M. Monckton eut quelque peine à cacher les craintes que lui causait son départ, et lui prenant affectueusement la main, il dit : J’imagine que vous refuserez à un ancien ami la liberté de vous faire sa cour à Londres, de peur que sa vue ne vous rappèle le souvenir des tristes moments que vous regretterez bientôt d’avoir perdus en province. Pourquoi me dites-vous cela, M. Monckton, s’écria Cécile ? je suis sûre que vous ne sauriez le penser. Ces profonds scrutateurs du cœur humain, dit Belfield, sont de pauvres champions de la confiance ou de l’amitié. Ils sont en guerre ouverte avec tout sentiment qui n’est pas absolument dépravé, et font à peine quartier aux plus pures intentions, dès qu’ils soupçonnent qu’on pourrait avoir la moindre tentation d’y déroger.

Il est facile en théorie, dit M. Monckton, de résister à la tentation ; mais, si vous réfléchissez au grand changement que Miss Beverley éprouvera à la vue du nouveau théâtre où elle va débuter, des nouvelles connaissances qu’elle sera obligée de faire, et des nouvelles liaisons qu’elle formera, vous ne serez plus étonné qu’un ami qui s’intéresse à elle ait quelqu’inquiétude sur son compte. Ne rencontrerait-on pas des frippons, des escrocs, des trompeurs, enfin des malheureux de toute espèce et sous toutes sortes de dénominations qui guettent la jeunesse lorsqu’elle est riche, pour en faire leur dupe ?

Partons, partons, s’écria M. Harrel : il est plus que temps que j’emmène ma belle pupille, puisque c’est là votre manière de lui peindre le lieu qu’elle va habiter.

Est-il possible, dit brusquement le capitaine en s’avançant vers Cécile, que cette demoiselle n’ait point encore essayé de Londres ? Ensuite, adoucissant sa voix et la fixant en souriant, d’un air languissant, il ajouta : se peut-il qu’une personne aussi divinement belle ait été confinée en province ? Ah ! quelle honte ! Comment pourrait-on avoir la cruauté de laisser rouiller dans une campagne un objet si charmant !

Cécile, pensant qu’un pareil compliment ne méritait d’autre réponse de sa part qu’une simple révérence, se tourna du côté de milady Marguerite, et lui dit : comptez-vous, madame, de venir à Londres cet hiver ? et en ce cas, oserais-je vous demander votre adresse, pour avoir l’honneur de vous rendre mes devoirs ? Je ne sais point encore ce que je ferai, répondit la vieille milady, avec sa mauvaise grace ordinaire.

Cécile serait sortie sur-le-champ, si M. Monckton ne l’avait arrêtée, pour lui réitérer combien il redoutait les conséquences de son voyage. Soyez en garde, s’écria-t-il, contre toutes les nouvelles connaissances ; ne jugez personne sur les apparences ; ne formez aucune liaison à la hâte ; prenez tout le temps nécessaire pour connaître ceux qui vous entourent, et souvenez-vous que vous ne sauriez apporter le moindre changement dans votre manière de vivre, sans courir risque de vous en trouver mal, plutôt que d’en tirer le moindre avantage. En conséquence, restez, autant qu’il se pourra, telle que vous êtes. Alors, plus vous verrez les autres femmes, plus vous serez contente de ne leur pas ressembler, et de ne pas être liée avec elles.

Quoi, M. Monckton ! s’écria Belfield, est-ce vous qui donnez de pareils avis ? Qu’est devenu votre système de conformité ? Il me semble que vous prétendiez que tout le monde devait se conduire de même, et ne s’écarter jamais de la route ordinaire.

Je parlais, répliqua M. Monckton, du monde en général, et point en particulier de cette demoiselle. Y a-t-il quelqu’un qui la connaisse, et qui ait le bonheur de la voir, qui ne désire ardemment qu’elle reste, autant que cela se pourra à tous égards, telle qu’elle est à présent ?

Je m’apperçois, du moins, répondit Cécile, que dans le cas où je serais exposée à la flatterie, vous voulez, en m’y accoutumant d’avance, prévenir les mauvais effets qu’elle pourrait produire.

Eh bien ! Miss Beverley, s’écria M. Harrel, après tout ce que vous venez d’entendre, ne redoutez-vous pas le voyage de Londres ? et M. Monckton est-il parvenu à vous en dégoûter ? Si je n’avais pas plus de chagrin de quitter mes amis, répliqua Cécile, que je n’ai de crainte en me hasardant d’aller à Londres, combien ce voyage ne me serait-il pas facile et agréable !

Bravo ! cria Belfield ; je suis enchanté de voir que les discours de M. Monckton ne vous ayent point intimidée, ni convaincue que vous étiez à plaindre d’avoir le malheur d’être en même temps jeune, belle et riche. Hélas, pauvre enfant ! dit douloureusement le vieillard qui était dans un coin, regardant fixement d’un air de pitié Cécile, qui témoigna quelque surprise, et fut la seule qui parut faire attention à lui.

Les civilités ordinaires que l’on a coutume de faire en pareille occasion se répétèrent, et le capitaine s’avança très-respectueusement pour présenter la main à Cécile ; mais tandis que son éloquence muette se manifestait par ses mines gracieuses et ses profondes révérences, M. Morrice, feignant de ne pas s’appercevoir de son intention, se glisse adroitement entre eux deux, et saisit lui-même, sans l’en prévenir, la main de Cécile, tâchant cependant de couvrir sa témérité par un air très-respectueux. Le capitaine haussa les épaules, et se retira. M. Monckton, indigné de l’impudence de Morrice, et résolu de l’en punir, s’avança, et lui dit : de quel droit prétendez-vous vous arroger le privilège que me donne ma qualité de maître de la maison ? Vous avez raison, répondit celui-ci ; j’avais oublié que vous étiez membre du parlement, et qu’en conséquence vous aviez le droit incontestable de vous montrer jaloux de vos privilèges. Après quoi, faisant une profonde révérence à Cécile, il abandonna sa main, tout aussi satisfait de la céder, qu’il l’avait été de la prendre.

M. Monckton, en la conduisant à sa voiture, lui demanda une seconde fois la permission de lui rendre ses devoirs à Londres. M. Harrel profita de cette occasion pour le prier de regarder sa maison comme la sienne ; et Cécile lui témoignant sa reconnaissance de l’intérêt qu’il daignait prendre à elle, ajouta : j’espère, Monsieur, que vous voudrez bien m’honorer de vos conseils et de vos avis relativement à ma conduite, toutes les fois que vous me ferez la grace de venir me voir. C’était là précisément ce qu’il souhaitait. Il la conjura à son tour de l’honorer de sa confiance ; et la saluant respectueusement, on se mit en voyage.







CHAPITRE III.

Une Arrivée.


À peine eurent-ils perdu de vue la maison, que Cécile témoigna sa surprise de la conduite du vieillard relégué dans un coin de la salle, dont le silence constant, l’éloignement du reste de la compagnie, et la distraction avaient fort excité sa curiosité. M. Harrel n’était guère en état de la satisfaire : il lui dit qu’il avait rencontré deux ou trois fois cet homme dans des lieux publics, où tout le monde était frappé de la singularité de ses manières et de son extérieur ; mais qu’il n’avait trouvé personne qui parût le connaître, et qu’il était tout aussi surpris qu’elle de voir un personnage de cette espèce chez M. Monckton. La conversation roula ensuite sur la maison qu’ils venaient de quitter. Cécile témoigna avec chaleur la manière avantageuse dont elle pensait sur le compte de M. Monckton, combien elle lui était obligée de l’intérêt que, depuis sa plus tendre enfance, il n’avait cessé de prendre à ses affaires, et l’espoir qu’elle avait de retirer beaucoup de fruit des instructions et de l’amitié d’un homme qui connaissait si bien le monde.

M. Harrel parut très-satisfait du choix qu’elle avait fait d’un pareil conseil ; car quoiqu’il ne le connût que peu, il savait cependant que c’était un homme riche et de bon ton, jouissant de l’estime générale. Ils plaignirent mutuellement sa triste situation, relativement à l’intérieur de sa maison ; et Cécile témoigna bonnement son regret de l’aversion que milady Marguerite paraissait avoir conçue pour elle, aversion que M. Harrel imputa, avec assez de raison, à sa jeunesse et à sa beauté, sans soupçonner cependant qu’elle eût d’autre cause plus particulière que l’envie et le dépit qu’elle avait en général contre des agréments auxquels elle survivait depuis si long-temps.

Comme leur voyage touchait à sa fin, toutes les sensations tristes et désagréables que Cécile avait éprouvées en le commençant, firent place au bonheur qu’elle se promettait en revoyant bientôt son intime amie.

Dans ses premières années, Madame Harrel avait été la compagne des jeux de son enfance, et pendant sa jeunesse, sa camarade d’école ; une conformité d’inclinations, fondée sur la douceur des caractères, les avait, de bonne heure, rendues chères l’une à l’autre, quoique leur ressemblance à d’autres égards ne fût plus la même. Madame Harrel, avec moins d’esprit et de bon sens que son amie, ne laissait pas d’être aimable et amusante. Sans être belle, elle plaisait par ses bonnes qualités ; et si elle n’inspirait pas cet amour dont le respect doit être la base, elle faisait au moins naître ces goûts vifs qui en tiennent lieu.

Mariée depuis près de trois ans, elle avait, dès cette époque, tout-à-fait quitté la province de Suffolck, et n’avait eu de commerce avec Cécile que par lettres. Leur entrevue fut tendre et affectueuse. La sensibilité du cœur de Cécile se manifesta par ses larmes, et la joie de Madame Harrel parut sur son visage. Après les premières expressions de leur affection, et les questions générales en pareil cas, Madame Harrel la pria de vouloir permettre qu’elle la conduisît dans la salle d’assemblée, où, ajouta-t-elle, vous trouverez quelques-uns de mes amis qui désirent ardemment de vous être présentés. J’aurais souhaité, lui dit Cécile, qu’après une si longue absence, nous eussions passé seules cette première soirée. Ce sont tous des gens de mérite, répondit-elle, très-impatients de vous voir, que j’ai rassemblés pour vous distraire et tâcher de vous faire oublier Bury.

Cécile, sensible à sa politesse, la suivit sans rien dire jusqu’à la porte de la salle, et vit avec surprise un appartement décoré avec magnificence, éclairé avec profusion, rempli de personnes très-parées, occupées les unes au jeu, les autres à la conversation.

Cécile qui, d’après le mot d’amis, s’attendait à voir une compagnie choisie et peu nombreuse, rassemblée uniquement pour jouir des douceurs d’un entretien familier, recula involontairement à la vue de tout ce monde, et eut à peine la force d’entrer. Cependant, Madame Harrel la prenant par la main, la présenta à l’assemblée, dont elle lui nomma tous les individus (formalité qui lui parut inutile, tous ces noms lui étant aussi étrangers que les personnes, et qui ne fit qu’accroître son embarras). Mais son bon sens, et une dignité qui lui était naturelle, lui ayant appris de bonne heure à distinguer la modestie de la fausse honte, elle se remit bientôt ; et après avoir prié Madame Harrel de demander excuse à la compagnie sur son négligé, elle s’assit entre deux jeunes demoiselles.

L’habit de voyage que portait Cécile, quoique fort simple, lui seyait à merveille : son air noble et décent, les grâces de sa figure, ce que l’on savait de son état et de sa fortune, tout prévenait en sa faveur, et lui attira les regards de l’assemblée. Les hommes louèrent tout bas sa beauté naïve, les femmes lui pardonnèrent d’être belle, à cause de sa modestie et de son air un peu provincial.

Quoiqu’elle vît la capitale pour la première fois, notre héroïne n’en ignorait pourtant pas entièrement les usages ; elle avait passé sa vie dans la retraite et non dans la solitude ; et depuis plusieurs années elle était chargée de faire les honneurs de la maison de son oncle, qui recevait les personnes les plus distinguées de la province. On y parlait souvent de Londres, et de ce qui s’y passait d’intéressant ; et c’était dans cette compagnie que Cécile avait acquis des idées sur le monde et la société, et perdu un peu de cette extrême timidité qui est le partage des jeunes personnes élevées à la campagne.

En conséquence, elle regardait tour-à-tour les deux jeunes demoiselles entre lesquelles elle se trouvait placée, avec le désir d’entrer en conversation avec elles. Mais la plus âgée, Mademoiselle Larolles, s’entretenait sérieusement avec son voisin ; et la plus jeune, Mademoiselle Leeson, déconcerta toutes ses avances par l’air froid et sérieux avec lequel elle la fixa chaque fois qu’elle cherchait à lui adresser la parole.

N’étant donc interrompue que par quelques paroles que M. et Madame Harrel lui disaient par politesse, Cécile, qui aimait à observer, réfléchissait en silence, lorsque la personne qui parlait à Mademoiselle Larolles, étant sortie de la salle, celle-ci se tourna tout-à-coup de son côté, et lui dit : Il faut avouer que M. Meadows est on ne peut pas plus singulier ; croiriez-vous qu’il soutient que sa santé ne lui permettra pas de se trouver à l’assemblée de milady Nyland ? Quelle ridiculité !

Cécile, surprise d’une attaque aussi imprévue, se contenta de l’écouter en silence. Vous y viendrez sans doute, ajouta-t-elle ? Non, Mademoiselle ; je n’ai point l’honneur d’être connue de milady. Oh ! cela n’y fait rien, repliqua-t-elle ; Mad. Harrel l’instruira que vous êtes à Londres, et vous pouvez être sûre qu’elle vous enverra un billet : alors rien ne vous empêchera d’y aller. Un billet, répéta Cécile ; n’est-on admis chez milady Nyland que par billet ? Juste ciel ! s’écria Mademoiselle Larolles, en riant de toutes ses forces, ne comprenez-vous pas ce que je veux dire ? Ce qu’on appèle ici un billet, est une carte de visite, avec le nom de la personne, et nous donnons le même nom à toutes celles d’invitation. Cécile la remercia de cette explication : après quoi Mademoiselle Larolles lui demanda combien de milles elle avait faits depuis le matin. Soixante et treize, répondit Cécile ; et j’espère qu’une aussi longue course servira à faire excuser mon habillement. Oh ! vous êtes au mieux, dit l’autre ; pour moi, je ne fais jamais attention à la parure. Vous ne sauriez vous imaginer ce qui m’arriva l’année passée. Savez-vous que je vins à Londres le 20 de Mars ? Cela n’était-il pas désespérant ? Cela peut être, répartit Cécile ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne saurais dire pourquoi.

Vous ne sauriez dire pourquoi ? répéta Mademoiselle Larolles. Comment, ne savez-vous pas que ce jour-là fut celui du grand bal masqué de mylord Dariens ? Je n’aurais pas voulu le manquer pour toute chose au monde. Je n’ai jamais eu autant d’impatience que dans ce malheureux voyage. Nous n’arrivâmes à Londres qu’excessivement tard, et vous saurez qu’alors je n’avais ni billet, ni habit. Concevez quel devait être mon embarras. Eh bien, j’envoyai chez toutes mes connaissances pour tâcher de me procurer un billet ; toutes répondirent qu’il était impossible d’en avoir. Je crus que je deviendrais folle. Environ dix à onze heures, une jeune demoiselle, mon intime amie, par le plus grand bonheur du monde, se trouva tout-à-coup assez mal ; de sorte que ne pouvant faire usage du sien, elle me l’envoya. Cela n’était-il pas charmant ? Pour elle, extrêmement ! répartit Cécile en riant. Eh bien ! continua-t-elle, j’étais si joyeuse, que je savais à peine ce que je faisais ; je me tournai de tant de côtés, que je me procurai un des plus jolis habits de bal que vous ayez jamais vus : si vous vous donnez la peine de passer chez moi une matinée, je vous le montrerai. Cécile, peu préparée à une invitation aussi brusque, fit une inclination de tête sans rien dire ; et Mademoiselle Larolles, trop heureuse de parler sans être interrompue, loin de s’offenser de son silence, continua son récit.

Nous en sommes actuellement au plus fâcheux de l’avanture. Pensez donc que tout étant prêt, je ne pus jamais avoir mon coëffeur. Je le fis chercher par toute la ville ; on ne le trouva nulle part ; je crus que je mourrais de chagrin : je vous assure que je pleurai tant, que si je n’avais pas eu un masque, je n’aurais jamais osé me montrer. Enfin, après avoir essuyé cette abominable fatigue, je fus réduite à me laisser coëffer par ma femme-de-chambre, de la manière du monde la plus simple, et de façon à ne point être remarquée. Pouvait-il jamais m’arriver rien de plus mortifiant ? Certainement, répondit Cécile ; il me paraît que cela l’était assez pour vous rappeler avec chagrin la maladie de la jeune demoiselle qui vous avait envoyé son billet. Leur conversation fut interrompue par Mad. Harrel, qui s’avança vers Cécile, suivie d’un jeune homme d’une figure sérieuse et d’un extérieur modeste. Pardon, si je vous dérange, lui dit-elle ; mais mon frère vient de me reprocher d’avoir présenté toute la compagnie à miss Beverley sans avoir pensé à lui.

Je ne saurais me flatter, dit M. Arnott, d’avoir conservé quelque part dans le souvenir de miss Beverley. Pour moi, quoique j’aie quitté depuis long-temps la province de Suffolck, je suis cependant bien convaincu qu’après cet espace de temps, grandie et formée comme elle l’est, je l’aurais tout de suite reconnue. Je me rappèle bien, dit Cécile, que lorsque vous quittâtes la province, je crus avoir perdu l’un de mes meilleurs amis. Cela serait-il possible ? reprit M. Arnott, de l’air du monde le plus satisfait. Pouvez-vous en douter, et n’avais-je pas raison ? N’étiez-vous pas toujours mon défenseur, mon camarade d’amusements, mon appui dans toutes les occasions ?

Madame, s’écria d’un ton railleur un homme entre deux âges, qui les écoutait, si vous l’aimiez parce qu’il était votre défenseur, votre camarade et votre soutien, je vous prie de m’aimer aussi : je vous promets de vous en servir. Vous êtes trop bon, répondit Cécile ; actuellement, je n’ai plus besoin de défenseur. C’est dommage, car M. Arnott me paraît très-disposé à s’acquitter encore de cet emploi : il n’aurait besoin que de rétrograder de quelques années pour revenir à celles de l’enfance. Ah, plût au ciel ! dit M. Arnott : ces jours ont été les plus fortunés de ma vie.

Mademoiselle Larolles, pour qui toute conversation où il n’était pas question d’elle devenait ennuyeuse, se leva ; et M. Gosport ayant pris sa place, continua sur le même ton. J’ai souvent désiré, dit-il, que dans les assemblées nombreuses telles que celle-ci, après la première demi-heure destinée aux compliments, il fût permis de proposer quelque jeu d’exercice auquel chacun prendrait part : cela vaudrait bien les cartes, la médisance, les modes, l’histoire du jour, et toutes les sottises dont nous faisons notre amusement dans la capitale.

Cécile, quoique surprise d’une telle sortie contre la société de ses amis, et de la part d’un homme qui en était, n’eut rien à répondre à sa critique. L’assemblée se sépara un moment après, et le reste de la soirée fut consacré à l’amitié, aux tendres caresses et aux doux souvenirs. Les deux amies s’entretinrent long-temps de leurs premières années, et ne se séparèrent qu’à regret.



CHAPITRE IV.

Une Esquisse du bon ton.


Empressée de reprendre une conversation qui lui avait fait tant de plaisir, Cécile, oubliant la fatigue de son voyage et le peu qu’elle avait dormi, se leva avec le jour, et dès qu’elle fut habillée, elle se rendit, sans perdre de temps, à la salle à manger.

Elle n’avait pas eu plus d’impatience d’y entrer, qu’elle n’en eut bientôt d’en sortir ; car, quoique peu surprise d’y avoir précédé son amie, le désir d’y attendre son arrivée fut bientôt ralenti en trouvant que le feu était à peine allumé, et que la chambre, en désordre, n’était point encore échauffée. À dix heures, elle fit une nouvelle tentative : la salle était rangée, mais il n’y avait personne. Elle se retirait pour la seconde fois, lorsque M. Arnott, qui arrivait, l’engagea à rester. Il lui témoigna sa surprise de ce qu’elle s’était levée si matin, de manière à prouver le plaisir qu’il avait de la voir ; ensuite, reprenant la conversation de la veille, il parla assez vivement du bonheur des jours de son enfance, rappela les moindres circonstances des amusements qu’ils avaient partagés, et s’arrêta avec complaisance sur certains petits détails d’un ton à prouver combien ce récit lui était agréable. Ils ne cessèrent de s’en entretenir qu’à l’arrivée de Mad. Harrel ; et alors la conversation devint plus animée et plus générale.

Pendant le déjeûné, l’on annonça à Cécile la visite de Mademoiselle Larolles, qui s’approcha de l’air dont elle aurait abordé une ancienne amie ; elle lui prit la main, et l’assura qu’elle n’avait pu différer plus long-temps de se procurer l’honneur de la voir.

Cécile, étonnée de cet excès de politesse de la part d’une personne qu’elle connaissait à peine, reçut son compliment avec un peu de froideur ; mais, Mademoiselle Larolle, sans s’embarrasser de son air, continua de lui exprimer le désir ardent qu’elle avait depuis long-temps de la connaître, lui dit qu’elle espérait la voir fréquemment ; assurant que rien au monde ne lui ferait plus de plaisir, et la pria de permettre qu’elle lui recommandât sa marchande de modes. Je vous assure, continua-t-elle, qu’elle a tout Paris à sa disposition : vous y verrez les plus charmants bonnets, les plus magnifiques garnitures ; ses rubans sont toujours du meilleur goût. Rien au monde de si dangereux que sa boutique : je n’entre jamais chez elle que je ne sois sûre d’en sortir ruinée. Je vous y mènerai ce matin, si vous voulez.

Je vous remercie, dit Cécile ; si sa connaissance est si redoutable, je ferai mieux de n’y pas aller. Cela est impossible ; on ne saurait vivre sans elle. Il est vrai qu’elle est horriblement chère ; mais doit-on s’en étonner ? Elle fait de si jolies choses, qu’on ne peut trop les payer. Mad. Harrel ayant joint sa recommandation à la sienne, la partie fut arrangée ; et les dames, accompagnées de M. Arnott, se rendirent chez la marchande de modes.

Ce fut là où Mademoiselle Larolles recommença ses louanges et ses extases : elle examina avec un plaisir inexprimable les ajustements qu’on étala, demanda le nom des personnages auxquels ils étaient destinés, les entendit nommer avec envie, et soupira avec toute l’amertume de l’humiliation, de ce qu’elle n’était pas assez riche pour acheter presque tout ce qu’elle voyait.

Leurs emplètes finies, ils visitèrent encore plusieurs manufactures de ce genre, et Mademoiselle Larolles prodigua par-tout les mêmes éloges et les mêmes désirs de tout acquérir. Après l’avoir ramenée chez elle, Madame Harrel et son amie rentrèrent pour le dîner, celle-ci se félicitant de passer la soirée tête-à-tête avec elle. Mais non, dit Madame Harrel, cela ne se peut pas ; car j’attends du monde ce soir. — Encore du monde ce soir ? — Oui : ne vous épouvantez pas ; la compagnie sera peu nombreuse, tout au plus quinze à vingt personnes. Regardez-vous quinze à vingt personnes comme une compagnie peu nombreuse, répartit Cécile en souriant ? Il n’y a pas bien long-temps que vous et moi l’aurions trouvée tout autrement. Oh ! vous parlez du temps où je vivais en province, répartit Madame Harrel ; Quelle idée pouvais-je alors me former de la compagnie ou des sociétés ?

La compagnie était, comme la veille, composée de gens inconnus à Cécile, à l’exception de mademoiselle Leeson, qui se trouva placée à côté d’elle, et dont l’aspect froid l’obligea de nouveau à observer le silence. Elle fut cependant surprise qu’une demoiselle qui paraissait décidée à n’être amusée, et à n’amuser personne, eût quelque envie de se montrer deux fois de suite dans une assemblée où rien ne semblait l’intéresser. M. Arnott vint la dédommager du silence de sa voisine : il l’entretint encore des amusements de leur enfance, dont le souvenir lui était cher ; et quoiqu’elle essayât de changer de sujet, il y revint toujours avec une espèce d’obstination.

Lorsque la compagnie se fut retirée, M. Arnott étant resté seul avec les dames, Cécile, surprise de ne point voir M. Harrel, demanda de ses nouvelles, et observa qu’il n’avait point paru de toute la journée. Oh ! s’écria sa femme, vous en êtes étonnée ? cela arrive continuellement. Il dîne ordinairement au logis ; sans cela, je ne le verrais jamais. Réellement ? Et à quoi emploie-t-il son temps ? C’est ce que je ne saurais vous dire, car il ne me consulte jamais là-dessus ; cependant j’imagine qu’il l’emploie à peu près de même que ses pareils.

Ah ! Priscilla, s’écria Cécile, d’un ton sérieux, je ne m’attendais guère à vous trouver aussi changée, et que vous eussiez adopté en si peu de temps les maximes des femmes du bon ton. Des femmes du bon ton, répéta madame Harrel ! eh bien, ma chère, je suis l’usage établi parmi les personnes de mon état. On ne saurait, je pense, trouver rien à redire à mon genre de vie. Miss Beverley, dit tout bas M. Arnott, vous donnerez, j’espère, l’exemple aux autres, et vous ne le prendrez jamais d’eux. Un moment de silence suivit cette conversation, et bientôt ils se séparèrent.

Le lendemain matin, Cécile ne manqua pas d’employer son temps d’une manière plus utile que la veille ; et sans s’amuser à parcourir la maison pour chercher une compagne qu’elle était sûre de n’y pas trouver, elle se fit un plan d’occupation qui devait remplir ses moments de loisir, et la lecture dans laquelle elle se promettait de trouver de l’instruction et de l’amusement fut pour elle la ressource qui lui parut la plus assurée au milieu de l’ennui et des inutilités de la société.

On était encore à déjeûner, lorsqu’on reçut une nouvelle visite de mademoiselle Larolles. Je suis venue, s’écria-t-elle vivement, pour courir avec vous à l’auction[2] de mylord Belgrade ; tout l’univers y sera, et nous entrerons au moyen de nos billets. Vous ne sauriez vous figurer la foule qu’il y aura. Qu’est-ce qu’on y vendra ? demanda Cécile. Oh ! tout ce qu’on peut imaginer ; des maisons, des écuries, de la porcelaine, des dentelles, des chevaux, des bonnets, toutes sortes de choses. Et vous proposez-vous d’y faire quelque emplette ? — Mon Dieu ! non ; mais on est bien aise de voir tout cela. Cécile la pria de vouloir bien l’excuser, si elle se dispensait de l’accompagner. Non, je ne saurais y consentir, s’écria Mademoiselle Larolles, il faut que vous y veniez ; je vous assure qu’il y aura la plus terrible foule que vous ayez jamais vue de votre vie. Je suis certaine que nous y serons à moitié étouffées à force d’être pressées. Cette expectative, dit Cécile, est peu flatteuse, et ne saurait avoir beaucoup d’attrait pour une pauvre provinciale nouvellement débarquée : il faudrait, pour en sentir tout le prix, que j’eusse passé plus de temps dans la capitale. Oh ! venez, car ce sera sûrement l’auction la plus fameuse de cette saison. Je ne saurais imaginer, madame Harrel, le parti que prendra la malheureuse milady Belgrade ; j’apprends que les créanciers ont saisi tout ce qui restait. Ces gens-là sont, à mon gré, la plus cruelle engeance qu’il y ait au monde ; ils lui ont saisi jusqu’à ces belles boucles de souliers que nous lui connaissions. Pauvre femme ! je vous déclare que j’aurai le cœur déchiré en les voyant exposées en vente : sur ma parole rien de plus révoltant. Je n’en ai encore pas vu d’aussi bien travaillées. Mais, allons, il est tard. Si nous ne partons pas sur-le-champ, nous ne pourrons jamais entrer.

Cécile la pria de nouveau de l’excuser, et de la dispenser de l’accompagner, ajoutant qu’elle était décidée à rester au logis. Au logis, ma chère ! repartit madame Harrel ; cela ne se peut pas ; il y a plus d’un mois que nous avons promis à madame Mears, et elle m’a priée de vous engager à être de la partie. J’attends à tout instant qu’elle viène elle-même, ou qu’elle vous envoie un billet d’invitation. Il est bien malheureux pour moi, dit Cécile, que vous ayez dans ce moment un si grand nombre d’engagements ; je me flatte, du moins, que vous n’en aurez point pour demain. Pardonnez-moi : demain nous serons chez madame Elton. Encore demain ? Et combien cela durera-t-il ? Dieu, le sait ! Je vous montrerai ma liste.

Alors elle tira de sa poche un petit livre qui contenait les noms des différentes personnes auxquelles elle avait promis. Il y en avait au moins pour trois semaines. Je les efface, dit-elle, à mesure que ces promesses sont remplies, et j’y substitue les nouvelles ; cela nous mènera, je crois, jusqu’à l’anniversaire de la naissance du roi.

Cette liste ayant été examinée et commentée par mademoiselle Larolles, et parcourue avec étonnement par Cécile, on la remit à sa place, et les deux dames s’en furent à l’auction, permettant cependant pour cette fois à Cécile de ne pas les suivre.

Elle retourna à son appartement tout aussi peu satisfaite de la conduite de son amie que de sa position. L’éducation qu’elle avait reçue lui ayant inspiré de bonne heure le plus grand respect pour les préceptes salutaires de la religion et les règles fondamentales de la plus exacte probité, lui avait en même temps fait envisager une continuelle dissipation comme un acheminement au vice, et la prodigalité comme un avant-coureur de l’injustice. Accoutumé depuis long-temps à voir madame Harrel dans la solitude qu’elles avaient habitée ensemble, lorsque les livres faisaient leur principal amusement et leur société mutuelle leur plus grand bonheur, le changement qu’elle remarquait dans sa façon de penser et d’agir, la surprenait autant qu’il l’affligeait. Elle la voyait devenue insensible à l’amitié, indifférente pour son mari, et ne s’occupant jamais de soins domestiques ; la parure, la compagnie, les parties de plaisir et les spectacles paraissaient non-seulement prendre tout son temps, mais être encore l’objet de tous ses désirs. Cécile, dont le caractère noble et généreux ne respirait que la bienveillance et le goût sincère de toutes les vertus, fut cruellement mortifiée de cette métamorphose. Elle eut cependant assez de raison pour s’abstenir de lui en faire des reproches, convaincue que l’unique effet qu’ils puissent produire sur un cœur insensible, c’est de changer l’indifférence en aversion.

Dans le fond, celui de madame Harrel était honnête, quoique sa vie fût très-dissipée. Mariée fort jeune, elle avait passé tout d’un coup de la tranquillité d’une petite ville de province au tumulte de la capitale, et s’était trouvée maîtresse d’une des maisons les plus élégantes de la place de Portman, jouissant d’une fortune considérable, et femme d’un homme dont la conduite lui prouva bientôt le peu de cas qu’il faisait du bonheur domestique. Engagée dans un cercle continuel de sociétés et d’amusements, son esprit qui n’était pas des plus solides, se laissa bientôt éblouir par l’éclat de sa situation ; elle adopta facilement les maximes générales des gens du monde, et n’eut bientôt plus d’autre desir que de surpasser ses égales par sa parure et sa dépense.

Le doyen de ***, en choisissant M. Harrel pour l’un des tuteurs de sa nièce, avait simplement cherché à satisfaire le penchant qu’il supposait qu’elle aurait à vivre avec son amie : il le connaissait très-peu. Il l’avait ouï souvent nommer, et avait seulement des liaisons avec sa famille ; ce qui, sans chercher à en savoir davantage, lui parut suffisant pour présumer que ce tuteur conviendrait aussi bien qu’un autre à miss Beverley.

Il avait été plus circonspect dans le choix des deux autres. Le premier, M. Delvile, était un homme de très-grande naissance, et d’une probité reconnue ; le second, M. Briggs, avait passé sa vie dans le commerce, où il avait déjà amassé une fortune immense ; il n’avait pas de plus grand plaisir que celui de l’augmenter. Il se promettait, en conséquence, des sentiments nobles et généreux du premier, que sa nièce serait protégée, et à l’abri de toute imposition ; et vu l’expérience de M. Briggs en matière d’intérêt, et son habileté dans les affaires, il attendait de ses soins que sa fortune, tant qu’elle resterait entre ses mains, ne manquerait pas de prospérer. De cette manière, il se flattait d’avoir également pourvu à ses plaisirs, à sa sûreté, et à la conservation de son bien.

Lorsque Cécile descendit pour dîner, M. Harrel lui présenta le chevalier Robert Floyer comme son plus intime ami. C’était un homme d’environ trente ans, ni beau ni laid ; tout ce qui le distinguait, c’était une assurance à toute épreuve, des manières libres, un air fier, un ton dédaigneux et brusque ; il montrait tous les vices des hommes à la mode, sans en avoir les grâces ni la politesse.

Au moment où miss Beverley parut, elle devint l’objet de son attention. Il ne la fixait cependant point avec cette admiration qu’on doit à la beauté, ni même avec l’air de curiosité que s’attire ordinairement la nouveauté ; mais avec le regard d’un observateur exact, tel que celui d’un homme qui, sur le point de conclure un marché, considère et cherche à découvrir les défauts de la chose qu’il se propose d’acquérir.

Cécile, peu accoutumée à un tel examen, rougit, et chercha à éviter les yeux d’un homme dont les discours lui plurent encore moins que les regards ; il ne parla que de courses de chevaux, des pertes qu’il avait faites au jeu et des disputes qu’elles avaient occasionnées ; objets qui l’amusèrent d’autant moins, qu’ils lui étaient absolument nouveaux. D’ailleurs, il les entremêla d’épisodes qui avaient trait à quelques beautés célèbres du jour, à des bruits sourds de banqueroutes prochaines, et plaisanta sur des divorces récents ; choses qui furent encore plus désagréables pour elle, parce qu’elles lui étaient encore moins intelligibles. Fatiguée à la fin de ses anecdotes peu intéressantes, et révoltée des sujets qu’il choisissait pour le but de ses railleries, elle attendait avec impatience le moment où elle pourrait se retirer : mais madame Harrel, moins impatientée parce qu’elle s’amusait, n’était point d’humeur à quitter si-tôt la partie ; elle fut obligée de rester jusqu’au moment où il fallut partir pour remplir leur engagement avec madame Mears.

En se rendant au logis de cette dame, dans le vis-à-vis de madame Harrel, persuadée que son amie pensait comme elle sur le compte du chevalier Baronnet, elle témoigna hautement et sans préambule, combien elle désaprouvait tout ce qu’il avait dit. Madame Harrel, loin de répondre à son attente, lui répliqua froidement : je suis fâchée que vous ne le goûtiez pas ; car il vient presque tous les jours au logis.

Serait-il possible qu’il vous plût ? Extrêmement : il est très-amusant, fort aimable, et connaît le monde. Que vous le louez avec discernement ! s’écria Cécile ; il vous faudrait bien du temps pour imaginer une nouvelle louange propre à grossir son panégyrique.

Madame Harrel, satisfaite d’en avoir parlé si avantageusement, ne chercha point à entreprendre son apologie, et changea de conversation. Cécile quoiqu’affligée de ce que le mari de son amie avait si mal placé sa confiance, se flatta pourtant que l’indulgence de sa femme ne venait que de l’envie qu’elle avait d’excuser une intimité qu’elle n’osait désaprouver.



CHAPITRE V.

Une Assemblée.


Madame Mears, dont le caractère n’avait rien de singulier ni de remarquable, les reçut avec les formalités d’usage en pareille occasion. Madame Harrel ne tarda pas à se mettre au jeu ; et Cécile, qui refusa de suivre son exemple, fut se placer à côté de mademoiselle Leeson, qui se leva pour lui rendre la révérence qu’elle lui avait faite en l’abordant ; après quoi elle ne daigna pas seulement la regarder.

Quoique Cécile aimât beaucoup la conversation, et fût née pour la société, elle était cependant trop réservée pour se hasarder de parler à une personne qui répondait si mal à ses avances ; en conséquence, elles gardèrent toutes deux le plus profond silence, jusqu’au moment le chevalier Robert Floyer, M. Harrel et M. Arnott entrèrent ensemble dans l’appartement, et s’avancèrent tout de suite vers Cécile.

Se peut-il, miss Beverley, s’écria M. Harrel, que vous ayez refusé de faire une partie ? Je souhaiterais fort, ajouta M. Arnott, pouvoir penser que miss Beverley n’aimât pas le jeu ; puisqu’en pareil cas j’aurais du moins l’avantage d’avoir quelque chose de commun avec elle. Je ne joue que bien rarement, répondit Cécile, et par conséquent très-mal. Oh ! il faut que vous preniez quelques leçons, dit M. Harrel, je suis sûr que le chevalier Floyer se fera un honneur de vous en donner.

Le chevalier, qui s’était placé vis-à-vis d’elle pour la fixer plus à son aise, fit une légère inclination de tête.

Je serais une bien mauvaise écolière, répondit Cécile ; car, outre l’application, je manquerais encore de volonté. Oh ! cela changera, dit M. Harrel : vous n’avez encore été que trois jours avec nous ; je vous attends au bout de trois mois, et alors nous verrons la différence. Je ne le souhaite pas, s’écria M. Arnott ; j’espère au contraire qu’il n’y en aura aucune.

M. Harrel ayant été joindre d’autres personnes, et M. Arnott trouvant tous les sièges voisins de celui de Cécile occupés, fit le tour, et fut se placer derrière elle, où il resta patiemment pendant tout le reste de la soirée. Le chevalier, de son côté, conserva son poste, et, sans se donner la peine d’articuler un seul mot, ne cessa de tenir les yeux attachés sur elle.

Cécile, piquée de son impudence, tourna la vue de tous côtés pour se dérober à ses regards. Son embarras prêtant un nouvel éclat à sa beauté, ne servit qu’à redoubler une attention qui sans cela aurait pu se lasser. Elle fut presque tentée de tourner sa chaise et de se mettre vis-à-vis de M. Arnott. Cependant, quelqu’envie qu’elle eût de témoigner son mécontentement au chevalier, elle n’osa le faire ; elle ne savait pas encore qu’il fût permis de s’entretenir en particulier avec quelqu’un, dans une nombreuse assemblée.

Placée aussi désagréablement, elle trouva peu de ressources dans le voisinage de M. Arnott, le désir qu’il avait de s’entretenir avec elle étant absolument réprimé par une impulsion involontaire et inquiétante, qui le forçait à observer attentivement les regards et les mouvements du chevalier. À la fin, ennuyée de rester toujours dans cette position fâcheuse, elle prit le parti de chercher à lier conversation avec mademoiselle Leeson. La difficulté était de savoir comment s’y prendre ; elle ne connaissait aucune des liaisons, de cette demoiselle, ou de ses amies, et n’était point instruite de sa façon de penser ; le son de sa voix même lui était étranger, et son air froid la glaçait. Comme il ne lui restait pourtant que cette seule ressource, elle résolut de la tenter, aimant mieux s’exposer à ses regards peu engageants, que d’être continuellement déconcertée par ceux du chevalier.

Après une mûre délibération sur le sujet qu’elle choisirait, elle se rappela que mademoiselle Larolles avait été présente à leur première entrevue, et il lui parut assez vraisemblable qu’elles se connussent. En conséquence, se penchant en avant, elle hasarda de lui demander si elle avait vu depuis peu cette jeune demoiselle.

Mademoiselle Leeson, d’une voix qui n’annonçait ni satisfaction ni mécontentement, lui répondit, tranquillement : non, mademoiselle. Cécile, découragée par le laconisme de cette réponse, garda quelque temps le silence ; mais la constance du chevalier à la fixer, excita la sienne à tâcher d’éviter ses yeux ; elle s’évertua au point d’ajouter : madame Mears attend-elle ici ce soir mademoiselle Larolles ? Mademoiselle Leeson lui repliqua gravement, sans lever la tête : je ne sais pas, mademoiselle. Elle se trouvait après cela absolument au bout de son rôle, et ne savait plus de quoi lui parler : car elle n’imagina plus aucune autre question à pouvoir lui faire, relativement à mademoiselle Larolles.

Cécile avait peu d’expérience du monde ; mais ce qu’elle en avait appris, elle le savait bien, et ses observations l’avaient convaincue que, pour les gens du monde, les spectacles et les lieux d’assemblée étaient une source intarissable de conversation. Elle espéra donc qu’en traitant un pareil sujet, elle réussirait mieux qu’elle n’avait fait jusqu’alors ; et comme ceux qui ont passé plus de temps dans la province qu’à Londres ne trouvent rien d’aussi intéressant que le théâtre, elle saisit avec avidité cette idée, et lui demanda si l’on avait donné depuis peu quelque nouveauté. Mademoiselle Leeson lui répondit avec autant de sécheresse que la première fois : je ne saurais vous le dire.

Il se fit ici une autre pause ; le courage de Cécile se trouva considérablement rallenti ; mais venant par hasard à se rappeler le nom d’Almack, elle s’arma de courage, et se félicitant en elle-même de pouvoir lui parler d’une maison trop fréquentée de la bonne compagnie pour qu’on pût ne pas la connaître, elle lui demanda d’un ton un peu plus assuré, si elle n’était pas du nombre des abonnés. Oui, mademoiselle. Y allez-vous régulièrement ? Non, mademoiselle. Après quoi elles observèrent le plus profond silence.

Rebutée du mauvais succès de ses différentes questions particulières, elle imagina qu’une autre plus générale obtiendrait une réponse moins laconique ; elle lui demanda donc quel était pour la saison l’amusement le plus à la mode, et le spectacle le plus fréquenté.

Cette question, à laquelle il était aussi facile de répondre qu’à aucune de celles qui l’avaient précédée, eut pour toute réplique : en vérité je l’ignore.

Cécile commença à désespérer de ses tentatives, et pendant quelques minutes à y renoncer comme étant inutiles ; ensuite, réfléchissant sur la frivolité des questions qu’elle lui avait faites, elle fut plus indulgente pour ses réponses, et elle finit par se persuader qu’elle s’était trompée en prenant pour stupidité ce qui n’était que mépris, et à être moins fâchée contre mademoiselle Leeson, que confuse de sa propre erreur. Dans cette idée, elle fit encore une épreuve de ses talents pour les questions, et la pria d’excuser la liberté qu’elle osait prendre, et de vouloir permettre qu’elle lui demandât s’il paraissait quelque production littéraire de son goût, qu’elle jugeât valoir la peine d’être lue.

Alors mademoiselle Leeson leva les yeux et la regarda d’un air qui annonçait qu’elle doutait si elle avait bien entendu ; et lorsque la contenance attentive de Cécile lui prouva qu’elle ne s’était pas trompée, son insensibilité fit place pour quelques instants à la surprise ; et avec un peu plus de vivacité qu’elle n’en avait encore montré, elle repartit : en vérité, je ne me mêle point du tout de cela.

Cécile, tout-à-fait déconcertée, presque fâchée contre elle-même, et très-irritée contre sa silencieuse voisine, se promit bien que rien ne serait plus capable à l’avenir de l’engager à renouveller une pareille épreuve.

Heureusement elle fut alors délivrée de l’attention mal-honnête du chevalier, qui, satisfait de l’avoir si long-temps considérée, s’approcha de M. Harrel, le prit par le bras, et ils sortirent ensemble.

M. Gosport vint alors aborder Cécile, (c’était un homme d’esprit, un peu satyrique, bon observateur, et qui parlait avec facilité) ; il lui dit, de manière à n’être pas entendu de mademoiselle Leeson : il y a déjà quelque temps que je désirais de vous aborder ; mais la crainte que j’avais que vous ne fussiez déjà trop étourdie du babil de votre belle voisine, m’a empêché d’entrer en conversation. Vous voulez, repartit Cécile, vous moquer de ma démangeaison de parler, et vous avez raison ; car je conviens que le peu de succès de mes tentatives les rend assez ridicules. Ne savez-vous donc pas encore, ajouta-t-il, qu’il existe de certaines jeunes demoiselles qui se sont prescrit la loi de ne jamais parler qu’à leurs intimes amies ? Mademoiselle Leeson est de ce nombre ; et jusqu’à ce que vous soyez initiée dans sa coterie, vous ne sauriez espérer de lui entendre prononcer un seul mot composé de plus de deux syllabes. Les demoiselles qu’on nomme du bon ton, dont la ville est actuellement infectée, sont divisées en deux classes, qui sont celles qui affectent la gravité, et celles qui se piquent de volubilité. Les premières, du nombre desquelles est Mademoiselle Leeson, sont silencieuses, méprisantes, froides, affectées, et se font un devoir de ne converser qu’avec leurs semblables. Les autres, telles que Mademoiselle Larolles, sont étourdies, communicatives, turbulentes, et entrent sur-le-champ en conversation avec le premier venu, pour peu qu’il attire leur attention. Voici cependant ce que ces deux classes ont de commun : l’une et l’autre ne pensent, quand elles sont au logis, qu’à leur parure ; dans le monde, qu’à être admirées ; et par-tout elles ont le plus grand mépris pour tout ce qui n’est pas elles. Probablement, dit Cécile, j’ai passé ce soir pour être de la classe de celles qui se piquent de volubilité. Il est vrai que l’avantage a été tout entier du côté de celles qui affectent le sérieux ; car j’ai été absolument repoussée. Êtes-vous bien sûre, cependant, de ne vous être pas exprimée trop savamment pour elle ? Un enfant de cinq ans, qui ne se serait pas mieux exprimé, aurait mérité le fouet.

Lorsque vous parlez avec des demoiselles du bon ton, ce n’est pas leur capacité seule que vous devez consulter ; car si l’on ne faisait attention qu’à leur jugement, rien ne serait si facile que de se procurer accès auprès d’elles. Pour rendre donc leur commerce un peu plus pénible, il suffit qu’elles se laissent aller à leur humeur, qui est toujours plus variée et plus extraordinaire, à proportion que leur esprit est plus faible et moins cultivé. Je possède pourtant une recette que j’ai toujours trouvée infaillible pour s’attirer l’attention des jeunes demoiselles, quels que puissent être leurs caractères. Si cela est ainsi, s’écria Cécile, daignez, je vous prie, m’en faire part ; puisqu’il se présente ici la plus belle occasion d’en faire usage, et d’éprouver son efficacité. Je vous la donnerai, répondit-il, ainsi que les instructions pour vous en servir. Lorsque tous rencontrerez une jeune demoiselle qui paraîtra bien décidée à garder le silence, ou qui, se trouvant forcée par une question qui lui sera directement adressée, de répondre, se contentera d’articuler une briève affirmative, ou froidement une laconique négative, en pareille circonstance, le remède que j’ai à vous proposer consiste en trois sujets de discours.

Quels sont-ils, je vous prie ? La parure, les lieux publics d’assemblées, et l’amour. Ces trois sujets, ajouta-t-il, doivent satisfaire à trois fins, puisqu’il n’y a pas moins de trois causes qui puissent occasionner le silence des jeunes demoiselles ; le chagrin, l’affectation et la stupidité.

N’accordez-vous donc rien, s’écria Cécile, à la modestie ? Au contraire, répartit-il ; considérée comme servant d’excuse, et même comme une espèce d’équivalent pour le manque d’esprit, je lui accorde beaucoup : mais quant à ce silence stupide qui résiste à toutes les avances, ce n’est qu’un simple prétexte, et point une cause. Il faut cependant, si vous voulez que je profite de vos instructions, que vous preniez la peine de vous expliquer plus clairement.

Eh bien donc, répondit-il, je vais vous faire une courte énumération des trois causes, avec les instructions nécessaires pour les trois méthodes propres à les guérir. Pour commencer par le chagrin, la taciturnité qui en résulte est ordinairement suivie d’une distraction incurable, et d’une insouciance totale de toute observation : alors les lieux d’assemblées publiques peuvent être vainement fréquentés, et la parure même sans effet ; mais l’amour !

Êtes-vous donc sûr, dit Cécile en riant, que le chagrin n’ait pas d’autre ressource ? Nullement, répondit-il ; car il peut arriver que le papa ait eu de l’humeur ; que maman ait grondé ; que la marchande de modes ait envoyé un pompon pour un autre ; que celle sous les auspices de qui elle devait aller à l’assemblée, soit tombée subitement malade.

Voilà, en vérité, des sujets bien graves d’affliction ! sont-ce les seuls que vous puissiez citer. Oui, sans-doute, et que peut-il jamais arriver de plus sérieux ? Ainsi donc si le chagrin de la belle patiente procède de papa, de maman ou de la gouvernante, alors la moindre mention des lieux publics d’assemblées, ces causes éternelles de dissention entre les vieilles et les jeunes gens, attirent leurs plaintes, et les plaintes portent avec elles leur propre remède ; car ceux qui se plaignent, se consolent facilement. Si la marchande de modes a occasionné la tristesse, les détails de la parure produiront le même effet ; et dans le cas où ces deux remèdes viendraient à manquer, l’amour ainsi que je l’ai déjà dit, se trouvera être une ressource infaillible ; car alors on aura épuisé tous les sujets de chagrin dont une jeune demoiselle soit jamais susceptible.

Il faut avouer qu’elles vous ont de grandes obligations, repartit Cécile, en lui faisant une profonde inclination, de leur supposer des objets de chagrin aussi terribles ; et je vous en remercie au nom de mon sexe.

Vous, Mademoiselle, ajouta-t-il en lui rendant son salut, vous êtes sûrement une heureuse exception à la règle générale. Vous ne paraissez pas susceptible de chagrins de cette espèce. Je passe à présent au silence affecté qui se manifeste d’abord par des regards à l’aventure autour de soi pour voir si l’on est apperçue, par une attention scrupuleuse à s’abstenir du moindre sourire, et par une variété d’attitudes qui toutes expriment le mécontentement d’être si peu remarquée. La parure et les spectacles deviènent alors une ressource insuffisante : il faut parler de galanterie, d’aventures où l’amour ait eu part ; alors la statue s’anime, vous écoute peu à peu ; un sourire que l’on cherche vainement à déguiser, décompose entièrement les traits du visage, et l’affaire se trouve tout-à-coup terminée ; car la jeune demoiselle soutient un système, ou argumente contre quelque proposition, avant qu’elle s’apperçoive qu’on est parvenu à lui faire rompre son triste silence.

En voilà assez, dit Cécile, relativement au chagrin et à l’affectation. Il est temps d’en venir à la stupidité, qui est vraisemblablement la plus connue des trois causes, et que je serai le plus souvent dans le cas de rencontrer.

Celle-ci ne sera pas aussi facile à définir que les autres, repartit-il. En ce cas, on peut parler d’amour sans exciter la moindre émotion, ou sans s’attirer aucune réponse, et disserter sur la parure, sans produire d’autre effet que celui d’une surprise momentanée ; tandis qu’en parlant des lieux d’assemblées, on est parfaitement sûr de réussir. Les personnes d’un caractère froid et pesant, que l’esprit ou la raison n’ont point le pouvoir d’émouvoir, parce qu’ils sont incapables d’en sentir le prix, qui sont destitués intérieurement de toute espèce de faculté de s’amuser, ont besoin d’être aiguillonés par le brillant, le bruit et le fracas ; sans quoi l’on ne saurait ni les intéresser, ni les tirer de leur léthargie. Entretenez-les de pareils sujets, et ils vous adoreront ; il est égal que ce que vous leur raconterez soit propre à inspirer la joie ou l’horreur : pourvu que la sensation soit forte, ils seront satisfaits. Le récit d’un combat leur est aussi agréable que celui de la cérémonie d’un couronnement, et une pompe funèbre les amuse tout autant qu’un mariage.

Je vous suis très-redevable, ajouta Cécile en souriant, de vos instructions ; j’avoue que je ne saurais trop comment en faire usage dans cette conjecture. J’ai déjà parlé des lieux d’assemblées, et cet essai ne m’a pas réussi ; je n’ose pas faire mention de la parure, dont je ne possède point encore les termes techniques.

Ils furent alors interrompus par l’arrivée de Mademoiselle Larolles qui, s’approchant de Cécile, s’écria : Bon Dieu ! que je suis enchantée de vous voir ! À propos, savez-vous qu’il m’est arrivé cette soirée la chose du monde la plus fâcheuse ? J’en suis tout-à-fait malade ! Je n’ai jamais de ma vie été si en colère ? Vous ne sauriez concevoir rien de pareil.

De pareil à quoi ? s’écria Cécile en éclatant de rire ; à votre colère, ou à votre malheur ?

Je vais vous dire ce dont il s’agit, et vous jugerez vous-même si cela peut se souffrir. J’avais chargé une de mes intimes amies, miss Mossat, de m’acheter, lors de son voyage à Paris, une garniture de robe ; Eh bien ! il y a environ un mois qu’elle me l’envoya par M. Meadows. C’est certainement tout ce qu’on peut voir au monde de plus joli. Je n’ai pas voulu encore m’en servir, parce qu’il n’y avait presque personne à Londres ; je comptais donc la faire paraître au bout de huit jours, et qu’elle serait la seule et la première de son espèce. Eh bien, ce soir, à l’assemblée de milady Jeanne Dranet, le croiriez-vous ? j’ai rencontré miss Mossat : il y avait déjà quelques jours qu’elle était arrivée, et elle avait eu tant d’affaires, qu’il ne m’avait pas été possible de la trouver chez elle. J’ai été enchantée de la voir ; car vous saurez que je l’aime prodigieusement ; j’ai donc couru pour l’embrasser. Croiriez-vous bien que la première chose qui m’a frappé la vue a été une garniture précisément la même que la mienne, sur une vilaine et odieuse robe presque sale ! Peut-on rien imaginer de plus chagrinant ? J’aurais pleuré de bon cœur. Pourquoi cela ? dit Cécile. Si sa garniture est sale, la vôtre en aura plus d’éclat. Oh, ciel ! tout le monde la croira passée de mode. La moitié de la ville en aura de pareilles : et je me suis presque ruinée pour la payer. Je ne crois pas qu’il soit jamais rien arrivé d’aussi mortifiant. J’en ai été si fort affectée qu’à peine ai-je eu la force de lui parler. Si elle avait séjourné un mois ou deux de plus à Paris, cela ne m’aurait rien fait ; mais il est bien cruel qu’elle arrive précisément dans ce moment. Je voudrais qu’on eût retenu ses hardes à la douanne jusqu’à l’été prochain. Ces vœux sont bien flateurs, dit Cécile, de la part d’une intime amie.

Les parties étant finies, Cécile, aussi fatiguée du commencement de la soirée qu’amusée de la fin, accepta la main de M. Arnott, qui l’aida à monter en carrosse.



CHAPITRE VI.

Un Déjeûné.


Le lendemain matin à déjeûné, un domestique vint dire à miss Beverley qu’un étranger desirait avoir l’honneur de la voir. Elle pria qu’on lui permît de le faire entrer, et Madame Harrel demanda, en riant, si elle sortirait pour les laisser en liberté ; tandis que M. Arnott, encore plus sérieux qu’à l’ordinaire, avait les yeux fixés sur la porte pour voir la personne qui allait paraître. L’homme qui se présenta leur était absolument inconnu. Mais l’émotion de Cécile fut bien moindre que sa surprise, lorsqu’elle reconnut M. Morrice. Il s’avança de l’air du monde le plus respectueux pour toute la compagnie en général ; et s’approchant humblement de Cécile, il s’informa avec le plus vif intérêt comment elle s’était trouvée après le voyage qu’elle venait de faire, et lui témoigna combien il serait charmé d’apprendre que les nouvelles qu’elle avait reçues de ses amis de province fussent telles qu’elle pouvait le desirer.

Madame Harrel supposant naturellement par sa visite et sa conduite, qu’il était quelque chose de plus qu’une connaissance ordinaire, lui offrit poliment un siége, et à déjeûner ; il accepta l’un et l’autre sans se faire presser. M. Arnott, qui éprouvait déjà toute l’agitation d’une passion naissante, le regardait d’un air inquiet, et attendait son départ avec impatience. Cécile commença à croire que M. Monckton l’avait chargé de quelque commission pour elle ; car il ne lui était point entré dans l’esprit, qu’ayant passé simplement et par hasard une heure ou deux dans un même appartement qu’elle, cela pût l’autoriser à lui faire une visite, et à se donner avec elle un air de familiarité. M. Morrice avait cependant la plus heureuse facilité pour ajuster ses prétentions à ses inclinations ; et elle reconnut bientôt que le motif qu’elle avait soupçonné n’existait pas, et qu’il n’avait pas cru en avoir besoin. Pour le mettre sur le sujet dont elle attendait qu’il se prévaudrait pour s’excuser, elle lui demanda depuis quand il avait quitté la province de Suffolck. Ah ! seulement depuis hier après dîné, repliqua-t-il ; sans quoi je n’aurais certainement pas tardé si long-temps à vous rendre mes hommages.

Cécile qui s’était tourmentée à chercher le sujet qui avait pu l’engager à venir chez elle, le regarda alors sérieusement, et d’un air de surprise qui aurait déconcerté tout autre homme moins hardi que M. Morrice ; mais il avait un fonds inépuisable de prétentions dont il connaissait cependant le peu de valeur, et une constance admirable à les soutenir. Rien ne le rebutait quand il appercevait le moindre espoir de réussir ; les refus, les affronts même ne faisaient que glisser sur son esprit souple et rampant. Il se pouvait que dans tout cela il y eût quelque chose à gagner pour lui, et il connaissait trop bien qu’il était impossible qu’il pût jamais y avoir rien à perdre.

J’ai eu la satisfaction, continua-t-il, de laisser tous nos amis en bonne santé, à l’exception de la pauvre milady Marguerite qui a eu une nouvelle attaque de son asthme, pour laquelle elle n’a point voulu qu’on appelât de médecin. M. Monckton a cependant fait tout son possible pour qu’elle y consentît. Je crois que la vieille dame sait fort bien à quoi s’en tenir à cet égard. En finissant ces mots, il regarda Cécile d’un air malin : mais s’étant apperçu qu’une pareille finesse lui déplaisait, il changea tout-à-coup de ton, et ajouta : « Rien de si étonnant que la manière dont ils vivent ensemble ; à voir leur union, on n’imaginerait jamais la grande disproportion d’âge qui se trouve entre eux. Pauvre vieille milady ! sa mort sera une terrible perte pour M. Monckton ».

Une terrible perte ! répéta Madame Harrel. Je la connais pour la femme la plus hautaine, la plus acariâtre qui existe. Lorsque je demeurais à Bury, je ne pouvais jamais l’envisager sans frayeur. J’avoue, Madame, répliqua Morrice, que l’extérieur n’est pas en sa faveur : j’avais moi-même, à la première vue, beaucoup d’aversion pour elle ; mais sa maison est amusante, très-amusante ; j’aime de temps en temps à y passer quelques jours. Mademoiselle Bennet est aussi une personne fort agréable, et… Mademoiselle Bennet agréable ! s’écria Madame Harrel ; c’est, selon moi, la plus abominable créature que j’aie jamais connue, une vieille fille maussade et envieuse. Mais oui, Madame, comme vous dites fort bien, répondit Morrice. Elle n’est pas bien jeune ; et quant à son humeur, j’avoue que je la connais fort peu ; et il est assez vraisemblable que M. Monckton contribue souvent à l’aigrir, car il est quelque-fois assez dur. M. Monckton, (s’écria Cécile très-piquée de l’entendre censurer par un homme auquel il lui paraissait qu’il faisait beaucoup d’honneur en lui permettant de l’approcher) toutes les fois que j’ai été invitée chez lui, n’a mérité de ma part que des louanges et de la reconnaissance. Oh ! répondit avec feu M. Morrice, je ne connais pas au monde un plus digne homme. Il a tant d’esprit, tant de politesse ! Je ne vois rien d’aussi charmant que mon ami Monckton.

Cécile s’appercevant que les sentiments de M. Morrice étaient toujours ceux des personnes avec lesquelles il se trouvait, prit le parti de ne plus faire attention à ce qu’il dirait, et se flatta qu’en gardant le silence, elle l’obligerait enfin à déclarer l’objet de sa visite, au cas qu’elle en eût un ; ou si, comme elle commençait alors à le soupçonner, elle n’en avait aucun, de l’impatienter assez pour qu’il prît le parti de la retraite. Ce plan, tout prudent qu’il était dans le cas où elle aurait eu affaire avec quelqu’un qui pensât comme elle, n’eut aucun succès avec M. Morrice, qui joignait à une provision considérable de complaisance qui le portait à obliger constamment les autres, une portion égale d’insensibilité qui l’endurcissait contre les affronts. S’appercevant donc que Cécile, à qui il avait destiné sa visite, paraissait déjà plus que satisfaite de sa longueur, il s’abstint prudemment de l’ennuyer plus long-temps ; mais remarquant que la maîtresse du logis était plus accessible, il porta sur-le-champ toute son attention de son côté, et lui adressa la parole avec le même empressement que si elle avait été la seule qu’il fût venu voir, et avec tout autant de familiarité que s’il l’avait connue toute sa vie.

Avec Madame Harrel, une pareille conduite était assez judicieuse ; elle fut flattée de son attention, amusée de ses saillies, et passablement contente de son esprit. En conséquence, leur conversation fut également satisfaisante pour tous deux ; et ils n’en étaient point encore lassés, quand ils furent interrompus par M. Harrel, qui entra dans la chambre pour demander s’ils avaient vu ou entendu parler du chevalier Robert Floyer. Non, répondit Madame Harrel, nous n’en avons eu aucune nouvelle. Je voudrais qu’il fût pendu, répliqua-t-il ; il y a plus d’une heure qu’il me fait attendre. Il m’a fait promettre de ne partir qu’avec lui, et à présent il ne viendra peut-être pas de toute la matinée. Monsieur, dit Morrice, se levant tout-à-coup, indiquez-moi, je vous prie, sa demeure. — À la place de Cavendish, répondit M. Harrel, en le fixant d’un air étonné. Morrice sortit sans rien répliquer. — Dites-moi, je vous prie, qui est cet officieux personnage, s’écria M. Harrel ; et pourquoi paraît-il si empressé ? — D’honneur, je ne le connais pas, répondit Madame Harrel ; c’est une connaissance de miss Beverley, qu’il est venu voir. — Je pourrais, ajouta Cécile, en dire à-peu-près de même ; je ne l’ai vu qu’une seule fois en ma vie, et j’ignore son nom. Elle leur apprit alors comment elle l’avait rencontré chez M. Monckton ; et elle avait à peine fini sa narration, qu’il parut de nouveau tout essoufflé.

Le chevalier Robert Floyer, Monsieur, dit-il à M. Harrel, sera ici dans deux minutes. Je me flatte, Monsieur, repartit M. Harrel, que vous ne vous êtes pas donné la peine d’aller jusques chez lui.

Monsieur, loin de me donner de la peine, ce n’a été pour moi qu’un vrai plaisir. Monsieur, vous êtes trop poli, dit M. Harrel ; je suis fâché que pour m’obliger, vous ayez tant fait de chemin.

Miss Beverley, dit M. Harrel en se tournant tout-à-coup de son côté, vous ne me dites point ce que vous pensez de mon ami. — De quel ami, monsieur ? Mais, du chevalier Robert Floyer ; j’ai remarqué qu’il ne vous avait pas quittée un seul moment pendant tout le temps qu’il a resté chez madame Mears. Il n’y a pas cependant demeuré assez pour qu’il m’ait été possible d’en concevoir une opinion favorable et avantageuse. — Peut-être, s’écria Morrice, l’avez-vous assez vu pour en concevoir une défavorable.

Cécile ne put s’empêcher de rire en lui entendant prononcer par hazard une pareille vérité. M. Harrel, au contraire, parut peu satisfait, & dit : je suis sûr que vous ne sauriez lui trouver de défauts. C’est un des hommes les plus à la mode que je connaisse. En ce cas, les défauts que je pourrais lui trouver, répondit Cécile, ne serviraient qu’à prouver un fait qui ne me paraît déjà que trop évident ; c’est que je suis encore très-novice dans l’art d’admirer.

M. Arnott, ranimé par ces derniers mots, se glissa derrière sa chaise, & lui dit : j’étais sûr que vous ne pouviez l’aimer. Il suffisait pour cela, de connaître votre façon de penser ; je le présumais même à l’air de votre visage.

Peu de temps après, le chevalier entra. Vous êtes réellement bien singulier, s’écria M. Harrel, de m’avoir fait attendre si long-temps. Il m’a été impossible de venir un moment plutôt ; je n’espérais même jamais de pouvoir me rendre ici ; car mon cheval est si rétif, que j’ai eu toutes les peines du monde à le faire avancer. Ils partirent.

Le soir, les dames allèrent à une assemblée, où M. Arnott les accompagna comme à l’ordinaire. Les autres hommes qui avaient dîné avec elles, se trouvèrent engagés ailleurs.



CHAPITRE VII.

Un Projet.


Plusieurs jours se passèrent à peu près de la même manière ; les matinées à causer, à courir les boutiques & à se parer ; & les soirées, régulièrement employées à fréquenter les spectacles, ou en nombreuses compagnies.

M. Arnott ne quittait presque pas la maison de sa sœur. Il mangeait constamment chez son beau-frère, où il restait toute la journée, et il n’en sortait que pour accompagner Cécile et madame Harrel dans leurs visites et dans leurs courses. C’était un jeune homme d’un excellent caractère ; son esprit était juste et solide, son humeur douce et égale, son cœur sensible et bienfaisant. Ses principes et sa conduite sage et prudente lui avaient mérité l’estime générale. Mais ses manières un peu compassées, son abord froid et sérieux, le silence qu’il gardait souvent, enfin, un air d’austérité répandu sur toute sa personne, étaient cause qu’on se faisait moins un plaisir qu’un devoir de sa société.

Son cœur fut tout-à-coup atteint vivement et profondément des charmes de Cécile, au point qu’il ne lui était pas possible de la quitter, et qu’il n’existait qu’aux lieux où elle était. Les sentiments qu’elle excitait en lui, tenaient plus de l’adoration que de l’amour ; il avait si peu d’espérance de lui plaire, qu’il n’osa jamais laisser entrevoir ses sentiments à sa sœur. Heureux d’avoir accès auprès d’elle, il se contentait de la voir, de l’entendre, et d’observer tous ses mouvements ; ses vues ne s’étendaient pas plus loin, et à peine formait-il de simples vœux.

Le chevalier Robert Floyer fréquentait aussi régulièrement la maison de M. Harrel, où il dînait presque tous les jours. Cécile aurait fort désiré qu’il y vînt plus rarement. Elle était choquée de se voir continuellement l’objet de ses regards et de son affectation indiscrète à remarquer toutes ses actions : elle fut cependant encore plus peinée pour madame Harrel, lorsqu’elle découvrit que le compagnon inséparable, le plus intime de son mari était un prodigue sans principes et un joueur déterminé. Elle frémit en réfléchissant à l’influence que son exemple et ses conseils pourraient avoir sur la conduite de ce dernier.

Elle vit encore, avec une surprise qui augmentait tous les jours, combien une vie trop dissipée entraînait de désordres. M. Harrel paraissait ne regarder sa maison que comme un simple hôtel garni, où il pouvait à toutes les heures de la nuit troubler le repos des habitants, en y rentrant avec grand fracas, où les lettres et les billets qu’on lui adressait se déposaient, où il dînait lorsqu’il n’était pas invité ailleurs, et où il donnait ses audiences, et assignait certaines heures à ceux avec lesquels il avait quelque affaire. Sa femme, quoique plus souvent au logis, n’en redoutait pas moins la solitude : elle avait un grand nombre de liaisons, toutes coûteuses ; tous les moments qu’elle ne passait pas en compagnie, étaient uniquement dévoués à des projets d’amusements, à des arrangements de plaisirs.

Au bout de quelque temps, Cécile, qui s’attendait chaque jour que celui qui le suivrait lui donnerait plus de satisfaction, trouvant néanmoins que le jour présent ne valait pas mieux que le précédent, commença à se lasser de faire toujours la même chose, et à s’ennuyer d’une dissipation continuelle. Dans le tourbillon où elle vivait, elle n’avait encore trouvé personne dont la société lui convint, aucun individu dont le caractère et le langage sympatisât avec le sien. C’étaient des gens aimables, à la vérité ; mais elle savait que leur amabilité, ainsi que leur parure, n’était qu’un dehors brillant et trompeur. Douce, sensible, elle cherchait à s’attacher, et ne trouvait que des cœurs froids et arides sous la châleur des protestations et l’apparence du sentiment. Plus d’une fois, séduite par l’accueil qu’elle recevait, elle prit la politesse pour de la sincérité : elle crut que l’intérêt qu’elle paraissait faire naître pourrait ensuite se changer en affection ; mais bientôt détrompée, elle s’apperçut avec regret qu’elle n’avait excité que la curiosité, qui, une fois satisfaite, devenait de l’indifférence. Enfin, elle vit partout l’ennui prendre la place du plaisir, qu’on cherchait avec tant d’avidité. Elle vit tous ceux qui composaient la société où on l’avait initiée, aussi fatigués qu’elle du genre de vie qu’ils suivaient, et continuer leurs insipides amusements, uniquement parce qu’ils n’avaient pas la force d’en changer.

Elle commença alors à regretter sincèrement le séjour de la province ; elle sentit la perte du voisinage et de la conversation de M. Monckton, et encore plus de la société et des bontés de sa respectable amie, madame Charlton, chez qui elle avait passé des jours heureux et tranquilles. Ce bonheur des premières années de sa jeunesse était disparu sans retour ; l’espoir de renouveller ses anciennes liaisons avec madame Harrel s’était évanoui ; elle sentait même que ce qu’elle avait pris pour de l’amitié n’était qu’une intimité que l’âge et l’uniformité des goûts forment toujours, et que l’éloignement et le changement de situation détruisent aussi facilement, et elle ne pensait à la perte d’un sentiment qui lui fut si cher, qu’avec un attendrissement douloureux.

En quoi consiste donc, s’écriait-elle, cette félicité humaine ? Qui est-ce qui l’a éprouvée ? où existe-t-elle ? puisque moi, que l’on croirait devoir être privilégiée, favorisée de la fortune, accueillie par tout le monde, liée avec les gens du premier rang et entourée de tous les plaisirs, je la cherche vainement, et en la perdant, à peine sais-je comment elle m’est échappée ! Honteuse après cela d’imaginer qu’elle pût être regardée par les autres comme un objet digne d’envie, tandis qu’elle-même était mécontente et murmurait de son sort, elle prit le parti de ne pas se montrer plus long-temps insensible à des jouissances d’un autre genre, qu’il était en son pouvoir de se procurer ; mais de former et d’adopter un plan de conduite plus conforme à ses inclinations que l’insipidité frivole de la vie qu’elle menait, de faire à la fois un usage plus noble et plus digne de l’opulence, de la liberté, et des facultés dont elle jouissait. Elle sentit que pour le mettre en pratique, il fallait qu’elle devînt absolument maîtresse de son temps, et qu’elle devait, pour y parvenir, renoncer à toutes espèces de liaisons inutiles et frivoles, qui n’étant ni avantageuses, ni agréables, lui dérobaient une partie précieuse de son existence : qu’alors elle serait à même de manifester le choix qu’elle ferait de ses amis ; et elle résolut de n’admettre pour tels, que des gens dont les sentiments vertueux lui élèveraient l’âme ; dont la science perfectionnerait son jugement, dont les talents et les manières mériteraient sa considération.

En se conformant régulièrement à la loi qu’elle s’imposait, elle sentit qu’elle se verrait bientôt débarrassée de ce grand nombre de visites fatigantes, et qu’elle jouirait de tout le loisir dont elle avait besoin pour s’adonner librement aux occupations de son goût, qui étaient l’étude, la musique et la lecture.

Une juste idée de ce qu’on nomme devoir, un desir sincère de bien faire, étaient les dispositions caractéristiques de son âme ; aussi n’envisageait-elle son opulence, que comme une dette contractée envers l’humanité malheureuse. Il lui fut cependant impossible de réaliser tout de suite ses vues ; la société qu’elle se proposait de former, ne pouvait pas être rassemblée dans une maison étrangère, où, quoique rien ne s’opposât à ce qu’elle marquât un peu de préférence à certains individus, elle n’en pouvait cependant exclure aucun ; elle n’était pas même en état de satisfaire entièrement, et autant qu’elle l’aurait desiré, aux libéralités que son excessive générosité projetait. Il aurait fallu pour cela, qu’elle eût été chez elle, et qu’elle eût sa fortune à sa disposition. L’un et l’autre étaient impossibles avant sa majorité. Cette époque, il est vrai, n’était encore éloignée que de huit mois, et elle s’en consolait par l’espérance de perfectionner son plan pendant ce temps, et de préparer tout ce qui serait nécessaire à son exécution.

Le premier vœu que forma la bienfaisante héritière, fut celui de quitter la maison de M. Harrel, où elle trouvait aussi peu d’agrément que d’instruction, et où elle était continuellement humiliée à la vue de l’indifférence marquée de l’amie dont la société l’avait le plus flattée, et de l’affection de laquelle elle avait cru pouvoir se promettre beaucoup de satisfaction.

Quoique le testament de son oncle exigeât que, pendant la minorité, elle vécût chez l’un de ses tuteurs, il lui laissait cependant la liberté du choix, et de quitter l’un pour aller habiter chez l’autre toutes les fois que cela lui conviendrait. Elle résolut donc de se rendre elle-même chez eux ; et dans la visite qu’elle leur ferait, d’observer leurs manières et leur façon de vivre ; d’après ce qu’elle aurait vu et examiné, de décider ce qui lui conviendrait le mieux, et chez lequel elle croirait être plus décemment libre, se gardant cependant bien de leur laisser pénétrer son dessein, jusqu’au moment où elle serait prête à l’exécuter ; et alors d’avouer franchement les raisons de son changement de demeure.

Le lendemain de son arrivée à Londres, elle avait eu soin d’en prévenir M. Derville et M. Briggs, qui lui étaient presque inconnus. Les démarches qui étaient nécessaires à l’exécution de son projet étaient déterminées. L’arrivée de M. Monckton, et le plaisir de le recevoir, l’occupèrent agréablement et retardèrent l’empressement qu’elle avait de quitter la maison de M. Harrel. Elle lui témoigna dans les termes les plus expressifs sa satisfaction, et ne se fit même aucune peine de l’assurer, qu’à l’exception du moment où elle avait embrassé madame Harrel, elle n’en avait pas éprouvé de plus vive depuis qu’elle était à Londres.

M. Monckton, dont le contentement surpassait de beaucoup le sien, et dont la joie qu’il avait de la revoir était encore redoublée par la manière franche et amicale dont elle l’accueillait, étouffa les mouvements de joie excités par sa présence ; et se refusant la consolation de lui manifester ses sentiments, il s’efforça de lui paraître moins charmé qu’elle de leur entrevue, ne laissa pas échapper le moindre mot, ou un simple coup-d’œil qui pût le trahir, et se contint exactement dans les bornes que la politesse et l’amitié autorisaient.

Il s’empressa de renouveller connaissance avec madame Harrel, qu’il avait eu occasion de voir avant qu’elle fût mariée, et à laquelle il n’avait plus pensé dès que l’éloignement de Cécile, relativement à laquelle elle lui avait paru mériter quelque attention de sa part, la lui eut rendue absolument inutile. Cette dame lui présenta son frère, et il s’en suivit une conversation très-intéressante pour les deux dames, puisqu’elle roula sur différentes familles avec lesquelles elles avaient eu des liaisons, ainsi que sur le canton, en général, qu’elles avaient précédemment habité.

M. Arnott prit fort peu de part à ces éclaircissements et à ces questions. L’accueil gracieux que Cécile avait fait à M. Monckton, lui avait causé un sentiment de jalousie aussi involontaire que pénible ; il ne se doutait cependant nullement des vues secrètes de ce dernier. Aucune raison valable ne l’autorisait à les soupçonner, et sa pénétration n’allait pas au delà des apparences. Il savait très-bien qu’il était marié ; par conséquent, il n’avait nul sujet d’en être alarmé. Cependant elle lui avait souri ; et, pour se procurer un pareil sourire, il aurait sacrifié de bon cœur tout ce qu’il possédait de plus précieux.

M. Monckton, de son côté, avec une attention bien plus scrupuleuse, avait aussi fait ses observations. L’agitation de l’esprit de M. Arnott était manifeste, et la vigilance inquiète de ses regards en démontrait clairement l’objet. Une position qui procurait un accès libre et fréquent auprès d’une personne telle que Cécile, devait nécessairement produire un pareil effet, et il en concluait qu’il était impossible de la voir sans l’admirer. Tout ce qui lui restait à découvrir, était la manière dont elle recevait son hommage. Il ne fut pas long-temps à s’en éclaircir ; car il reconnut bientôt que, libre elle-même de toutes passions, elle s’était si peu apperçue de ses assiduités, qu’elle ne soupçonnait pas lui en avoir inspiré.

Cependant, quoique sa tranquillité, à en juger par l’extérieur, ne parût nullement troublée ; elle ne l’était pas moins intérieurement que celle de son rival ; et quoiqu’il ne le crût pas bien formidable, il redoutait pourtant sa trop grande intimité avec miss Beverley ; et qu’accoutumé insensiblement à ses attentions, elle ne finît par en être touchée. Il craignait encore le crédit de sa sœur, et celui de M. Harrel. Persuadé que toutes les offres qu’il pourrait faire actuellement seraient sûrement rejetées ; il connaissait trop bien les effets d’une longue persévérance pour voir les avantages de la position de M. Arnott sans envie et sans inquiétude.

Il était déjà tard lorsqu’il prit congé, et pendant tout le temps qu’il resta, il ne trouva pas un instant à pouvoir parler en particulier à Cécile, malgré l’envie qu’il avait de s’instruire de l’état de son cœur, et de s’assurer si son voyage de Londres n’aurait point apporté de nouvelles difficultés au succès du projet qu’il méditait depuis long-temps. Mais comme madame Harrel l’invita à dîner, il se flatta que l’après-dîné lui serait plus propice.

Cécile, était aussi très empressée de lui communiquer son plan favori, et de lui demander ses conseils sur les mesures à suivre, pour son exécution. Accoutumée depuis long-temps à les recevoir, elle les désirait plus que jamais dans cette circonstance, parce-qu’elle le regardait comme le seul homme à Londres, qui prît véritablement intérêt à elle.

M. Monckton se rendit exactement à l’heure du dîné, et rien ne lui annonça plus de succès que le matin, car non-seulement M. Arnott était déjà arrivé ; mais il y trouva encore le chevalier Robert Floyer ; et Cécile fut si fort l’objet des attentions de l’un et de l’autre, qu’il eut encore moins qu’auparavant l’occasion de lui parler en particulier. Cependant la vue du chevalier occupa assez sérieusement toute sa pénétration : il chercha à deviner quelles pouvaient être ses vues. Sa sagacité se trouva pourtant en défaut ; car, quoique la direction constante de ses regards tournée sans cesse vers Cécile, prouvât au moins qu’il était frappé de sa beauté, il montrait assez d’insouciance sur l’effet de son obstination à la fixer : son peu d’empressement à s’entretenir avec elle, la confiance soutenue et l’aisance de sa conduite semblaient indiquer combien il était indifférent sur les sentiments qu’il lui inspirait : insouciance tout-à-fait incompatible avec une véritable passion.

Il ne voyait d’ailleurs rien dans Cécile que ce que la connaissance qu’il avait de son caractère lui avait donné lieu d’en attendre ; c’est-à-dire, une confusion qui prouvait autant sa modestie, que son indignation de la hardiesse avec laquelle on osait la regarder.

Après le dîner, les dames passèrent dans une autre salle ; et comme elles étaient engagées pour la soirée, elles n’invitèrent point les hommes à prendre le thé. Il trouva cependant moyen, avant qu’elles quittassent l’appartement, de lier une partie, pour se trouver le lendemain matin à la répétition d’un opéra nouveau ; et il promit de les venir prendre. Il ne resta après leur départ qu’autant que la décence l’exigeait ; la situation présente de son esprit ne lui permettait guère de prendre part à une conversation qui, depuis la sortie de Cécile, ne pouvait plus avoir rien d’intéressant pour lui.



CHAPITRE VIII.

Une Répétition d’Opéra.


Le lendemain entre onze heures et midi, M. Monckton retourna chez M. Harrel ; il trouva en entrant, ainsi qu’il s’y attendait, les deux dames et M. Arnott, comme il le craignait, prêt à les suivre. Il eut cependant à peine le temps de s’affliger de ce contre-temps ; car il s’en présenta bientôt un nouveau, puisqu’au bout de quelques minutes ils furent joints par le chevalier Floyer, qui déclara qu’il était résolu de les accompagner au théâtre de Hay-market. M. Monckton, pour déguiser son chagrin, prétendit qu’il fallait partir tout de suite, afin d’arriver avant l’ouverture. Ils étaient donc prêts à sortir, lorsqu’ils furent arrêtés par l’arrivée de Morrice. L’étonnement que sa vue causa à M. Monckton fut extrême. Il ignorait que ce suppôt de Thémis fût connu de M. Harrel ; car il se rappellait que, lorsqu’ils se rencontrèrent dernièrement chez lui, c’était la première fois qu’ils s’étaient vus. Il en conclut donc naturellement que Cécile était l’objet de sa visite. Le ton de familiarité sur lequel il paraissait être avec toute la maison, ne contribua pas à diminuer sa surprise ; car lorsque madame Harrel lui témoigna le regret qu’elle avait d’être obligée de sortir, il la pria d’un air dégagé, de ne pas se gêner pour lui, assurant qu’il lui aurait été impossible de s’arrêter plus de deux minutes, et promettant, sans qu’on l’en priât, de revenir le lendemain. Et lorsqu’elle ajouta, nous ne serions pas si pressées de sortir, si nous n’allions à l’opéra assister à une répétition ; il s’écria sur le champ : une répétition ? quoi réellement vous allez à la répétition ? Eh bien, j’ai envie d’y aller aussi. Alors, appercevant M. Monckton, il lui fit une profonde révérence, et lui demanda respectueusement comment il avait laissé milady Marguerite, qu’il comptait parfaitement rétablie de sa dernière indisposition ; ajoutant différentes questions sur ses arrangements pour l’hiver. Ces propos étaient peu propres à rendre sa présence supportable à M. Monckton, qui lui répondit assez séchement, et continua à presser les dames de partir.

Oh ! s’écria Morrice, il est bien inutile de tant se presser ; la répétition ne commence qu’à une heure. Vous vous trompez, Monsieur, repartit M. Monckton ; elle doit commencer à midi. Ah ! oui, vous avez raison, reprit Morrice. J’avais oublié le ballet, et j’imagine qu’on le répétera le premier. Permettez, miss Beverley, que je vous demande si vous avez jamais vu la répétition d’un ballet — ? Non, Monsieur, — En ce cas, je vous assure qu’elle vous fera le plus grand plaisir. Rien au monde n’est si comique que de voir ces signors et ces signoras faisant des cabrioles le matin. Oh ! les figuranti ne sauraient manquer de vous amuser beaucoup. Vous n’avez certainement jamais vu de votre vie un pareil assemblage de gredins ; ce qu’il y a de singulier, c’est de voir leurs visages ; car, pendant tout le temps qu’ils sautent et font des entrechats sur le théâtre, comme s’ils étaient hors d’eux-mêmes, et ne pouvaient contenir leur gaieté, ils ont l’air aussi grave et aussi lugubre que des fossoyeurs.

Gardez-vous bien de rien dire au détriment de la danse, s’écria le chevalier ; c’est elle seule qui soutient l’opéra, et je suis sûr que c’est l’unique chose à laquelle on fasse attention.

La répétition n’était pas encore commencée. Cet opéra était le premier que Cécile eût entendu : elle avait pourtant quelque connaissance de la musique italienne, à l’étude de laquelle elle s’était appliquée avec soin ; le goût naturel qu’elle avait pour cet art, l’avait engagée à fréquenter assidûment les concerts de Bury et de ses environs, et elle recevait régulièrement de Londres les productions des plus grands maîtres. Cependant le peu d’expérience qu’elle avait acquise dans ce genre de musique imitative, servit plutôt à augmenter qu’à diminuer la surprise avec laquelle elle assista à ce chef-d’œuvre. Incapable de juger, par le peu qu’elle avait appris, de ce qui lui restait encore à apprendre, elle vit avec étonnement combien la musique écrite est peu propre à donner une juste idée de l’exécution ; ainsi, n’ayant précisément que ce qu’il fallait de connaissance pour entrevoir les difficultés, et sentir une grande partie du mérite, elle prêta à l’opéra une attention presque pénible, par l’application scrupuleuse qu’elle y apporta.

Mais que le plaisir et l’admiration que lui causa l’exécution générale furent faibles, en comparaison de l’émotion vive que lui fit éprouver l’incomparable Pacchirotti ! Combien elle le trouva supérieur à l’idée qu’elle s’en était formée ! Toute entière à l’impression que les sons de cet excellent chanteur faisaient sur son âme, elle sentait ce qu’elle ne pouvait expliquer, elle jouissait de ce qu’elle ne pouvait comprendre.

L’opéra qu’on répétait était Artaxerxès. Cécile l’écoutait avec d’autant plus de charme, qu’elle avait lu d’avance les paroles de ce drame intéressant ; et comme le genre simple est toujours le plus agréable, rien ne lui plut davantage que la naïveté avec laquelle Pacchirotti chantait ces touchantes paroles : Sono innocente. Sa voix, toujours tendre et passionnée, les rendait d’un ton de douceur, de persuasion et de sensibilité, qui lui causa une émotion aussi nouvelle que délicieuse.

Mais quoiqu’elle fût peut-être la personne de toute la salle la plus étonnée, elle n’était cependant pas la seule que le plaisir transportât ; et quoique trop occupée elle-même pour faire attention au reste des spectateurs en général, elle ne put s’empêcher de remarquer qu’un vieillard, placé auprès d’une, des décorations, appuyait sa tête de maniére à se cacher le visage, et à ne rien voir qui pût détourner son attention ; et tandis que Pacchirotti chanta, il soupira si profondément, que Cécile, frappée de son extrême sensibilité aux charmes de la musique, l’observa attentivement toutes les fois que son âme se trouva assez libre pour pouvoir s’occuper de toute autre émotion que de la sienne.

Aussi-tôt que la répétition fut finie, les hommes de la compagnie de madame Harrel s’empressèrent d’entourer sa loge ; et Cécile reconnut alors que la personne dont l’enthousiasme avait excité sa curiosité, était le même vieillard dont la conduite extraordinaire l’avait si fort surprise chez M. Monckton. Le désir qu’elle avait d’abord eu de se procurer quelque information à son sujet, s’étant renouvellé, elle se préparait à de nouvelles questions, lorsqu’elle en fut détournée par l’arrivée du capitaine Aresby. Celui-ci l’aborda avec un sourire qui annonçait combien il était satisfait de lui-même ; et après lui avoir dit tout bas qu’il espérait qu’au moment où il avait l’honneur de la voir, elle était en parfaite santé, il s’écria : que la ville est horriblement déserte ! Cette solitude est pétrifiante ! J’imagine que vous ne vous trouvez pas à présent obsédée par le trop de monde. À présent ! repliqua M. Gosport ; je croirais volontiers le contraire. Réellement ? répliqua le capitaine ; sans s’appercevoir de l’épigramme. Je vous jure qu’à peine ai-je vu un être vivant. Avez-vous déjà essayé du Panthéon, mademoiselle ? — Non, monsieur. — Ni moi non plus ; je ne sais pas s’il y va quelqu’un cette année. Ce spectacle n’est pas mon spectacle favori ; rien de plus ennuyeux que de se tenir là long-temps assis pour écouter de la musique. Avez-vous déjà fait l’honneur au festino de vous y arrêter un instant ? — Non, monsieur. — Permettez-moi donc de vous supplier de vouloir en essayer. — Oui, vous avez raison s’écria madame Harrel, j’ai réellement tort à cet égard ; j’aurais dû vous engager à souscrire ; mais bon Dieu ! je n’ai encore rien fait pour vous, et vous ne me le rappelez pas ! Nous avons l’ancienne musique et le concert d’Abel. Quant à l’opéra, nous pourrons prendre une loge pour nous deux. Il ne faut pourtant pas oublier d’essayer du concert des dames. Nous avons encore cinquante autres endroits dont nous devons nous occuper.

Ô jour de folie et de dissipation ! s’écria une voix peu éloignée. Ô vous, partisans de l’oisiveté et du luxe ! qu’inventerez-vous encore pour perdre le temps ? Jusqu’où pousserez-vous vos efforts pour l’anéantissement de toute vertu ?

Tout le monde parut étonné. Madame Harrel se contenta de dire froidement : ma chère, ce n’est que le misanthrope. Le misanthrope ! répéta Cécile, qui vit que ces exclamations partaient de celui qui avait été précédemment l’objet de sa curiosité. Est-ce là le nom sous lequel cet homme est connu ? Il est connu sous plus de cinquante noms, ajouta M. Monckton ; ses amis lui donnent celui de moraliste, les jeunes demoiselles l’appèlent la tête félée ; il est désigné sous toutes sortes de noms, le sien seul excepté. Je vous assure, Madame, que c’est un malheureux tout-à-fait pétrifiant, dit le capitaine ; il m’obsède par-tout. Si j’avais su qu’il fût si près, je me serais bien gardé de rien dire. C’est ce dont vous vous êtes acquitté tout aussi bien, s’écria M. Gosport, que si vous en aviez été instruit d’avance ; et alors il vous aurait été impossible de mieux faire.

Le capitaine, qui n’avait point entendu ce propos, continua de parler à Cécile. Oserais-je espérer que vous daignerez nous honorer de votre présence à notre bal masqué du Panthéon ? On ne distribuera que cinq cents billets, et la souscription ne sera que de trois guinées et demie.

Ô dignes objets de charité et de munificence ! s’écria de nouveau l’inconnu. Ô vous, êtres malheureux, mourants de faim et de misère, approchez, écoutez ces discours insensés de l’opulence. Approchez, vous qui êtes nuds, et qui manquez de pain, et vous saurez l’usage auquel on destine cet argent, qui aurait suffi à vous procurer les vêtements et la nourriture dont vous avez besoin.

Cet étrange fou, dit le capitaine, devrait réellement être renfermé. Il m’a si souvent dégoûté, que je le crois tout-à-fait dangereux. Je me suis fait une loi, toutes les fois que je l’apperçois, de ne jamais ouvrir la bouche. Où l’avez-vous donc si souvent rencontré ? lui demanda Cécile. Mais, répondit le capitaine, par-tout ; il n’y a pas d’ours plus sauvage dans toute la ville. Mais la circonstance où il me parut le plus pétrifiant, fut celle où j’eus l’honneur de danser avec une très-jeune demoiselle qui ne faisait que de sortir du pensionnat, et dont les parents avaient jeté les yeux sur moi pour l’introduire dans le monde. Tandis que je faisais mon possible pour l’amuser, il s’avança, et avec ses manières extraordinaires, il lui dit que toutes mes paroles n’avaient pas le moindre sens. J’avoue que je n’ai jamais été aussi tenté d’être enragé contre quelqu’un de cet âge-là, que dans cette occasion.

M. Arnott ayant averti les dames que leur carrosse les attendait, elles sortirent de leur loge ; mais comme Cécile n’avait jamais vu l’intérieur d’un théâtre, M. Monckton, espérant que tandis qu’elle s’amuserait à le regarder, il trouverait l’occasion de lui glisser quelques mots, demanda à Morrice pourquoi il ne faisait pas voir les décorations. Celui-ci, n’étant jamais plus content que lorsqu’on l’employait, assura que c’était la chose du monde qu’il aimait le mieux, et demanda la permission d’en faire les honneurs à madame Harrel, qui, cherchant toujours avec empressement tout ce qui lui promettait quelque distraction, accepta son offre. Ils se rendirent tous sur le théâtre ; leur compagnie était la seule qui ne se fût pas retirée.

Nous allons faire ici une entrée triomphante, s’écria le chevalier ; toutes les fois que je monte sur les planches, j’ai presque envie de devenir comédien. Il serait bien singulier, à votre âge, s’écria Gosport, que vous eussiez attendu jusqu’à présent à prendre ce parti. À mon âge ! répéta-t-il : qu’entendez-vous par-là ? Me prenez-vous pour un vieillard. Non, monsieur ; mais je vous prends pour quelqu’un qui a passé l’âge de l’enfance, et conséquemment qui a fini son apprentissage avec les acteurs auxquels il a eu à faire sur le grand théâtre du monde, et commencé au moins depuis quelques années à voler de ses propres ailes.

Allons, s’écria M. Morrice, voulez-vous que nous déclamions quelque morceau pathétique ? cela nous réchauffera. Volontiers, dit le chevalier, pourvu que ce soit pour un objet effectif qui en vaille la peine ; par exemple, si miss Beverley voulait se charger du rôle de Juliette, elle n’aurait qu’à dire un mot, je serais à ses ordres, et prêt à m’acquitter de celui de Roméo.

Dans ce moment, l’inconnu quittant le coin où il s’était confiné, s’avança tout-à-coup, et se plaçant devant eux, il lança sur Cécile un regard de pitié. Pauvre innocente s’écria-t-il, combien de persécuteurs s’attachent à tes pas ! Se peut-il que tu ne t’apperçoives pas encore de leurs vues perfides ? Ils t’ont marquée pour leur victime, et ils te regardent déjà comme une proie qui ne saurait leur échapper.

Cécile, extrêmement frappée d’une pareille apostrophe, s’arrêta tout court, et parut fort émue. Le vieillard ne s’en apperçut pas plutôt, qu’il ajouta : Que ce soit le danger, et non l’avertissement, qui t’affecte. Chasse loin de toi les flatteurs et les imposteurs qui t’assiégent ; recherche la société des gens vertueux ; soulage le pauvre ; soustrais-toi à la destruction dont l’opulence, sourde aux plaintes du misérable, est menacée. Après avoir proféré ces derniers mots, il passa gravement au milieu d’eux, et disparut.

Cécile, trop étonnée pour être en état de parler, resta quelque temps immobile, formant en elle-même différentes conjectures sur le sens d’une exhortation aussi pathétique et aussi extraordinaire. Le reste de la compagnie n’était guère moins troublé qu’elle. Le chevalier, M. Monckton et M. Arnott, tous occupés de leurs vues particulières, s’imaginèrent que cet avis y avait quelque rapport. M. Gosport, de son côté, était fâché de se voir confondu avec eux, et qu’on lui eût aussi donné les épithètes de flatteur et d’imposteur. Madame Harrel ne pouvait pardonner d’avoir été arrêtée dans sa promenade ; et le capitaine Aresby, pâlissant à la vue de ce vieillard, se retira à l’instant qu’il parut.

Au nom du ciel, s’écria Cécile, aprés qu’elle fut un peu remise de sa consternation, quel est cet homme, et que peut-il prétendre ? Il est impossible que vous, M. Monckton, n’en sachiez quelque chose ; car c’est chez vous que je l’ai vu pour la première fois. Je vous assure, répondit celui-ci, qu’alors je ne le connaissais pas, et que je n’en sais guère davantage à présent. Belfield l’avait ramassé quelque part, et me demanda la permission de l’amener au logis : il l’annonça sous le nom d’Albano. Son caractère me parut tout-à-fait singulier ; et Belfield, passionné de tout ce qui a l’apparence d’originalité, en était très-entêté. Ce vieillard a diablement d’humeur, s’écria le chevalier, et s’il continue toujours sur le même ton, il court grand risque d’avoir les oreilles coupées. Je n’ai encore rencontré personne dont la conduite fût aussi extraordinaire que celle de cet homme, dit M. Gosport ; il a l’air de détester le genre humain, et cependant il n’est jamais un moment seul ; il se fourre dans toutes les compagnies sans jamais se lier avec personne ; il joue ordinairement le rôle d’observateur sévère et silencieux ; ou s’il lui arrive de parler, ce n’est que pour débiter quelque sentence, quelque moralité, ou des censures amères et piquantes.

On vint de nouveau annoncer que le carrosse était prêt. M. Monckton prit la main de Cécile, et M. Morrice celle de madame Harrel. Le chevalier et M. Gosport saluèrent et partirent. Quoiqu’ils eûssent quitté le théâtre, et qu’ils fûssent arrivés au haut d’un petit escalier qui leur restait à descendre, M. Monckton se voyant débarrassé de tous les importuns, à l’exception de M. Arnott, qu’il espérait écarter aussi, ne put résister au désir de faire une nouvelle tentative, pour se procurer une conversation de quelques minutes avec Cécile. Pour cet effet, s’adressant encore à M. Morrice, il s’écria : Je ne crois pas que vous ayez encore fait voir à ces dames aucune des machines du derrière des coulisses ? Je l’avoue, repartit Morrice ; je ne leur en ai montré aucune. Ne conviendrait-il pas que nous retournâssions sur nos pas ? J’en serais enchantée, dit madame Harrel. Et ils retournèrent.

M. Monckton profita habilement de l’occasion qui se présentait, pour dire à Cécile : Mademoiselle, ce que j’avais prévu n’a pas manqué d’arriver. Vous êtes environnée de gens rusés et mal intentionnés, intéressés, faux et hypocrites, qui n’ont d’autre but que de s’emparer de votre fortune, et dont les vues mercenaires, si vous n’y prenez garde…

Un cri perçant de madame Harrel l’empêcha de continuer. Cécile, fort alarmée, le quitta pour en apprendre la cause. M. Monckton ne put s’empêcher de la suivre, et fut très-mortifié, en voyant cette dame rire de toutes ses forces, et que cette joie immodérée était causée par le trop grand empressement de M. Morrice, qui, en faisant les honneurs du théâtre, s’était accroché à une coulisse qui lui était tombée sur la tête.

Il fut impossible de s’arrêter plus long-temps ; et M. Monckton, en conduisant les dames à leur carrosse, eut besoin de toute sa patience et de toute sa raison pour s’empêcher de reprocher à Morrice son étourderie et sa mal-adresse. La toilette, le dîné, en nombreuse compagnie à la maison, ensuite l’assemblée au dehors, remplirent, comme à l’ordinaire, le reste de la journée.



CHAPITRE IX.

Une humble prière.


Le lendemain miss Beverley se disposait à faire des visites indispensables ; elle allait monter en voiture lorsqu’elle fut frappée de l’aspect d’une femme de moyen âge, qui se tenait à quelque distance, et paraissait saisie de froid. Au moment où elle parut, elle remarqua qu’elle joignait les mains d’un air suppliant, et s’approchait de la voiture. Cécile s’arrêta pour la considérer. Son habillement, quoiqu’extrêmement simple, était cependant plus propre que ne l’est ordinairement celui des mendiants. Elle réfléchit quelque temps à ce qu’elle pourrait lui présenter. La pauvre femme continuait cependant à s’avancer, mais avec une lenteur qui indiquait une excessive faiblesse. Lorsqu’elle fut proche, et qu’elle eut levé la tête, elle présenta l’image la plus complète de la douleur ; elle était si défaite, si pâle, que Cécile en fut effrayée. Les mains toujours jointes, et d’une voix dont elle paraissait elle-même redouter les accents, elle s’écria : Ô ! madame, daignez avoir la complaisance de m’écouter ! Vous écouter ? répartit Cécile, en mettant sur-le-champ la main dans sa poche pour en tirer sa bourse ; trés-certainement ; dites-moi ce que je peux faire pour vous. Le ciel, Madame, vous récompense de votre bonté ! s’écria la femme d’un ton plus assuré ; je craignais de vous fâcher : mais j’ai vu le carrosse devant la porte, et j’ai voulu faire une tentative ; quel qu’en soit le succès, je ne saurais en être plus mal ; la misère, madame donne de la hardiesse. Me fâcher ! répartit Cécile, en tirant un écu de sa bourse. Non, assurément. Qui pourrait contempler votre indigence, et éprouver d’autre sentiment que celui de la pitié ? Ah ! madame, répliqua-t-elle, je pleurerais presque en vous entendant parler ainsi, quoique j’eusse cru de ne plus répandre de larmes, depuis que j’ai cessé d’en verser pour mon pauvre Guillaume ? Avez-vous donc perdu un fils ? Oui, madame ; mais il était trop bon pour rester plus long-temps sur cette terre : aussi ai-je tout-à-fait cessé de le regretter. Entrez, ma bonne femme, dit Cécile ; il fait trop froid pour rester ainsi à l’air.

À peine furent-elles entrées dans une salle basse, qu’elle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour son service, ajoutant, tandis qu’elle parlait, par un mouvement de compassion, un second écu à celui qu’elle tenait déjà dans la main. Vous pouvez tout, madame, répondit la pauvre femme, il ne s’agit que de plaider notre cause auprès de monsieur ; il ne connaît guère notre profonde misère, parce que sa situation est bien différente de la nôtre. Je me garderais bien de l’importuner si souvent, si la nécessité ne m’y contraignait.

Cécile, frappée de ces mots, il ne connaît guère notre profonde misère, parce sa situation est bien différente de la nôtre, eut de nouveau honte de la modicité du présent qu’elle se proposait de lui faire ; et tirant une autre demi-guinée de sa bourse, elle lui dit : Ceci pourra-t-il vous être de quelque secours ? Une guinée suffira-t-elle pour vous procurer ce qui vous est nécessaire.

Je vous remercie très-humblement, madame, dit la femme en faisant une profonde révérence : voulez-vous que je vous en donne un reçu ? Un reçu ! s’écria Cécile avec vivacité, de quoi ? Hélas ! nos comptes ne sont point encore soldés, et je me propose bien de faire quelque chose de mieux pour vous, dès que je me serai convaincue que vous en êtes aussi digne que votre extérieur me l’annonce. Vous êtes trop bonne, madame ; je vous offrais un reçu de l’argent que vous venez de me donner, que je croyais être un à-compte. Un à-compte ! de quoi ? Je ne vous comprends pas. — Votre mari ne vous aurait-il jamais parlé, madame, de ce qu’il nous doit ? De ce qu’il vous doit ? — Oui, madame, de nos comptes pour l’ouvrage fait au nouveau temple de sa campagne de Violet-Bank ; c’est le dernier un peu considérable que mon pauvre mari ait été capable de faire ; et c’est en y travaillant qu’il a gagné sa maladie. Quel ouvrage ? quelle maladie ? s’écria Cécile. Qu’est-ce que votre mari avait à faire à Violet-Bank ? Il est charpentier de sa profession, madame. J’imaginais que vous auriez pu vous rappeler le pauvre Hill, et que vous l’auriez peut-être apperçu. Non, je n’y ai jamais mis le pied ; sans doute vous me prenez pour madame Harrel. Sûrement, madame, j’ai cru jusqu’à présent que vous l’étiez. — Vous vous trompez ; mais dites-moi ce que c’est que ce compte. — C’est un mémoire, madame, pour un ouvrage très-pénible, un ouvrage, madame, qui coûtera sûrement la vie à mon mari ; et quoique je n’aie cessé jour et nuit de solliciter M. Harrel pour en obtenir le paiement, que je lui aye adressé plusieurs lettres pour exposer notre misère, et le supplier d’y avoir égard, il m’a été impossible d’en arracher un seul schelling. Actuellement les domestiques, loin de me laisser la liberté de lui parler, me refusent même la porte. Ah ! madame, vous qui paraissez si sensible, daignez intercéder en notre faveur ! Assurez le que mon pauvre mari ne saurait plus vivre ; dites-lui que mes pauvres enfants meurent de faim ; ajoutez que mon pauvre Guillaume, qui nous aidait à subsister, est mort ; que toutes mes peines, et le travail que mes forces me permettent de faire, ne suffisent pas à nous nourrir.

Grand dieu ! s’écria Cécile très-émue, quoi ! ce que vous sollicitez avec tant d’humilité, est un argent qui vous appartient si légitimement ? — Oui, madame, c’est un argent gagné honnêtement, légitimement, et à la sueur de notre front. M. Harrel ne le sait que trop, et il vous le dira lui-même. Cela est impossible, repartit Cécile ; il l’ignore sans doute, et je m’engage à l’en informer au plutôt. À combien se monte ce compte ? À vingt-deux livres sterling, madame.

Comment, il ne se monte qu’à cela ?

Ah ! madame, vous autres gens riches, vous n’imaginez guère ce qu’est une pareille somme pour des pauvres comme nous. Une malheureuse famille, telle que la mienne, vivant de son travail, s’entretient long-temps avec cet argent, et en le possédant, se croit presque en paradis.

Pauvre digne femme ! ajouta Cécile, le cœur gros, et retenant à peine ses larmes, si vingt-deux livres vous procurent une si grande satisfaction, il serait réellement bien cruel qu’on vous fît attendre plus long-temps une somme si modique, et que vous réclamez à si juste titre, sur-tout votre débiteur étant en état de vous payer sans s’incommoder. Attendez-moi ici un moment, et je vous apporterai tout de suite votre argent. Elle la quitta sur-le-champ, et revint à la salle à manger, où elle ne trouva que M. Arnott, qui lui dit que M. Harrel était à la bibliothèque avec sa sœur et quelques amis. Cécile lui dit en peu de mots de quoi il s’agissait, et le pria d’avertir M. Harrel qu’elle souhaiterait lui parler. M. Arnott secoua la tête, et obéit.

Les deux beaux-fréres revinrent ensemble ; et M. Harrel lui adressant la parole d’un air satisfait : Miss Beverley, lui dit-il, je suis charmé que vous ne soyez pas encore partie : nous avons grand besoin de vos conseils ; voudriez-vous bien prendre la peine de monter ?

Tout-à-l’heure, répondit-elle, il faut auparavant que je vous entretiène au sujet d’une pauvre femme à laquelle j’ai parlé par hasard, et qui m’a suppliée de vous engager à acquitter une petite dette qu’elle imagine que vous avez oubliée, et dont vraisemblablement vous n’avez jamais eu aucune connaissance. Une dette ? s’écria-t-il en changeant subitement de ton : qui est cette femme ? Je pense qu’elle se nomme Hill. C’est la femme du charpentier que vous avez employé à la construction d’un nouveau temple à Violet-Banck. — Comment, quoi, cette femme ?… Eh bien ! eh bien, je penserai à la faire payer. Allons, ne perdons pas de temps, venez avec moi à la bibliothèque. — Qui, moi ! après avoir si mal réussi dans ma commission ? J’ai promis d’intercéder pour elle, et de faire en sorte qu’elle eût tout de suite son argent. Bon ! il n’y a rien de si pressé ; je chercherai son compte : je ne sais ce que j’en ai fait.

Je cours la rejoindre, et lui en demander un second. — Je ne le permettrai jamais ; elle pourra m’en envoyer un autre dans quelques jours. Elle mériterait que je la fisse attendre encore une année, pour la punir de l’impertinence qu’elle a eue de vous rompre la tête de cette affaire. — Elle ne m’en a parlé que par hasard, et je lui ai promis de faire en sorte qu’elle fût payée. C’est à vous maintenant à me faciliter les moyens de m’acquiter de ma promesse. Il doit vous être à peu près égal de lui remettre aujourd’hui ces vingt-deux livres, ou de ne les lui donner que dans un mois. Mais cette différence pour cette pauvre malheureuse est si considérable, qu’il y va pour elle de la vie ou de la mort ; car elle m’a assuré que son mari était sur le bord de sa fosse, que ses enfants mouraient presque de faim ; et quoique son extérieur annonce la plus grande misère, ils n’ont cependant qu’elle pour support.

Oh ! s’écria M. Harrel en riant, il faut avouer qu’elle vient de vous conter une histoire bien lamentable ! Elle s’est sans-doute apperçue que vous arriviez tout nouvellement de province. Si vous ajoutez foi à tous les contes de cette espèce, vous ne serez pas un instant tranquille, et il ne vous restera jamais un sou dans votre bourse. Cette femme, répondit Cécile, ne saurait chercher à m’en imposer ; son visage porte des marques trop évidentes et trop effrayantes des peines qu’elle éprouve.

Bon bon ! ajouta-t-il, lorsque la ville vous sera mieux connue, il sera plus difficile de vous tromper ; vous verrez qu’il n’est rien de si commun que de trouver des femmes de cette espèce, qui, pour vous émouvoir, parlent d’un mari malade et de cinq petits enfants mourants de faim. Ce sont des moyens usés, qui ne produisent plus aucun effet, et dont on se moque. — Je ne me moquerai jamais des malheureux ; et les cœurs durs qui verront leurs peines avec indifférence, n’auront rien de commun avec moi. Cette pauvre femme, dont j’ai osé entreprendre la cause, n’eût-elle point d’enfants, serait encore elle-même un objet de pitié. Elle est si faible, qu’à peine peut-elle se traîner, et si pâle, qu’elle paraît presque mourante. — Imposture que tout cela ; rien n’est plus certain. À peine vous aura-t-elle quittée, qu’elle cessera de se lamenter. Non, Monsieur, lui répliqua Cécile un peu impatientée ; rien ne m’engage à soupçonner qu’elle ait la moindre envie de me tromper, puisqu’elle ne vient point ici comme mendiante, quoique sa pauvreté l’y autorisât ; elle y vient pour solliciter le paiement d’un ouvrage que son mari a fait ; et si elle en impose à cet égard, rien de si facile que de découvrir la fraude.

À ces mots, M. Harrel parut pendant quelques moments assez déconcerté ; mais, s’étant bientôt remis, il dit d’un air aisé : comment a-t-elle fait pour parvenir jusqu’à vous ? Je l’ai trouvée à la porte de la rue. Dites-moi, je vous prie, auriez-vous quelqu’objection contre ce mémoire ? Je ne saurais encore en former aucune ; je n’ai pas eu le temps de l’examiner. Vous savez cependant qui est cette femme, et que son mari a travaillé pour vous ; par conséquent il est vraisemblable que l’argent qu’elle demande est bien légitimement dû. Cela est-il possible, vrai, ou non ? — Oui, oui, j’avoue que je reconnais cette femme ; elle a bien pris soin de me le rappeler. Voilà neuf mois qu’elle ne cesse de me tourmenter.

Cette réponse ferma la bouche à Cécile ; elle avait supposé jusqu’alors, que la vie dissipée de M. Harrel l’avait empêché de s’appercevoir de l’injustice de son procédé ; mais lorsqu’elle reconnut qu’il en était si bien informé, et qu’il avait pu souffrir avec indifférence, qu’une pauvre femme l’eût tous les jours pendant neuf mois sollicité vainement pour obtenir le paiement d’une dette aussi légitime, elle en fut aussi surprise que révoltée. Ils gardèrent l’un et l’autre pendant quelques moments le plus profond silence. Ensuite M. Harrel bâilla, étendit les bras ; et demanda nonchalamment : mais pourquoi le mari ne vient-il pas lui-même ? Ne vous ai-je pas déjà dit, repartit Cécile, qui s’attendait peu à une pareille question, qu’il était très-malade, et hors d’état de travailler ? — Eh bien ! dès qu’il sera mieux, ajouta-t-il en s’avançant vers la porte, il n’a qu’à venir, et je lui parlerai.

Cécile, accablée de cet excès d’insensibilité, se tourna machinalement du côté de M. Arnott, d’un air qui semblait implorer son assistance. Celui-ci baissa la tête, et craignant de rencontrer ses yeux, sortit brusquement.

M. Harrel se tournant alors à moitié, quoique sans envisager Cécile, lui dit familièrement : Eh bien, ne voulez-vous pas venir ? Non, Monsieur, répondit-elle froidement. Il continua son chemin, et remonta à la bibliothèque, la laissant aussi surprise que mécontente de la conversation qu’ils venaient d’avoir ensemble. Grand dieu, s’écria-t-elle, quelle étrange insensibilité ! Laisser périr de faim une malheureuse famille, uniquement par opiniâtreté, et pour prouver que sa misère n’est pas telle qu’on la dépeint ! Ajouter à sa calamité, en retenant le salaire qui lui est dû, et qu’on sera à la fin forcé de lui donner, quoique l’indolence, l’oubli ou l’injustice s’obstinent à le lui refuser ! Que mon oncle connaissait peu, qu’il était loin de soupçonner le caractère du tuteur auquel il m’a confiée !

Avant qu’elle fût sortie de la salle, un des domestiques vint lui dire que son maître la priait de se rendre à la bibliothèque. Peut-être se repent-il, dit-elle en elle-même ; et flattée de cette idée, elle se hâta de l’aller joindre. Il était avec sa femme, le chevalier Robert Floyer et deux autres personnes, dissertant tout à leur aise autour d’une grande table couverte de plans et de modèles en petit.

M. Harrel lui adressa tout de suite la parole, et lui dit : vous m’avez fait un grand plaisir de venir ici ; nous ne saurions rien conclure avant de vous avoir consultée : ayez la bonté de jeter la vue sur ces différents modèles, et dites-moi celui que vous trouvez le plus de votre goût. Cécile, sans avancer d’un seul pas, resta immobile à la vue de ces plans pour la construction de nouveaux édifices, tandis que les ouvriers qui avaient construit les anciens n’étaient point encore payés. La cruelle sottise qu’il y avait à vouloir élever de nouveaux trophées au luxe, lorsque ceux qu’on venait à peine de finir avaient occasionné la ruine des malheureux qui y avaient travaillé, excita en elle une indignation qu’elle crut inutile de chercher à déguiser. L’aisance et l’air dégagé de l’auteur de ces injustices lui inspirèrent autant d’aversion que de répugnance, et se rappelant la leçon que lui avait donnée l’étranger à la répétition de l’opéra, elle résolut de changer de demeure le plutôt qu’elle pourrait, répétant en elle-même : « Oui, j’aurai soin de me soustraire à la distraction dont l’opulence sourde aux plaintes du misérable est menacée. »

Madame Harrel étonnée de son silence et de son air sérieux, lui demanda si elle était malade. Le chevalier Floyer, se tournant alors de son côté pour la considérer plus à son aise, lui dit : « commenceriez-vous déjà à vous ressentir des influences de l’air de Londres ? » Cécile tâcha de recouvrer sa tranquillité, et répondit le mieux qu’elle put à ces différentes questions ; elle persista néanmoins à refuser de donner aucun avis relativement aux plans ; et après y avoir jeté un coup-d’œil en passant, elle se retira.

M. Harrel, qui, dans le fond de l’âme, connaissait mieux que personne la raison d’une pareille conduite, se garda bien d’en donner l’explication ; et voyant avec peine qu’elle était plus affectée qu’il ne l’aurait cru d’une affaire qui, à ses yeux, était si peu importante, il chercha à l’en distraire. Il la suivit, et lui dit : miss Beverley, sera-ce assez-tôt demain de s’occuper de votre protégée ? Oui, sans doute, répliqua-t-elle, agréablement surprise d’une pareille question. En ce cas, ayez la complaisance de la faire avertir de venir me trouver demain matin.

Charmée d’une commission aussi inattendue, elle le remercia par un gracieux sourire de l’en avoir chargée : et en se pressant de descendre pour porter cette bonne nouvelle à celle qui l’attendait, elle inventait mille excuses pour justifier les délais qu’elle avait essuyés jusqu’alors, se persuadant facilement que M. Harrel, qui commençait à reconnaître l’injustice de sa conduite, se proposait d’en changer par la suite. La pauvre femme la vit revenir avec un air si satisfait, qu’elle imagina que M. Harrel ne tarderait pas à acquitter sa dette. Elle s’apperçut bientôt de son erreur ; car aussi-tôt qu’elle fut instruite de sa réponse, elle dit : Ah, Madame, c’est toujours le même langage ! il me remet continuellement au lendemain. Mais je suis actuellement en état de supporter de nouveaux délais ; ainsi je me garderai bien de me plaindre de ce contre-temps ; l’indulgence que je viens d’éprouver de votre part, suffirait pour me faire tout oublier. Ayez soin, je vous prie, lui dit Cécile, de consulter un médecin sur la manière dont votre mari doit être médicamenté et nourri. Je vais vous donner de quoi payer sa première visite ; et s’il est nécessaire qu’il en fasse d’autres par la suite, ne craignez pas de me le faire connaître. En parlant ainsi, la compâtissante Cécile ouvrait de nouveau sa bourse ; mais madame Hill lui saisissant la main, s’écria : non, madame, non ; je ne suis point venue ici pour abuser de vos bontés. Bénie soit l’heure où j’y suis arrivée ! Elle lui dit alors qu’elle ne se trouvait plus actuellement dans un besoin si urgent, et que pendant son absence un monsieur était entré dans la chambre où elle était, et lui avait donné cinq guinées.

Cécile ne douta pas, d’après le portrait qu’elle lui en fit, que cette personne ne fût M. Arnott. Cette libéralité de sa part, si analogue à sa façon de penser, lui donna la meilleure opinion possible de son caractère, et affermit encore l’estime que ce vertueux jeune homme lui avait inspirée. Elle garda pour une autre occasion le secours qu’elle destinait à la femme Hill ; et en lui recommandant de la faire demander le lendemain, lorsqu’elle viendrait recevoir son paiement, elle la renvoya auprès de son mari.

Les promesses de M. Harrel avaient inspiré à miss Beverley une confiance entière ; et pour lui en marquer son contentement, elle eut pour lui, pendant toute la journée, des égards plus marqués qu’à l’ordinaire. M. Arnott, de son côté, enchanté d’avoir obtenu une approbation dont il faisait tant de cas, et qu’il lisait dans les beaux yeux de Cécile, se trouvait amplement récompensé de ses cinq guinées, et aurait volontiers donné à ce prix tout et qu’il possédait au monde.



CHAPITRE X.

Une Provocation.


Le lendemain, après qu’on eut déjeûné, Cécile attendit impatiamment des nouvelles de la pauvre femme du charpentier. Mais, quoique M. Harrel qui déjeûnait ordinairement dans sa chambre, entrât chez sa femme à l’heure qu’il avait coutume de s’y rendre pour voir ce qui s’y passait, il n’en fit pas la moindre mention, en conséquence, elle descendit elle-même dans la salle, pour demander aux domestiques s’ils n’avaient point vu madame Hill. Oui, lui répondirent-ils ; elle a parlé à monsieur, et s’en est retournée. Elle rentra alors chez madame Harrel, où le desir qu’elle avait de s’instruire de ce qui s’était passé la retint, quoique l’arrivée du chevalier Floyer lui eût fait souhaiter de se retirer. Elle ne savait si elle devait imputer à un défaut de mémoire, ou au dessein formel d’éluder l’effet de sa promesse, le silence que M. Harrel affectait de garder à cet égard.

Ils eurent au bout de quelques minutes la visite de M. Morrice, qui venait, leur dit-il, pour prévenir les dames qu’il y aurait le lendemain matin à l’opéra une grande répétition d’un nouveau ballet, où, quoiqu’on eût assez de peine d’être admis, il tâcherait, pour peu que cela leur fit plaisir, de leur procurer l’entrée. Madame Harrel se trouvant engagée ailleurs, refusa son offre. Alors, s’adressant à Cécile, il lui dit : y a-t-il long-temps, Mademoiselle, que vous n’avez vu notre ami Monckton ? Je ne l’ai pas vu, monsieur, depuis le jour de la répétition.

Dans ce moment un domestique apporta une lettre à Cécile. Elle allait se retirer dans sa chambre pour la lire ; mais à la prière de M. Monckton qui entra dans le même instant, elle se contenta de s’approcher d’une fenêtre. Voici ce qu’elle contenait.


À Mademoiselle

« Très-honorée demoiselle,

» Celle-ci sera pour vous présenter mon humble respect. M. Harrel ne m’a rien donné. Je n’ai pas voulu me rendre importune, ayant de quoi pouvoir attendre ; ainsi je finis,

 » Très-honorée demoiselle,

» Votre très-humble servante, à vos ordres jusqu’à la mort, »

M. Hill.


Le déplaisir que lui causa cette lecture fut remarqué dans toute la compagnie ; et tandis que M. Arnott la regardait d’un air qui témoignait une curiosité qu’il cherchait vainement à déguiser, M. Monckton, sous l’apparence de ne prendre aucune part à ce qui se passait, cachait le plus vif intérêt. Morrice eut seul la hardiesse de l’interroger ; et s’avançant effrontément, il lui dit : celui qui a tracé ces lignes est un mortel fortuné ; car il a trouvé le secret de vous affecter, et sa lettre ne vous est pas indifférente. Je pense bien différemment, répliqua M. Arnott ; car il me semble qu’elle a produit du mécontentement et de l’inquiétude. Je vous assure, répondit Cécile, qu’elle est d’une personne de mon sexe.

Dès que Cécile fut en liberté, elle envoya son domestique chez le charpentier, pour savoir au vrai sa situation et celle de sa famille, et fit dire à la femme de venir lui parler le plutôt qu’il lui serait possible. Le rapport qu’il lui fit augmenta l’intérêt qu’elle prenait déjà à ces pauvres gens, et elle résolut de ne rien épargner pour les soulager. Elle apprit que ces malheureux occupaient un petit logement au second étage ; qu’ils avaient cinq filles ; que les trois ainées travaillaient sans relâche avec leur mère à rempailler des chaises ; que la quatrième, quoique très-jeune, avait soin de la dernière, tandis que le pauvre mari, couvert de contusions et de plaies occasionnées par une chûte en travaillant à Violet-Banck, était devenu un véritable objet de pitié.

Aussi-tôt que Cécile eut appris l’arrivée de madame Hill, elle la fit monter dans son appartement, où elle la reçut avec toute la bonté possible, et la pria de lui dire le temps auquel M. Harrel avait promis de la payer. Demain, madame, répondit-elle en secouant la tête : c’est toujours la même réponse, j’attendrai cependant aussi long-temps que je le pourrai. À la fin, pourtant, quoique je n’aie pas osé le lui dire, s’il persiste à refuser de me satisfaire, je serai forcée à le traduire en justice — Vous proposeriez-vous donc de le faire assigner ? — Je ne devrais pas vous l’avouer, madame. Il est vrai que nous y avons pensé plusieurs fois. Tant qu’il nous a été possible de nous passer de cet argent, nous avons cru devoir prendre patience, et éviter de nous faire des ennemis. Mais, madame, M. Harrel m’a traitée si durement ce matin, que si je ne craignais de vous fâcher, j’aurais bien de la peine à ne pas en témoigner tout mon ressentiment ; car, lorsque je lui ai dit que je n’avais plus aucun soutien depuis la mort de mon pauvre Guillaume, il a eu la cruauté de me répondre : Tant mieux ! c’est toujours un gueux de moins. Comment ! s’écria Cécile extrêmement choquée d’une réponse aussi barbare, est-ce là la raison qu’il vous a donnée pour justifier ses fréquents renvois et son manque de parole ? — Il m’a assuré, madame, et cela est réellement vrai, qu’aucun des autres ouvriers n’avait encore été payé : mais ils sont plus en état d’attendre que nous ; car nous sommes les plus pauvres, et nous avons toujours été malheureux. M. Harrel ne s’est servi de nous, que parce qu’il devait une somme si considérable à son architecte, que celui-ci avait refusé de rien entreprendre pour lui, qu’après qu’il aurait été payé de ce qu’il avait déjà fait. Il nous avait bien prévenus que nous ne recevrions jamais d’argent ; mais nous nous flattions qu’il se prêterait à notre situation. Nous étions sans ouvrage, on nous persécutait ; jamais on ne nous avait offert d’entreprise aussi avantageuse ; nous avions un grand nombre d’enfants à nourrir, bien des pertes à réparer et des maladies fréquentes… Ah, madame, si vous saviez tout ce que le pauvre souffre !

Ce discours présenta une foule d’idées toutes nouvelles à l’esprit de Cécile ; elle avait peine à concevoir qu’un homme pût conserver cet extérieur libre et avantageux qui annonçait le bonheur, et se rendre en même temps coupable d’une pareille injustice et de tant d’inhumanité, et qu’il eût le front de tirer vanité d’ouvrages dont la main-d’œuvre n’était point encore payée. Elle voyait avec étonnement, qu’il continuait toujours à vivre avec le même faste, et que, quoique son crédit commençât à tomber, il ne diminuait en rien sa dépense. Cette conduite lui paraissait si extraordinaire, qu’elle avait peine à croire, malgré ce qu’elle voyait, qu’une telle inconséquence n’eût pas un motif qu’elle ignorait encore. Elle demanda alors à madame Hill, si elle avait eu soin de procurer un médecin à son mari. Oui, madame ; recevez mes très-humbles remercîments, pour m’en avoir fourni les moyens. Il est vrai que je n’en suis pas plus pauvre pour cela ; car cet honnête docteur a refusé de recevoir mon argent. — Et vous donne-t-il quelque espérance ? Que vous a-t-il dit ? — Il m’a dit, madame, qu’il ne pouvait en réchapper ; et c’est ce que je ne savais déjà que trop. — Pauvre femme ! quand vous l’aurez perdu, que ferez-vous ? — Ce que j’ai fait, madame, après la mort de mon pauvre Guillaume ; je travaillerai encore plus assiduement. — Grand dieu ! quel triste sort ! Mais quelle raison avez-vous pour montrer plus d’attachement à votre pauvre Guillaume, que vous ne paraissez en avoir pour tout le reste de votre famille ? C’était, madame, notre seul fils, et c’est sur lui qu’étaient fondées toutes nos espérances. Il avait dix-sept ans, il était grand, bien fait, d’un si bon naturel… Je voyais en lui le soutien et le père de ses cinq sœurs, quand elles n’auraient plus leurs parents ; jamais il ne m’a coûté d’autres larmes que celles que j’ai versées à sa mort. Ici, la pauvre mère s’abandonna à sa douleur ; et Cécile, pénétrée de sa situation, mêla ses larmes aux siennes. Ensuite, par de tendres exhortations, elle s’efforça de la consoler. Souvenez-vous, lui disait-elle, qu’il a quitté un monde où tout est corrompu, pour aller habiter le séjour de la félicité. Elle lui promit ensuite ses sollicitations auprès de M. Harrel, et l’assura qu’elle toucherait bientôt l’argent qui lui était dû. Ô madame ! s’écria cette pauvre femme, vous n’imagineriez pas combien je suis attendrie d’entendre une dame de votre condition me parler avec tant de douceur, tandis que je n’ai éprouvé que des duretés de la part de M. Harrel. Ce que je redoute le plus, madame, c’est que, lorsque j’aurai perdu mon mari, il ne me soit encore plus difficile de lui faire entendre raison. Une pauvre veuve a bien de la peine à se faire rendre justice : d’ailleurs, je n’espère pas lui survivre long-temps ; la maladie et le chagrin abrégent nos jours. Et quand nous serons morts, mon mari et moi, qui aura soin de nos pauvres enfants ? Ce sera moi, repartit la généreuse Cécile. Vous verrez que tous les gens riches ne sont pas impitoyables : je tâcherai de réparer, en quelque façon, les torts que vous avez essuyés.

Cette pauvre femme, étonnée et hors d’elle-même d’une promesse si consolante, se mit de nouveau à fondre en larmes et exprima en sanglottant sa gratitude avec tant de vivacité, que Cécile en fut pénétrée. Elle tâcha de la calmer par des assurances réitérées de ne jamais l’abandonner ; elle lui promit solemnellement, qu’elle serait payée le samedi suivant, c’est-à-dire, au bout de trois jours.

Lorsque madame Hill fut un peu remise de son émotion, elle pria humblement Cécile de lui pardonner un transport dont elle n’avait pas été la maîtresse ; elle lui rendit graces de l’engagement qu’elle avait daigné prendre, l’assurant qu’elle se garderait bien d’abuser de ses bontés. J’ose même espérer, continua-t-elle, que, pourvu que M. Harrel me satisfasse à peu près au moment de la mort de mon pauvre mari, ce que j’ai nous suffira jusqu’alors.

Cécile résolut de faire un nouvel effort auprès de M. Harrel pour l’engager à payer cette dette ; et dans le cas où elle ne réussirait pas à l’y déterminer dans deux jours, de l’acquiter elle-même. Piquée cependant des refus qu’elle avait déjà essuyés de la part de M. Harrel, et découragée par tout ce qu’elle avait ouï dire de sa nonchalance et de son peu d’ordre, elle ne savait trop comment s’y prendre, et eut recours une seconde fois à M. Arnott, qui avait déjà connaissance de l’affaire. Et elle le pria de l’aider et de la conseiller. Celui-ci, quoique enchanté de ce qu’elle daignait le consulter, lui répondit d’un air à lui faire entrevoir qu’il désespérait de réussir. Il promit néanmoins de parler à M. Harrel à ce sujet ; mais il ne fit cette promesse que pour l’obliger, lui donnant fort bien à entendre que ses sollicitations seraient infructueuses.

Madame Hill revint dès le lendemain matin, et fut encore renvoyée sans argent. Alors M. Arnott, à la prière de Cécile, suivit M. Harrel dans son appartement pour lui demander la raison qui l’avait porté à manquer à sa promesse. Ils restèrent quelque temps ensemble ; et lorsqu’il rejoignit Cécile, il lui apprit que son beau-frère l’avait assuré qu’il chargerait son homme d’affaire Davison de la payer le jour suivant. Il en fut cependant de même le lendemain que les autres jours. Madame Hill vint, vit Davison, et ne fut point payée. Cécile, à qui elle en fit part, alla sur le champ trouver M. Arnott, et le pria de s’informer de Davison, pourquoi il avait encore renvoyé cette femme sans la satisfaire. Il apprit que Davison n’avait reçu aucun ordre à cet égard de son maître. Je vous prie donc, s’écria-t-elle avec autant de vivacité que de chagrin, de vouloir bien retourner pour la dernière fois auprès de M. Harrel. Je suis mortifiée de vous charger d’une commission aussi désagréable ; mais je suis sûre que vous prenez quelqu’intérêt à ces pauvres gens, et que vous ne refuserez pas dans ce moment de les servir de votre crédit, comme vous l’avez fait de votre bourse. Je voudrais seulement savoir s’il n’y a point eu d’erreur, ou si ces délais ne tendent qu’à me lasser, et m’empêcher de solliciter davantage.

M. Arnott, avec une répugnance qu’il eut autant de peine à déguiser que son admiration pour celle qui daignait avoir recours à lui, fit encore un effort, et fut chez M. Harrel. Il ne tarda pas à revenir ; et Cécile vit bien, lorsqu’il rentra, qu’il était choqué et déconcerté. Dès qu’il se trouvèrent seuls, elle le pria de lui communiquer ce qui s’était passé entre eux. Rien, répondit-il, qui puisse vous satisfaire. Lorsque j’ai prié mon beau-frère d’entrer en matière avec moi, il m’a assuré que son intention était de satisfaire tous ses ouvriers à la fois, parce que, s’il en payait un seul de préférence, tous les autres seraient mécontents. Cela me paraît bien singulier, s’écria Cécile ; ne veut-il donc payer personne ? Il promet qu’il les payera tous à la fin du quartier, mais qu’il ne saurait dans ce moment, se dessaisir de son argent.

Cécile n’osa pas dire tout ce qu’elle pensait ; elle se contenta de le remercier de la peine qu’il s’était donnée, et résolut, sans faire d’autres démarches, de prier le lendemain matin M. Harrel de lui avancer vingt-deux livres sterling, et de lui payer elle-même avec cet argent le charpentier, malgré le risque qu’elle courait de n’en être jamais remboursée.

Dès le samedi matin, jour qu’elle avait fixé à madame Hill pour recevoir ce qui lui était dû, elle se rendit à l’appartement de M. Harrel ; avant qu’elle eût eu le temps de lui exposer le sujet de sa visite, il lui dit du ton du monde le plus dégagé et le plus satisfait : Eh bien, miss Beverley, donnez-moi des nouvelles de votre protégée ; je me flatte qu’elle doit être contente. Je vous prie de lui recommander de ne dire à personne qu’on l’a payée ; car autrement elle me mettrait dans un embarras dont je ne lui saurais pas bon gré. L’auriez-vous donc payée ? s’écria Cécile tout étonnée. Oui, vous savez que je vous l’avais promis.

Cette nouvelle la charma autant qu’elle la surprit ; elle le remercia plusieurs fois des égards qu’il avait eu à sa prière ; et très-empressée de faire part à M. Arnott de cette nouvelle, elle courut promptement le chercher. Elle s’écria, aussi-tôt qu’elle l’apperçut : À présent, monsieur, je ne vous tourmenterai plus par mes commissions fâcheuses ; la famille Hill est à la fin satisfaite. De votre part, madame, aucune commission ne saurait m’être désagréable. Comment la chose s’est-elle passée ? M. Harrel a-t-il reconnu de lui-même l’injustice de son procédé ? ou avez-vous été dans le cas de lui en parler ?

Il hésita un instant avant de lui répondre, et cette circonstance ne lui permit plus de douter qu’il n’y eût quelque mystère là-dessous. Elle commença à craindre qu’on ne l’eût abusée ; et sortant tout de suite de l’appartement, elle envoya chercher madame Hill. Cette pauvre femme parut à peine, que Cécile fut convaincue du contraire ; car ne se possédant plus, et pouvant difficilement contenir sa joie et sa reconnaissance, elle se précipita aux pieds de sa bienfaitrice pour lui rendre grâces de la justice qu’elle venait d’obtenir par son moyen.

Cécile lui donna alors quelques conseils, promit de lui continuer ses bontés, et offrit de s’intéresser en faveur de son mari pour le faire recevoir dans un des hôpitaux de la ville ; mais elle lui dit qu’il avait déjà demeuré plusieurs mois dans l’une de ces maisons, où l’on avait décidé que sa maladie était incurable ; et qu’il avait souhaité passer ses derniers moments au sein de sa famille. Eh bien ! répliqua Cécile, rendez-les lui aussi supportables que vous le pourrez, et revenez me trouver la semaine prochaine ; je tâcherai de vous mettre à même de gagner votre vie d’une manière moins pénible que vous ne le faites à présent. Elle s’empressa ensuite de rejoindre M. Arnott ; et après plusieurs conjectures et quelques questions qu’elle lui fit, elle l’amena enfin au point de lui avouer qu’il avait prêté à son beau-frère l’argent avec lequel il avait payé madame Hill.

Frappée de ce trait de générosité, elle l’en remercia, et l’en loua avec cette chaleur que donne aux âmes sensibles la vue d’une belle action ; et flatté des éloges de la personne qu’il aimait, et qu’il considérait le plus, M. Arnott fit dans son cœur le vœu solemnel de consacrer à la vertu, ses biens, son temps et toutes ses facultés.



Fin du premier livre.





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LIVRE II.


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CHAPITRE PREMIER.

Un homme opulent.


L’effronterie avec laquelle M. Harrel s’était attribué une action qu’il devait à la générosité de M. Arnott, augmenta le dégoût que Cécile sentait depuis long-temps pour lui, et servit à la confirmer dans la résolution qu’elle avait prise de quitter sa maison. Sans attendre plus long-temps les avis de M. Monckton, elle résolut de se rendre tout de suite chez ses autres tuteurs, et de voir si elle trouverait auprès d’eux plus de douceur et plus de tranquillité. Elle se rendit au logis de M. Briggs. Elle se nomma ; et un petit polisson tout déguenillé, qui était sur la porte, la fit entrer dans une salle basse, où elle attendit avec assez de patience pendant demi-heure, M. Briggs parut enfin. C’était un petit homme, gros et rigoureux, ayant de petits yeux noirs et perçans, un visage quarré, un teint olivâtre, et un nez tant soit peu recourbé. Sa parure ordinaire, tant l’hyver que l’été, était un habit complet couleur de suie, des bas de laine trêmés de bleu et de blanc, une chemise sans manchettes, et une perruque ronde : il était rarement sans un bâton à la main, sur l’extrêmité duquel toutes les fois qu’il ne parlait pas, il posait constamment sa tête. Il entra, au grand étonnement de Cécile, en tenant sa perruque sur les doigts de la main gauche, tandis qu’avec la droite il en arrangeait les boucles ; et malgré la rigueur de la saison, sa tête chauve était nue et sans chapeau.

Eh bien, s’écria-t-il en entrant, vous pensiez que je ne viendrais pas ? Cécile commença à lui faire des excuses de ce qu’elle n’était pas venue le voir plutôt. Bon, bon, s’écria-t-il, toujours dans le monde, on n’a pas un instant pour se voir. Charmant tuteur, M. Harrel ! Et l’autre, où est-il ? Où trouver don Bouffi.

Si vous entendez par-là M. Delvile, je vous avouerai, monsieur, que je ne l’ai point encore vu. Je l’ai cru ainsi ; cela est égal, tout aussi bien ne le point voir du tout. Je vous dirai seulement que c’est un duc allemand, ou un don Fernand espagnol. Mais vous m’avez, sans quoi seriez à plaindre. Une paire d’imbéciles ! ne sachant quand faut vendre, ou quand convient d’acheter. Je n’ai jamais eu le moindre commerce avec aucun d’eux. Nous sommes rencontrés une ou deux fois par hasard, et cela pour rien ; j’ai seulement entendu don Braggard compter les grands ses ancêtres, incapables, tous tant qu’ils sont, de tirer le moindre profit de l’argent. Après lui vient M. Harrel… Vingt révérences à chaque mot… Regarde sa montre… aussi grosse à peu près qu’une pièce de douze sous… Pauvre innocente !… Voilà un couple de tuteurs singuliers ! Eh bien, vous m’avez, je vous le répète, faites-y réflexion.

Cécile ne sut absolument que répondre à ces discours étranges, et le laissa parler sans l’interrompre, tout le temps qu’il jugea à propos, jusqu’à ce qu’il eût épuisé tous ses sujets de plainte et exhalé son humeur : alors, arrangeant sa perruque sur sa tête, il avança sa chaise tout près de la sienne, et fixant ses petits yeux noirs sur elle, sa colère se calma tout-à-coup, et il parut de la meilleure humeur du monde. Après l’avoir regardée pendant quelque temps avec beaucoup de satisfaction, il lui dit d’un air malin : Eh bien, ma poulette, avez déjà sans doute un amoureux ? Cécile se mit à rire, et répondit que non. Ah ! petite friponne, je ne vous crois pas ; ce sont des contes ! il faut parler franchement. Il convient que je sois informé ; n’êtes-vous pas ma pupille ? Certainement bientôt majeure ; pas tout-à-fait encore ; au fond, qu’est-ce que cela me fait ? Alors elle l’assura beaucoup plus sérieusement, qu’elle n’avait aucune confidence de cette espèce à lui faire.

Eh bien, quand vous seriez dans ce cas, quel mal y aurait-il ? Sûrement il se présentera assez de galans faisant les passionnés… Écoutez quelques bons avis. Gardez-vous des escrocs, ne vous en rapportez pas aux boucles de souliers ; toutes celles qui brillent ne sont pas toujours de vrais diamans ; tout n’est que tromperie. Un homme du bon ton est souvent aussi artificieux qu’un autre. Ne donnez jamais votre cœur à celui dont la pomme de la canne vous paraît d’or ; ce n’est autre chose que du cuivre doré. Tout n’est que fraude. Il vous dépouillerait en moins d’une année, vous laisserait sans le sou. Le seul moyen de vous mettre à l’abri, c’est de me les amener, et de me consulter. Cécile le remercia de ses avis, et promit de ne pas les oublier.

Voilà l’unique moyen de n’être pas trompée, continua-t-il ; amenez-les moi. Ils ne m’en imposeront pas. Je connais leurs rubriques, et nous serons à deux de jeu. Je demanderai qu’ils me montrent l’état de leurs revenus ; je verrai la figure qu’ils feront ! — Certainement, monsieur, cette méthode est excellente, et je me propose bien de la suivre, — Oui, oui, suis au fait de leurs manœuvres. Je connaîtrai bientôt s’ils sont ou ne sont pas au-dessus du pair. Ne vous laissez pas éblouir par les dorures ; ce n’est que du clinquant, apparence et point de substance. Vous ferez mieux de vous en rapporter à moi : j’aurai soin de vous : je sais où trouver ce qu’il vous faut.

Elle le remercia de nouveau ; et plus que satisfaite de ce qu’elle venait d’entendre, sans désirer de nouveaux conseils de sa part, elle se leva pour s’en aller. En bien, répéta-t-il, lui faisant signe de la tête d’un air tout-à-fait gracieux, je vous dis encore une fois de vous en rapporter à moi ; je vous trouverai un mari tel qu’il vous le faut ; ainsi ne soyez point en peine.

Cécile en riant, le pria de s’épargner ce soin, et l’assura qu’elle n’était point du tout pressée. Tant mieux, dit-il, bon enfant ; il n’y a rien à craindre pour vous. Je chercherai, et j’en trouverai un. Cela n’est pas bien aisé non plus : les temps sont durs ! les bons maris rares ! guerres et révolutions ! fonds bas ! femmes dépensières !… Mais soyez tranquille ; faites de votre mieux, serez bien placée.

Elle partit tout occupée de la scène qui venait de se passer, et réfléchissant sur la singularité de sa destinée qui lui faisait fuir une maison où elle venait de voir avec douleur dominer une faiblesse qui, restreinte dans de justes bornes, aurait fait le bonheur de celle où elle allait retourner. Elle conclut cependant que quelque dangereuses que fussent les conséquences d’un luxe immodéré, ses effets étaient néanmoins plus flatteurs et moins révoltans qu’une avarice sordide. Cependant l’un et l’autre lui étaient également odieux, et elle ne desirait pas moins de fuir les extravagances injustes et répréhensibles de M. Harrel, que la parcimonie déplacée et rebutante de M. Briggs. Elle se rendit ensuite à la place de Saint-James, persuadée que son troisième tuteur, à moins qu’il ne ressemblât à l’un des deux autres, devait nécessairement leur être préférable.



CHAPITRE II.

Un homme de naissance.


La maison de M. Delvile, spacieuse et de belle apparence, n’était point bâtie dans le goût moderne ; mais elle avait la magnificence des anciens temps : tous les domestiques étaient de vieux serviteurs, couverts de riches livrées, dont les manières étaient humbles et respectueuses ; tout ce qu’on y voyait avait un air imposant. Il est vrai que cette dignité était monotone et sombre ; et qu’en inspirant une certaine vénération, elle faisait naître aussi la tristesse.

Cécile se fit annoncer, et fut reçue sans la moindre difficulté ; elle fut conduite en cérémonie à celui de M. Delvile à travers d’une longue file d’appartements, où nombre de domestiques se trouvèrent rangés en haie sur son passage. Il la reçut avec une politesse froide et un air de protection qui ne put qu’être fort désagréable à une jeune personne du caractère de Cécile : cependant, trop occupé de sa propre importance pour faire attention à ce qui se passait chez les autres, il attribua l’émotion que sa réception lui occasionnait, à la vénération que la présence d’un homme de son rang et de sa considération devait naturellement inspirer.

Il commanda à un domestique d’approcher un fauteuil : à peine à son entrée se leva-t-il à demi de dessus le sien, ensuite remuant la main avec une inclination de tête, il lui fit signe de s’asseoir, et lui dit : Je suis enchanté, miss Bererley, que vous ayez pris le moment où je me trouve seul, ce qui est assez rare à cette heure-ci ; je suis ordinairement accablé de monde. Je le suis aussi que vous m’ayez fait la grâce de venir de vous-même, sans attendre que je vous fisse avertir : à quoi je n’aurais certainement pas manqué, au moment même où j’ai été informé de votre arrivée, si une multitude d’objets de la plus grande importance m’avaient laissé le temps de respirer.

Cet étalage fastueux de grandeur fit presque repentir Cécile de sa visite, persuadée d’avance que l’objet qu’elle avait eu en la faisant, ne serait point rempli. Ces réflexions, augmentant son embarras, il fut aisé à M. Delvile de croire que le respect qu’il lui inspirait en était la cause : touché d’une timidité qui lui plaisait autant qu’elle le flattait, il voulut, par bonté, la mettre un peu plus à son aise, et prit un ton de protection qui acheva de décourager sa pupille, et la mortifia au dernier point.

Après quelques questions bannales, relativement à sa manière de vivre, il ajouta qu’il avait lieu de croire qu’elle était contente de la famille Harrel, qu’ils en agissaient bien avec elle : dans le cas, lui dit-il, où vous auriez quelque sujet de plainte, vous savez à qui vous pouvez vous adresser. Il lui demanda ensuite si elle avait vu M. Briggs. Oui, monsieur, je sors dans l’instant de chez lui. J’en suis fâché ; son logement est peu convenable pour recevoir une jeune demoiselle. Lorsque le doyen me fit prier de vouloir bien consentir à être l’un de vos tuteurs, je refusai, sans hésiter, cette charge, ainsi que j’ai coutume de faire en pareilles occasions, qui ne se présentent réellement que trop fréquemment : mais le doyen étant un homme pour lequel j’avais véritablement de l’estime, dès que je m’apperçus que ce refus l’avait affecté, je surmontai ma répugnance pour lui faire plaisir ; et cela, non-seulement malgré la loi générale que je m’étais imposée, mais encore contre mon inclination.

Ici il s’arrêta, comme pour attendre un compliment ; mais Cécile peu disposée à lui en faire, se borna à une légère inclination de tête. J’ignorais encore, continua-t-il, au moment où je donnai mon consentement, qui étaient ceux dont j’allais devenir le collégue. Je n’aurais jamais soupçonné que le doyen connût assez peu les usages pour m’accoler à mes inférieurs à tous égards. Dès que je sus ce qui en était, j’insistai pour que mon nom et mon crédit ne fussent point avilis par une pareille association.

Il fit encore ici une nouvelle pause ; non pour attendre une réponse de Cécile, mais uniquement pour lui donner le temps de témoigner combien elle desirait d’apprendre les moyens qu’on avait employés pour l’y résigner. Le doyen, reprit-il, était alors dangereusement malade ; il me sembla que mon refus le chagrinait : j’en fus fâché ; c’était un très-honnête homme, qui n’avait point cru m’offenser. À la fin, je reçus ses excuses, et j’eus même la condescendance d’accepter cette tutèle. En conséquence, il vous est loisible de vous regarder comme ma pupille ; et quoiqu’il me paraisse peu convenable de communiquer souvent avec vos autres tuteurs, je serai cependant toujours prêt à vous rendre service, à vous donner des avis, et charmé de vous voir. Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur, repartit Cécile extrêmement rebutée de ce ton poliment fastueux, et se levant pour s’en aller.

Eh bien, ma chère ! lui dit M. Delvile en lui prenant la main : à présent que vous vous êtes hasardée à venir ici, ne craignez point d’y revenir souvent. Je veux vous présenter à madame Delvile : je suis persuadé qu’elle sera enchantée de pouvoir vous témoigner de l’amitié. Ainsi voyez-nous librement toutes les fois que vous le jugerez à propos. Je voudrais bien vous rendre votre visite, mais je craindrais de rencontrer les gens chez lesquels vous demeurez, et que ma présence ne les gênât. Il tira alors sa sonnette, et on la reconduisit avec les mêmes cérémonies qu’elle avait été introduite.

Ce fut alors que Cécile perdit toute espérance de pouvoir, du moins pendant sa minorité, exécuter le projet qu’elle avait eu tant de plaisir à former. Elle eut le bon esprit de penser que sa situation présente, quoique si peu conforme à ses souhaits, n’était cependant point encore la plus désagréable où elle pût se trouver. Il est vrai qu’elle était fatiguée et ennuyée du trop de dissipation, et révoltée à la vue de tant d’extravagances ; mais, quoique les maisons de ses deux autres tuteurs fussent exemptes de pareils vices, elle ne pouvait se promettre que du désagrément en y demeurant. La bassesse semblait unie à l’avarice pour l’éloigner du logis de M. Briggs, et la fierté avec l’ostentation pour la banir de celui de M. Delvile.

Elle revint chez M. Harrel, trompée dans son attente, et dégoûtée autant de ceux qu’elle quittait, que de ceux chez lesquels elle retournait. En revenant elle se retira dans sa chambre, fort affectée de la situation où elle se trouvait, et du peu de délicatesse de M. Harrel ; elle résolut de n’être plus aussi complaisante par la suite, en renfermant en elle-même ce qu’elle pensait de sa conduite, mais de lui dire franchement son sentiment ; et quant à la sienne propre, de ne consulter que sa raison et son cœur.

Elle fit sur le champ l’essai de son courage, en mettant en pratique la résolution qu’elle venait de prendre, et pria madame Harrel de l’excuser, si elle ne l’accompagnait pas à une grande assemblée où elles devaient se rendre le soir même. Celle-ci, très-étonnée, lui demanda plusieurs fois la raison d’un pareil refus, qui lui parut fort extraordinaire. Elle eut à la fin beaucoup de peine à se persuader qu’il n’y en eût pas d’autre que l’envie de passer une soirée tranquillement au logis. Le lendemain cependant, lorsqu’elle en fit de même, et qu’elle renouvella le même refus, madame Harrel fut encore plus étonnée. Il lui paraissait impossible qu’une jeune personne, desirée dans la société, pût vouloir passer deux soirées seule. Elle soupçonna une raison secrète, importuna si fort son amie pour le savoir, que celle-ci fut à la fin obligée de lui avouer qu’elle était excédée de ces éternelles visites, et qu’il lui était impossible de vivre plus long-temps au milieu de ces cohues bruyantes. — Eh bien, si j’envoyais chercher mademoiselle Larolles pour vous tenir compagnie ? Cécile refusa, en riant, cette offre, et l’assura qu’elle n’avait pas besoin d’un pareil secours pour l’aider à passer son temps. Ce ne fut pourtant qu’après une longue contestation, qu’elle parvint à lui prouver qu’il n’y aurait aucune cruauté à la laisser seule le jour suivant. Les persécutions diminuèrent ; car madame Harrel renonçant depuis ce moment à de nouvelles sollicitations, la laissa libre de suivre son goût, auquel elle ne fit plus que peu ou point d’attention.

Cécile fut très-fâchée de la trouver si indifférente, et elle le fut encore plus de voir que M. Harrel lui-même n’y faisait presque point attention, étant rarement des mêmes parties que sa femme, et ne la rencontrant pas assez souvent pour lui communiquer ou apprendre d’elle les différentes particularités de leurs affaires domestiques ; loin d’être frappé, ainsi qu’elle s’en était flattée, de la nouvelle manière dont sa pupille passait son temps, à peine daigna-t-il s’en appercevoir, et il ne crut pas devoir le remarquer.

Le chevalier Floyer, qui continuait à la voir, voulut savoir la cause de cette retraite ; mais n’obtenant jamais de réponse satisfaisante, il en conclut qu’elle vivait avec des gens qui n’étaient point de sa connaissance.

Le pauvre M. Arnott se trouva extrêmement déconcerté, en se voyant privé de la satisfaction de l’accompagner aux assemblées, où, soit qu’il s’entretînt avec elle, ou qu’il l’écoutât seulement, il avait au moins le bonheur de la voir et de l’entendre. Celui qui souffrait le plus de cette nouvelle manière de vivre, était M. Monckton, qui, incapable d’endurer les mortifications que ses visites du matin chez madame Harrel lui avaient attirées, était décidé à ne plus s’y exposer ; mais d’attendre que le hasard lui procurât le plaisir de la rencontrer ailleurs. Dans cette vue, il fréquentait assidûment tous les lieux publics, se faufilait avec tous ceux qu’il présumait avoir la moindre liaison avec les Harrel. Sa patience ne tint pas contre cette résolution. Il eut beau redoubler de soins, il ne la trouvait nulle part. Cécile, heureuse dans sa retraite, passait son temps assez agréablement. Son premier soin fut d’aider et de consoler la famille Hill. Elle fut elle-même la visiter, procura et paya tout ce que les médecins ordonnèrent au malade, fournit des vêtements aux enfants, de l’argent et plusieurs choses nécessaire à la mère. Elle s’apperçut que le pauvre charpentier n’avait plus long-temps à languir ; ainsi elle ne pensa qu’à alléger ses souffrances. Elle donna assez d’argent pour que ses enfants se relâchant un peu de leur travail, eussent le temps nécessaire pour le soigner, bien résolue, aussi-tôt que ces infortunés lui auraient rendu les derniers devoirs, de les mettre en état d’embrasser quelque autre profession moins pénible et plus lucrative.

Elle s’occupa ensuite du choix de livres pour se former une petite bibliothèque ; et cette occupation qui, pour un amateur de la littérature, jeune et avide de connaissances, est peut-être la plus délicieuse, fut pour elle une source abondante de récréations si douces, qu’elles ne lui laissèrent rien à desirer.

Ses emplettes ne se bornèrent pas aux ouvrages qui, pour le moment, étaient à sa portée ; elle se proposait pour l’avenir une suite de lectures instructives ; et sans s’arrêter à la dépense, qui, pour la dernière année de sa minorité, n’était pas considérable, elle acheta une collection des meilleurs livres sur la morale et la philosophie, persuadée que ses tuteurs lui avanceraient sans difficulté l’argent nécessaire pour les payer. Ainsi s’écoulaient philosophiquement et avec sérénité les heureux loisirs de Cécile, partagés entre des œuvres de charité, la culture des talents, et l’acquisition des connaissances utiles.



CHAPITRE III.

Un Bal.


Le premier échec que reçut cette tranquillité, fut le projet d’un bal que M. Harrel se proposait de donner, et les changements que l’on crut devoir faire à la plus grande partie des appartements destinés à cette fête. Cécile même, quoique voyant avec chagrin que ces préparatifs ne pouvaient manquer d’occasionner de nouvelles dettes, ne fut pas celle qui y prit le moins de part ; et la nouveauté du spectacle qu’elle allait voir pour la première fois, ne laissa pas que de lui faire une impression agréable.

Vers le soir, Madame Harrel la fit appeler pour la consulter sur une nouvelle idée qui était venue à son mari. Il avait imaginé de placer dans le sallon un certain nombre de lampions colorés, qui formeraient diverses figures emblématiques. Tandis qu’ils raisonnaient tous ensemble sur ce sujet, l’un des domestiques qui avait parlé plusieurs fois à l’oreille de M. Harrel, et s’était ensuite retiré, dit d’un ton assez haut pour que Cécile l’entendît : En vérité, monsieur, je ne saurais parvenir à le renvoyer. — C’est un insolent maraud, répondit M. Harrel. Cependant, s’il faut absolument lui parler, à la bonne heure, et il sortit de la chambre.

Madame Harrel continuait à exercer son imagination sur ce nouveau projet, et en consultait M. Arnott et Cécile, persuadée qu’ils ne pouvaient qu’approuver son goût et son invention, lorsqu’elle fut interrompue par les accents d’une voix fort élevée, qui se faisait entendre au bas de l’escalier, répétant fréquemment : « Non, monsieur, je ne peux plus attendre. J’ai été si souvent obligé de donner des délais, qu’il m’est impossible d’en accorder davantage. »

Madame Harrel étonnée d’un pareil propos, s’arrêta tout court. Ils se turent, et l’imitèrent. Ils entendirent alors, que M. Harrel répondit très-doucement : « Encore un peu de patience, mon cher M. Rawlins ; je dois toucher demain ou après demain une grosse somme, et vous pouvez compter que vous serez payé. Non, monsieur, s’écria M. Rawlins, vous m’avez si souvent dit la même chose, que c’est tout comme si vous ne me disiez rien. Il y a long-temps que cet argent m’est dû ; et je dois moi-même une somme qu’il faut payer, et pour laquelle on ne veut pas attendre plus long-temps. Certainement, M. Rawlins, répliqua M. Harrel d’un ton plus radouci ; comptez que vous l’aurez. Je vous prie seulement de vouloir bien attendre encore un jour ou deux tout au plus, et alors vous pouvez être assuré que vous serez satisfait. Vous n’en serez pas plus mal pour m’avoir obligé. Je n’employerai jamais d’autre que vous. Je serai, avant qu’il soit peu, dans le cas de vous occuper. Monsieur, repartit Rawlins, élevant encore plus la voix, il faut que mes ouvriers aient leur argent : par conséquent, je ne saurais me dispenser de vous faire assigner ; je n’y vois pas d’autre remède. »

Avez-vous jamais entendu pareille impertinence ? s’écria madame Harrel. Il faudrait que M. Harrel eût perdu la tête s’il se servait jamais d’un ouvrier de cette espèce. M. Harrel parut alors, et dit de l’air du monde le plus dégagé : il y a là-bas un maraud de maçon, plus impudent qu’aucun de ceux avec lesquels j’aie jamais eu à faire. Il vient, au moment où je m’y attends le moins, me présenter un compte de 400 livres sterling, et il ne veut pas sortir qu’il n’ait son argent. Mon cher beau-frère, ajouta-t-il en s’adressant à M. Arnott, voulez-vous bien prendre la peine de lui parler ? car il m’est impossible de me contenir plus long-temps. Vous voudriez sans-doute que je lui donnâsse un mandement de cette somme sur mon homme d’affaire ? Vous m’obligeriez beaucoup, répondit M. Harrel, et je vais sur le champ vous en faire mon billet. De cette manière, nous serons tout d’un coup débarrassés de ce drôle, et il ne travaillera certainement plus pour moi. Je veux faire construire l’été prochain un nouveau bâtiment à Violet-Banck, ne fût-ce que pour lui faire voir quelle bonne pratique il a perdue par sa faute. Oui, mon cher frère s’écria madame Harrel, débarrassez-nous une bonne fois de cet homme, et qu’il n’en soit plus question.

Les deux beaux-frères passèrent donc dans une autre chambre ; et madame Harrel, après avoir exalté la grande bonté de son frère, qu’elle aimait beaucoup, et assuré que l’impertinence du maçon l’avait saisie, revint pour s’occuper de la décoration projettée.

Cécile, toujours plus surprise de l’indifférence que son amie témoignait sur l’état des affaires de son mari, crut qu’il était de son devoir de lui en parler. Ainsi, après un silence assez marqué pour que madame Harrel lui en demandât la raison, elle lui dit : me pardonnerez-vous, ma chère amie, si je vous avoue que je suis très-surprise que vous pensiez encore à ces préparatifs ? — Bon dieu, ma chère ! Et pourquoi ? Parce que dans ce moment-ci toutes nouvelles dépenses doivent être supprimées jusqu’à ce que M. Harrel ait touché l’argent dont il vient de parler. — Bon ! la dépense d’une pareille bagatelle est un si petit objet pour la fortune de M. Harrel, qu’à peine s’en appercevra-t-il. D’ailleurs, il doit recevoir si promptement de l’argent, que c’est comme s’il l’avait déjà.

Cécile, craignant de se montrer trop officieuse, commença à faire l’éloge de la générosité et de la complaisance de M. Arnott ; et elle en prit occasion, tout en continuant à le louer, d’insinuer qu’il n’y avait que les gens équitables et économes qui fussent réellement généreux et bienfaisants. Elle ne s’était pas pourvue, pour le bal, d’un habit de masque, parce qu’ayant demandé conseil à ce sujet à madame Harrel, celle-ci lui avait dit que les dames chez lesquelles la fête se donnait, n’étaient point ordinairement masquées, et qu’elle-même en ferait les honneurs avec une robe de ville. M. Harrel et M. Arnott devaient y être aussi dans leur parure ordinaire.

Le bal commença à huit heures du soir, et avant neuf la salle était si pleine de masques, que Cécile fut fâchée de n’avoir pas imité les autres ; car se trouvant presque la seule femme de l’assemblée qui fût sans masque, elle n’en était que plus remarquable. Cependant la nouveauté du spectacle, jointe à la bonne humeur qui éclatait de tous côtés, eut bientôt diminué son embarras ; et après s’être un peu accoutumée à la manière brusque et familière dont les différents masques l’abordaient, et la hardiesse avec laquelle ils la fixaient, ou lui adressaient la parole, la première confusion de sa situation se dissipa, et sa curiosité à regarder les autres, fit qu’elle cessa d’observer si elle l’était elle-même, et elle s’amusa infiniment. La variété des déguisements, le mélange des costumes, les figures qui se succédaient continuellement, et cette confusion de groupes grotesques fixèrent constamment son attention : tandis que les efforts pour paraître avoir de l’esprit, l’oubli total des convenances, les disparates des propos, étaient des sujets continuels de surprise et de plaisanteries. Il n’y avait pas jusqu’à ces phrases si rebutantes : « Me connaissez-vous ? Qui êtes-vous ? Je sais qui vous êtes, beau masque, » ainsi que la manière fine et adroite d’indiquer avec le doigt, le signe expressif de tête, et ce cri aigu et perçant, quoique très-fastidieux pour ceux qui fréquentent ces sortes d’assemblées, qui ne fussent pour elle, à qui tout cela était nouveau, une source d’amusement et de réflexions.


La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.
La variété des déguisemens fixa constamment son attention.


Vers neuf heures, tous les masques se dispersèrent dans les différents appartements. Des dominos qui ne représentaient rien, et des habits de fantaisie qui ne signifiaient pas davantage, formaient, comme cela est ordinaire en pareilles occasions, la plus grande partie de la compagnie : quant au reste, les hommes étaient déguisés en espagnols, en turcs, en ramonneurs, en soldats du guet, en sorciers et en vieilles décrépites : les femmes l’étaient en bergères, en vendeuses d’oranges, en Circassiennes, en Bohémiènes, en vendangeuses, en sultanes, etc. etc.



CHAPITRE IV.

Un Combat.


On s’occupait le lendemain en déjeûnant, des amusements du bal, des masques singuliers qui y avaient paru, et de divers événements qui s’y étaient passés, lorsqu’un inconnu demanda à parler à Cécile. Elle pria madame Harrel de permettre qu’on le fit entrer, et ne fut pas peu étonnée en voyant ce même vieillard, dont les exclamations singulières l’avaient si fort frappée chez M. Monckton et à la répétition de l’opéra. Il l’aborda d’un air sévère et brusque, en s’écriant : Vous êtes riche ; les richesses vous auraient-elles endurci le cœur ? Je me flatte que non, répondit-elle un peu surprise ; tandis que madame Harrel, persuadée que son intention était de les voler, courut précipitamment au cordon de la sonnette, qu’elle ne cessa de tirer qu’après que deux ou trois domestiques furent accourus. Alors, moins épouvantée, elle leur fit signe de demeurer, et resta elle-même tranquille, pour voir ce qui allait se passer.

Le vieillard, sans faire la moindre attention à la maîtresse de la maison, continua de s’adresser à Cécile. Apprenez donc, ajouta-t-il, le véritable usage des richesses ; usage digne d’éloges, et tel que non-seulement en plein jour il resplendira du plus grand éclat, mais même encore dans les ténèbres de la nuit la plus obscure, et qu’il vous procurera, au moment du repos, les pensées les plus douces, et un sommeil qui ne sera jamais troublé. Dites-moi, connaissez-vous cette façon de disposer de ce que la providence a remis en vos mains ? Peut-être, répondit-elle, pas aussi bien que je le désirerais ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je suis très-portée à m’en instruire. Commencez donc dès à présent, tandis que la jeunesse et l’innocence vous laissent encore la force nécessaire pour ne pas succomber aux influences de l’opulence et du crédit, et la volonté de profiter des leçons qu’on vous donne. Hier vous avez pu voir par vous-même l’extravagance du luxe, et de la sottise ; aujourd’hui faites des réflexions plus sérieuses ; considérez attentivement ce que sont les plaisirs de ce monde, et apprenez à vous attendrir sur les misères qui accompagnent l’infirmité et l’indigence. Il lui remit un papier qui contenait la relation touchante de l’état déplorable auquel une famille pauvre se trouvait réduite par des maladies et d’autres infortunes.

Cécile, dont le cœur sensible et droit était toujours prêt à compatir aux maux de ses semblables, après l’avoir parcouru, sortit sa bourse, et lui offrant trois guinées, lui dit : c’est à vous, monsieur, à me diriger dans ce que je dois donner, supposé que ceci ne suffise pas. As-tu encore autant de charité ? s’écria-t-il tout ému ; et quoique la fortune t’ait assez peu ménagée en t’exposant aux dangers de l’opulence, n’est-elle point encore parvenue à arracher de ton ame sa générosité naturelle ? Je te rends une partie de tes bienfaits. Ceci, dit-il en retenant une guinée, est le double de ce que j’espérais ; je ne veux point être cause que tes libéralités trop abondantes, en t’épuisant, avancent le moment fatal de la dûreté et de la dépravation. Il voulait se retirer ; mais Cécile le suivit et lui dit : Non, prenez tout. Qui pourrait assister le nécessiteux, si je refusais de le faire ? Riche sans parents, opulente sans besoins, sur qui ont-ils de plus justes droits que sur moi ? Ce que tu dis est aussi vrai, s’écria-t-il en prenant les deux autres guinées, que sage et bien pensé. Ainsi, donne tandis que tu as la volonté de donner ; et pendant les jours de ton innocence et de ta bénéficence, tâche de te rendre le ciel et les pauvres propices. Ensuite il disparut.

Comment, ma chère, s’écria madame Harrel, qui avait peine à en croire ses yeux, quel motif a pu vous engager à donner tant d’argent à cet homme ? Ne voyez-vous pas qu’il est fou ? Je vous assure qu’il aurait été tout aussi content, ne lui eussiez-vous donné que douze sols.

Je ne sais ce qu’il est, répliqua Cécile : si ses manières paraissent un peu singulières, ses sentiments sont nobles et dignes d’estime ; et si l’humanité le porte à solliciter des contributions généreuses en faveur des indigents, il est certain qu’il ne saurait jamais s’adresser à personne qui soit plus disposé que moi à y répondre.

M. Harrel entra dans ce moment, et sa femme s’empressa de lui apprendre ce qui venait de se passer. Cela est scandaleux ! s’écria-t-il ; il vaudrait tout autant avoir à faire à un voleur ! je vous prie, madame, de défendre à vos gens de le laisser entrer. Trois guinées ! Je n’ai jamais ouï parler d’une pareille impudence ! D’honneur, miss Beverley, vous ne sauriez assez vous tenir sur vos gardes à l’avenir ; sans quoi vous vous trouverez insensiblement ruinée, sans savoir par qui ni comment. Si bien donc, répliqua Cécile en souriant, que nous voilà tous deux à même de donner et de recevoir des avis salutaires ! aujourd’hui vous me recommandez l’économie ; hier j’eus toutes les peines du monde à m’abstenir d’en agir de même avec vous. Oh ! reprit-il, c’était un cas tout-à-fait différent ; les dépenses auxquelles un homme du monde ne saurait se refuser en certaines occasions, n’ont rien de commun avec un pareil excès. Sans doute, dit-elle, ces dépenses ne se ressemblent point ; cependant je ne saurais convenir que l’argent dépensé en inutilités, soit mieux employé que celui qu’on destine au soulagement de ses semblables. M. Harrel ne répliqua pas un mot ; et Cécile, après avoir moralisé en elle-même sur la manière opposée de considérer les objets de dépense et d’économie de la part du prodigue et de l’homme charitable, ne tarda pas à regagner son appartement, bien décidée à ne départir en rien du plan qu’elle avait adopté, et se flattant, à l’aide de son nouveau et très-singulier docteur, d’étendre ses bienfaits, et de ne point laisser refroidir sa charité, à laquelle les recherches de celui-ci fourniraient sans cesse de nouveaux objets.

La renommée ne manqua pas de publier les libéralités de la bienfaisante héritière ; et ceux qui souhaitaient en être convaincus, cherchèrent à s’assurer de la vérité. Elle eut bientôt un petit nombre de pensionnaires ; et craignant toujours que ses dons ne fussent pas assez considérables, elle ne tarda pas à s’appercevoir que la rente que ses tuteurs lui avaient assignée, était à peine proportionnée à ce que sa générosité et son humanité lui faisaient dépenser. Cependant lorsque sa ferveur eut un peu perdu de sa nouveauté, le plaisir et l’ardeur avec lesquels elle avait commencé à exécuter son dessein, se ralentirent. Pour un cœur formé pour l’amitié et la société, les charmes de la solitude ne sont pas de longue durée, et quoiqu’elle eût été ennuyée du bruit de la confusion, suites inévitables des assemblées nombreuses et constamment répétées, elle commençait à se lasser d’être toujours seule, et souhaitait vivement de rencontrer une société qui lui convînt, et avec laquelle elle pût se lier. Elle était étonnée en réfléchissant aux difficultés qu’il y aurait à s’en faire une de ce genre. La succession non-interrompue d’amusements, les différents cercles, la quantité d’invitations, s’opposaient tellement à toute espèce de liaisons particulières et à tout ce qu’on appèle commerce d’amitié, que de quelque côté qu’elle se tournât, toute autre intimité que celle qui avait pour but le plaisir, ou pouvait en procurer, lui parut chimérique et impraticable. Elle reconnut alors l’erreur dans laquelle son idée de réforme l’avait plongée ; et voyant qu’un renoncement total à toute espèce de compagnie produisait un dégoût aussi contraire à la vertu active que la dissipation même, elle résolut de se relâcher un peu de sa sévérité ; et en mêlant quelques amusements à la solitude où elle vivait, d’approcher de cet heureux milieu qui, semblable à la pierre philosophale, en attirant continuellement nos desirs, se dérobe à toutes nos recherches. En conséquence, elle témoigna à madame Harrel, qu’elle serait charmée de l’accompagner au premier opéra nouveau.

Le samedi suivant, elle alla donc avec cette dame et madame Mears, au théâtre de Hay-Market ; et M. Arnott, à son grand contentement, les accompagna.

Ils arrivèrent tard ; l’opéra était commencé, et la foule était si considérable, même dans les corridors, qu’elles eurent peine à passer. Mademoiselle Larolles vint sur-le-champ les joindre ; et courant à Cécile, elle lui prit la main en lui disant : mon dieu, vous ne sauriez vous imaginer combien je suis enchantée de vous voir ! Dites-moi, je vous prie, ma chère amie, où vous êtes-vous cachée depuis plus de vingt siècles ? Vous êtes trop heureuse d’être ici aujourd’hui : c’est le meilleur opéra qu’on nous ait donné de toute la saison : il y a tant de monde, qu’il est impossible de se tourner. Il nous faudra une demi-heure avant de pouvoir nous placer. Le café est tout plein ; venez seulement et regardez ; cela n’est-il pas enchanteur ? À ces mots madame Harrel qui n’aimait l’opéra que comme un lieu d’assemblée, où beaucoup de gens de sa connaissance se rendaient, et où l’on allait parce que ce spectacle était à la mode et fournissait l’occasion de voir et d’être vue, prit, sans hésiter, le chemin du café. Là, Cécile vit plutôt l’apparence d’une brillante assemblée d’hommes et de femmes réunis à dessein, que des gens isolés se rencontrant par hasard, et que la nécessité seule obligeait à se trouver ensemble pour attendre le moment d’être placés.

La première personne qui les aborda fut le capitaine Aresby, qui de l’air langoureux qui lui était ordinaire, sourit à Cécile, et lui dit à l’oreille : que vous êtes charmante ! Vous avez aujourd’hui une figure céleste.

Vous n’avez donc pas voulu nous faire l’honneur d’essayer du bal du Panthéon ? Il est vrai que j’ai su que vous en aviez eu un magnifique chez M. Harrel ; j’ai été désespéré de ne pouvoir y assister ; j’ai fait l’impossible ; malheureusement cela n’a pas dépendu de moi. Nous aurions été très-heureux, répondit madame Harrel, de vous y voir : vous auriez, je ne crains pas de le dire, été satisfait de quelques-uns des masques dont les habits étaient aussi superbes que galants. C’est ce qui m’est revenu de par-tout, reprit-il, et j’ai été au désespoir de n’avoir pu me procurer l’honneur de m’y glisser. Mais j’ai été accablé d’affaires toute la journée. Rien ne pouvait être plus mortifiant pour moi.

Cécile, ennuyée d’attendre, et souhaitant d’entendre l’opéra, demanda s’il ne serait pas temps de faire une nouvelle tentative pour gagner le parquet. Je crois, dit le capitaine, souriant en les voyant passer et sans leur offrir de les conduire, que vous aurez de la peine à pénétrer, et que vous trouverez des embarras pétrifiants ; quant à moi, j’avoue franchement qu’il n’est point dans mes principes d’affronter la cohue, et que je redoute la foule. Les dames cependant, accompagnées par M. Arnott, en firent l’essai, et s’assurèrent bientôt qu’on avait exagéré les obstacles. Il est vrai qu’elles ne purent pas être les unes auprès des autres ; mais, quoique séparées, elles furent néanmoins assez bien placées. Cécile vit avec regret que le premier acte était presque fini ; elle en eut encore davantage, lorsqu’elle s’apperçut qu’elle courait grand risque de ne pas entendre le reste de la pièce. La place que le hasard lui avait procurée, se trouvait voisine d’une banquette occupée par une compagnie de jeunes demoiselles qui, étant entièrement à leur conversation, n’écoutèrent pas une seule note : leurs bons mots et leurs propres saillies les divertissaient au point que leurs ris et leur babil ne permettaient point à ceux qui étaient aux environs d’entendre mieux qu’elles. Cécile voulut vainement essayer de borner son attention aux seuls acteurs : toutes ses tentatives furent inutiles, et n’aboutirent qu’à redoubler son impatience et son mécontentement.

À la fin elle prit le parti de se tourner d’un autre côté, pour tâcher de se procurer un amusement tout différent ; et comme le but qu’elle s’était proposé, en se rendant à l’opéra, était absolument manqué, elle voulut essayer, en prêtant l’oreille aux propos de ses belles voisines, de s’assurer si celles qui l’empêchaient d’entendre pouvaient l’en dédommager. Elle écouta donc attentivement la conversation : d’abord elle eut assez de peine à comprendre ce dont il était question, l’empressement général qu’elles avaient de parler, et leur antipathie insurmontable pour écouter, faisaient que chacune d’elles paraissait n’avoir d’autre intention que de satisfaire son inclination en se débarrassant d’un flux de paroles, sans jamais donner le temps de répondre, et même sans s’embarrasser si elles étaient entendues.

Lorsque Cécile commença à comprendre un peu mieux leurs discours, elle regretta encore plus les paroles de l’opéra. Il n’était question que de falbalas, de plaintes contre leurs coëffeurs, d’histoires de prétendues conquêtes dont leur vanité était flattée, et d’invitations dont l’importance était fort exagérée.

À la fin de l’acte, les hommes s’étant portés en avant pour voir le ballet plus à leur aise, madame Harrel profita de l’occasion pour lui faire place à côté d’elle ; et par ce moyen, elle put espérer d’entendre paisiblement le reste de l’opéra, la compagnie qui se trouvait devant elle étant entièrement composée de jeunes gens qui s’étaient abstenus de parler pendant la durée même du ballet, de crainte que leurs regards n’eussent été détournés un seul instant du théatre.

Cependant, à son grand étonnement, à peine le second acte eut commencé, que leur attention se rallentit. Ils ne s’occupèrent bientôt plus des acteurs, et se mirent à parler entre eux, à s’entretenir de choses plaisantes ; et quoique leur conversation à demi-voix ne fût pas assez bruyante pour distraire l’assemblée en général, elle formait une espèce de bourdonnement qui ôtait à leurs voisins tout le plaisir de la représentation : on aurait eu peine à décider s’ils s’appercevaient eux-mêmes des effets de leur gaieté ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils s’en embarrassaient fort peu.

La ressource à laquelle Cécile avait eu recours pendant le premier acte, en cherchant à s’amuser de la conversation qui la privait du plaisir de l’entendre, lui était même alors ravie ; car ces messieurs, tout aussi impolis que l’avaient été les jeunes demoiselles, et ne faisant pas plus d’attention qu’elles aux personnes qu’ils incommodaient, étaient beaucoup plus prudents dans le choix de celles qu’ils instruisaient : leur langage obscur et équivoque, et les termes dont ils se servaient, étaient absolument inintelligibles pour Cécile. Il est vrai que les sujets qu’ils traitaient exigeaient cette discrétion : il ne s’agissait que de calculs plaisants, relatifs à l’âge et à la durée du veuvage des riches douairières, ainsi que des facultés et des espérances futures des jeunes demoiselles à marier. Ce qui la piqua encore plus que leur babil, fut de voir qu’au moment où l’acte finit, et où elle se souciait fort peu qu’ils parlassent ou se tussent, l’un d’eux s’écria : c’en est assez, silence ! le ballet est commencé ; et tout d’un coup ils se turent, et furent on ne peut pas plus attentifs.

Elle fut cependant plus heureuse au troisième acte. Ces jeunes gens changèrent de place, et furent remplacés par d’autres qui ne venaient point à l’opéra pour s’entendre eux-mêmes, mais pour entendre les acteurs. Aussi-tôt qu’il lui fut possible d’écouter, la voix de Pacchirotti lui ôta toute envie de prêter l’oreille à d’autres accents.

Pendant le dernier ballet, le chevalier Floyer l’ayant apperçue, descendit promptement, et vint tout de suite se placer à ses côtés. M. Monckton, qui l’avait aussi reconnue et l’observait depuis quelque temps s’approcha d’elle à son tour. Il avait remarqué, avec beaucoup de satisfaction, qu’elle avait été entièrement occupée de la représentation ; néanmoins l’air familier avec lequel le chevalier la regardait, le troublait et l’embarrassait. Il désirait d’éclaircir ses doutes, en découvrant quelles pouvaient être ses vues ; et l’ayant à cet effet tiré à l’écart avant que le ballet fût tout-à-fait fini : eh bien ! lui dit-il, avouez qu’il n’y a pas ici une femme aussi belle que la pupille d’Harrel. Je l’avoue, répondit-il froidement, elle est belle ; mais je n’aime point du tout sa manière d’être. Et pourquoi ? Qu’est-ce qui lui manque ? Elle est fière, extrêmement fière ! cette espèce de femme ne pourra jamais me plaire. Si on lui dit une honnêteté, bien loin d’y répondre, on croirait qu’elle en est offensée. Vous avez donc essayé ! Cela serait-il possible ? car en général vous êtes peu dans l’usage de dire des honnêtetés aux femmes. Mais, oui, ne vous rappelez-vous pas que je lui dis une fois quelque chose d’approchant au sujet de Juliette, à la répétition ? n’y étiez-vous pas présent ? comment donc, ce fut-là tout ? et imaginiez-vous qu’un simple compliment eût fait votre affaire avec elle ? Au diable les compliments ! Qui est-ce qui pense de nos jours à en faire ? Il y a long-temps que la mode en est passée. Vous verrez qu’elle ne pense pas de même quoique sa vanité, comme vous le dites très-bien, soit insupportable : moi, qui la connais depuis long-temps, je puis vous assurer que l’intimité la plus étroite ne la diminue en rien. Cela peut être ; il serait pourtant très-agréable de se procurer une fortune de 3000 livres sterling de rente ; un pareil revenu fait qu’on souffre assez facilement quelques inconvénients. Êtes-vous bien sûr que sa fortune soit aussi considérable ? Vous savez que l’on est toujours porté à exagérer. Oh ! j’en suis parfaitement bien informé ; malgré cela, il pourrait encore arriver que j’y renoncerais : je vois trop que, pour l’obtenir, il me faudrait perdre diablement de temps, et me donner furieusement de peine.

Monckton était trop intéressé et trop homme du monde pour se piquer de cette délicatesse qui nous fait desirer que l’objet de notre tendresse obtiène l’admiration générale ; il s’étendit sur les obstacles que le baronnet venait de faire naître ; et non content de les grossir, il insinua adroitement qu’il en avait découvert d’autres qu’il crut encore plus propres que les premiers à l’intimider ; ces subtilités cependant furent superflues pour l’impénétrable chevalier, doué de cette dure insensibilité qui, en suivant obstinément la route qu’elle s’est prescrite, s’embarrasse peu de tout ce qu’on peut dire, et oppose la plus grande indifférence à tout ce que les autres peuvent penser.

Tandis que les dames s’efforçaient de gagner le café, et n’avançaient que très-lentement, à cause de la foule ; précisément, au moment où elles étaient près d’entrer dans le corridor, Cécile apperçut M. Belfield, qui s’étant tout de suite avancé, lui présentait la main pour l’aider à sortir du parquet, lorsque le chevalier Floyer, sans le voir, ou sans faire attention à lui, poussa ceux qui le précédaient, et cria : miss Beverley, permettez que j’aye l’honneur de vous conduire. Cécile, à laquelle ce personnage devenait tous les jours plus désagréable, reçut avec froideur son offre, tandis qu’elle accepta volontiers la main que M. Belfield venait de lui présenter. Le fier baronnet, extrêmement piqué, continua à percer la foule ; et s’avançant vers M. Belfield, en lui faisant signe de s’arrêter pour le laisser passer, il lui dit : rangez-vous, monsieur. — Rangez-vous vous-même, monsieur, s’écria Belfield, l’arrêtant d’une main, tandis qu’il tenait Cécile de l’autre. — Et qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda le chevalier d’un air de mépris. — C’est de quoi, monsieur, je vous rendrai compte toutes les fois qu’il vous plaira, repartit Belfield sur le même ton. — Que diable voulez-vous faire entendre par-là, monsieur ? rien de bien difficile à comprendre, repliqua Belfield, en tâchant de faire avancer Cécile, qui, très-alarmée, reculait de frayeur. Alors le chevalier, étouffant de colère se tourna vers elle, et lui dit, comme par manière de reproche : souffrirez-vous, miss Beverley, qu’un impertinent faquin ait l’honneur de vous donner la main ?

Belfield indigné lui demanda, à son tour, ce qu’il entendoit par les termes d’impertinent faquin. Le chevalier les répéta avec encore plus d’insolence que la première fois. Cécile, extrêmement choquée, les pria sérieusement l’un et l’autre de se contenir ; ce qui n’empêcha pas que Belfield, à cette nouvelle insulte, ne laissât aller sa main, et ne portât la sienne à la garde de son épée, tandis que le chevalier se prévalant de sa disposition, (il se trouvait élevé d’une marche au dessus de son antagoniste) le poussa fièrement, et descendit dans le corridor. Belfield outré tira sur le champ son épée, et le chevalier se préparait à suivre son exemple, quand Cécile, dans le plus grand effroi, s’écria : juste ciel ! personne ne viendra-t-il les séparer ? Alors un jeune homme se faisant jour à travers la foule, leur dit en élevant la voix : quelle honte ! quelle honte ! messieurs ! est-ce ici le lieu de commettre de pareilles violences ? Belfield tâcha de se remettre un peu, et quoique la colère l’empêchât presque d’être entendu, il lui repartit : je vous remercie, de l’avis, monsieur, je m’étais oublié ; je demande excuse à toute la compagnie. Ensuite s’approchant du chevalier Floyer, il lui remit une carte, sur laquelle était son nom et sa demeure, en lui disant : Quant à vous, monsieur, je serai toujours enchanté d’apprendre l’espèce d’excuse dont il conviendra de faire usage à votre premier moment de loisir. Et il se retira le plus vîte qu’il lui fut possible. Le chevalier répondant à haute voix qu’il ne tarderait pas à lui faire connaître la personne avec laquelle il avait été si impertinent, voulut le suivre. Cécile, toujours effrayée et hors d’elle-même, s’écria : Oh, arrêtez-le ? Bon dieu ! personne ne veut-il l’arrêter ?

La promptitude avec laquelle cette scène s’était passée, l’avait tout-à-fait étourdie ; persuadée que le refus de la main du baronnet pouvait être la cause de son ressentiment, elle s’accusait d’être l’auteur de cette querelle. Cette crainte, plus forte que tout autre sentiment, lui avait arraché cette exclamation avant qu’elle eût le temps de réfléchir à ce qu’elle disait. À peine lui eut-elle échappé, que le jeune homme qui avait déjà interposé ses bons offices, accourut de nouveau ; et saisissant le bras du chevalier, lui remontra vivement la violence de sa conduite. Quelques personnes qui étaient présentes, s’étant jointes à lui pour le retenir, il parvint à le persuader, et le fit presque repentir de son procédé. Ensuite s’empressant de joindre Cécile, il lui dit : ne soyez plus alarmée, madame, tout est fini ; l’un et l’autre de ces messieurs sont sains et saufs. Cécile lui fit la révérence d’un air confus ; et prenant le bras de madame Harrel, elle la pressa de rentrer avec elle au parquet, afin de se dérober à la foule qui s’était rassemblée dans cet endroit, et qui avait les yeux fixés sur elle.

La curiosité devenant générale, sa retraite ne servit qu’à l’augmenter. Plusieurs femmes et la plus grande partie des hommes retournèrent sous divers prétextes au parquet, uniquement pour la considérer. Et quelques moments après, le bruit se répandit que la jeune dame, qui avait été le sujet de la querelle, se mourait d’amour pour le chevalier Floyer.

M. Monckton, qui était resté auprès d’elle pendant toute cette affaire, fut atterré de l’émotion qu’elle avait témoignée. M. Arnott, qui ne l’avait pas non plus quittée un seul instant, se serait volontiers exposé au même risque que le chevalier, pour lui inspirer un aussi vif intérêt. Ils étaient cependant l’un et l’autre trop dupes de leurs craintes et de leur jalousie, pour s’appercevoir que ce qu’ils imputaient à un goût décidé, n’était que le seul effet de son humanité, et de la persuasion où elle était d’avoir innocemment donné lieu à cette dispute.

Le jeune étranger qui avait fait l’office de médiateur auprès des deux antagonistes, vint au bout de quelques moments avec un verre d’eau fraîche qu’il avait été chercher au café ; il la pria de le boire, et de se tranquilliser.

Quoique Cécile refusât de profiter de sa politesse, d’un air plus fâché que reconnaissant, elle s’apperçut, en levant les yeux pour le remercier, que cet officieux jeune homme était d’une figure agréable, s’énonçait d’une manière peu commune. Je doute, lui dit-il, si les efforts que j’ai faits pour vous être de quelque secours ont su vous plaire, mais du moins verrez-vous d’un œil plus favorable celui dont je suis le précurseur. Cécile regardant alors autour d’elle, vit qu’il était suivi du chevalier Floyer. Piquée de la manière dont on venait de l’annoncer, et de ce qu’il osait encore se montrer, elle se tourna promptement du côté de M. Arnott, et le pria de s’informer si le carrosse était arrivé. Le chevalier la regardant d’un air avantageux, tel que celui d’un homme dont la vanité vient d’être flattée, lui dit d’un ton beaucoup plus honnête que celui dont il lui avait parlé jusqu’alors : Auriez-vous eu peur ? Tout le monde, je crois, a eu peur, répondit Cécile d’un air de dignité, qu’elle affecta pour mortifier son amour-propre. J’avoue que je n’en conçois pas la raison, ajouta-t-il ; le drôle ignorait à qui il parlait. Voilà tout.

Quelqu’un ayant alors emmené le chevalier, M. Monckton qui desirait ardemment de connaître les vrais sentiments de Cécile, lui dit d’un air d’intérêt : À présent toute cette affaire n’est plus que ridicule : sûrement ils ne seront pas assez imprudents pour qu’une bagatelle de cette espèce ait des suites plus sérieuses. Je crois, ajouta l’étranger, que celui qui a le bonheur de vous causer de l’inquiétude, sent trop le prix de sa vie pour l’exposer encore.

Ne pourriez-vous pas, M. Monckton, continua Cécile trop alarmée pour s’occuper de cette réflexion, parler à M. Belfield ? Vous le connaissez, je le sais. Il serait possible que vous le joignissiez. — Je ferai avec plaisir tout ce que vous souhaitez : cependant, si le chevalier Floyer… Oh ! quant au chevalier, je suis sûre que M. Harrel se chargera de ce soin ; je tâcherai de le voir ce soir même, et je le prierai de faire usage de tout le pouvoir qu’il a sur lui.

M. Arnott vint alors avertir que le carrosse l’attendait. Cécile, impatiente de partir, ne perdit pas un instant pour l’aller joindre ; et tandis que M. Monckton l’y conduisait, elle le pria sérieusement de s’employer pour prévenir, s’il était possible, les suites funestes que cette querelle paraissait devoir entraîner.





CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME SECOND.



À PARIS.
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No 182.

L’AN TROISIÈME.





CHAPITRE V.

Un ami du bon ton.




Dès qu’elles furent rentrées, Cécile pria madame Harrel de ne pas perdre un moment pour tâcher de trouver son mari et lui faire part de ce qui venait de se passer ; mais celle-ci trop indolente pour entrer dans la situation de son amie, lui répondit froidement qu’elle ne savait il était, et n’imaginait pas en quel endroit on pourrait le rencontrer. Alors Cécile sonna pour qu’on lui fît parler au valet-de-chambre de M. Harrel. Il vint ; et après l’avoir questionné, elle sut que son maître était au café de Broo, rue Saint-James. Elle pria madame Harrel de vouloir lui écrire. Que voulez-vous que je lui dise ? reprit celle-ci. Sans lui répondre, Cécile, aussi prompte à exécuter, qu’à former un projet, écrivit elle-même, et le pria de chercher tout de suite son ami le chevalier Floyer, et de tâcher d’amener une réconciliation entre lui et M. Belfield, avec lequel il s’était querellé à l’opéra.

Le valet-de-chambre revint bien-tôt, et lui rapporta la réponse verbale de M. Harrel, qui l’assurait qu’il ne manquerait pas d’exécuter ses ordres.

Elle prit le parti de ne se coucher qu’après qu’il serait rentré, très-impatiente de savoir, avant de s’endormir, ce que sa négociation avait produit. Elle se regardait comme la vraie cause de la dispute, et cependant elle avait tort. La conduite du chevalier à son égard lui avait toujours souverainement déplu ; elle détestait ses manières et son impudence. Enfin, elle avait déjà accepté le bras de M. Belfield avant qu’il lui eût offert le sien. Le quitter pour le chevalier, ç’aurait été marquer à celui-ci une préférence dont elle était bien éloignée. Tout ce qu’elle croyait pouvoir se reprocher, c’était de n’avoir pas eu assez de présence d’esprit pour refuser les offres de tous deux.

Madame Harrel, quoique fâchée de la tournure que prenait cette affaire, la regardait cependant comme lui étant étrangère ; elle se lassa bientôt d’entendre tout ce que l’inquiétude faisait dire à miss Beverley, et après l’avoir exhortée à se tranquilliser, lui souhaita le bon soir, et se retira.

Cécile attendit le retour de M. Harrel, jusqu’à quatre heures du matin qu’il rentra. Eh bien, monsieur, s’écria-t-elle aussitôt qu’il parut, je crains, en vous voyant revenir si tard, que vous n’ayez eu beaucoup de peine ; mais je me flatte que vos démarches n’ont pas été infructueuses. Qu’on se représente quelle dut être sa mortification, lorsqu’il lui répondit qu’il n’avait pas encore vu le chevalier, ayant été lui-même si fort occupé, qu’il lui avait été impossible de quitter, avant trois heures, la compagnie avec laquelle il se trouvait engagé ; qu’au même instant il s’était rendu chez le baronnet, où on lui avait dit qu’il n’était point encore rentré.

Cécile, quoique très-piquée d’une preuve aussi complette d’insensibilité envers un homme qu’il appelait son ami, renouvella ses instances, et ne le quitta qu’après lui avoir fait promettre de se lever dès que le jour paraîtrait. Elle cessa alors de s’étonner des dettes contractées par M. Harrel, et de ses besoins pressans d’argent en certaines occasions. Elle voyait bien qu’il passait la moitié des nuits à jouer ; et les conséquences de sa conduite s’offrirent à son esprit de manière à la faire trembler. Celle du chevalier n’était pas meilleure, mais elle n’y prenait aucun intérêt. Son sommeil fut agité ; elle se leva à six heures du matin, et s’habilla à la clarté des bougies. Une heure après elle envoya savoir s’il était jour chez M. Harrel, et apprenant qu’il dormait encore, elle le fit éveiller. Il ne se leva pourtant qu’à huit heures, et toutes ses remontrances ne purent l’engager à sortir avant neuf.

À peine était-il parti, qu’elle vit paraître M. Monckton, qui eut alors pour la première fois la satisfaction de la trouver seule. Vous êtes bien bon d’être venu si matin, s’écria-t-elle. Avez-vous vu M. Belfield ? Vous êtes-vous entretenu avec lui ? Alarmé de l’impatience qu’elle faisait paraître, et encore plus affecté de voir à son air abattu, qu’elle avait passé la nuit sans dormir, il fut quelque temps sans lui répondre, et lorsqu’elle lui eut répété avec plus de vivacité la même question, il se contenta de lui dire : depuis que Belfield a eu l’honneur de vous voir chez le chevalier Floyer ? J’ai été à son hôtel, où il m’a paru qu’il n’était point rentré de toute la nuit. Je l’ai suivi, d’après ce que j’ai pu tirer de ses domestiques, de l’opéra à une maison de jeu, où j’ai appris qu’il avait joué jusqu’à ce matin.

L’inquiétude de Cécile ne faisant qu’augmenter, et M. Monckton voyant qu’il ne lui restait qu’un moyen de la satisfaire, lui offrit de retourner à la recherche de l’un et de l’autre, pour tâcher de lui procurer des nouvelles plus certaines. Elle accepta la proposition avec reconnaissance, et il partit. Arriva ensuite M. Arnott qui, quoique tourmenté intérieurement par la jalousie et par le déplaisir que lui causait la terreur qu’elle manifestait, desirait cependant sincèrement de la dissiper ; de sorte que, sans prétendre même s’en faire un mérite auprès d’elle, il s’en fut presque au même instant pour s’occuper des recherches auxquelles M. Monckton avait promis de s’employer ; bien décidé à ne faire connaître son intention, qu’après avoir réussi à lui procurer des informations satisfaisantes.

À peine était-il sorti, qu’on vint lui annoncer M. Delvile. Étonnée de sa complaisance, elle ordonna qu’on le fît tout de suite entrer. Mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’au lieu de voir son orgueilleux tuteur, elle reconnut le généreux inconnu. Il la supplia de pardonner une hardiesse que ni d’anciennes liaisons, ni aucune affaire importante n’autorisaient ; quoique les liens qui l’attachaient de très-près à un homme assez privilégié pour avoir droit de s’intéresser à tout ce qui la concernait, pûssent servir en quelque façon à l’excuser. Ensuite, passant au motif qui occasionnait sa visite : Lorsque j’eus l’honneur, ajouta-t-il, de vous voir hier à l’opéra, la scène qui venait de se passer entre deux personnes de votre connaissance me parut vous causer beaucoup d’inquiétude ; et comme personne n’y a pris autant de part que moi, j’espère que vous pardonnerez mon empressement à vous informer que cette affaire vient de se terminer ; et qu’il n’y a pas d’apparence qu’elle ait des suites. Monsieur, répondit Cécile, vous me faites beaucoup d’honneur, et vous me tirez d’une situation très-désagréable. J’imagine que cet accomodement s’est fait dans la matinée ? Je m’apperçois, ajouta-t-il en souriant, que vous exigez beaucoup pour le moment. Il est vrai que l’espérance n’est jamais plus vive que lorsqu’elle renaît après que la crainte a cessé.

De quoi s’agit-il donc ? Sont-ils au moins sains et saufs ? On ne le saurait être davantage ; cependant j’aurais tort de vous dire qu’ils n’ont couru aucun danger. Pourvu qu’ils en soient actuellement délivrés, c’est tout ce que je demande. Vous m’obligerez, monsieur, si vous daignez m’informer de ce qui s’est passé. La vivacité de la querelle, continua-t-il, donnait lieu d’appréhender un éclat violent ; et ce n’est qu’après m’être assuré qu’elle était accidentelle, que j’ai tenté d’employer ma médiation. J’ai espéré que de simples excuses de la part du chevalier Floyer, comme l’agresseur… Ah, monsieur, s’écria Cécile, c’est là précisément ce que je crains que vous n’ayiez pu obtenir. J’avoue, Madame, que j’aurais tort de m’en glorifier ; cependant, sans m’arrêter aux difficultés que je devais rencontrer, je me suis hasardé à proposer des voies d’accomodement ; je n’ai quitté l’opéra qu’après avoir employé auprès du chevalier tous les raisonnements les plus propres à lui prouver que les excuses que j’exigeais de lui, ne sauraient nuire à sa réputation, ni laisser le moindre doute sur son courage. Lui, de son côté, a prétendu qu’il en avait trop pour consentir à une pareille humiliation. Trop de courage ! reprit Cécile ; le beau prétexte ! Quel parti a donc pris le pauvre M. Belfield ? Il ne lui a fallu que peu de moments pour se décider. J’avais découvert le lieu de sa demeure ; je m’y suis rendu sur le champ, dans l’intention de lui offrir mes services pour mettre l’affaire en arbitrage ; car puisque vous le qualifiez de pauvre M. Belfield, j’imagine que vous voudrez bien me permettre, sans chercher pourtant à offenser son antagoniste, d’avouer que sa conduite, quoiqu’un peu trop vive, m’avait absolument prévenu en sa faveur. Je me flatte que vous ne croyez pas, répondit Cécile, qu’une offense faite à son antagoniste dût en être une pour moi. Quelle qu’ait été mon idée, répliqua-t-il en la fixant d’un air d’étonnement, je n’ai certainement jamais desiré qu’une sympathie mutuelle fût décidément établie entre vous. N’ayant pu parvenir hier au soir à voir M. Belfield, mon inquiétude m’a empêché de fermer l’œil de toute la nuit ; et dès que le jour a paru, je suis retourné chez lui. Que vous êtes bon ! s’écria Cécile ; vos soins n’ont point été infructueux ?

Eh bien, Monsieur ? — je l’ai vu, tout était fini ; et il sera dans peu en état, si vous daignez lui accorder cette grâce, de venir vous remercier de l’intérêt que vous prenez à lui. — Il est donc blessé ? — Il l’est légèrement. Quant au chevalier, il se porte parfaitement bien. Belfield a tiré la premier, et a manqué son coup. Le baronnet a été plus heureux. J’en suis réellement fâchée. Et où est sa blessure ? La balle a percé le côté droit ; et au moment qu’il l’a sentie, il a tiré son second pistolet en l’air. C’est du moins ce que m’a dit son domestique. On l’a rapporté avec beaucoup de précaution chez lui. On a été sur le champ chercher un chirurgien habile. Je n’ai voulu me retirer qu’après qu’il a eu mis le premier appareil, et qu’il a pu me dire ce qu’il pensait de cette blessure. Il m’a assuré qu’il avait extrait la balle, et que M. Belfield était hors de tout danger. La perplexité où je vous avais vue hier, madame, m’a fait prendre la liberté de venir chez vous, persuadé que vous n’auriez pu encore vous procurer des nouvelles certaines ; et j’ai cru qu’il convenait de prévenir, par un récit simple et véritable des faits, les bruits exagérés qu’on ne manquera pas de répandre à cette occasion.

Cécile le remercia de son attention ; et madame Harrel, étant entrée dans la salle, il se leva, disant : Si mon père avait prévu que j’eûsse l’honneur de voir ce matin miss Beverley, je suis sûr qu’il n’aurait pas manqué de me charger de compliments pour elle ; une pareille commission de sa part aurait peut-être contribué à faire excuser la hardiesse de ma visite. Après quoi, il prit congé. Il faut avouer, dit Cécile, que le fils de M. Delvile ne ressemble guère à son père. Très-peu, ajouta madame Harrel, et moins encore à sa mère ; car je vous assure qu’elle est, s’il est possible, plus hautaine et plus fière que son mari. Je hais jusqu’à sa présence ; car sa figure est si imposante, qu’à peine ose-t-on souffler devant elle. Pour le fils, c’est un charmant jeune homme qui plaît généralement. Je ne l’ai cependant jamais vu qu’en public ; car nous ne sommes en liaison avec personne de cette maison.

M. Monckton ne tarda pas à revenir ; il fut assez surpris de voir que l’on savait déjà les nouvelles qu’il croyait être le premier à apporter.

M. Harrel ne rentra que tard, et parut extrêmement gai. Miss Beverley, s’écria-t-il, je vous apporte des nouvelles qui vous feront oublier vos frayeurs ; le chevalier Floyer est non-seulement sain et sauf, il est encore sorti vainqueur du combat. Je suis très-fâchée, monsieur, répondit Cécile, piquée d’un pareil compliment, que quelqu’un soit vainqueur, ou que quelqu’un ait été vaincu. Il n’y a dans tout cela, repartit M. Harrel, aucun sujet de fâcherie ; tout au contraire, car il n’a pas tué son homme ; ainsi la victoire ne l’obligera ni à fuir, ni à se soumettre à des formalités de justice. Il compte aujourd’hui même vous rendre ses devoirs, et mettre ses lauriers à vos pieds. Il compte donc se donner une peine fort inutile ; car je ne désire point de pareils hommages. Ah ! miss Beverley, répliqua-t-il en riant, ce dédain affecté n’est plus de saison : peut-être s’y serait-on mépris dans un temps ; mais à présent, je vous assure que personne n’en sera dupe.

Cécile quoique très-mécontente de cette réflexion, vit bien que plus elle chercherait à se défendre, plus elle s’attirerait de plaisanteries ; elle prit donc le parti de le laisser dire sans lui rien répondre.

À dîner, lorsque le chevalier vint se mettre à table, le dégoût qu’il lui avait inspiré dès le commencement, augmenté encore par sa conduite de la veille, devint une aversion décidée, suite de l’horreur qu’elle avait conçue pour sa fierté, et de l’indignation que son arrogance avait excitée en elle. Il paraissait que l’heureuse issue de son duel l’avait placé au faîte de la gloire ; son air était triomphant ; il regardait d’un œil de supériorité ceux qu’il daignait favoriser de son attention, et leur faisait sentir combien il croyait les honorer, quand il leur accordait cette grace. Il fixa cependant Cécile avec plus de politesse qu’à l’ordinaire ; il croyait alors l’avoir subjuguée, et cette idée flattait extrêmement sa vanité. L’inquiétude qu’elle avait montrée était à ses yeux une preuve certaine de la passion qu’elle avait pour lui, et il attribuait son silence à l’admiration, sa froideur à la crainte, et sa réserve à la modestie.

Excédée d’une impudence aussi manifeste, et irritée d’un triomphe que sa grossièreté et son impolitesse avaient si peu mérité, Cécile se fit violence pour ne pas quitter la table, et réfléchit avec peine à l’obligation où elle se trouvait de passer une partie si considérable de sa vie avec des gens pour lesquels elle avait le plus grand éloignement.

Après dîner, madame Harrel ayant parlé de lier une partie pour la soirée, et Cécile ayant refusé d’en être, le chevalier, avec une humilité affectée et d’un ton de suffisance qui paraissait redouter un refus, et témoignait en même-temps combien il s’en souciait peu, dit : quant à moi, je n’aurais pas non plus grande envie de sortir, si miss Beverley voulait permettre que j’eûsse l’honneur de prendre le thé avec elle. À ces mots, Cécile le regardant avec la plus grande surprise, lui répondit qu’elle avait des lettres à écrire, qui ne lui permettraient pas de quitter sa chambre le reste de la journée. Le baronnet tirant sa montre, s’écria tout de suite : parbleu, cela est bien heureux ; cas je viens de me rappeler que j’étais engagé à l’autre extrêmité de la ville. Je l’avais parfaitement oublié.

Lorsque la compagnie fut partie, Cécile reçut un billet de madame Delvile, qui la priait de venir déjeûner le lendemain avec elle. Elle accepta sur-le-champ cette invitation, à laquelle elle n’était point préparée, et dont, après ce qu’elle avait oui dire du caractère de cette dame, elle ne croyait pas devoir se promettre beaucoup d’agrément.



CHAPITRE VI.

Une partie de Famille.


Le lendemain matin, entre neuf et dix heures, Cécile se rendit à la place Saint-James. On l’introduisit dans la salle où M. Delvile vint la joindre bientôt. Après les compliments d’usage, prenant un air sérieux : miss Beverley, lui dit-il, j’ai défendu à mes gens de m’interrompre pendant le peu de minutes que j’ai à m’entretenir avec vous, avant que vous soyez présentée à madame Delvile. Alors la conduisant à un fauteuil, il s’assied lui-même dans un autre, et continue ainsi : J’ai appris que par l’indiscrétion d’un de vos admirateurs, il est arrivé samedi passé à l’opéra une aventure assez désagréable, qui ne peut qu’être très-alarmante pour une jeune personne qui pense aussi bien que vous. Or, me croyant intéressé à votre honneur, vous regardant comme ma pupille, je pense qu’il est de mon devoir de m’informer du moins de cette partie de votre conduite, dont le public est instruit ; car si l’on venait à découvrir que, tandis que vous êtes sous ma tutelle, vous eûssiez manqué aux lois de la décence et de l’honnêteté, on serait dans le cas de me le reprocher ; et cette négligence me ferait tort.

Cécile, peu flattée d’un pareil exorde, lui répondit gravement, qu’elle présumait que l’affaire lui avait été présentée sous un faux jour. Ce n’est guères ma coutume, reprit-il, d’ajouter trop légèrement foi aux rapports qu’on me fait ; en conséquence, permettez-moi que je m’informe dans le plus grand détail de ce qui s’est passé ; après quoi, je vous dirai ce que j’en pense. Je commencerai d’abord par vous prier de m’apprendre à quel titre les deux gentilshommes en question (j’imagine du moins que par politesse on les honore de ce titre) se sont cru autorisés à se déclarer publiquement vos champions ? Mes champions, monsieur, s’écria Cécile fort étonnée. Ma chère amie, dit-il, avec une douceur qui cherchait à l’encourager, je sais que, pour une demoiselle de votre âge, il est difficile de répondre à cette question ; mais avouez-moi la vérité. Je serais au désespoir de vous faire de la peine ; et je veux, autant qu’il me sera possible, épargner votre modestie. Ainsi n’ayez nulle crainte ; regardez-moi comme votre tuteur, et croyez que je suis parfaitement disposé à vous considérer comme ma pupille. Dites-moi donc franchement de quelle nature peuvent être leurs prétentions ? À mon égard, monsieur, je puis vous déclarer qu’ils ne sauraient en avoir aucune. Je vois que vous êtes réservée, ajouta-t-il avec plus de douceur encore. Vous n’êtes point à votre aise avec moi ; et lorsque je réfléchis à quel point je vous suis étranger, cela ne m’étonne plus : cependant prenez courage ; il me paraît indispensable que vous me mettiez au fait de ce qui vous concerne ; ainsi je vous prie de vous expliquer.

Cécile, toujours plus mortifiée par cette condescendance humiliante, l’assura une seconde fois qu’il avait mal été informé ; et quoiqu’il n’ajoutât aucune foi à cette assurance, il la loua de nouveau de sa réserve. Ils furent interrompus, à son grand contentement, par l’arrivée du fils de M. Delvile. Mortimer, lui dit son père, j’apprends que vous avez déjà eu l’avantage de voir cette jeune demoiselle. Oui, monsieur, répondit celui-ci. J’ai eu plus d’une fois ce bonheur ; mais je n’ai jamais eu l’honneur de lui être présenté.

Miss Beverley, dit alors le père, permettez que je vous présente mon fils, sir Mortimer Delvile ; et vous, Mortimer, souvenez-vous que miss Beverley est la pupille de votre père ; et ayez pour elle tout le respect qu’elle a le droit d’exiger de vous à ce titre. Je n’oublierai jamais, monsieur, répliqua-t-il, un ordre si conforme à mon inclination, et qu’elle avait déjà prévenu.

Sir Mortimer Delvile était d’une taille avantageuse, parfaitement bien fait ; ses traits, sans être beaux ni réguliers, étaient on ne peut pas plus expressifs ; et ses manières ouvertes, sa façon noble et polie de se présenter, annonçaient l’éducation distinguée qu’il avait reçue, et la justesse de son esprit.

Ces premiers compliments finis, la conversation devint plus générale. Tout-à-coup M. Delvile se leva, et dit à Cécile : permettez, miss Beverley, que je vous quitte pour quelques instants ; l’un de mes vassaux doit partir demain matin pour une de mes terres située au nord, et il y a deux ans qu’il attend une audience. Dans la supposition que mon fils ne serait pas engagé, je suis convaincu qu’il ne refusera pas de faire les honneurs de la maison jusqu’au moment où sa mère vous recevra. Après un signe gracieux de la main, il quitta l’appartement.

Mon père, dit le jeune Delvile, m’a chargé d’une commission qui, si je m’en acquittais avec autant de succès que de bonne volonté, serait parfaitement exécutée. Je suis bien fâchée, lui répondit Cécile, de m’être si fort trompée sur votre heure de déjeûner ; cependant, que je ne vous gêne pas, je trouverai bien quelque part un livre, une gazette, ou quelque autre brochure, pour passer le temps jusqu’à ce que madame Delvile soit visible. Vous ne pourrez jamais me gêner, répondit-il, qu’en m’ordonnant de quitter les lieux où vous êtes. Il y a long-temps que j’ai déjeûné ; et je reviens en ce moment de chez M. Belfield. J’ai eu le plaisir de le voir chez lui ce matin pour la première fois. — Et comment l’avez-vous trouvé, monsieur ? pas aussi bien qu’il croit l’être lui-même ; il était de très-bonne humeur, entouré de ses amis, avec lesquels il s’entretenait gaiement. Mais j’ai remarqué aux changements fréquents de son visage, des signes de douleur et de souffrance, qui m’ont obligé, tout enchanté que j’étais de sa conversation, d’abréger ma visite, et de faire entendre à ceux qui étaient auprès de moi, que je croyais convenable de le laisser tranquille. — Avez-vous vu son chirurgien, monsieur ? non ; mais le blessé m’a dit qu’il ne le panserait plus qu’une seule fois, qu’il se débarasserait ensuite de lui, et irait à la campagne. — Le connaissiez-vous, monsieur, avant cet accident ? — Point du tout ; mais le peu que j’en ai vu m’a fortement intéressé en sa faveur. Je l’avais rencontré au bal de M. Harrel, où sa conversation m’amusa beaucoup. Peut-être aussi que comme c’était le moment où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, j’étais trop content pour que rien me déplût. Il eut encore l’avantage de me trouver à l’opéra dans des dispositions aussi favorables ; car je vous avais apperçue long-temps avant que d’avoir fait la moindre attention à lui. Je dois aussi avouer que le ressentiment qu’il témoigna me parut bien fondé. Excusez, je vous prie, si je me trompe ; vous connaissez mieux que moi tous les détails de cette affaire ; par conséquent, vous êtes plus en état de rendre compte de ce qui s’est passé.

Ici, il fixa ses regards sur Cécile d’un air de curiosité qui annonçait combien il desirait de s’éclaircir de sa façon de penser sur le compte des deux antagonistes. Non, certainement, vous ne vous trompez pas ; jamais la grossièreté et l’impolitesse ne fournirent d’aussi justes raisons d’avoir de l’humeur. Comment, mademoiselle, s’écria-t-il, pouvez-vous être si sévère envers le chevalier ? — sévère ? non, monsieur ; je ne suis qu’équitable ? — Équitable ? hélas ! pauvre baronnet… Un domestique étant entré à ces derniers mots, vint avertir Cécile que madame Delvile l’attendait pour déjeûner. M. Delvile étant de retour la prit par la main, et lui dit qu’il prétendait la présenter à sa femme ; l’assurant affectueusement, qu’elle en serait bien reçue.

Les cérémonies et l’étiquette qui avaient précédé cette entrevue, jointes à tout ce que Cécile avait entendu dire du caractère de madame Delvile, l’avaient tellement prévenue, qu’elle aurait desiré dans ce moment d’en être dispensée. Cependant elle s’arma de courage, et résolut de se conduire de façon à n’être pas confondue par cette supériorité fastueuse à laquelle elle s’attendait.

Madame Delvile était assise sur un sopha ; elle se leva à son approche. Dès que Cécile l’eut envisagée, toutes les impressions défavorables avec lesquelles elle était entrée dans son appartement, s’évanouirent. Cette dame avait près de cinquante ans ; et son teint, quoiqu’un peu pâle, conservait encore de sa fraîcheur. Ses yeux singulièrement beaux, donnaient une expression douce et spirituelle à sa physionomie, et la régularité de ses traits que les années avaient respectés, annonçait non-seulement ce qu’elle avait été, mais inspirait encore l’admiration. Sa taille était majestueuse, son port noble, son abord imposant ; mais cet air de dignité, de supériorité même, auquel sa haute naissance et son mérite personnel lui donnaient droit de prétendre, était si heureusement tempéré par son bon sens et sa politesse éclairée, que malgré les préventions du public, elle était toujours sûre de captiver l’estime et l’amitié de ceux auxquels elle témoignait quelque prédilection.

La surprise et l’admiration que Cécile éprouva à la première vue furent réciproques. Madame Delvile, comptant trouver une jeune personne, ne s’attendait pas à rencontrer une figure aussi spirituelle, ni des manières aussi engageantes que celles de Cécile : également étonnées et satisfaites l’une de l’autre dès le premier coup-d’œil, elles sentirent naître en même-temps le desir d’une liaison plus intime.

J’ai promis à miss Beverley, madame, dit M. Delvile à sa femme, que vous la recevriez avec bonté ; et il est inutile de vous rappeler que mes promesses ont toujours passé pour sacrées. Je me flatte que vous n’avez pas aussi promis, répliqua-t-elle sur-le-champ, que je vous recevrais avec bonté ; car je sens dans ce moment une grande envie de vous quereller. Pourquoi cela, madame ? Pour n’avoir pas procuré à cette aimable personne et à moi le moyen de nous voir plutôt. Je regrette à présent tout le temps qui s’est écoulé sans que j’aye eu l’avantage de la connaître. Cécile répondit modestement à ce compliment flatteur ; et la façon aisée dont elle s’énonça, ajouta encore à l’impression favorable que son abord avait faite.

Je dois vous prier, madame, dit M. Delvile, lorsque nous vous aurons quittée mon fils et moi, de vouloir bien passer une demi-heure avec mademoiselle, pour vous informer d’elle-même de ce qui a donné lieu à la scène de samedi à l’opéra. Je n’ai malheureusement pas le loisir nécessaire pour cela ; plusieurs engagements rempliront ma matinée. Je suis sûr que vous accepterez avec empressement cette commission ; car je sais que vous desirez aussi sincèrement que moi, que la minorité de miss Beverley se passe sans qu’on ait aucun reproche à lui faire. Non-seulement sa minorité, s’écria le jeune Delvile avec chaleur, mais sa maturité et encore sa vieillesse seront sans reproche, et obtiendront l’estime et l’approbation générales. Je l’espère aussi, répliqua M. Delvile, et j’étends mes vœux à toutes les époques de sa vie : cependant c’est celle de sa minorité pour laquelle je suis obligé de faire plus que de simples vœux ; car mon honneur et ma réputation s’y trouvent intéressés ; mon honneur, en ce que je l’ai engagé au doyen son oncle, en lui promettant de veiller sur la conduite de sa nièce ; et ma réputation, en ce que tout le monde connaît les titres qu’elle a à ma protection.

Je ne veux faire de questions, dit madame Delvile, en se tournant vers Cécile avec une douceur et une bonté qui réparaient en quelque façon ce que la fierté de son mari avait de choquant, qu’après avoir trouvé le secret de convaincre miss Beverley que l’attachement que je lui ai voué, mérite qu’elle y réponde.

Vous voyez, mademoiselle, dit M. Delvile, le peu de raison que vous aviez d’avoir peur de nous. Madame Delvile n’est pas moins disposée que moi en votre faveur, et tout aussi empressée à vous obliger. Tâchez donc de surmonter votre timidité, et soyez parfaitement à votre aise avec nous. Venez nous voir souvent ; plus vous nous connaîtrez, et moins vous nous craindrez. Quelle pourrait être la crainte de miss Beverley, reprit madame Delvile ? Elle ne saurait en avoir d’autre que celle de nous rendre sa présence si nécessaire, que nous solliciterons trop souvent cette faveur.

Je vous prie, mon fils, ajouta M. Delvile, dites-moi le nom de l’antagoniste du chevalier Floyer, je l’ai absolument oublié. — Belfield, monsieur. — Justement, c’est un nom qui m’est tout-à-fait inconnu ; ce qui n’empêche pas que ce ne puisse être celui d’un fort honnête-homme. Il me paraît singulier qu’il ait osé entrer en concurrence avec le chevalier Robert Floyer, qui est gentilhomme, riche, allié à des gens de condition. Ce n’est pourtant pas que je sois prévenu en sa faveur : je veux préalablement être parfaitement instruit de toutes les particularités de cette affaire ; étant d’autant plus porté à user de prudence avant de prononcer, que miss Beverley a trop de bon sens pour que j’aye à craindre que le conseil que je lui donnerai à cet égard lui soit inutile, et qu’elle n’en fasse pas tout le cas qu’il mérite. — Je l’espère, monsieur ; mais quant à ce qui s’est passé à l’opéra, je ne crois pas être dans le cas de vous en demander aucun.

Si votre résolution, dit-il gravement, est prise d’avance, le doyen votre oncle m’a confié des soins très-inutiles ; mais si vous êtes encore indécise, je ne pense pas que vous fîssiez mal de me consulter. En attendant, je me bornerai à vous exhorter à réfléchir que M. Belfield est un homme que personne n’a jamais ouï nommer, et qu’une alliance avec le chevalier Robert Floyer serait très-honorable pour vous. En vérité, monsieur, répliqua Cécile, vous êtes tout-à-fait dans l’erreur ; je crois que ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne pense à moi. Ils ont donc choisi s’écria le jeune Delvile en riant, un moyen bien extraordinaire de prouver leur indifférence !

Les affaires du chevalier Floyer, continua M. Delvile, sont, il est vrai, un peu en désordre, si j’en crois ce qu’on m’en a dit ; mais il a des terres considérables, et votre fortune les aurait bientôt dégagées de tout embarras. Une pareille alliance serait donc pareillement avantageuse à l’un et à l’autre : mais que résulterait-il d’un mariage avec une personne telle que M. Belfield ? Il est sans naissance ; peut-être seriez-vous peu scrupuleuse sur cet article, s’il était riche ; mais comme je sais qu’il ne l’est pas, je ne conçois guère ce qui peut le rendre recommandable. À mes yeux, monsieur, rien, répliqua Cécile. — Et aux miens, s’écria le jeune Delvile, presque tout. Il a de l’esprit, du courage et du jugement, des talents propres à le faire admirer, et des qualités qui me paraissent mériter l’estime des honnêtes gens.

Vous vous exprimez avec chaleur, reprit madame Delvile ; cependant, si son caractère est tel que vous le présentez, il mérite l’intérêt que vous lui témoignez. Sauriez-vous quelques particularités de sa conduite ? Peut-être pas assez, madame, répondit-il, pour justifier pleinement mes louanges : c’est un de ces hommes dont la première vue gagne subitement le cœur, et laisse ensuite à la réflexion le temps de faire des observations. Me permettrez-vous, madame, lorsqu’il sera entièrement rétabli de vous le présenter ? Certainement, dit-elle en souriant ; prenez garde pourtant que votre recommandation ne fasse tort à votre discernement. Cet enthousiasme, auquel vous n’êtes que trop sujet, s’écria M. Delvile, n’est propre qu’à vous causer des chagrins. Je vous l’ai dit, Mortimer, vous négligez les liaisons que je vous recommande, et qu’un peu d’attention pourrait vous rendre utiles et honorables ; et vous témoignez le plus grand empressement à en former d’autres qui ne sauraient vous faire honneur auprès des gens d’un certain rang : loin de vous être de la moindre utilité, elles n’aboutissent qu’à vous causer de la dépense, et à vous susciter des affaires désagréables. Vous êtes actuellement dans un âge à vous corriger de ce défaut ; réfléchissez donc sérieusement à ce que vous êtes, et ne vous dégradez plus en vous liant au hasard avec le premier aventurier de quelque apparence que vous trouvez dans votre chemin.

J’ignore, monsieur, répondit-il, comment M. Belfield peut mériter le titre d’aventurier. J’avoue qu’il n’est pas opulent, mais il est d’une profession où des talents tels que les siens conduisent à la fortune. Si je trouve en lui un homme d’honneur et de mérite, attendrai-je qu’il soit riche pour l’estimer ?

Mortimer, dit M. Delvile en l’interrompant, qu’il soit ce qu’il voudra ; il suffit que nous sachions tous qu’il ne saurait devenir homme de qualité, pour qu’il soit décidé qu’il ne peut être une liaison décente pour Mortimer Delvile. Si vous pouvez lui rendre quelques services, vous ferez bien, et je vous en louerai. Il est digne d’un homme de votre naissance d’obliger, et de contribuer au bien général de la société : mais que l’intérêt que vous prenez aux autres ne vous fasse jamais oublier ce que vous vous devez à vous-même, ainsi qu’à l’ancienne et honorable maison dont vous descendez.

Ne saurions-nous, s’écria madame Delvile, entretenir miss Beverley que de nos propres affaires et de préceptes de famille ? C’est à moi, dit le jeune Delvile en se levant, à demander excuse à mademoiselle de les avoir occasionnées : il quitta l’appartement ; et M. Delvile se levant aussi pour s’en aller, dit à Cécile : ma chère, je vous laisse avec madame Delvile, je suis sûr qu’elle sera fort aise de savoir votre histoire : ainsi parlez-lui à cœur ouvert.

Il sortit en finissant ces mots, et laissa Cécile plus à son aise ; car sa fierté et sa politesse l’humiliaient également. Les hommes, lui dit madame Delvile, ne comprènent point la peine qu’une personne de notre sexe qui pense délicatement, a de se prêter à des explications de cette nature. J’en suis trop bien instruite pour vouloir l’exiger. Ainsi nous n’en aurons ensemble que lorsque nous nous connaîtrons mieux. Alors, si vous ne craignez pas de me favoriser de quelque confidence, vous pouvez compter sur les meilleurs conseils qu’il me sera possible de vous donner, et sur tous les services qui dépendront de moi. — Vous me faites, madame, beaucoup d’honneur ; cependant, je ne crains pas de vous assurer qu’il n’est ici question d’aucune espèce d’explication. Fort bien, fort bien, pour le présent, répartit madame Delvile. Je suis contente de cette réponse ; j’espère que dans la suite vous aurez plus de franchise. Votre air m’en donne l’assurance, et je me flatte que mon amitié vous portera à tenir ce qu’il promet. — Votre amitié m’honorera toujours autant qu’elle m’enchante ; et de quelque nature que puissent être vos questions, je serai dans tous les temps prête à y satisfaire : mais réellement, madame, quant à cette affaire… Ma chère miss Beverley, dit madame Delvile en l’interrompant, d’un air qui témoignait combien elle doutait de ce qu’elle venait de dire, il est rare que l’on risque sa vie à propos de rien et sans espoir de récompense. Mais n’en parlons plus. Je me flatte que vous me ferez l’honneur de me voir, et que nous oublierons l’une et l’autre le peu de temps qu’il y a que nous nous connaissons.

Cécile voyant que sa résistance ne servait qu’à faire naître de nouveaux soupçons, céda pour le moment ; convaincue qu’avant peu on connaîtrait la vérité, et que tout s’éclaircirait. Sa visite n’en fut pas pour cela plus courte. L’inclination subite qu’avaient produite chez elle la figure et les manières de madame Delvile, devint bientôt une amitié respectueuse. Elle la trouva spirituelle, instruite, pensant noblement, douée naturellement de talents supérieurs, perfectionnés dans l’étude et l’éducation, et ornés de toute l’élégance que donne l’usage du monde. Il est vrai qu’on appercevait en elle une teinte de cette fierté qui régnait chez son époux. Mais elle était si fort mitigée par la politesse, et si bien voilée par la douceur, que son caractère en tirait un nouveau lustre, et que ses manières n’en étaient que plus agréables.

On n’était jamais embarrassé avec une telle femme, à trouver des sujets de conversation, ni à la rendre intéressante. Cécile fut si contente de la sienne, qu’en prenant congé de madame Delvile, elle accepta de bon cœur l’invitation que lui fit sa nouvelle amie de dîner chez elle trois jours après. Celle-ci, de son côté, promit de lui rendre sa visite avant ce temps.



CHAPITRE VII.

Une Proposition.


Cécile trouva madame Harrel très-impatiente de savoir comment elle avait passé la matinée, et très-persuadée qu’elle ne quitterait la maison Delvile que bien déterminée, à moins que la nécessité ne l’y forçât, à ne les voir que le moins possible. Elle fut bien surprise, lorsque son amie l’assura qu’elle avait été enchantée de madame Delvile, dont les qualités aimables réparaient amplement la fierté de son mari ; que si elle avait quelque raison de se plaindre de sa visite, c’est qu’elle eût été trop courte, et qu’elle s’était bien promis de ne pas tarder à la réitérer. Madame Harrel parut blessée de ces louanges ; et Cécile qui avait reconnu dans ses trois tuteurs une disposition marquée à la haine et à la jalousie, n’insista pas plus long-temps.

À dîner, le chevalier Robert Floyer vint, suivant sa coutume, se mettre à table auprès d’elle ; il redoublait tous les jours d’assiduité ; mais ce jour-là, au lieu de rester, ainsi qu’il le faisait ordinairement, aussi long-temps que les autres convives, il se retira avant que les dames eussent quitté la table ; et dès qu’il fut sorti, M. Harrel pria Cécile de lui accorder un moment d’audience en particulier. Ils passèrent ensemble dans une chambre voisine ; et après s’être fort étendu sur le mérite du chevalier, il l’informa qu’il l’avait expressément chargé de lui offrir sa main et sa fortune. Cécile, qui se doutait d’avance du sujet de cet entretien, sans entrer dans aucun détail, le pria de dire au baronnet qu’elle lui était très-obligée de l’honneur qu’il lui faisait, mais qu’elle le refusait absolument. M. Harrel lui répartit en riant, que cette réponse était très-bonne pour un commencement ; que cependant, elle serait déplacée après une première déclaration. Cécile l’ayant assuré qu’elle n’en ferait jamais d’autre, il lui demanda avec autant de surprise que de mécontentement, les raisons de ce refus. Elle crut qu’il suffisait de lui dire que le chevalier ne lui plaisait pas. Il la badina beaucoup, en l’assurant qu’il n’en croyait pas un mot, d’autant plus que c’était un homme qui plaisait généralement à toutes les femmes ; qu’il était impossible qu’elle trouvât un meilleur parti, quant à la fortune, à la figure et au rang qu’il tenait dans le monde ; que cette alliance serait généralement approuvée, et qu’elle était absolument maîtresse des conditions ; qu’il s’en remettait à elle, et lui ferait tous les avantages qu’elle pourrait desirer.

Cécile le pria de vouloir bien se contenter de la réponse qu’elle venait de lui faire, et à laquelle il lui était impossible de rien changer, et de lui épargner de nouveaux soins qui lui seraient inutiles, puisque le chevalier n’était absolument point de son goût. Pourquoi donc, dit-il, avez-vous témoigné un si grand intérêt pour lui à l’opéra ? Il n’y a personne à Londres qui ne soit convaincu que vous êtes prévenue en sa faveur. — J’en suis très-fâchée ; ma crainte ne venait que de la surprise, et n’avait pas plus trait au chevalier qu’à M. Belfield. Il lui répondit qu’on ne le croirait jamais : que l’on regardait son mariage avec le baronnet comme une affaire arrangée ; et il finit par l’assurer que, malgré l’ordre formel qu’elle lui donnait d’informer, sans perdre de temps, et en termes exprès, le chevalier, de sa résolution, il se garderait bien de lui donner une réponse décisive, qu’elle n’eût eu le temps nécessaire pour y réfléchir sérieusement. Cécile fut extrêmement mortifiée de son obstination, et encore plus affligée que son imprudence eût donné lieu de croire qu’elle était prévenue pour un homme qui lui devenait tous les jours plus insupportable.

Tandis qu’elle réfléchissait aux moyens de dissiper cette erreur, et de se débarrasser tout-à-fait de ces sollicitations importunes, M. Monckton arriva ; et s’il fut charmé de la trouver seule, elle n’eut pas moins de plaisir de pouvoir l’entretenir sans témoins. Il eut bientôt démêlé sur son visage l’agitation de son âme et, après des assurances d’estime et d’amitié, il lui demanda la permission de lui parler librement. Elle lui répondit qu’il ne pourrait lui faire un plus grand plaisir. Qu’il me soit permis, lui dit-il, de vous demander si la crainte que j’avais, lorsque vous quittâtes la province de Suffolck, de l’influence du séjour de Londres sur vos sentiments, n’était pas fondée, et si vous avez la même confiance aujourd’hui que vous montriez alors.

Lorsque je vous déclare, répliqua Cécile, que votre question ne me fait aucune peine, je crois y avoir suffisamment répondu ; car si je m’étais apperçue du moindre changement, elle ne pourrait que me chagriner et m’embarrasser. Bien loin cependant de me trouver exposée au danger dont vous me menaçâtes, d’oublier Bury, ses habitants et ses environs, ce sont encore les seuls objets dont je m’occupe avec plaisir, puisque Londres, loin de m’enchanter, n’a pas même répondu à mon attente. Comment cela, s’écria M. Monckton d’un air satisfait. Ce n’est pas la ville en elle-même, répartit-elle, ni sa magnificence, ni ses amusements qui me paraissent inépuisables ; mais ces différents objets, quoique très-nombreux, sont bien futiles et peu attrayants, considérés comme des sources de félicité : par conséquent, si j’ai été trompée dans mon attente, il ne faut pas en chercher la cause bien loin ; c’est plutôt la faute de ma position que celle de Londres. — Serait-il possible qu’elle vous fût désagréable ? — Vous en jugerez vous-même, lorsque vous saurez que, depuis le moment où j’ai quitté votre maison, jusqu’à celui où j’ai eu de nouveau le bonheur de m’entretenir avec vous, je n’ai pas trouvé une seule société, une seule conversation, ou une seule liaison à laquelle l’amitié ou l’inclination ait eu la moindre part, et où mon cœur ait pris le plus petit intérêt. Elle lui fit alors un détail de sa façon de vivre, lui dit combien la dissipation de la famille Harrel était peu de son goût, et s’étendit fort au long sur le chagrin qu’elle avait ressenti du changement qui s’était fait dans les mœurs et dans la conduite de sa jeune amie. Si j’avais, ajouta-t-elle, rencontré en elle la compagne que je m’étais flattée de retrouver ; celle dont je venais récemment de me séparer, et dont j’espérais que la société m’aiderait à me consoler de votre perte et de celle de madame Charlton, je me serais bien gardée de me plaindre ; les lieux qui m’ennuient actuellement, m’auraient été peut-être agréables ; et tout ce qui me paraît ici une dissipation frivole, aurait vraisemblablement pris une apparence de variété et de plaisir. Mais quand le cœur est sans intérêt, tout languit et devient insipide. Accoutumée, comme je le suis depuis long-temps, à penser que l’amitié est le premier des biens de cette vie, et une société douce et cordiale, la plus grande satisfaction qu’on puisse trouver, je ne saurais supporter un état d’indifférence et d’apathie, ni m’accoutumer à former des liaisons, sans m’embarrasser de les conserver, ou sans qu’elles m’inspirent la moindre estime. Il m’est impossible de chercher et de goûter les plaisirs de la société, si je ne partage avec une amie les moments donnés à la retraite.

M. Monckton, qui entendit ces plaintes avec une secrète joie, loin de chercher à adoucir son mécontentement, ou à le dissiper, fit tous ses efforts pour l’entretenir et l’augmenter, en lui retraçant adroitement son ancienne manière de vivre, et lui rappelant avec adresse le changement qu’elle avait été obligée d’y apporter : changement, continua-t-il, qui, quoiqu’il absorbe une partie de votre temps, et ne contribue en rien à votre félicité, pourrait peut-être, à la fin, devenir une habitude et un besoin.

Ces soupçons, monsieur, reprit Cécile, me mortifient beaucoup. Quoi ! lorsque loin de me trouver satisfaite, vous n’entendez que des plaintes de ma part, est-il possible que vous les conserviez encore ? C’est, reprit-il, que votre constance n’a pas été assez long-temps éprouvée, et qu’il n’y a rien au monde avec quoi le temps ne viène enfin à bout de nous réconcilier. Je ne redoute aucune épreuve, dit-elle ; cependant, pour vous convaincre que je ne présume pas trop de moi-même, apprenez que, depuis plus d’un mois, j’ai passé presque toutes les soirées au logis, et sans aucune compagnie.

Ces éclaircissements furent très-agréables pour M. Monckton : le peu de goût que Cécile montrait pour les amusements qui se présentaient à elle, soulagea beaucoup les craintes qu’il avait qu’elle ne formât quelque liaison nuisible à ses intérêts. Il fut rassuré, non-seulement pour le présent, mais encore il sut où il pourrait la trouver par la suite.

Il lui parla ensuite du duel, la mit adroitement sur le chapitre du chevalier Floyer, et fit si bien qu’elle s’exprima à cœur ouvert. Il eut encore, à cet égard, sujet d’être satisfait ; car le dégoût qu’elle lui témoigna pour le baronnet, se trouva absolument tel que la connaissance qu’il avait de son caractére le lui avait fait présumer ; et elle dissipa entièrement ses soupçons relativement à la querelle de l’opéra. Elle lui apprit qu’elle avait craint de l’avoir occasionnée pour avoir accepté les offres de M. Belfield, au même moment où elle avait témoigné son éloignement pour celles du chevalier.

Sa confiance alla même encore plus loin ; car elle lui fit part de la conversation qu’elle venait d’avoir avec M. Harrel, et le pria de lui dire comment elle devait s’y prendre pour se débarrasser par la suite, de ses importunités. Je crains, à présent, dit-elle, le chevalier autant que je le hais, et je tremble à chaque instant de lui laisser voir l’aversion qu’il me cause. Il faut absolument que je quitte la maison de M. Harrel, où il a toute liberté, et où il peut venir quand il lui plaît.

Vous ne sauriez rien desirer de plus raisonnable ; en ce cas, voudriez-vous revenir en province ? — Cela ne dépend pas encore de moi ; je suis obligée de demeurer chez l’un de mes tuteurs jusqu’au temps où je serai majeure. Aujourd’hui, j’ai vu madame Delvile, et… Madame Delvile ! reprit M. Monckton, en l’interrompant d’un air de surprise ; sûrement vous ne pensez pas habiter avec cette famille ? — Que pourrais-je faire de mieux ? Madame Delvile est une femme charmante, et sa conversation d’un seul jour me procurerait plus d’agrément et plus d’instruction que je n’en aurais pendant une année entière dans cette maison — Parlez-vous sérieusement ? et pensez-vous réellement à prendre ce parti ? — Il est certain que je le desire ; je ne sais cependant encore s’il est pratiquable. Je dîne jeudi chez elle ; et alors, si cela m’est possible, je chercherai à sonder ses dispositions. Est-il croyable que miss Beverley puisse desirer d’habiter une pareille maison ? M. Delvile n’est-il pas le plus vain, le plus haut, le plus suffisant de tous les hommes ? Et sa femme n’est-elle pas la plus orgueilleuse de toutes les personnes de son sexe ? Cette famille n’est-elle pas odieuse à tout l’univers ?

Vous m’étonnez, répliqua Cécile ; certainement on vous l’a peinte d’une façon exagérée. J’avoue que M. Delvile mérite qu’on tourne en ridicule son affectation de supériorité ; mais sa femme ne doit pas être confondue avec lui, et partager un pareil reproche. Nous avons passé toute la matinée ensemble ; et quoique très-prévenue contre elle, je ne me suis point apperçue que sa fierté fût déplacée ; il m’a semblé au contraire qu’elle n’avait que celle qu’autorisent sa situation et sa naissance. — Avez-vous été souvent chez elle, et connaîtriez-vous aussi le fils ? — Je l’ai vu trois ou quatre fois. — Et qu’en pensez-vous ? — Je ne le connais pas assez pour pouvoir en bien juger. — Mais, d’après son extérieur, que vous en semble-t-il ? ne découvrez-vous pas déjà en lui l’arrogance et l’insolence altière de son père ? — Oh ! non certainement. Bien loin de là, son âme paraît noble et généreuse ; le mérite a pour lui les plus grands attraits, et il ne manque jamais de l’accueillir et de le protéger.

Que vous êtes crédule, ma chère miss ! Vous venez de faire votre portrait, en croyant faire le sien. Je vous conseille d’éviter soigneusement toute cette famille, vos liaisons avec elle ne sauraient être que pénibles et ennuyeuses. Tel le père se montre au premier moment, tels au bout de quelques entrevues la mère et le fils vous paraîtront. Ils sortent de la même souche, et ont hérité du même amour-propre. Craignez, si vous allez vous établir chez eux, d’être en butte à leur insolence réunie, et d’éprouver plus de chagrins que vous n’en avez ici.

Cécile prit de nouveau vivement leur parti, et essaya de les défendre ; mais les assertions de M. Monckton furent si positives, et il persista avec tant de constance dans ses insinuations défavorables, qu’il lui persuada à la fin qu’elle en avait jugé avec trop de précipitation ; et, après l’avoir remercié de son conseil, elle lui promit qu’elle ne prendrait aucune mesure relative à son changement d’habitation, qu’après l’avoir consulté.

C’était précisément ce qu’il souhaitait ; rassuré par la certitude qu’il venait d’acquérir, que le crédit qu’il avait eu précédemment sur son esprit n’était nullement altéré, et que son cœur était encore libre, il fit tomber la conversation sur des sujets plus gais et plus généraux ; observant judicieusement de ne point la dégoûter par des préceptes ennuyeux, ni de l’allarmer par des craintes ou des inquiétudes. Il ne la quitta que lorsque la soirée fut fort avancée, et revint chez lui amplement dédommagé des anxiétés qu’il avait éprouvées, par les consolations que cette longue et satisfaisante conversation lui avait procurées ; tandis que Cécile, de son côté, charmée d’avoir passé la matinée avec sa nouvelle connaissance, et la soirée avec son ancien ami, fut se coucher plus contente de la manière dont son temps avait été employé ce jour-là, qu’elle ne l’avait encore été depuis son arrivée de la province de Suffolck.



CHAPITRE VIII.

Un Tête-à-Tête.


Les deux jours suivants s’écoulèrent sans qu’il lui arrivât rien d’extraordinaire, à l’exception d’un peu de mécontentement que lui occasionna la conduite du chevalier, qui conservait son air avantageux, et paraissait plus assuré que jamais de l’heureuse réussite de ses soins. Elle ne pouvait attribuer cette présomption qu’aux encouragements officieux de M. Harrel ; en conséquence, elle prit le parti de chercher plutôt que d’éviter une explication avec lui. Elle eut, dans ces entrefaites, la satisfaction d’apprendre de M. Arnott, toujours empressé à l’obliger, que la santé de M. Belfield était parfaitement rétablie.

Le jeudi, pour s’acquitter de sa promesse, Cécile retourna chez son tuteur. On la fit entrer, en attendant le dîner, dans le salon, où elle ne trouva que le jeune Delvile qui, après l’avoir saluée, lui demanda si elle avait eu depuis peu des nouvelles de M. Belfield. Pas plus loin que ce matin, répondit-elle, on m’a appris qu’il était parfaitement rétabli. Seriez-vous retourné chez lui, monsieur ? — Oui, mademoiselle, deux fois. — Et vous a-t-il paru bien ? — J’ai cru, répliqua-t-il en hésitant un instant, et je crois encore que l’intérêt que vous prenez à sa santé serait seul capable d’opérer sa guérison. Oh ! s’écria Cécile, je me flatte que les remèdes dont il fait usage ont bien plus de vertu ; mais j’appréhende qu’on ne m’ait mal informée ; car il me paraît que vous ne le jugez pas guéri. Vous ne devez pas, repliqua-t-il, blâmer ceux qui vous ont fait ce rapport : ils n’ont eu d’autre but, par cette feinte, que votre satisfaction et votre tranquillité ; et je me garderais bien à mon tour, de contrarier leurs vues, si je ne redoutais que la convalescence de M. Belfield ne fût retardée par l’erreur dans laquelle je m’obstinerais à vous laisser. — Quelle erreur, monsieur ? je ne saurais vous comprendre. Comment sa convalescence pourrait-elle être retardée ? Ah ! madame, reprit-il en souriant, quel est le risque auquel on ne s’exposerait pas de bon cœur, si l’on était sûr de faire naître une pareille inquiétude ?

J’ignore, monsieur, repliqua Cécile extrêmement surprise, ce qui peut vous faire supposer que j’aye un pareil crédit ; et j’ai peine même à imaginer qu’on ait cherché à me tromper.

Cécile s’apperçut alors, à son grand étonnement, qu’elle se trouvait, par rapport à M. Belfield, dans la même position où elle avait été trois jours auparavant à l’égard du chevalier. Elle allait commencer un éclaircissement, lorsque Madame Delvile qui survint, mit fin à leur conversation. Cette dame l’accueillit avec la politesse la plus flatteuse, lui demanda excuse d’avoir tardé si long-temps à lui rendre sa visite, et l’assura que, si elle n’avait pas été indisposée, elle n’y aurait sûrement pas manqué.

On vint, peu après, les avertir qu’on avait servi, et Cécile ne fut pas fâchée d’apprendre que M. Delvile ne dînait pas au logis. Elle passa la journée fort agréablement ; les visites ne les importunèrent point, et il ne fut pas question entr’elles de discussions pénibles. On ne dit pas un seul mot du duel ni des deux antagonistes ; elle ne fut point tourmentée par des éloges affectés, ni fatiguée par une affabilité humiliante.

Cette longue visite confirma Cécile dans la bonne opinion qu’elle avait conçue de la mère et du fils. Elle trouvait chez l’un et l’autre le mérite et les talents réunis à l’agrément que donne l’usage du monde. Enchantée de leur caractère, elle regrettait que les préjugés de M. Monckton, et l’engagement qu’elle avait pris de le consulter, l’empêchassent d’essayer sur-le-champ si son désir d’habiter dans cette maison pourrait s’exécuter.

Il était onze heures lorsque ces dames se séparèrent. Madame Delvile, en remerciant sa jeune amie de la journée agréable qu’elle lui avait fait passer, l’assura qu’elle lui rendrait bientôt sa visite, et qu’elle espérait, par un commerce réciproque, acquérir assez de droits à sa confiance pour s’acquitter de la commission dont son tuteur l’avait chargée.



Fin du deuxième livre.






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LIVRE III.


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CHAPITRE PREMIER.

Une Ressource.


Lorsque Cécile rentra, elle trouva monsieur et madame Harrel qui attendaient avec inquiétude M. Arnott, et qui arriva un moment après. Ils voulaient l’engager à les débarrasser d’un créancier très-importun, et à leur prêter trois ou quatre cents livres pour éviter ses poursuites. M. Arnott se prêta à tout ce qu’on exigeait de lui. Cécile, révoltée qu’on abusât avec tant d’indécence de sa bonté et de sa facilité, pria madame Harrel de passer avec elle dans la chambre voisine ; et après avoir fermé la porte, elle lui dit : empêchez, je vous prie, ma chère amie, que votre digne frère ne soit la victime de son bon cœur, et permettez que dans cette conjoncture, ce soit moi qui rende ce service à M. Harrel ; il n’y a aucun inconvénient à me faire avancer cette somme ; et je serais au désespoir que M. Arnott, qui fait un si noble usage de son argent, fût obligé d’en emprunter à des conditions onéreuses. Vous êtes on ne peut pas plus obligeante, lui répondit madame Harrel ; je vais les trouver tout de suite, et leur en parler : cependant, que ce soit vous ou lui qui prêtiez cette somme, M. Harrel m’a assuré qu’il ne tarderait pas à la rendre.

Elle revint alors leur communiquer cette proposition. M. Arnott ne voulait pas absolument qu’on l’acceptât ; le mari, au contraire, préférait ce dernier parti, assurant que, comme il était très-sûr de pouvoir rembourser tout de suite cette somme, il était indifférent que ce fût l’un ou l’autre qui la lui avançât. Il y eut un combat de politesse et de générosité entre Cécile et M. Arnott ; mais, comme elle était décidée à ne point céder, elle l’emporta à la fin, et il fut convenu qu’elle se rendrait le lendemain matin dans le quartier de la cité, afin que M. Briggs, qui pouvait seul disposer de la fortune de la pupille, ses autres tuteurs ne se mêlant jamais de ce qui concernait ses intérêts pécuniaires, lui remît cet argent.

Cécile ne put s’empêcher de réfléchir avec une nouvelle surprise à la légèreté ruineuse de M. Harrel, et à l’aveugle sécurité de sa femme : elle apperçut tout le danger de leur situation, et dans la conduite de M. Harrel, l’égoïsme le plus condamnable, l’injustice la plus criante envers ses créanciers, une indifférence criminelle à l’égard de ses amis, qu’il n’avait aucun scrupule d’incommoder. Ces considérations lui ôtaient tout desir de l’obliger ; ce ne fut que la pitié et l’indignation qu’elle ressentit en voyant combien l’on abusait de la facilité et de la bienfaisance de M. Arnott, qui la portèrent à le secourir dans cette circonstance. Elle résolut pourtant, aussi-tôt qu’il se serait tiré de ce mauvais pas, de s’efforcer une seconde fois de déssiller les yeux de son amie, de lui retracer les maux dont elle était menacée, et de la presser d’employer tout le crédit qu’elle avait sur l’esprit de son mari, tant par son exemple que par ses conseils, pour le résoudre à diminuer sa dépense, avant qu’il fût trop tard, pour prévenir leur ruine totale. Elle voulut aussi profiter de la circonstance ; et, outre l’argent nécessaire pour payer cette dette, elle se proposa encore d’en demander assez pour acquiter le compte du libraire, et exécuter le projet qu’elle avait formé en faveur de la pauvre famille Hill.

Le lendemain, en allant chez M. Briggs, Cécile fut arrêtée dans sa route par la foule du peuple qui se précipitait dans les rues où elle passait, pour voir des criminels qu’on conduisait au supplice ; elle fut même forcée d’entrer dans une maison, en attendant que son laquais lui eût fait avancer une chaise.

Il ne tarda pas à revenir ; mais au même moment où elle voulait sortir, un homme qui entrait avec empressement, se rangeant pour la laisser passer, s’écria tout-à-coup : miss Beverley ! et après l’avoir fixé, elle reconnut le jeune Delvile. Je ne saurais m’arrêter un moment, lui dit-elle, descendant à la hâte de l’escalier ; je crains que la foule n’empêche ma chaise d’avancer, et ne lui ferme le passage. Refuserez-vous avant de partir, ajouta-t-il en lui présentant la main, de me faire part des nouvelles que vous avez apprises ? Des nouvelles ! reprit-elle : je n’en ai appris aucune. Vous ne cherchiez donc qu’à me plaisanter, relativement à ces offres officieuses que vous avez si bien fait de refuser ? — Je ne sais de quelles offres vous voulez parler. — J’avoue qu’elles étaient superflues, et il n’est par conséquent point étonnant que vous les ayez oubliées. Où voulez-vous que vos porteurs vous mènent ? — Chez M. Briggs. Mais je ne conçois point ce que vous voulez dire.

Cécile, très-étonnée de cette courte et inintelligible conversation, aurait desiré le rappeler pour le faire expliquer plus clairement ; mais la foule augmentait si fort à chaque instant, qu’elle n’osa s’arrêter plus long-temps. Elle eut assez de peine à gagner les rues voisines ; ce qui venait de se passer l’occupait au point que, lorsque ses porteurs s’arrêtèrent devant M. Briggs, elle avait presque oublié le motif qui l’y amenait.

Le petit laquais, qui vint à la porte, lui dit que son maître y était, mais que l’état de sa santé ne lui permettrait pas de voir personne. Elle le pria de l’avertir qu’elle avait à lui parler d’affaire, et que, s’il ne pouvait la voir à présent, il eût la complaisance de lui indiquer le moment où il serait en état de la recevoir. Le laquais de retour, lui dit qu’elle pourrait revenir le jour de la semaine suivante qui lui conviendrait le mieux.

Cécile, persuadée qu’un aussi long délai lui ferait absolument perdre le mérite de ses bonnes intentions, prit le parti de lui écrire. Pour cet effet, elle entra dans la salle, et demanda une plume et de l’encre. Le petit laquais, après l’avoir fait attendre quelque temps dans un appartement sans feu, lui apporta une plume et un peu d’encre dans une soucoupe cassée, en lui disant : mon maître vous prie de ne la pas prodiguer.

Il revint au bout de quelques minutes, et lui apporta une ardoise, en place de papier, et un morceau de plomb, en guise de crayon, disant : mademoiselle, mon maître dit que vous n’avez qu’à écrire là-dessus ; car il pense que vous n’avez rien de bien important à lui mander.

Cécile, très-surprise de cette avarice sordide, fut obligée de se conformer à ses intentions. Elle écrivit donc sur l’ardoise, pour lui demander comment le reçu qu’elle lui ferait des six cents livres qu’elle le priait de lui avancer, dans le moment, devait être conçu, et comment elle devait s’y prendre pour le lui faire parvenir.

Le petit garçon ayant porté l’ardoise, revint tout effaré, et levant les mains au ciel : Oh, mademoiselle, il se passe de belles choses là-haut ! mon maître est en fureur ; il va descendre dès qu’il sera habillé. Garde-t-il le lit ? il ne se lève pas sans doute pour moi. Non, mademoiselle, il ne garde pas le lit ; seulement il ne saurait paraître dans l’état où il se trouve ; car toutes les fois qu’il reste seul à la maison, il est dans un terrible négligé. M. Briggs parut presqu’aussi-tôt dans le déshabillé le plus dégoûtant ; sa barbe noire n’ayant pas été faite depuis plusieurs jours, était longue et sale ; il avait une emplâtre de papier gris sur le nez et une seconde sur l’une de ses joues, qu’il retenait en entrant avec ses deux mains. Cécile lui fit beaucoup d’excuses de l’avoir dérangé et s’informa avec intérêt de sa santé. N’avez-vous consulté personne ? Vous auriez dû, monsieur, faire venir un médecin. Pourquoi faire ? eh ! il m’aurait farci de jalap ; je puis bien en prendre sans lui, n’est-ce pas ? J’en ai eu un autrefois ; je fus très-mal ; je crus partir ; je commençais à perdre courage ; je l’envoyai chercher ; il se trouva un fourbe ; il m’en coûta une guinée ; je la lui donnai à la quatrième visite : il n’est jamais revenu… Je me promets que je n’en aurai plus de ma vie !…

Vous demandez de l’argent, personne ne sait pourquoi. Vous avez besoin de six cents livres ! Qu’en faire ? les jeter dans la Tamise ? Je n’ai jamais ouï rien de pareil ! Je ne les donnerai pas ; rien de plus sûr. Oui, oui ; et branlant la tête, vous n’aurez rien de pareil, ni d’approchant. Je ne les aurai pas ! s’écria Cécile très-étonnée. Pourquoi non, monsieur ? Je les garderai pour votre mari, je vous en trouverai un bientôt. Point de ces tours de passe-passe. Ayez patience, j’en ai un en vue.

Cécile, prête à se fâcher tout de bon, l’assura qu’elle avait réellement besoin de cet argent pour une affaire pressée qui ne souffrait aucun délai. Il ne fit pas la moindre attention à ses représentations, lui disant que les jeunes filles ne connaissaient point le prix de l’argent, et qu’on ne devait jamais leur en confier ; qu’il ne voulait point entendre parler de pareille extravagance, et qu’il était très-décidé à ne pas lui avancer un sou.

Cécile fut choquée et confondue à la fois de ce refus si peu prévu ; et comme elle se croyait engagée d’honneur avec M. Harrel, à ne point révéler le motif qui lui faisait demander cet argent, elle resta muette pendant quelques moments ; jusqu’à ce que, venant à se rappeler ce qu’elle devait au libraire, elle prit le parti de lui alléguer cette raison, persuadée du moins qu’il ne pouvait lui refuser l’argent nécessaire pour acquitter sa dette. Il l’écouta avec le plus grand sang-froid. Des livres ! s’écria-t-il ; qu’avez-vous à faire de livres ? Ils ne font aucun bien ; ils ne sont propres qu’à faire perdre le temps ; paroles et mots ne procurent point d’argent. Elle eut beau l’assurer que ses conseils venaient trop tard, puisqu’elle les avait déjà achetés, et ne pouvait par conséquent pas s’exempter de les payer. Non, non, ajouta-t-il en criant ; renvoyez-les, cela vaut mieux : il ne faut pas pareille drogue. Cela est impossible, monsieur ; car il y a déjà du temps que je les ai, et je ne saurais exiger que le libraire les reprène. Il le faut, il le faut, il le faut, s’écria-t-il ; il ne saurait les refuser ; bien aise encore de les avoir. Vous êtes encore mineure, il ne saurait en faire payer un denier. Cécile lui dit qu’elle ne suivrait jamais un pareil avis. Mais elle vit bientôt qu’il lui serait impossible d’en rien obtenir ; il persista à lui répondre brusquement que son oncle lui avait laissé une belle fortune, et qu’il aurait soin qu’elle passât en mains sûres, en lui procurant un mari sage et économe.

Je n’ai nulle intention, monsieur, répliqua-t-elle, de diminuer ni d’anticiper sur les revenus que mon oncle m’a laissés ; au contraire, ils me sont sacrés, et je me crois obligée de n’en employer jamais au-delà : mais quant aux dix mille livres du bien de mon père, je les regarde comme m’appartenant plus particulièrement, et je me crois par conséquent la maîtresse d’en disposer à ma volonté.

Quoi ! s’écria-t-il en fureur, les livrer à un faquin de libraire ! les échanger pour des chiffons ! non, non, je ne le souffrirai pas : il n’en sera rien. Écoutez : si vous avez besoin de quelques livres, promenez-vous le long des quais, aux Moorfields, vous en trouverez assez chez le premier marchand de vieux livres, qui vous les laissera à deux sous pièce, et ce sera encore assez cher.

Cécile crut pendant quelque temps qu’il ne cherchait simplement qu’à satisfaire son penchant singulier et porté à l’avarice, en feignant de l’éprouver ; mais elle reconnut bientôt qu’elle se trompait : il lui fut impossible de vaincre son obstination qui était aussi forte que son avarice : les raisons ne produisirent pas plus d’effet que les explications et les détails dans lesquels elle entra ; il se contenta de lui refuser sa demande, en lui disant décidément qu’elle ne savait ce qu’elle prétendait, et que, par conséquent, elle n’aurait point ce qu’elle voulait. Malgré tout ce qu’elle put alléguer, elle fut obligée de sortir de chez lui avec cette réponse.

Le mécontentement qu’elle eut, augmentait encore par la honte de retourner chez M. Harrel, sans s’être acquittée de sa promesse ; elle réfléchit sur les divers moyens qui se présentèrent à son esprit pour lui rendre service malgré ce contre-temps ; tous lui parurent impraticables ; il ne lui restait que la ressource de M. Delvile. Elle se faisait quelque peine de s’adresser à un homme aussi fier et aussi hautain : mais comme il ne lui restait que ce seul expédient, sa générosité l’emporta sur sa répugnance, et elle ordonna à ses porteurs de se rendre à la place de Saint-James.



CHAPITRE II.

Une Indécision.


Prête à monter l’escalier, elle apperçut le jeune Delvile. Encore ! s’écria-t-il en lui donnant la main pour sortir de sa chaise ; je crois qu’un bon génie me favorise ce matin. Elle lui dit qu’elle ne serait pas venue de si bonne heure, sachant celle à laquelle madame Delvile se levait ordinairement ; mais qu’elle venait uniquement pour parler à son père, au sujet d’une affaire qui n’exigeait guère que deux minutes. Il la conduisit jusqu’au salon, et il s’en fut lui-même prévenir son père qu’elle souhaitait le voir, et revint immédiatement lui dire qu’il allait paraître.

Le propos singulier qu’il lui avait tenu lorsqu’ils s’étaient rencontrés ce jour-là, pour la première fois, lui revenant alors à l’esprit, elle prit le parti d’entrer en explication à ce sujet, et rappela la situation désagréable dans laquelle il l’avait trouvée, lorsqu’elle s’était retirée pour éviter le spectacle des criminels qu’on conduisait à Tyburn. Réellement ? s’écria-t-il d’un ton qui décelait son incrédulité ; était-ce là l’unique motif qui vous portait à vous arrêter ? Certainement, monsieur. Quel autre aurais-je pu avoir ? Aucun, sûrement, reprit-il en riant ; j’avoue que cet événement extraordinaire m’a paru placé bien à propos. — Bien à propos ! reprit Cécile d’un air étonné. Comment, bien à propos ? Voici la seconde fois de la matinée que je me trouve dans le cas de ne pas vous entendre. Comment entendriez-vous ce qui est si peu intelligible ? — Je m’apperçois que vous avez quelqu’idée qu’il m’est impossible de pénétrer ; car, sans cela, pourquoi serait-il si extraordinaire que j’eusse cherché à éviter la foule et que je l’eusse rencontrée si à propos ? Il se contenta d’abord de rire, et ne répondit rien ; mais s’appercevant qu’en le regardant elle paraissait impatientée, il lui dit enfin d’un ton, moitié gai et moitié de reproche : comment se peut-il que les jeunes demoiselles, celles même dont les principes sont les plus sûrs, viènent à se persuader qu’en général, dans toutes les circonstances où il est question de leur penchant pour quelqu’un, elles ne sauraient se dispenser d’user d’hypocrisie ? Comment trouvent-elles qu’il y ait de la prudence et de la sagesse à nier aujourd’hui ce qu’elles se feront une gloire et un plaisir d’avouer et de publier demain ?

Cécile, à qui ces questions causaient une véritable surprise, le fixa de l’air le plus sérieux, et attendit qu’il s’expliquât plus clairement. Est-il possible, continua-t-il, que vous soyez si étonnée que j’eusse osé me flatter que mademoiselle Beverley se fût un peu affranchie de cette façon de penser, et que je me fusse attendu à plus de franchise et de candeur de la part d’une personne qui a donné des preuves si incontestables de son bon esprit et de la justesse de son discernement ?

Vous me surprenez plus que je ne saurais vous le dire, repartit-elle. De quelle façon de penser, de quelle franchise et de quelle candeur voulez-vous parler ?

Pardonnez la franchise que vous exigez, et permettez-moi de vous témoigner tout le cas que je fais de la noblesse de votre conduite. Entourée, comme vous l’êtes, par l’opulence et la splendeur, libre quoique dépendante, sans entraves quoique soumise à l’autorité de vos tuteurs, comblée par la nature de ses dons les plus précieux, et jouissant par votre position de tout ce qu’on peut desirer, négliger l’homme opulent, ne point s’embarrasser du crédit et du rang pour relever le mérite abattu, et procurer des richesses à celui qui en est digne, et à qui il ne manquait autre chose, ce sont des qualités dont l’assemblage est rare, et qu’on ne saurait assez priser. Je m’apperçois, reprit Cécile, de l’inutilité de mes questions ; car, plus j’écoute, et moins je comprends. Elle garda quelque temps le silence ; mais le desir qu’elle avait de ne pas laisser cette conversation sans être éclaircie, l’engagea à lui dire un peu brusquement : Peut-être, monsieur, voulez-vous parler de M. Belfield ? L’arrivée de M. Delvile interrompit cet éclaircissement. Cécile, au lieu d’écouter ce que son tuteur lui disait, se perdait dans de vaines conjectures sur ce qui venait de se passer. Elle voyait le jeune Delvile bien persuadé qu’elle avait des engagements avec M. Belfield ; et quoiqu’elle aimât encore mieux que ses soupçons se tournassent de son côté que de celui du chevalier Floyer, elle était cependant mortifiée d’en être l’objet. Elle s’abandonnait à des réflexions qui la jetaient dans une certaine rêverie qui fut à la fin interrompue par M. Delvile, et lui demandant en quoi il pouvait lui être utile. Elle lui répondit qu’ayant un pressant besoin de six cents livres, elle espérait qu’il ne s’opposerait pas à ce que son homme d’affaires lui remît cette somme. Six cents livres, répéta-t-il après un moment de réflexion, me paraissent beaucoup pour une jeune demoiselle dans votre position ; la pension qu’on vous assigne est déjà très-forte, et vous n’avez encore ni maison, ni équipage, ni établissement : il me semble que votre dépense ne devrait pas être bien forte… Il s’arrêta, et parut rêver à l’objet de sa demande. Cécile, fâchée de passer pour extravagante, et cependant trop généreuse pour faire mention de M. Harrel, eut encore recours au compte du libraire, qu’elle dit être pressée d’acquitter. Un compte de libraire ! s’écria-t-il ; et avez-vous besoin de six cent livres pour payer un compte de libraire ?

Non, monsieur, repartit-elle en bégayant ; non, il ne me faut pas tout cet argent pour cela… J’ai quelqu’autre… J’en ai besoin pour certaine affaire. Mais quel compte enfin, dit-il, très-surpris, une jeune demoiselle peut elle avoir chez un libraire ? Le Spectateur, le Babillard et le Mentor moderne forment une bibliothèque assez considérable pour une femme ; et je ne crois pas qu’il conviène à une jeune demoiselle d’avoir d’autres livres que ceux-là. D’ailleurs, si vous vous mariez d’après mes conseils, et d’une manière que j’approuve, vous en trouverez vraisemblablement dans la famille où vous entrerez, une plus grande quantité qu’il ne vous sera possible d’en lire. Permettez d’ailleurs ; je dois vous rappeler qu’une lady, soit que sa naissance lui donne ce titre, ou qu’elle en ait l’obligation à sa fortune, ne doit jamais se dégrader ni s’avilir en se piquant de passer pour savante, et encore moins en s’affichant comme auteur.

Cécile le remercia de son conseil, en avouant qu’il venait trop tard, puisque les livres lui avaient été livrés, et qu’ils étaient actuellement en sa possession. Et vous avez fait une pareille emplette, ajouta-t-il, sans me consulter ? Il me semble vous avoir assuré que mes avis seraient toujours à votre service, toutes les fois que vous seriez dans le cas d’en avoir besoin. Cela est vrai, monsieur, répondit-elle ; mais sachant combien vous étiez occupé, j’ai craint d’abuser de vos moments.

Je ne saurais blâmer votre circonspection, repliqua-t-il ; et puisque vous avez contracté cette dette, votre honneur exige que vous y satisfassiez. M. Briggs a toute votre fortune entre ses mains, mes diverses et nombreuses occupations ne m’ayant pas permis de me charger de ce dépôt ; ainsi c’est à lui qu’il faut vous adresser. Je ne m’opposerai point à ce qu’il vous remette cette somme. — J’ai déjà parlé, monsieur, à M. Briggs ; mais… Vous avez donc été d’abord chez lui ? dit M. Delvile en l’interrompant d’un air très-mécontent. Je ne voulais point vous importuner, monsieur ; et je ne l’ai fait que lorsque j’ai vu que cela était indispensable. Alors elle lui apprit le refus de M. Briggs, et le supplia de lui faire la grâce d’intercéder en sa faveur afin qu’il ne s’obstinât pas plus long-temps à lui refuser cet argent. À chaque mot qu’elle prononçait, sa fierté s’irritait ; et lorsqu’elle eut fini, après l’avoir considérée quelque temps avec la plus vive indignation, il lui dit : moi l’intercéder ! moi devenir votre agent ! Cécile, étonnée de le voir si fort en colère, lui demanda très-sérieusement excuse d’avoir osé lui adresser une pareille prière. Lui, de son côté, loin d’y faire attention, se promenait en long et en large dans l’appartement, en s’écriant : moi agent ! et auprès de M. Briggs… C’est un affront auquel je n’aurais jamais dû m’attendre. Pourquoi me suis-je dégradé jusqu’à accepter cette humiliante tutèle ? J’aurais dû mieux savoir ce que je faisais ! Ensuite se tournant vers Cécile : mon enfant, ajouta-t-il, pour qui me prenez-vous ? et qu’exigez-vous de moi ?

Cécile, quoiqu’offensée à son tour, recommença à l’assurer qu’elle avait pour lui le plus grand respect ; mais, l’interrompant avec hauteur, il lui dit : si vous jugiez de ma personne, ou du rang que j’occupe dans le monde, par M. Briggs ou M. Harrel, il ne serait point extraordinaire que je fusse tous les jours exposé à des propositions pareilles ; permettez donc, pour votre instruction, que je vous apprène que le chef d’une ancienne et honorable famille est autorisé à se croire un peu au-dessus de gens à peine sortis de l’obscurité et de la poussière.

Confondue par ce reproche altier, il lui fut impossible de chercher plus long-tems à se justifier. M. Delvile, ayant apperçu sa consternation, et se flattant de lui avoir donné une juste idée de sa dignité, lui dit avec plus de douceur : j’imagine que votre intention n’était pas de m’insulter ? Qui, moi, monsieur ? s’écria Cécile ; rien au monde n’était plus éloigné de ma pensée. Si mes expressions ont eu quelque chose de répréhensible, c’est mon ignorance seule qu’il faut en accuser.

En voilà assez ; c’est fort bien ; n’y pensons plus.

Elle lui dit alors qu’elle ne voulait pas le détourner plus long-temps ; et sans oser renouveller sa demande, elle prit congé. Il lui permit de s’en aller ; cependant, au moment où elle sortait, il lui dit d’un ton plus gracieux : ne pensez plus à ma colère, car elle est passée : je vois que vous ne sentiez pas la conséquence de ce que vous me proposiez. Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger à cet égard ; en toute autre occasion, disposez de moi : mais vous connaissez M. Briggs, vous l’avez vu de vos yeux ; jugez donc vous-même s’il est possible qu’un homme de quelque considération ait la moindre chose à démêler avec lui. Cécile en convint ; et lui ayant fait la révérence, elle sortit. Ah ! pensa-t-elle en elle-même, qu’il est heureux pour moi d’avoir suivi les conseils de M. Monckton ! Sans lui, j’aurais fait tous mes efforts pour habiter cette maison ; et alors, ainsi qu’il l’avait sagement prévu, j’aurais été accablée du poids de cette insolence fastueuse. Il n’est point de famille, fût-elle encore plus agréable, qui fît supporter un chef de ce caractère.



CHAPITRE III.

Une Exhortation.


Monsieur et madame Harrel et M. Arnott attendaient avec la plus grande impatience le retour de Cécile. Elle leur apprit avec douleur le peu de succès de sa tentative. M. Harrel en entendit le récit avec un mécontentement et un chagrin qui ne furent que trop visibles, tandis que M. Arnott le priant de n’y plus penser, lui offrit de nouveau ses services, et l’assura que, sans avoir égard aux inconvénients qui pourraient en résulter pour lui, il sacrifierait tout au plaisir qu’il aurait, en l’obligeant, de le tranquilliser ainsi que sa sœur.

Cécile était, on ne peut pas plus mortifiée de se trouver hors d’état de faire les mêmes offres. Elle demanda à M. Harrel s’il ne pourrait pas mieux réussir qu’elle auprès de M. Briggs. Non, non, répondit-il, ce serait une raison de plus pour le vieux avare de persister dans son refus. Je le connais, et je suis sûr que toute tentative auprès de lui serait vaine. Il nous reste encore une ressource… Mais je crains qu’elle ne soit pas de votre goût… Je ne vois pourtant pas ce qu’elle aurait de difficile… Après tout, il vaut mieux n’y plus penser. Cécile le pressa d’expliquer ce qu’il entendait par là ; et, après avoir un peu hésité, il insinua qu’il savait un moyen sûr, et qu’en l’employant on trouverait à emprunter cette somme. Cécile voulut savoir quel était l’expédient par lequel on parviendrait à se faire prêter cet argent. M. Harrel parut avoir quelque peine à lui répondre ; elle insista, et voulut absolument qu’il parlât : alors il indiqua un Juif, de la probité duquel il avait des preuves incontestables, et qui, attendu le peu de temps qui devait s’écouler avant sa majorité, se contenterait d’un modique intérêt pour l’argent qu’elle jugerait à propos de lui emprunter.

Cécile frémit au seul nom de Juif, et à l’idée de prendre de l’argent à intérêt ; mais poussée par sa générosité naturelle à imiter celle de M. Arnott, elle consentit, après avoir un peu hésité, à se servir de ce moyen. Son peu d’expérience dans les affaires de cette espèce ne lui permettant pas de s’en mêler, elle s’en remit entièrement à M. Harrel, du soin de la terminer, le priant d’emprunter six cents livres aux conditions qui lui paraîtraient le moins onéreuses, et promettant de ratifier tout ce qu’il aurait fait. Il parut un peu surpris de la somme ; il se chargea pourtant de la commission, sans faire d’objection ni aucune question. Cécile n’en voulut rien rabattre, parce qu’elle était tout aussi empressée de subvenir aux besoins de la pauvre et laborieuse famille Hill, que d’assurer la tranquillité du prodigue et extravagant Harrel.

Jamais affaire ne fut plus promptement terminée ; M. Harrel ne perdit pas un instant ; tout fut arrangé dans la matinée ; Cécile remit au Juif son billet de la somme avec l’intérêt, au taux qu’il avait exigé, et donna trois cent cinquante livres à M. Harrel, dont il fit sa reconnaissance ; elle garda le reste pour les usages auxquels elle l’avait destiné.

Elle se proposait, dès le lendemain matin, de régler ses comptes avec le libraire. Lorsqu’elle descendit dans la salle à manger pour déjeûner, elle fut un peu surprise d’y trouver M. Harrel, s’entretenant sérieusement avec sa femme. Craignant d’interrompre un tête à tête si peu ordinaire, elle voulait se retirer ; mais M. Harrel la rappela, et lui dit : je vous prie de revenir ; vous ne nous interrompez point. Je faisais part à Priscille d’une aventure assez désagréable, suite du malheur qui s’attache à me poursuivre. Vous saurez que je me trouve avoir un besoin pressant de deux cents livres, seulement pour trois ou quatre jours, et j’ai fait dire à l’honnête Aaron de se rendre tout de suite ici avec cet argent ; il se trouve qu’il est allé en campagne, précisément au moment où il a eu fini avec nous hier, et il ne reviendra pas de toute la semaine. Je ne crois pas qu’il existe un autre Juif dans le royaume qui veuille me fournir de l’argent aux mêmes conditions ; ce sont de si vilains usuriers, que je frémis de la seule idée d’avoir quelque chose à démêler avec eux.

Cécile, qui comprit parfaitement bien où il en voulait venir, était trop révoltée de sa profusion et de son peu de délicatesse, pour avoir la moindre envie de rien changer à la destination de l’argent qu’elle venait de recevoir : elle se contenta simplement de dire que cela était bien fâcheux. Oh ! il n’y a réellement rien au monde de plus désespérant, s’écria-t-il ; car l’intérêt exhorbitant que je serai obligé de donner à un de ces usuriers, sera autant d’argent dépensé en pure perte.

Cécile, continuant à ne faire aucune attention à ces différentes insinuations, se mit à déjeûner. M. Harrel dit alors, qu’il prendrait le thé avec elles ; un moment après il s’écria, comme se rappelant tout-à-coup quelque chose qu’il aurait oublié : Bon dieu ! à présent que je m’en ressouviens, il me semble que vous pourriez facilement, miss Beverley, me prêter vous-même cette somme pour un jour ou deux. Cécile, quoiqu’extrêmement généreuse, n’était cependant pas dupe, et n’aimait pas à s’en laisser imposer : le procédé de M. Harrel lui parut si bas, et sa ruse si grossière, qu’au lieu de lui accorder, avec sa politesse ordinaire, ce qu’il demandait, elle répondit très-sérieusement, que l’argent qu’elle avait reçu la veille était destiné d’avance, et qu’elle ne pouvait plus en disposer. M. Harrel très-piqué de cette réponse, qui n’était point telle qu’il se l’était promise, chargea un laquais d’aller chez M. Zacharie, pour le prier de venir sur-le-champ lui parler.

À présent, dit-il d’un ton mêlé de colère et de reproche, la chose est faite. J’avoue que je redoutais de tomber en de pareilles mains ; car dès qu’on s’y trouve une fois, il est bien difficile de s’en tirer… Jusqu’à présent je m’en étais préservé : mais il faut enfin y venir ; la nécessité n’a point de loi. Cécile commença à être un peu inquiète ; elle fixa madame Harrel, qui paraissait l’être beaucoup ; et elle dit au mari, après avoir un peu hésité : est-ce réellement la première fois que vous avez recours à lui ? Je ne me suis jamais adressé de ma vie qu’au vieux Aaron : je redoute toute cette race ; j’ai une sorte de pressentiment qui tient de la superstition, et que je ne saurais vaincre, qui me porte à croire que si je me trouve une fois entre leurs griffes, il ne me sera plus possible de m’en affranchir ; et c’est ce qui m’a engagé à recourir à vous, quoique dans le fond cela soit assez indifférent.

Cécile était très-embarrassée ; elle se trouvait, d’un côté, entraînée par son penchant naturel à faire du bien, et retenue de l’autre par la crainte d’encourager le mal : mais son amitié pour madame Harrel la décida. Elle aima mieux retarder ses propres affaires, que de le voir recourir à des moyens ruineux.

Il la remercia assez froidement, suivant sa coutume ; et recevant les deux cents livres, il lui en fit son reçu, promettant de les lui rendre au bout de huit jours. Madame Harrel se montra plus reconnaissante, et lui témoigna par ses caresses combien elle était touchée de ce nouveau service. Cécile, satisfaite d’imaginer qu’elle avait fait renaître en elle quelqu’étincelle de sa première sensibilité, résolut de se prévaloir de ces symptômes favorables, et de commencer à s’acquitter de la tâche désagréable qu’elle s’était imposée, en lui représentant le danger de sa situation actuelle. Elle ouvrit la conversation par lui dire qu’elle espérait que l’intimité dans laquelle elles avaient si longtemps vécu, lui ferait excuser la liberté dont elle se proposait d’user ; et il n’y avait que leur étroite amitié, jointe aux craintes qu’elle avait que son bonheur et sa tranquillité ne fussent troublés par la suite, qui pût l’autoriser. Mais, ma chère Priscille, ajouta-t-elle, se pourrait-il, que voyant de mes propres yeux le péril auquel vous êtes exposée, je manquasse à vous en avertir ? Une pareille négligence de la part d’une amie serait une trahison, qu’on ne passerait pas à une personne même indifférente. Ensuite, elle en vint à l’objet principal, avec tout le ménagement possible, et la conjura de ne pas tarder plus long-temps à diminuer sa dépense, et à changer la vie dissipée qu’elle menait, de se conduire plus conformément à sa situation, de s’occuper davantage de l’intérieur de sa maison.

Madame Harrel l’assura de la meilleure foi du monde, qu’elle ne faisait absolument que ce que toutes les autres femmes faisaient ; qu’elle se mettait comme tout le monde, et qu’il lui serait impossible de se montrer autrement en public. Et comment vous y montrerez-vous par la suite, s’écria Cécile, si vous continuez à dépenser au-delà de vos revenus ? Réfléchissez qu’avec le temps, vos dépenses absorberont entièrement votre fortune. Je vous assure, repliqua madame Harrel, que je n’anticipe jamais que de six mois sur mes revenus ; car dès que je touche l’argent de ma pension, je le donne jusqu’au dernier sou pour acquitter ce que je dois, et j’emprunte de nouveau ce dont j’ai besoin jusqu’à la fin du semestre ; je paie de même, et ainsi de suite.

Voilà, répondit Cécile, une méthode qui paraît n’avoir été inventée que pour vous tenir toujours dans un état de détresse. Pardonnez si je vous parle si librement ; je crains que M. Harrel n’ait encore moins d’exactitude et d’attention que vous, dans ses affaires ; sans quoi il ne serait pas si souvent dans l’embarras. Quel en sera le résultat ? Daignez, ma chère Priscille, lire un peu dans l’avenir, et vous tremblerez, en réfléchissant à la perspective qui se présente devant vous.

Madame Harrel parut effrayée de cette réflexion, et la pria de lui dire ce qu’elle voulait qu’elle fît. Alors, Cécile lui proposa avec autant de prudence que de douceur, un plan général de réforme pour l’intérieur de sa maison, ainsi que pour les dépenses de nécessité et de luxe tant d’elle que de son mari : elle lui conseilla d’examiner scrupuleusement l’état de leurs affaires, de se faire remettre les comptes de tout ce qui était dû, pour les acquitter fidèlement, et adopter ensuite un genre de vie proportionné à l’état de leur fortune et aux revenus qui leur resteraient après avoir payé tout ce qu’ils devaient.

Mon Dieu ! ma chère, s’écria madame Harrel d’un air surpris, M. Harrel ne se prêterait jamais à une réforme qui nous rendrait ridicules. Je conviens, ajouta-t-elle d’un ton d’ennui, que votre plan est excellent ; ce qu’il y a de fâcheux, c’est que l’exécution en est tout-à-fait impraticable. — Par quelle raison serait-elle impraticable ? Mais parce que… ma chère, je ne sais pas… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle l’est. Mais quelle preuve en avez-vous ? Qu’est-ce qui vous le persuade ?

Il faut bien vivre comme les autres, dit madame Harrel impatientée ; vous ne voudriez pas, je pense, qu’on me montrât au doigt ; et je vous assure que je ne fais rien que les personnes de mon état ne fassent aussi.

Ne vaudrait-il pas beaucoup mieux, repartit Cécile avec encore plus d’énergie, s’occuper moins des autres et plus de vous-même, consulter votre fortune et votre situation, au lieu de vous laisser aveuglément entraîner par leur exemple ? Si les autres voulaient se rendre responsables de vos pertes, de la diminution de votre fortune, et du désordre de vos affaires, alors vous auriez quelque raison de régler votre façon de vivre d’après la leur. Mais vous n’avez pas lieu de vous flatter que cela arrive ; vous savez trop bien le contraire. Plaints peut-être d’un petit nombre, blâmés généralement de tous, vous ne serez secourus de personne.

Grand dieu ! miss Beverley, s’écria madame Harrel épouvantée, vous parlez précisément comme si nous étions ruinés. Je ne crois pas que vous le soyez encore, répliqua Cécile ; mais je voudrais, en vous montrant le risque que vous courez, vous engager, avant qu’il soit trop tard, à prévenir cette affreuse catastrophe. Madame Harrel, plus offensée qu’alarmée, entendit cette réponse avec peine, et, après avoir hésité un moment, elle dit avec humeur : J’avoue que je ne suis pas trop satisfaite que vous me teniez des discours aussi peu consolants ; je suis sûre que nous vivons comme tout le monde ; je ne conçois pas pourquoi un particulier, dont la fortune est telle que celle de M. Harrel, vivrait différemment. Quant aux petites dettes qu’il contracte de temps en temps, il a cela de commun avec tant d’autres ! Cela ne vous paraît si singulier que parce que vous n’y êtes pas accoutumée. Vous êtes dans l’erreur, si vous supposez qu’il n’ait pas l’intention de les payer ; il m’a assurée ce matin qu’aussi-tôt qu’il toucherait ses rentes, il se proposait d’acquitter exactement tout ce qu’il pouvait devoir. Je suis enchantée de ce que vous me dites, répondit Cécile, et je souhaite qu’il exécute ce projet. Je craignais d’avoir poussé la franchise jusqu’à l’indiscrétion ; mais vous me feriez tort aussi en me croyant le cœur dur : l’amitié et le desir de votre tranquillité sont les seuls motifs qui m’ont portée à hasarder les observations que je vous fais. Elles se séparèrent ; madame Harrel, presque fâchée de ses leçons, qui lui parurent trop sévères ; et Cécile, aussi rebutée de la manière dont elles étaient reçues, qu’affligée de l’aveuglement de son amie.

Elle fut dédommagée de ce pénible moment, par l’arrivée de madame Delvile, dont la conversation vive, spirituelle et amicale, dissipa bientôt son chagrin. Elle eut encore un nouveau plaisir, quoique mêlé de quelque inquiétude, en apprenant par M. Arnott, que M. Belfield était presque rétabli, et qu’il venait de partir pour la campagne. Elle soupçonna presque que tout ce que le jeune Delvile lui avait dit de sa situation n’avait été que pour l’éprouver, et savoir sa façon de penser à son égard : elle eut encore une visite de M. Monckton, qui, quoique bien instruit qu’elle passait la plus grande partie de son temps dans son appartement, avait cependant assez de prudence, ou, si l’on veut, de politique, pour user rarement de la permission de la voir chez elle. Cécile lui parla, avec sa confiance ordinaire, de toutes ses affaires ; et comme son esprit était principalement occupé de ses craintes relativement à la famille Harrel, elle lui apprit leurs extravagances et leurs prodigalités. Cependant sa délicatesse l’empêcha de lui parler de ce qu’elle venait de faire en leur faveur.

M. Monckton, d’après ce qu’elle lui disait, n’hésita pas un instant à décider que M. Harrel était un homme ruiné ; et craignant que Cécile, attendu ses liaisons avec lui, ne courût risque de se trouver mêlée dans les embarras qui lui surviendraient par la suite, il l’exhorta très-sérieusement à ne point se laisser gagner par ses sollicitations, et à se garder de lui rien prêter ; l’assurant très-positivement, qu’il y avait peu d’apparence qu’il fût jamais en état de le lui rendre.

Cécile, fort alarmée d’un pareil avertissement, lui promit la plus grande circonspection pour l’avenir. Elle lui parla de la conversation qu’elle avait eue le matin avec madame Harrel ; et après s’être affligée de son incurie, elle ajouta : Je ne saurais m’empêcher de vous avouer que l’estime que j’avais pour elle, a, depuis que nous logeons ensemble, perdu chaque jour de sa vivacité, et qu’elle est encore moindre que mon amitié. Ce matin, lorsque je me suis hasardée à lui dire sérieusement ma façon de penser, j’ai trouvé ses raisons si mauvaises, le goût de la futilité et du luxe porté si loin chez elle, que j’en ai été alarmée. Ils parlèrent ensuite de Belfield. M. Monckton confirma le rapport de M. Arnott, et lui apprit qu’il avait quitté Londres en bonne santé : après quoi, il lui demanda si elle avait vu quelqu’un de la maison de Delvile. Oui, répondit Cécile, madame Delvile m’est venue voir ce matin. C’est une femme charmante ; je suis fâchée qu’elle ne vous soit pas mieux connue ; vous ne pourriez vous empêcher de lui rendre justice. — Est-elle polie, avec vous ? — Polie ! On ne saurait avoir plus de bonté. — En ce cas, comptez qu’elle a quelque vue secrète ; s’il en était autrement, elle serait très-insolente. Et M. Delvile, je vous prie, qu’en pensez-vous ? — Oh ! il me paraît insupportable. Je ne saurais assez vous remercier de m’avoir prévenue assez à temps pour que je ne changeasse pas d’habitation. Je ne voudrais pas pour rien au monde vivre sous le même toit que lui.

Fort bien ; et le fils ne vous paraît-il pas digne de tels parents. Non, certainement ; il n’a pas la moindre ressemblance avec son père ; et s’il a quelque chose de sa mère, c’est seulement les qualités que tous ceux qui la voient sans prévention devraient desirer de posséder. — Vous ne connaissez pas cette famille. Ils ont tous des vues sur votre personne ; et si vous ne vous tenez pas sur vos gardes, vous serez sûrement leur dupe. — Je ne saurais concevoir ce que vous voulez me faire entendre. — Rien que ce dont tout le monde s’apperçoit à la première vue : ils ont beaucoup d’orgueil et peu de bien : on dirait que la fortune vous a placée exprès dans leur chemin, et sûrement, ils sauront bien se prévaloir d’une conjoncture aussi favorable pour raccommoder leurs affaires, et se débarrasser de leurs créanciers. — Je vous assure que vous vous trompez : je suis convaincue qu’ils n’ont point cette intention : tout au contraire, ils m’impatientent par leur opiniâtreté à se figurer que je suis déjà engagée. Elle l’instruisit alors des soupçons qu’ils lui avaient fait paraître. Le bruit ridicule et absurde qu’on a répandu, ajouta-t-elle, les a si bien persuadés que le chevalier Floyer et M. Belfield étaient rivaux, et qu’ils s’étaient battus à mon occasion, que lorsque je parviens à les dissuader de mon penchant pour l’un des deux, ils en concluent tout de suite que j’en ai pour l’autre. Loin de trouver mauvais que je paraisse avoir disposé de ma personne, M. Delvile favorise ouvertement les prétentions du chevalier, et son fils cherche à me persuader officieusement que je suis déjà toute entière à Belfield. — Finesse toute pure pour découvrir votre véritable façon de penser. Il lui donna encore plusieurs conseils pour la préserver de leurs artifices ; et changeant tout-à-coup de sujet, il ne lui parla plus, pendant le temps qu’il resta encore avec elle, que de choses agréables et propres à l’amuser.



CHAPITRE IV.

Bienfaisance.


La famille Harrel continua son genre de vie ordinaire ; le chevalier Floyer, sans chercher à se procurer un entretien particulier, persista dans ses attentions ; et M. Arnott, quoique toujours également modeste et silencieux, ne paraissait exister que par le plaisir qu’il avait de contempler Cécile. Elle passa deux jours entiers chez madame Delvile, lesquels servirent à la confirmer dans l’admiration que cette dame et son fils lui avaient inspirée. Elle accompagnait madame Harrel aux assemblées, ou restait paisiblement à la maison, suivant que son penchant l’y portait. M. Monckton, pendant ce temps, la voyait aussi souvent qu’il fallait pour s’instruire de ses démarches, et pas assez pour qu’elle ou le public pussent soupçonner qu’il eût quelques desseins.

Cécile s’occupait de l’établissement de la famille Hill, et elle trouvait dans les détails de cette bienfaisance, un dédommagement bien satisfaisant des peines que l’amitié et sa situation lui faisaient éprouver. Le pauvre charpentier venait de mourir ; elle répandit les consolations sur sa veuve, et l’assura qu’elle était prête à remplir ses engagements ; elle voulut savoir ce qu’elle était capable d’entreprendre. Sa santé et ses forces ne lui permettant pas de se livrer à des travaux pénibles, elle dit à sa généreuse protectrice qu’avec une somme de soixante livres, elle pourrait être associée à un petit commerce de mercerie que faisait une de ses cousines ; Cécile la lui promit. Les larmes de la reconnaissance empêchèrent pendant longtemps cette veuve de répondre aux différentes questions qu’elle lui fit sur ses enfants. Elle se chargea d’en placer deux dans une école d’éducation, et d’engager madame Roberts, cousine de madame Hill, à prendre chez elle l’aînée et les deux plus jeunes, en augmentant la somme convenue pour l’association de commerce, afin que la mère et la sœur pussent avoir soin des plus petites. Elle alla elle-même faire tous les arrangements. Elle destina cent guinées pour cette bonne œuvre, espérant avec cette somme de mettre madame Hill et ses enfants à même de gagner décemment leur vie, et ensuite de leur donner de temps en temps de petites gratifications, telles que leurs besoins ou leur changement de position l’exigeraient.

Il était absolument nécessaire que M. Harrel lui rendît l’argent qu’elle lui avait prêté ; car elle n’avait plus que cinquante livres, des six cents qu’elle avait reçues, et elle avait disposé d’avance de l’argent de sa pension : en sorte qu’il ne lui restait que ce dont elle ne pouvait absolument se passer.

La vue de l’indigence laborieuse a quelque chose en soi de si intéressant et de si respectable, qu’elle inspire le plus grand éloignement pour la dissipation, et fait détester la prodigalité. Chaque fois que la bienfaisante Cécile visitait la famille Hill, elle sentait augmenter son aversion pour la conduite de M. Harrel. Et bientôt, surmontant la crainte de lui causer un moment de honte, elle résolut de lui demander l’argent qui lui était dû. On croit bien que M. Harrel avait facilement oublié la promesse de rendre dans trois jours les deux cents livres que Cécile lui avait prêtées, aussi fut-il surpris qu’elle rappelât cette dette. Il trouva aisément des excuses pour en retarder le paiement, et il se servit de tous les moyens d’éviter les reproches qu’elle pouvait lui faire sur son inexactitude ; Cécile fut donc obligée d’engager madame Roberts à se contenter de la moitié de la somme convenue, et de son billet pour l’autre moitié, ce qui fut accepté avec les remerciements et les bénédictions de cette honnête famille.



CHAPITRE V.

Aventure.


Cécile ne s’était point encore trouvée aussi heureuse et aussi satisfaite : sa vie ne lui avait jamais paru si utile, ni son opulence d’un si grand prix. Elle revenait de voir madame Roberts, et elle était occupée de ses douces réflexions lorsqu’elle rencontra, au moment où elle s’y attendait le moins, le vieillard dont les conseils et le langage l’avaient si fort surprise. Il paraissait très-pressé ; mais s’arrêtant au moment qu’il l’apperçut, il s’écria d’un ton sévère : êtes-vous devenue en si peu de temps fière, impitoyable ? votre cœur s’est-il endurci ? Il ne dépend que de vous d’en faire l’épreuve, s’écria Cécile avec le courage qu’inspire une conscience qui n’a rien à se reprocher. Je l’ai déjà faite, répliqua-t-il avec indignation, et je vous ai trouvée coupable. Ce que vous me dites me chagrine, dit Cécile surprise ; j’espère du moins que vous ne refuserez pas de m’apprendre en quoi j’ai manqué. Vous avez refusé de me voir, répondit-il, et pourtant, j’étais votre ami ; je cherchais à prolonger le terme de votre innocence et de votre tranquillité ; je vous avais indiqué la route que vous deviez suivre pour être toujours en paix avec vous-même ; j’étais venu vous solliciter en faveur des pauvres ; je vous avais appris ce qu’il fallait faire pour attirer et mériter leurs bénédictions ; vous m’aviez écouté, vous m’aviez paru sensible, vous aviez fait ce que je demandais. Je me proposais de vous répéter la même leçon, de retourner toutes vos vues du côté de la charité, et de vous faire sentir toute l’étendue des obligations que l’humanité vous impose : ce sont-là les seules raisons qui m’avaient engagé à retourner chez vous ; mais on m’a refusé la porte. Juste ciel ! s’écria Cécile, que ce langage est effrayant ! quand êtes-vous venu chez moi, monsieur ? On ne me l’a pas dit. Bien loin d’avoir refusé de vous recevoir, je desirais ardemment de vous voir encore. Parlez-vous sincèrement ? reprit-il d’un ton un peu radouci. Quoi ! vous ne seriez point fière, point inhumaine, point dure de cœur ? en ce cas ; venez avec moi, venez visiter l’humble et le pauvre, et consoler le malheureux et l’affligé.

À cette invitation, Cécile, malgré l’envie qu’elle avait de faire du bien, fut saisie d’une sorte d’effroi ; la singularité du personnage, son enthousiasme, son ton d’autorité, l’incertitude du lieu et des gens chez lesquels il pourrait la conduire, lui firent craindre d’aller plus loin. Cependant une curiosité généreuse, de voir ainsi que de soulager les personnes qu’il lui recommanderait, jointe à la ferveur et à l’empressement qu’elle avait de se justifier de la dureté qu’on venait de lui reprocher, l’emportèrent sur son irrésolution ; et faisant signe à son laquais de la suivre d’aussi près qu’il lui serait possible, elle s’abandonna à la conduite de son mentor. Il marcha gravement et en silence jusqu’à l’entrée de la rue de l’Hirondelle, et s’arrêta devant une petite maison basse et de peu d’apparence. Il frappa à la porte ; et sans faire aucune question à l’homme qui l’ouvrit, il fit signe à Cécile de l’imiter, et il gagna promptement un petit escalier tournant et étroit. Cécile hésita de nouveau, mais se rappelant que ce vieillard, quoique peu connu, se montrait fréquemment, et que bien des gens savaient qui il était, elle fut persuadée qu’il ne pouvait avoir de mauvais dessein. Elle ordonna toutefois à son laquais de monter et d’entrer avec elle, le chargeant de l’attendre au haut de l’escalier jusqu’à ce qu’elle revînt le joindre. Après quoi, elle suivit son guide qui continua à monter au second étage, où il ouvrit une porte, et ils entrèrent dans un petit appartement assez mal en ordre.

Ici, à son grand étonnement, elle apperçut une jeune personne d’une figure charmante, assez bien mise, et qui paraissait âgée au plus de dix-sept ans, occupée à laver des tasses. À l’instant où ils entrèrent, elle quitta cet ouvrage d’un air confus. Le vieillard s’avançant vers elle avec empressement, lui dit : comment se trouve-t-il actuellement ? est-il mieux ? se rétablira-t-il ? Dieu le veuille ! répondit la jeune personne très-émue ; mais il n’est réellement pas mieux. Voyez, dit-il en lui montrant Cécile, la personne que je vous amène ; elle est en état de vous rendre service, et de vous tirer de votre détresse : elle vit dans l’opulence, ne connaît point encore le malheur, et entre à peine dans le monde. Elle ne prévoit guère la dépravation qu’elle ne saurait éviter. Recevez ses bienfaits pendant que ses mains sont encore pures ; et croyez qu’en vous faisant du bien, elle s’en fera à elle-même. La jeune personne toute honteuse, lui répondit : vous êtes en vérité trop bon, monsieur ; mais cela est inutile… Il n’est pas nécessaire…, Il s’en manque de beaucoup que je sois réduite à cette extrêmité. Pauvre et simple colombe ! dit le vieillard en l’interrompant ; as-tu honte de la pauvreté ? raconte ton histoire franchement, simplement et avec vérité ; ne cherche point à pallier ton indigence, ou à modérer sa libéralité. Les pauvres qui ne le sont point par leur faute sont dans le même cas que les riches qui ne le sont point devenus par leurs travaux. Venez donc, et que je vous présente l’une à l’autre. Jeunes comme vous l’êtes toutes deux, ayant encore l’une et l’autre bien des années à vivre et bien des traverses à essuyer, soulagez mutuellement le fardeau qui vous est destiné, en faisant entre vous une échange de bienfaisance et de gratitude.

Il prit alors une main à chacune d’elles, et les joignant dans la sienne : vous, continua-t-il, qui, quoique riche, avez des entrailles, et vous, qui, quoique pauvre, n’êtes point avilie, pourquoi ne vous aimeriez-vous pas ? pourquoi ne vous chéririez-vous pas ? Les afflictions de la vie sont longues et permanentes ; ses joies sont passagères et de courte durée : vous êtes encore jeunes l’une et l’autre ; vous ne sauriez vous promettre beaucoup de plaisirs, et vous devez vous attendre à bien des souffrances… Je crois que vous avez jusqu’ici préservé votre innocence. Oh ! puissiez-vous ne la jamais perdre ! vous seriez alors de vrais anges, et les enfants des hommes vous adoreraient.

Il s’arrêta, obligé de céder à son attendrissement ; mais reprenant bientôt sa première sévérité : telle cependant continua-t-il, n’est point la condition de l’humaine nature ; par pitié donc pour les maux dont vous êtes mutuellement menacées, supportez-vous, et soyez-vous secourables l’une à l’autre. Je vous laisse ensemble, et je vous recommande à votre bon cœur et à votre sensibilité. Ensuite, s’adressant en particulier à Cécile : ne dédaignez pas, dit-il, de consoler les affligés ; regardez-la sans la mépriser ; conversez avec elle sans fierté ; comme elle, vous êtes orpheline, quoique ce ne soit pas une héritière telle que vous, Comme vous, elle est restée sans père ; mais vous avez des amis et elle n’en a point. Si elle est en butte aux tentations de l’adversité, vous, à votre tour, vous êtes environnée de dangers : et qui pourra vous sauver de la corruption qui n’est que trop souvent la suite de la prospérité ? Votre chûte est moins douteuse, la sienne est plus excusable ; ayez donc à présent pitié d’elle. Peut-être avant peu sera-t-elle dans le cas d’avoir pitié de vous à son tour. Il disparut, en prononçant ces derniers mots. Son départ fut suivi pendant quelques minutes, du silence le plus profond. Cécile avait peine de se remettre assez de son émotion pour pouvoir parler. La jeune personne, de son côté, ne paraissait guère moins embarrassée. Elle jetait les yeux avec peine sur sa chambre dénuée de meubles, et regardait Cécile d’un air confus ; elle avait écouté avec un trouble marqué l’exhortation du vieillard ; et depuis qu’il n’y était plus, elle paraissait accablée de honte et de chagrin. Cécile remarquant son émotion, sentit sa curiosité et sa compassion s’augmenter, et serrant affectueusement la main qu’elle laissait pendre, lui dit, après qu’elle fut un peu revenue de son étonnement : la manière dont j’ai été introduite chez vous, mademoiselle, doit vous paraître bien singulière ; peut-être connaissez-vous assez celui qui m’y a conduit, pour que ses procédés extraordinaires me servent de justification. Non, en vérité, madame, répondit-elle toute honteuse, je le connais fort peu ; mais il est bon, et je lui crois le plus grand desir de me rendre service… Je vous assure madame, malgré tout ce qu’il a pu vous dire, que je ne suis point du tout dans le besoin.

Cécile lui répondit de l’air le plus propre à lui inspirer de la confiance : si j’avais pu imaginer que mon introducteur n’eût pas plus de droit de m’amener chez vous, je me serais bien gardée de m’y présenter aussi hardiment ; cependant, puisque nous voici réunies, rappelons-nous ses exhortations, et faisons en sorte de ne pas nous séparer sans avoir acquis l’une et l’autre une amie.

Vous êtes réellement trop bonne, madame, répondit modestement la jeune personne, de parler d’amitié en voyant un appartement comme celui-ci, à un second étage, sans meubles, sans un seul domestique, tout dans un si grand désordre… Je ne conçois pas M. Albani. Il ne devrait pas… Mais il pense que l’on peut sans scrupule rendre publiques les affaires de tout le monde, sans s’embarrasser de ce qu’il dit, ni de ceux qui l’entendent… Il ne sait pas le chagrin qu’il cause, ni le mal qu’il peut faire. Je suis moi-même désolée, s’écria Cécile, de voir que ma visite vous fasse de la peine. J’ignorais absolument où j’allais. Si je l’ai suivi, ce n’a été que parce que je ne savais comment me refuser à ses sollicitations. — Il n’y a que M. Albani dont j’aye sujet de me plaindre ; et il est inutile de se fâcher contre lui, car il ne fait nulle attention à ce que je dis. C’est un excellent homme, mais très-singulier ; car il prétend que tous les hommes sont faits pour vivre en commun, que tous ceux qui sont pauvres doivent demander, et tous ceux qui sont riches leur donner : il ne sait pas qu’il y en a plusieurs qui aimeraient mieux mourir de faim. Et seriez-vous de ce nombre ? dit Cécile souriant à moitié. Non, certainement, madame ; non, je n’ai pas l’âme assez élevée pour cela. Il est vrai que ceux à qui j’appartiens ont plus de courage et plus de fermeté, je souhaiterais pouvoir les imiter.

Frappée de la bonne-foi et de la simplicité de sa réponse, Cécile se sentit la plus grande envie de l’obliger ; et prenant sa main, elle lui dit : pardonnez-moi, ma chère enfant ; quoique je m’apperçoive que vous voudriez que je fusse déjà sortie, j’ai toutes les peines du monde à vous quitter. Rappelez-vous, je vous prie, l’exhortation qui nous a été fait à toutes deux, et indiquez-moi quelques moyens de vous être utile sans vous offenser.

Vous êtes bien honnête, madame, répartit-elle. Mais je n’ai pas besoin de rien ; M. Albani est extrême. Il sait, je l’avoue, que je ne suis pas bien riche ; il a tort pourtant de croire que j’aye l’âme assez basse pour recevoir de l’argent d’une étrangère.

J’ai véritablement regret, dit Cécile, de la faute que j’ai commise. Cependant, permettez que nous fassions la paix avant de nous séparer : je n’ose pas encore vous proposer de conditions, j’attendrai que nous nous connaissions mieux. Peut-être me permettrez-vous de vous laisser mon adresse, et me ferez-vous l’honneur de me voir. Oh ! non, madame ; j’ai un parent malade que je ne saurais abandonner ; et je vous assure que, s’il se portait bien, il ne trouverait pas bon que je fisse des connaissances tant que nous habiterons un appartement comme celui-ci. Vous n’êtes pas, sans doute, seule à le soigner ; vous ne me paraissez pas assez robuste pour soutenir une pareille fatigue. A-t-il un médecin ? a-t-il les gens nécessaires ? — Hélas ! non, madame, il n’a point de médecin ni de domestique. — Est-il possible que, vous trouvant dans une pareille situation, vous puissiez refuser des secours ? Vous ne pouvez raisonnablement rejeter ceux qu’on vous offre pour lui, en vous obstinant même à n’en point vouloir pour vous. — Si je les acceptais, à quoi pourraient-ils servir, puisqu’il n’en ferait aucun usage, et qu’il aimerait mille fois mieux mourir que de faire connaître ses besoins ? — Recevez-les donc sans qu’il le sache ; servez-le sans le lui dire : vous ne voudriez certainement pas qu’il pérît faute de secours ? — Le ciel m’en préserve ! Mais que puis-je faire ? je dépends de lui, madame, et il ne dépend pas de moi. — Est-ce votre père ? excusez ma question ; mais votre jeunesse paraît avoir encore besoin d’un pareil conducteur. Non, madame, je n’ai plus de père. J’étais bien plus heureuse quand j’en avais un ! c’est mon frère. — Et quelle est sa maladie ? — Une blessure ? — Serait-il au service ? — Non, il s’est battu en duel, et a été atteint d’une balle au côté. — En duel ? s’écria Cécile ; comment se nomme-t-il, je vous prie ? — Oh ! c’est ce que je ne dois pas dire. Son nom est actuellement un grand secret tant qu’il habitera ce chétif appartement ; car je sais à n’en pouvoir douter, qu’il aimerait mieux ne jamais revoir la lumière que de permettre qu’on le sût. — Certainement, reprit Cécile fort émue, ce n’est pas… j’espère que ce ne saurait être M. Belfield ? Ah ciel ! dit la jeune personne avec un cri perçant ; est-ce que vous le connaîtriez ? Elles se regardèrent mutuellement avec une égale surprise. Vous êtes donc, lui dit Cécile, la sœur de M. Belfield ? Et M. Belfield est malade ; sa blessure n’est point encore guérie, et il manque de secours ! Et vous, madame, qui êtes-vous ? s’écria-t-elle, et comment arrive-t-il que vous le connaissiez ? — Mon nom est Beverley. — Ah ! que je crains de m’être rendue coupable ! Je sais à présent parfaitement qui vous êtes, mademoiselle ; mais si mon frère venait à découvrir que je l’eusse trahi, il en serait très-irrité, et ne me le pardonnerait peut-être jamais. Ne vous alarmez pas, répartit Cécile ; soyez persuadée qu’il ne le saura pas. Que peut-on faire pour lui ? Il ne faut pas le laisser plus long-temps languir dans cette situation ; il faut que nous trouvions quelque moyen de le soulager et de l’assister, qu’il y consente ou non. Je crains que cela ne soit impossible. Un de ses amis a déjà découvert son logement, et lui a écrit la lettre la plus gracieuse. Il n’a pas voulu lui répondre ; il a refusé de le voir, et cette attention n’a fait que le fâcher, et lui donner de l’humeur. Eh bien, dit Cécile, je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; je craindrais que votre absence ne l’inquiétât. Demain matin, si vous y consentez, je reviendrai ici, et alors, j’espère que vous voudrez bien me permettre de vous secourir. Si cela ne dépendait que de moi, madame, répondit-elle, à présent que j’ai l’honneur de savoir qui vous êtes, je pense que je ne m’en ferais pas beaucoup de scrupule ; car je n’ai pas été élevée comme mon frère : les sentiments qu’on m’a inspirés sont moins élevés. Ah ! qu’il aurait été heureux pour lui, pour moi, pour toute sa famille, qu’il n’en eût pas eu de pareils ! Cécile lui réitéra alors ses consolations, ses témoignages d’affection, l’exhorta à avoir du courage, et prit congé.

Cette petite aventure ne laissa pas que de la chagriner, et elle éprouva dans cette circonstance toute l’horreur que ce duel lui avait d’abord causée ; elle se reprochait avec beaucoup d’amertume d’y avoir donné lieu ; et connaissant combien il avait été préjudiciable à la santé et aux affaires de M. Belfield, elle crut ne pouvoir se dispenser de l’aider du mieux qu’il lui serait possible. Sa sœur l’avait aussi extrêmement intéressée ; sa jeunesse, l’ingénuité peu commune de ses discours, jointes au malheur de sa position et aux charmes de sa personne, lui avaient inspiré le désir de lui rendre service, et la plus forte inclination pour elle. Elle formait d’avance le projet, au cas que son caractère répondît aux apparences, non-seulement de l’obliger dans cette conjoncture ; mais, en supposant que la fortune continuât à la maltraiter, de la retirer chez elle par la suite, et de lui faire un sort. Elle sentit alors plus que jamais combien les deux cents livres qu’on lui retenait injustement lui seraient nécessaires. L’argent qu’elle pouvait épargner était bien peu proportionné à celui qu’elle se proposait de donner, et elle attendait impatiemment la fin de sa minorité. Le plan de vie qu’elle s’était tracé pour l’avenir prenait de jour en jour plus de consistance dans son esprit noble et dans son cœur vraiment généreux.



CHAPITRE VI.

Homme d’esprit.


Le lendemain matin, Cécile s’empressa de se rendre chez M. Belfield, mais quel ne fut pas son étonnement, au moment où elle entrait dans la chambre, d’en voir sortir le jeune Delvile ! Ils furent tous deux confondus ; et Cécile, réfléchissant à la prétendue singularité de sa position, sentit un mouvement qu’elle n’avait point encore éprouvé jusqu’alors. M. Delvile, de son côté, s’étant bientôt remis de sa surprise, lui dit avec un sourire très-expressif : que miss Beverley est bonne, de visiter ainsi les malades ! après quoi lui faisant une profonde révérence, il lui souhaita le bon jour et disparut.

Cécile, malgré la droiture et la pureté de ses intentions, fut si fort déconcertée par cette rencontre imprévue et par ce sarcasme, qu’elle n’eut pas assez de présence d’esprit pour le rappeler, et s’expliquer avec lui. Les différentes questions et les plaisanteries qu’il lui avait déjà faites au sujet de M. Belfield, lui firent supposer que ce qu’il avait précédemment soupçonné, lui paraîtrait à-présent confirmé, et qu’il en conclurait que tout ce qu’elle pourrait alléguer pour prouver son indifférence, ne serait qu’une suite de ce penchant insurmontable qu’il supposait aux femmes, en certaines occasions, à l’hypocrisie et à la dissimulation, défauts qu’il leur avait ouvertement reprochés.

Ce contre-temps l’empêcha d’abord de s’occuper du sujet de sa visite, ou d’y prendre le même intérêt que la première fois ; cependant la bonté de son cœur ne la laissa pas long-temps dans cette situation, sur-tout, lorsqu’en entrant dans la chambre, elle apperçut sa nouvelle amie en pleurs. De quoi s’agit-il ? s’écria-t-elle tendrement ; je me flatte qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux. Votre frère serait-il plus mal ? Non, madame, il est à-peu-près de même ; ce n’est pas lui qui fait couler mes larmes. Qui peut donc les causer ? dites-le moi ; faites-moi part de vos chagrins, et soyez sûre que vous les confiez à une amie.

Je pleurais, madame, de trouver tant d’humanité dans le monde, lorsque je croyais qu’il y en avait si peu ; de voir qu’il me reste encore quelque espoir d’être une seconde fois heureuse, lorsque je me croyais pour toujours infortunée. J’ai passé deux années entières dans l’affliction, et j’imaginais que je n’avais plus rien de mieux à attendre. La journée d’hier, madame, me fut propice, puisqu’elle me procura l’honneur de vous voir, et que vous daignâtes me promettre vos bontés et votre protection. Aujourd’hui, un ami de mon frère vient d’agir avec tant de noblesse et de générosité, qu’il a prêté l’oreille à ses propositions, et a presque consenti à accepter ses secours. Auriez-vous déjà éprouvé assez de chagrins, dit Cécile, pour que cette faible lueur de prospérité vous causât une grande surprise ? Charmante et aimable fille, puisse l’avenir vous faire oublier le passé, et puissent les vœux de M. Albani s’accomplir par l’amitié mutuelle que nous allons contracter, et par les consolations que nous nous donnerons l’une à l’autre !


Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu. Pag. 125. Volume 2
Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu. Pag. 125. Volume 2
Je pleurais de trouver tant d’humanité dans le monde lorsque je croyais qu’il y en avait si peu.


Elles entamèrent ensuite une conversation que la bonté de Cécile et la reconnaissance de mademoiselle Belfield ne tardèrent pas de rendre intéressante et agréable. En peu de temps, la dernière ne cacha plus rien à la première, de ce qui la concernait ; elle la pria pourtant très-sérieusement d’éviter que son frère eût jamais la moindre connaissance de la confidence qu’elle venait de lui faire. Elle lui apprit que son père, qu’elle n’avait perdu que depuis deux ans, était un marchand de toile de la cité : il avait eu six filles de son mariage, dont elle était la plus jeune, et un fils unique, M. Belfield, qui avait été en même-temps l’enfant gâté du père, de la mère et des sœurs. Il avait été élevé au collège d’Eaton ; on n’avait rien épargné pour son éducation : à un esprit juste il joignait la plus grande facilité d’apprendre tout ce qu’on lui enseignait. Ses progrès furent rapides. Destiné à suivre le commerce de son père, celui-ci admirait ses succès. Le jeune Belfield, sorti du collège à seize ans, et placé dans la boutique, montra la plus grande aversion pour le négoce ; il obtint, par l’intercession de sa mère, la permission d’aller finir ses études dans une université. Son père y consentit ; il en revint, ainsi que le père l’avait prévu, tout-à-fait savant ; mais loin d’être devenu plus traitable ou plus disposé au commerce, son aversion avait augmenté, et il déclara formellement qu’il ne serait jamais marchand. Les jeunes gens de famille, avec lesquels il avait formé des liaisons au collège ou à l’université, et que la libéralité de son père l’avait mis en état d’égaler pour la dépense, recherchèrent avidement sa société ; mais, quoique tout autre que la leur ne pût lui être agréable, la crainte qu’il eut qu’ils ne découvrissent sa demeure et son état, la lui fit négliger, et chercher soigneusement à éviter qu’ils ne le rencontrâssent, même fortuitement. Il tremblait d’être vu avec quelqu’un de sa famille et une fausse honte le dominait au point que la plus grande mortification qu’il pût recevoir était qu’on lui demandât son adresse, ou qu’on lui annonçât une visite. Lassé à la fin de chercher tous les jours de nouveaux prétextes pour éluder les questions des uns et les découvertes des autres, il prit un appartement à l’une des extrêmités de la ville, où il donna rendez-vous à toutes ses connaissances, et où, sous différents prétextes, il s’arrangea de manière à passer la plus grande partie de son temps. Sa mère lui fournissait les moyens de continuer cette vie dissipée et dispendieuse. Lorsqu’elle sut que les amis de son fils étaient des gens de distinction, les uns titrés, les autres destinés aux premières places, elle en conclut qu’il se trouvait précisément dans la route qui conduit aux richesses et aux honneurs ; et cette mère, trop indulgente, prenait sur son nécessaire pour mettre son fils en état de vivre avec ceux qu’elle croyait si propres à son avancement et à sa fortune.

C’est alors qu’il prit le parti du service, où il entra en qualité de volontaire ; il suivit ensuite le barreau. Dans ce nouveau genre de vie, Belfield passa trois années heureux et tranquille. Son penchant le portait à chercher la société des personnes de qualité ; et son mérite, ses talents lui assuraient par-tout l’accueil le plus flatteur. Sa famille, qu’il eût rougi d’avouer en public, lui était chère ; il la visitait souvent à la dérobée, et y trouvait toujours les ressources pécuniaires dont il avait besoin. Livré au plaisir et à la dissipation, il donnait à la poésie le peu de loisir que lui laissaient les amusements continuels dans lesquels il vivait. Telle était sa situation à la mort de son père ; une nouvelle scène se présenta alors à lui, et il hésita quelque temps sur le parti qu’il prendrait.

M. Belfield père avait vécu très-honorablement, et il ne laissa pas une grosse fortune. Cependant, les fonds qu’il avait dans son commerce étaient assez considérables, et il faisait beaucoup d’affaires avantageuses et lucratives.

Son fils manquait non-seulement d’application et de constance nécessaires pour le remplacer convenablement, mais encore d’habileté et d’expérience.

Il continua à suivre le barreau, et abandonna à des commis le soin de veiller à ses intérêts ; l’infidélité de ceux-ci, l’inexactitude, le conduisirent bientôt à une banqueroute, qui le força d’abandonner à ses créanciers tout ce qui lui restait, à condition que son nom ne paraîtrait pas dans les papiers publics. Ce fut alors qu’il se reprocha l’éloignement qu’il avait eu dans sa jeunesse pour le commerce, et pour les connaissances qui le rendent avantageux.

Privé ainsi par sa vanité et son imprudence du fruit des longs travaux de son père, il se trouva alors forcé de penser sérieusement à un état qui pût lui procurer de quoi vivre. Il lui restait à essayer ce qu’il avait lieu de se promettre de ses liaisons avec les gens en place et les grands seigneurs. D’abord il eut sujet de s’applaudir de cette idée : tous le reçurent à merveille, et il n’y en eut aucun qui ne promît de s’employer en sa faveur, et ne parût enchanté de trouver l’occasion de l’obliger.

Très-content d’éprouver que les hommes en général étaient bien meilleurs qu’on ne les représente communément, il se crut au bout de ses peines, et ne douta plus d’obtenir bientôt une place avantageuse à la cour. Avec la moitié moins de pénétration que celle dont il était doué, il aurait aisément reconnu la sotise qu’il y avait à se bercer de ces vaines espérances : mais, quoique le jugement nous fasse appercevoir les fautes des autres, l’expérience peut seule nous indiquer les nôtres. Il s’imaginait avoir apporté plus de précaution que personne dans le choix de ses amis, et il ne soupçonna le tour que lui jouait sa vanité, que lorsque les invitations auxquelles il était accoutumé, devinrent de jour en jour moins fréquentes, et le laissèrent absolument maître de son temps. Toutes ses espérances se trouvaient alors concentrées en un seul ami et protecteur, M. Floyer, oncle du chevalier Robert, qui avait un grand crédit dans la maison du roi. Ils avaient vécu ensemble dans la plus grande intimité ; et ce protecteur se trouvant précisément dans le cas de disposer de la place qu’il sollicitait, le seul obstacle qui paraissait le traverser venait de la part du chevalier Floyer qui s’intéressait vivement pour un sujet qu’il affectionnait ; ce qui n’empêcha pourtant pas que M. Floyer n’assurât M. Belfield qu’il le préférerait, le priant seulement de patienter jusqu’à ce qu’il eût le temps de faire entendre raison à son neveu.

Les choses en étaient là au moment où se passa la scène de l’opéra. Rivaux d’intérêts, le chevalier fut doublement outré de voir Cécile refuser sa main pour accepter celle de Belfield ; tandis que celui-ci, soupçonnant que le besoin qu’il avait de son oncle l’engagerait à ne le point ménager, s’indigna encore plus de l’insolence de son procédé.

Le lendemain de leur duel, M. Floyer écrivit à Belfield que la décence ne lui permettant pas de prendre un autre parti que celui de son neveu, il avait déjà nommé à la place vacante la personne qu’il lui avait recommandée. Ce fut là le terme de ses espérances et le signal de sa ruine. Il devint insensible aux souffrances que lui causait sa blessure, sa fierté lui fit dissimuler son chagrin, et il affecta de recevoir tous les amis que cet événement attirait chez lui. Cependant, ses efforts, dès qu’il était rendu à lui-même, ne servaient qu’à augmenter sa tristesse. Il vit qu’il fallait absolument changer son genre de vie ; mais il ne pouvait se résoudre à exécuter ce changement aux yeux de ceux avec lesquels il avait si long-temps vécu sur un pied d’égalité, et avec autant de faste qu’eux. Les principes d’honneur et d’équité qu’il avait toujours conservés, et auxquels, malgré l’exemple des compagnons de sa dissipation, il n’avait jamais porté d’atteinte, l’avaient scrupuleusement préservé de contracter des dettes ; et quoiqu’il possédât très-peu, ce peu était cependant bien à lui. Il publia donc qu’il quittait Londres pour aller respirer un air plus pur, renvoya son chirurgien, prit gaiement congé de ses amis, et ne faisant part de son secret qu’à son seul domestique, il loua secrètement un logement chétif et peu coûteux dans la rue de l’Hirondelle. Là, se dérobant à la vue de tous les mortels qu’il avait précédemment connus, il resta soigneusement caché, résolu de n’en sortir que lorsqu’il serait rétabli, et alors de reprendre le parti des armes. Cependant, la situation dans laquelle il se trouvait était peu propre à contribuer à son rétablissement ; le renvoi de son chirurgien, la précipitation de son changement de demeure, les incommodités de son nouveau logement, et la privation, dans un moment si critique, des douceurs auxquels il était accoutumé, retardèrent nécessairement sa guérison ; tandis que la mortification qu’il ressentait de sa disgrace, et l’amertume d’avoir échoué dans sa dernière tentative, occupant continuellement toutes ses pensées, augmentèrent sa fièvre, et le mirent dans un si grand danger, que son domestique, craignant pour sa vie, fit avertir secrétement sa mère de sa maladie et du lieu de sa retraite. Celle-ci au désespoir, accourut sans perte de temps avec sa fille. Elle voulait sur le champ le faire conduire chez elle à Padington ; mais le premier transport l’avait tellement fatigué, qu’il ne voulut pas se prêter à un second. Il refusa absolument de voir un médecin ; et elle était accoutumée depuis si long-temps à déférer à ses volontés et à se conformer à ses sentiments, qu’elle n’eut pas assez de force d’esprit dans cette occasion pour donner ses ordres sans le consulter.

Les prières de sa mère et celles d’Henriette furent inutiles : il résista à toutes leurs sollicitations, et leur imposa silence, en les assurant que les obstacles qu’elles apporteraient à l’exécution du plan qu’il avait formé, ne serviraient qu’à redoubler sa fièvre, et retarder sa guérison.

Le motif d’une opiniâtreté si cruelle était la crainte d’une publicité qui lui paraissait non-seulement préjudiciable à ses intérêts, mais qui pouvait encore faire tort à sa réputation : car, sans laisser soupçonner sa situation, il avait pris congé de tous ses amis, prétextant qu’il quittait la ville ; et il ne pouvait consentir à laisser pénétrer un secret qui, une fois révélé, découvrirait le mauvais état de sa fortune.

M. Albani était entré par mégarde dans sa chambre, qu’il avait prise pour celle d’un autre malade qu’il venait visiter, et qui était logé dans la même maison ; mais comme il connaissait et respectait ce vieillard, il ne fut point fâché de le voir. Il n’en fut pas de même de l’arrivée du jeune Delvile, qui, ayant rencontré par hasard son laquais dans la rue, lui demanda des nouvelles de la santé de son maître, et trouva moyen de lui faire avouer son état. Il le suivit à son logement ; et s’étant bientôt assuré par lui-même du dérangement de ses affaires, il lui écrivit une lettre, par laquelle, après lui avoir fait des excuses de la liberté qu’il prenait, il l’assurait que rien au monde ne lui ferait plus de plaisir que d’apprendre en quoi il pourrait lui être utile, soit par lui-même ou par ses amis, et qu’il se trouverait trop heureux de lui rendre quelque service. Belfield, très-mortifié de ce qu’on savait sa situation, se contenta pour toute réponse de simples remerciements, le faisant prier de ne point divulguer qu’il était à Londres, n’étant pas assez bien pour recevoir personne. Cette réponse mortifia presqu’autant le jeune Delvile, qui continua cependant à venir s’informer à sa porte, de son état sans oser faire de nouvelles tentatives pour entrer.

Belfield, à la fin vaincu par la délicatesse d’un pareil procédé, résolut de l’admettre, et il venait précisément de le voir pour la première fois, lorsqu’il rencontra Cécile sur l’escalier. Il n’avait resté que fort peu de temps avec lui ; il ne s’était entretenu que d’objets généraux jusqu’au moment où il se leva pour s’en aller. Alors il lui réitéra ses offres de services avec tant de sincérité et de franchise, que Belfield, touché de sa politesse et de sa bonté, lui promit qu’il le recevrait quand il voudrait ; et il contenta sa mère et sa sœur, en leur apprenant qu’il était décidé à lui communiquer ses peines, et à lui demander ses avis.

Tel fut, à quelques petits détails près, le récit que mademoiselle Belfield fit à Cécile. Ma mère, ajouta-t-elle, qui ne le quitte jamais, sait, madame, que vous êtes ici ; car, m’entendant parler hier avec quelqu’un, il a fallu l’instruire de ce qui s’était passé, et que vous m’aviez dit que vous reviendriez ce matin. Cécile la remercia mille fois de la confidence qu’elle venait de lui faire, et ne put s’empêcher de lui demander comment il arrivait que, quoique si jeune, elle eût déjà « passé deux années entières dans l’affliction ». Cela vient répondit-elle, de ce que, lors de la mort de mon père, toute notre famille se sépara ; j’abandonnai mes connaissances pour suivre ma mère, et aller avec elle à Padington : il faut vous avouer qu’elle ne m’a jamais aimée. En général, elle ne se soucie guères que de mon frère ; car elle croit tout le reste du monde fait uniquement pour lui. Elle se refusait à elle-même ainsi qu’à moi, les choses les plus nécessaires, afin d’épargner de quoi fournir à sa dépense. J’espère, ajouta Cécile, qu’à présent tout ira mieux, pourvu que votre frère consente à voir un médecin. Ah ! madame, c’est à quoi il est douteux que nous puissions jamais l’amener ; il craindra d’être vu dans ce chétif logement. J’avoue, madame, répliqua-t-elle avec un sourire ingénu, que lorsque vous êtes venue ici pour la première fois, je ressemblais un peu à mon frère ; j’avais honte de vous laisser appercevoir combien nous vivions misérablement ; à présent que vous savez ce qu’il en est, je ne m’en affecterai plus. — Mais ce ne saurait être là votre manière de vivre ordinaire : je crains que le malheur de M. Belfield ne se soit étendu jusqu’à vous, et que sa ruine n’en ait causé d’autres. Point du tout, madame ; car, dès le commencement, il a eu le plus grand soin de ne point nous faire partager ses périls : mon frère est aussi noble qu’équitable dans tous ses procédés, et il est impossible d’en mieux agir qu’il ne l’a fait avec toute sa famille en matière d’intérêt.

Cécile crut qu’il était temps de la laisser en liberté ; elle prenait cependant un si vif intérêt à tout ce qui la concernait, que chaque parole qu’elle prononçait lui faisait desirer de prolonger la conversation. Elle fut tentée de lui présenter quelque chose ; la crainte de l’offenser la retint : après lui avoir offert ses services du ton de l’intérêt le plus tendre, elle la quitta en lui promettant de revenir bientôt la voir.



CHAPITRE VII.

Expédient.


Elle résolut de secourir M. Belfield malgré lui, d’engager le chirurgien qui l’avait déjà soigné de se rendre dans sa nouvelle demeure, et pour éviter les plaisanteries du jeune Delvile, et les observations de la médisance de cacher soigneusement d’où pouvaient venir ces généreux secours. Elle savait, à n’en pouvoir douter, que, quelles que fussent ses précautions, ce fier et malheureux jeune homme était extrêmement affligé de se voir ainsi découvert et poursuivi : mais sa vie lui paraissait trop précieuse pour permettre qu’il la sacrifiât à sa vanité ; et la persuasion où elle était intérieurement d’avoir été la cause de la situation dangereuse dans laquelle il se trouvait, lui faisait desirer avec autant d’inquiétude que d’impatience de lui procurer les moyens de s’en tirer. S’étant informée de la demeure du chirurgien, elle sut que c’était dans la maison où elle s’était arrêtée pour éviter la foule qui remplissait les rues, lorsqu’on conduisait des criminels à Tyburn. Alors, elle comprit le sens de ce que M. Delvile lui avait dit quand il la surprit à la porte de cette maison. Elle sentit que, l’en voyant sortir, il en avait conclu naturellement qu’elle n’y était entrée que pour demander au chirurgien des nouvelles de M. Belfield ; quoiqu’elle fût fâchée qu’on pût croire qu’elle prît un trop vif intérêt à M. Belfield, elle suivit son projet, se reposant sur la pureté de ses intentions ; elle écrivit au chirurgien, en le priant de ne se présenter chez M. Belfield que comme si le hasard l’y conduisait, et en l’assurant que ses soins seraient exactement récompensés. Elle ne voulut pas que sa lettre fût rendue par son domestique dans la crainte de se trahir elle-même ; elle eut recours à madame Hill, de laquelle elle savait pouvoir disposer ; elle se rendit aussi-tôt chez cette veuve, et lui recommanda fort de ne point laisser soupçonner d’où et de quelle part elle venait.

Madame Hill, à son retour, dit qu’elle avait trouvé le chirurgien chez lui ; et comme elle n’avait pas voulu remettre le billet à son domestique, qu’on l’avait fait entrer dans une chambre où il s’entretenait avec un monsieur, auquel, aussi-tôt qu’il l’eut lu, il dit en riant : voici encore une personne qui me fait la même prière que vous. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’en agirai avec tous deux de la même manière. Ensuite il écrivit sa réponse qu’il cacheta, et la lui remit. Cécile s’informait plus en détail de tout ce qui s’était passé, lorsque madame Hill lui dit à demi-voix : voilà, mademoiselle, le monsieur qui était avec le chirurgien, lorsque je lui ai remis le billet. Il m’a semblé qu’il me suivait ; car, malgré tous les détours que j’ai pu faire, dès que je regardais derrière moi ; je le voyais toujours sur mes talons. Cécile se leva alors, et apperçut le jeune Delvile qui, après s’être arrêté un moment à la porte, entra dans la boutique, et demanda à voir des gants qu’on avait exposés en vue avec quelques autres marchandises. Elle fut extrêmement déconcertée par sa présence, et elle eut peine à ne pas imaginer que quelque fatalité fût attachée à sa personne, puisqu’elle était toujours sûre de le rencontrer toutes les fois qu’elle avait des raisons de chercher à l’éviter. Aussi-tôt qu’il s’apperçut qu’elle le regardait, il la salua avec le plus profond respect ; elle rougit en lui rendant son salut, et se prépara, non sans beaucoup de déplaisir, à une nouvelle attaque et à des plaisanteries semblables à celles qu’elle avait déjà essuyées de sa part ; mais dès qu’il eut fini son marché, il lui fit une seconde révérence, et sortit sans lui dire un seul mot.

Un silence aussi inattendu l’étonna, et la troubla tout-à-la-fois ; elle souhaita que madame Hill lui répétât encore tout ce qui s’était passé, et elle comprit d’après ce récit, que M. Delvile s’était lui-même chargé du soin de récompenser les soins que le chirurgien donnerait à M. Belfield.

Cette générosité, si conforme à sa propre manière de penser, lui inspira la plus parfaite estime pour ce jeune homme ; mais elle servit plutôt à augmenter qu’à diminuer la peine qu’elle ressentait en réfléchissant à ces deux rencontres ; elle ne douta pas qu’il n’en eût conclu que c’était elle qui s’était adressée au chirurgien, et qu’il n’avait suivi la messagère uniquement que pour s’assurer du fait. Elle croyait ne devoir attribuer le silence qu’il avait gardé après cette découverte, qu’à la persuasion où il était que son attachement pour M. Belfield était trop sérieux pour souffrir la moindre plaisanterie.



CHAPITRE VIII.

Remontrance.


On allait servir le dîner lorsque Cécile rentra chez M. Harrel. Son négligé du matin et sa longue absence excitèrent la curiosité de madame Harrel, qu’une succession rapide de questions, auxquelles elle ne répondit jamais directement, rendit bientôt générale ; et le chevalier se tournant tout-à-coup vers elle d’un air de surprise ; lui dit : si vous faites souvent de pareilles absences, miss Beverley, il est temps que je commence à m’informer un peu de vos démarches. Monsieur, lui répondit Cécile froidement, je vous assure que ce que vous apprendriez, vous paierait fort mal de votre peine. Lorsque nous la tiendrons une fois à Violet-Banck, s’écria M. Harrel, il nous sera plus facile de l’observer de près. Je l’espère, répondit le chevalier. Quoiqu’elle ait été jusqu’à-présent si grave et si réservée, que je n’aye sur ma foi jamais imaginé qu’elle fît autre chose que de lire des sermons, je m’apperçois pourtant qu’il n’y a pas plus de sûreté à se fier aux femmes qu’à prêter son argent.

Ah ! chevalier, s’écria madame Harrel, vous savez que je vous ai toujours conseillé de ne pas être si facile. Il est certain que vous méritez qu’on vous blâme de votre sécurité. Eh ! pourquoi, madame, serait-elle troublée, s’écria le baronnet ? Ai-je sujet de m’alarmer de ce qu’une jeune demoiselle va se promener sans moi ? Pensez-vous que je voulûsse gêner miss Beverley, et l’empêcher de disposer de sa matinée, tant que j’aurai le bonheur de la voir tous les après-dîners, et de lui rendre des soins ?

Cécile fut toute étourdie de ce propos, qui était non-seulement l’aveu public de ses prétentions, mais qui annonçait encore la persuasion où il était de leur succès. Elle était piquée qu’un homme comme lui pût se flatter un seul instant de réussir à lui plaire, et irritée de l’obstination de M. Harrel à ne vouloir pas lui apprendre le refus positif qu’elle avait fait de ses offres.

Sa déclaration, qu’il ne venait chez M. Harrel que pour la voir et lui rendre des soins, lui fit prendre le parti de chercher elle-même à avoir une explication avec lui, d’autant plus que, voyant qu’il devait être de la partie de campagne des fêtes de pâques, cela lui donnait de l’éloignement pour ce voyage qu’elle voyait arriver avec peine. La journée se passa sans qu’elle pût trouver l’occasion de le tirer d’erreur.

La tentative qu’elle fit ensuite auprès de M. Harrel fut aussi difficile ; car celui-ci craignant qu’elle ne lui demandât son argent, évita si adroitement de se trouver seul avec elle, qu’elle ne put parvenir à lui parler. Elle prit alors le parti de s’adresser à sa femme, et elle n’y réussit pas mieux. Madame Harrel voulant éviter d’entendre un nouveau sermon sur l’économie, lui répondit avec humeur qu’elle se trouvait incommodée, et qu’il lui était impossible de parler d’affaires sérieuses.

Cécile, justement offensée des procédés de toute la maison, n’eut plus d’autre ressource que celle de M. Monckton, auquel elle résolut, à la première occasion, de demander conseil sur la manière dont elle devait s’y prendre pour se débarrasser du chevalier. Ainsi, la première fois qu’elle le vit, elle lui fit part des propos qu’il lui avait tenus, et de la conduite de M. Harrel. M. Monckton sentit aisément le danger auquel elle s’exposait en laissant subsister des prétentions de cette nature, ainsi que les inconvénients de sa situation actuelle : il en fut si frappé, qu’il n’épargna rien de ce qui lui parut propre à alarmer sa délicatesse, ou à augmenter son mécontentement. Il était sur-tout furieux contre M. Harrel, et il l’assura qu’il était persuadé que quelque intérêt secret et puissant l’engageait à appuyer avec tant de force et de ruse les poursuites du chevalier Floyer. Cécile combattit cette idée, qui lui parut une suite de ses préjugés contre M. Harrel. Cependant, lorsqu’elle lui apprit que le baronnet était invité à passer les fêtes de pâques à Violet-Bank, il lui représenta avec tant d’énergie les inductions que le public en tirerait nécessairement, que Cécile effrayée le pria avec instance de lui suggérer quelque moyen de se dispenser du voyage. Je n’en connais qu’un, repartit-il : il faut que vous refusiez d’aller à Violet-Bank. Si, après ce qui s’est passé, vous vous trouviez d’une même partie que le chevalier, vous confirmeriez les bruits qu’on a déjà fait courir que vous aviez des engagements avec lui ; et l’effet que cela produirait serait encore plus sérieux que vous ne pourriez l’imaginer, puisqu’il arrive fréquemment que la persuasion où l’on est que le public est fortement imbu d’une chose, conduit imperceptiblement, et par degrés, à la réaliser.

Cécile promit volontiers de suivre son conseil, quelles que fûssent les instances de M. Harrel. Il la quitta enchanté du pouvoir qu’il avait sur son esprit, et se félicitant d’avance du bonheur qu’il aurait de la voir aussi souvent qu’il le voudrait pendant l’absence de la famille Harrel.

Le lendemain, au moment du déjeûner et lorsque M. et madame Harrel s’y trouvaient, elle dit qu’elle se proposait de passer les fêtes de pâques à Londres. D’abord M. Harrel se contenta de rire de ce projet, et de la railler sur son goût pour la solitude ; mais lorsqu’il vit qu’elle parlait sérieusement, il pria madame Harrel de joindre ses prières aux siennes. Elle fit ce qu’il desirait ; il est vrai que ce fut avec tant de froideur, que Cécile s’apperçut bientôt qu’elle n’avait aucune envie de réussir. Elle vit avec peine combien elle s’intéressait peu à elle, et que non-seulement leur ancienne intimité s’était changée en une parfaite indifférence, mais encore que depuis qu’elle avait voulu l’engager à borner sa dépense et à vivre plus retirée, elle ne la regardait que comme un censeur fâcheux et sévère.

M. Arnott, qui se trouvait présent, attendait avec inquiétude le résultat de cette conversation, se flattant que les difficultés qu’elle opposait à cette partie, venaient de son peu de goût pour le chevalier ; il résolut en secret de suivre son exemple, et de se conduire d’après le parti qu’elle prendrait.

À la fin, Cécile, lassée des sollicitations de M. Harrel, lui dit que, s’il desirait savoir les raisons qui l’empêchaient de se prêter à ce qu’il exigeait, elle les lui communiquerait. M. Harrel, après avoir hésité un moment, la suivit dans la chambre voisine. Elle lui apprit alors qu’elle était résolue à ne jamais habiter sous le même toit que le chevalier Floyer, et témoigna ouvertement son chagrin et son mécontentement de ce qu’il persistait, malgré tout ce qu’elle avait pu lui dire, à encourager ses poursuites. Ma chère miss Beverley, répliqua-t-il, lorsque les jeunes personnes ne veulent pas se connaître elles-mêmes, ni avouer ce qu’elles pensent, il faut bien qu’un ami le leur apprène. Il est certain que vous aviez d’abord vu d’un œil favorable le chevalier, et il n’y a que fort peu de temps que vous avez changé à son égard ; ainsi, je suis persuadé et j’ose prédire que lorsque vous le connaîtrez mieux, vous reprendrez vos sentiments. Vous m’étonnez, monsieur, s’écria Cécile ; ne lui ai-je pas constamment témoigné mon aversion ? J’imagine, répondit M. Harrel en riant, que vous aurez de la peine à le lui persuader ; votre conduite à l’opéra n’était guère propre à lui faire naître cette idée. Je vous ai déjà expliqué, monsieur, les raisons de ma conduite à l’opéra ; et s’il reste au chevalier le moindre doute, soit relativement à cette affaire ou à toute autre, vous me permettrez de vous dire qu’on ne doit s’en prendre qu’à vous. Je vous supplie donc de ne pas l’amuser plus long-temps, et de ne plus m’exposer par la suite à des conjectures extrêmement désagréables. Oh ! fi, fi, miss Beverley. Après tout ce qui s’est passé, après une longue attente, après ses assiduités, vous ne sauriez penser sérieusement à le congédier.

Cécile, piquée autant que surprise de ces derniers mots, fut un moment à savoir ce qu’elle lui répondrait ; et M. Harrel, se méprenant volontairement, et expliquant ce silence en faveur de son protégé, prit sa main et lui dit : allons, vous êtes trop honnête pour vouloir vous moquer d’un homme tel que le chevalier Floyer. Il n’y a pas une femme à Londres qui ne voulût être à votre place, et je ne connais pas un seul homme en Angleterre qui mérite de lui être préféré.

Cécile retirant sa main sans chercher à lui cacher son dépit : non, monsieur, reprit-elle, cela ne se passera pas ainsi ; le refus que j’ai fait de la main du chevalier, au même instant où vous me la proposâtes de sa part, ne saurait vous être échappé, et vous ne pouvez ni vous y être mépris, ni l’avoir oublié : vous auriez tort d’être surpris que je vous témoigne combien je suis outrée de votre inconcevable opiniâtreté à ne pas vouloir lui faire connaître mes dispositions.

Les jeunes personnes élevées en province, répartit M. Harrel avec le ton dégagé qui lui était familier, ont toujours des idées un peu romanesques. Il est assez difficile de traiter avec elles ; mais comme le monde m’est beaucoup mieux connu qu’à vous, permettez que je vous dise que si, après tout ce qui s’est passé, vous persistez à refuser le chevalier, il aura sujet de se plaindre de votre procédé. Pouvez-vous me dire cela, monsieur, s’écria Cécile ? Il est impossible que vous le pensiez. Écoutez-moi enfin, je vous prie, assurez, s’il vous plaît, le chevalier…… Non, non, dit-il en l’interrompant et affectant de la gaité, vous arrangerez vous-même cette affaire à votre fantaisie ; il ne me convient point de me mêler des querelles des amants. Et alors, en s’efforçant de rire, il la quitta.

Cécile fut si fort irritée de ce procédé inouï, qu’au lieu de retourner vers madame Harrel, elle alla s’enfermer dans sa chambre. Il lui fut aisé de reconnaître que M. Harrel était décidé à employer tous les moyens dont il pourrait se servir pour l’engager à quelque fausse démarche, dont le chevalier pût se prévaloir ; et quoiqu’elle ne conçût point quelles étaient ses vues, la bassesse de sa conduite excita son mépris, et l’erreur trop prolongée du baronnet lui donna la plus grande inquiétude. Elle s’affermit dans le dessein de chercher à s’expliquer avec lui et de persister à refuser absolument d’être du voyage de Violet-Bank.

Le jour suivant, tandis que les dames et M. Arnott, déjeûnaient, M. Harrel entra pour leur demander si tout le monde serait prêt à partir pour la campagne, le lendemain matin à dix heures. Cécile garda un profond silence. Il se tourna de son côté, et lui fit la même question. Me croyez-vous assez capricieuse, lui répondit-elle, après vous avoir dit hier au soir que je ne saurais être de votre partie, pour qu’aujourd’hui je change d’avis ? Je ne saurais cependant imaginer que vous pensiez rester seule à Londres, répliqua-t-il ; ce projet ne me paraît guère réfléchi, et n’est point décent pour une jeune demoiselle de votre âge. Au contraire, il serait si peu convenable, que, comme votre tuteur, je me crois obligé de m’y opposer. Confondue de ce ton d’autorité, Cécile le fixa d’un air aussi mortifié qu’irrité. Voyant pourtant qu’il serait inutile de s’opposer à sa volonté, dans le cas où il voudrait user de son pouvoir, elle ne répondit pas un mot. D’ailleurs, continua-t-il, j’ai quelques réparations en vue auxquelles je desirerais qu’on travaillât pendant mon absence, et votre appartement, qui est celui qui en a le plus besoin ne saurait qu’y gagner : il serait impossible que les ouvriers pûssent rien faire, si nous ne quittions pas tous la maison.

Alarmée d’une persécution si constante, et voyant qu’il y avait une conspiration formée pour favoriser les vues du chevalier, elle ne vit plus de ressource que de s’adresser à madame Delvile, et de lui demander un appartement chez elle pendant le temps que ses hôtes passeraient à la campagne.



CHAPITRE IX.

Victoire.


Cécile n’eut pas plutôt formé ce projet qu’elle se hâta de se rendre à la place de Saint-James. Elle trouva madame Delvile seule. Après les premiers compliments, tandis qu’elle s’occupait des moyens de faire agréer sa proposition, madame Delvile lui en fournit l’occasion en lui disant : Je suis fâchée d’apprendre que nous allons bien-tôt vous perdre ; J’espère pourtant que M. Harrel ne fera pas un long séjour à sa campagne. S’il en était autrement, je serais presque tentée de vous aller enlever. Réellement, votre départ de Londres dans cette circonstance, continua madame Delvile, est tout-à-fait fâcheux pour moi, surtout dans un temps où vos visites me seraient doublement agréables, M. Delvile étant allé passer les fêtes chez le duc de Derwent. Mon fils a de son côté un autre engagement ; et il y a si peu de monde actuellement en ville que je me soucie de voir, que je vivrai presque seule.

Si j’osais me flatter, s’écria Cécile, que vous daignâssiez me recevoir, je serais bien empressée d’échanger la partie de Violet-Bank pour un pareil avantage. Vous êtes bien bonne et bien aimable, lui répondit madame Delvile ; votre société me procurerait certainement les plus grands agréments. Ce n’est cependant pas que je craigne la solitude ; au contraire, le monde m’est presque toujours à charge : je ne trouve que très-peu de gens qui ayent le talent de réussir dans la société. Vivre seule, cependant, est triste ; et avec vous, du moins, dit-elle en prenant la main de Cécile, aucun obstacle ne s’oppose au penchant qui m’invite à former une amitié qui sera, j’espère, aussi durable que satisfaisante. Cécile témoigna, de la manière la plus expressive, combien elle était touchée de l’idée favorable que madame Delvile voulait bien avoir d’elle ; et celle-ci s’appercevant bientôt à son air, qu’elle avait peu de goût pour la partie de Violet-Bank, la questionna pour savoir s’il lui serait possible de s’en exempter. Elle lui répondit sur-le-champ très-affirmativement. Et seriez-vous réellement assez complaisante, s’écria madame Delvile un peu surprise, pour me donner le temps que vous destiniez à cette partie de plaisir ? De tout mon cœur, répondit-elle, si vous le souhaitez. Mais pourrez-vous aussi, car vous ne sauriez rester seule dans la maison de la place de Portman, vous arranger pour vivre absolument chez moi jusqu’au retour de Harrel ? Cécile n’hésita pas un instant à accepter cette proposition, qui était précisément telle qu’elle la désirait ; et madame Delvile, charmée de sa condescendance, s’engagea à lui faire préparer sur-le-champ un appartement.

Elle s’empressa ensuite de revenir chez M. Harrel, pour lui faire part de son nouvel arrangement. Elle attendit pour cela le dîner, et profita de ce moment où toute la famille était rassemblée. La surprise que causa cette résolution fut générale. Le chevalier parut ne savoir trop qu’inférer d’un pareil arrangement ; M. Arnott était en partie comblé de plaisir, et en partie tourmenté par ses soupçons. Madame Harrel n’était qu’étonnée, et n’éprouvait aucune autre sensation : son mari paraissait évidemment le plus affecté. Il fit tous ses efforts pour l’engager à abandonner ce projet, et à venir avec eux. Elle se contenta de lui répondre gravement qu’elle avait donné sa parole à madame Delvile d’être chez elle le lendemain matin.

Lorsqu’on vit qu’elle était très-décidée à les quitter, la surprise fit place à la mauvaise humeur. Le chevalier avait l’air d’un homme qui se croit joué ; M. Arnott était en proie à mille doutes ; madame Harrel paraissait toujours la moins affectée, tandis que son mari avait peine à cacher sa colère et son ressentiment.

Cécile, de son côté, était au comble de ses vœux. En quittant la maison d’un de ses tuteurs pour aller habiter celle de l’autre, elle savait que personne n’avait le droit de s’y opposer, et l’empressement flatteur avec lequel madame Delvile avait prévenu sa demande, sans s’informer de ses motifs, la tira d’une situation qui lui devenait extrêmement pénible. L’absence de M. Delvile contribua encore à augmenter son bonheur, et elle se réjouit de la perspective de trouver bientôt l’occasion d’expliquer à son fils ce qui avait pu lui paraître mystérieux dans sa conduite avec M. Belfield. S’il lui restait quelque chose à regretter, c’était uniquement l’impossibilité de recevoir les conseils de M. Monckton.

Le lendemain matin, Cécile prit congé de madame Harrel, qui témoigna faiblement son chagrin d’être privée de sa compagnie, et se rendit chez madame Delvile qui la reçut avec beaucoup de cordialité ; elle la conduisit à l’appartement qu’elle lui avait fait préparer, lui montra la bibliothèque, la priant d’en user comme de la sienne, et lui recommandant très-obligeamment de ne pas oublier qu’elle se trouvait dans une maison où tout était à ses ordres.

Le jeune Delvile ne parut qu’à l’heure au dîner. Cécile se rappelant la singularité de leur dernière entrevue, rougit beaucoup la première fois qu’elle rencontra ses regards ; mais son air naturel, sa conversation qui fut générale, et le soin qu’il eut de ne rien dire qui lui pût donner de l’inquiétude, firent qu’elle se remit bientôt de son trouble.

Les moments qu’elle passa avec madame Delvile lui firent bientôt connaître le bon sens et la pénétration de cette dame. Elle reconnut, il est vrai, qu’on avait peut-être eu raison de la soupçonner d’un peu de vanité ; mais elle s’apperçut en même temps qu’avec un si grand nombre d’excellentes qualités, tant de véritable dignité dans le caractère, et une conduite si noble, quels que fûssent les égards qu’elle paraissait exiger, ils étaient encore fort au dessous de ceux qu’on était porté à lui accorder.

Son penchant pour le jeune Delvile augmenta aussi de plus en plus ; et toutes les fois qu’il eut occasion de faire connaître sa façon de penser, elle en conçut une plus haute idée ; elle trouvait dans ses manières et dans ses inclinations un mêlange de douceur et de franchise, qui en faisant rechercher sa compagnie, rendait sa conversation intéressante et spirituelle.

Ce fut là que Cécile éprouva ce bonheur qu’elle avait si longtemps desiré ; sa vie n’était ni trop dissipée ni trop retirée ; la compagnie qu’elle voyait était composée de gens de distinction ou à talents, dont les visites n’étaient ni longues ni fréquentes. La situation qu’elle venait de quitter donnait un nouveau prix à celle où elle se trouvait ; elle n’était plus révoltée par l’extravagance ou l’étourderie, plus tourmentée par des attentions et des poursuites qui lui déplaisaient, ni mortifiée par l’ingratitude de l’amie qu’elle avait tâché d’obliger. Tout était simple et tranquille autour d’elle, quoique animé et intéressant.

Elle chercha l’occasion de détruire les conjectures du jeune Delvile sur ses apparentes liaisons avec Belfield ; mais Delvile ne lui faisant plus ni questions, ni plaisanteries, elle ne crut pas devoir chercher à avoir une explication qui pourrait ne pas le persuader. Dans une situation aussi heureuse, il ne lui restait plus que la seule inquiétude de savoir si M. Belfield avait enfin accueilli le chirurgien, mais la peur d’y rencontrer une seconde fois M. Delvile, et de lui donner de nouveaux soupçons, l’empêcha d’aller voir sa sœur. Cependant, sa bienfaisance naturelle, qu’aucune considération personnelle n’était capable de restreindre, lui faisant appréhender qu’ils ne fussent dans le besoin, elle prit le parti, puisqu’elle n’osait la voir, d’écrire à mademoiselle Belfield. La lettre fut courte mais polie ; elle la priait avec toute la délicatesse possible de lui donner des nouvelles de son frère, et de lui demander si elle consentait enfin à accepter quelques secours de sa part. Elle reçut la réponse suivante :

À Miss Beverley.

« Ah, madame, votre bonté me confond ! Nous n’avons besoin de rien encore ; mais je crains que ce ne soit pas pour long-temps. Quoique j’espère ne jamais devenir fière et impertinente j’aime mieux lutter contre l’adversité que de déplaire à mon malheureux frère, sur-tout dans ce moment-ci. Sa blessure, graces au ciel, a été pansée par le chirurgien, qui le soigne sans vouloir être payé, quoique mon frère soit prêt à se défaire de tout ce qu’il possède plutôt que de lui avoir cette obligation. J’avoue que je ne conçois pas pourquoi il redoute si fort qu’on lui rende service, puisque tant qu’il a cru être riche lui-même, il a toujours cherché à être utile aux autres. Il me semble que le chirurgien le trouve très-mal. Il a l’air triste en le quittant, et ne répond rien aux questions que nous lui faisons, ma mère et moi.

» Je suis honteuse de vous envoyer ce griffonnage : je n’ose prier mon frère de m’aider, parce qu’il serait fâché que j’eûsse fait mention de lui. Comme je n’ai jamais vu que l’orgueil produisît rien de bon ; je n’ai point songé à l’imiter ; et n’ayant pas son esprit, il est inutile que j’aye ses défauts : ainsi, quoique ma lettre soit mal écrite, vous, mademoiselle, qui avez tant de bonté et d’indulgence, vous me pardonnerez, fût-elle encore plus mal ; et quoique nous ne soyons pas dans le cas de profiter de vos offres gracieuses, c’est une grande consolation pour moi de penser qu’il y a une personne dans le monde qui, si nous nous trouvions destitués de tout, et si le cœur trop fier de mon pauvre frère venait à s’humaniser, regarderait notre misère en pitié, et empêcherait que nous n’en fussions accablés. Je suis, mademoiselle, avec le plus profond respect,

» Votre très-obligée et très-humble servante,
Henriette Belfield. »


Cécile, émue et attendrie de la naïveté et de la simplicité du style de cette lettre, résolut, dès qu’elle retournerait chez M. Harrel, de rendre visite à cette charmante et honnête fille. Rassurée sur sa situation actuelle, et espérant beaucoup des soins du chirurgien qui voyait son frère, elle se livra toute entière au bonheur pur et sans mêlange que lui offrait la société dont elle jouissait.

En général, ceux dont la félicité n’est point interrompue, s’apperçoivent à peine de sa durée. Il n’en est pas de même quand elle leur échappe ; le chagrin leur en montre alors tout le prix, et le malheur leur fait sentir tout ce qu’ils perdent.

Comblée sans cesse des attentions de ses nouveaux hôtes, elle voyait le temps s’enfuir avec trop de rapidité ; elle trouvait dans les talents de madame Delvile des sources intarissables de satisfaction ; et dans les sentiments et les dispositions de son fils, quelque chose de si conforme aux siens, qu’il proférait à peine un seul mot qui ne prouvât leur sympathie : tout dans leurs regards semblait annoncer une parfaite intelligence. Franche, enjouée, et libre de toute inquiétude, elle ne se levait que pour être heureuse, et ne se couchait que pour jouir d’un doux sommeil. Les contradictions qu’elle avait essuyées auparavant servaient non-seulement à augmenter le prix des jouissances actuelles, elles rappelaient encore à sa mémoire les événements de ses premières années ; et elle convenait que sa situation présente répondait mieux à ses goûts et à son caractère, qu’aucune de celles dans lesquelles elle se fût encore trouvée. Son bonheur présent s’évanouit à l’arrivée de M. Harrel. En vain se flatta-t-elle de l’espoir que madame Delvile lui proposerait de prolonger son séjour dans sa maison ; en apprenant son retour, cette dame témoigna à sa jeune amie le regret qu’elle sentait de la perdre, mais sans ajouter un mot pour prévenir cette séparation.

Cécile, déconcertée, se détermina à retourner le jour suivant à la place de Portman. Le reste du jour fut bien différent de ceux qui l’avaient précédé ; il s’écoula tristement : madame Delvile parut très-affectée ; son fils ne fit point mystère de son chagrin ; et, quoiqu’ils fûssent tous mécontents, aucun ne fit le moindre effort pour retarder cette séparation.

Le lendemain, pendant le déjeûner, madame Delvile remercia affectueusement miss Beverley du temps qu’elle lui avait donné, la priant d’adoucir par de fréquentes visites la privation qu’elle allait éprouver. Le jeune Delvile appuya fortement cette prière, et montra avec chaleur combien il était charmé que sa mère eût acquis une amie aussi aimable. Sans affectation, il joignit ses vœux aux siens pour que leur liaison devînt tous les jours plus intime. Tant de bienveillance et d’affection calma un peu le regret que Cécile sentait de les quitter.

Lorsque le carrosse de madame Harrel fut arrivé, madame Delvile prit congé d’elle avec l’attendrissement le plus marqué, et son fils lui donna la main pour l’y conduire. Je desirerais fort, lui dit-il alors d’un air confus, avant le départ de miss Beverley, m’excuser de l’erreur grossière que j’ai commise. Je ne sais s’il lui sera possible de me pardonner, et j’ai peine à concevoir par quelle fatalité ou quel aveuglement j’ai pu y persister si long-temps. Oh ! s’écria Cécile très-satisfaite de cette explication volontaire, si vous êtes véritablement convaincu de votre erreur, c’est tout ce que je peux desirer. J’avoue que les apparences étaient si fort contre moi, que j’ai peut-être eu tort de m’étonner que vous y ayez ajouté foi… Mon propre penchant pour M. Belfield plaidera j’espère en ma faveur ; c’est d’après lui, et non d’après aucun préjugé contre le chevalier Floyer que mon erreur a pris naissance : au contraire, je respecte à tel point votre goût et votre discernement, que votre décision une fois connue, j’aurais peine à ne pas y joindre mon approbation.

Tourmentée par ces continuelles méprises, et piquée de voir que, quoiqu’on variât si souvent sur l’objet de ses prétendues inclinations, l’idée d’un engagement positif avec l’un des deux était toujours la même, elle résolut, le plutôt qu’il lui serait possible, de charger M. Monckton de voir le chevalier Floyer, et de lui déclarer formellement de sa part qu’elle refusait ses propositions ; elle renonça à la résolution qu’elle avait prise de lui en parler elle-même, pour éviter tout rapport avec le baronnet et toute discussion avec M. Harrel.

Madame Harrel la reçut aussi froidement qu’elle s’en était séparée. Cette dame paroissoit alors avoir de l’inquiétude : Cécile tâcha d’en deviner la cause ; mais, loin de chercher du soulagement dans le sein de l’amitié, elle s’attacha à l’éviter, comme si elle eût redouté sa conversation, et que sa vue eût été un reproche. M. Harrel, au contraire, lui fit beaucoup plus de politesse qu’à son ordinaire, se montra empressé à aller au devant de ce qui lui faisait plaisir, et lui rendre sa maison plus agréable que jamais. Le chevalier Floyer parut vouloir être plus respectueux ; ils ne réussirent ni l’un ni l’autre à lui faire changer d’opinion sur leur compte. Le plaisir que M. Arnott eut de la revoir, fut sincère ; et il s’apperçut que Cécile, qui ne cherchait pas plus à éviter M. Harrel et le chevalier, que madame Harrel ne cherchait à l’éviter elle-même, ne s’entretenait volontiers qu’avec lui, et se donnait à peine le soin de cacher qu’il était le seul de toute la famille pour lequel elle eût quelque considération.


Fin du troisième livre.






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LIVRE IV.


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CHAPITRE PREMIER.

Complainte.


Cécile persuadée que tous les soupçons sur son penchant pour M. Belfield étaient dissipés, se hâta de se rendre chez lui pour chercher avec sa sœur le moyen de lui être utile. Son domestique l’annonça quand elle fut à la porte, et elle fut tout de suite admise dans la chambre où elle était déjà entrée deux fois.

Elle trouva la jeune Henriette alarmée sur l’état de son frère ; il est perdu !… je ne le crains que trop, perdu pour toujours !… Et cela, par sa malheureuse vanité ! Il oublie que son père était un simple marchand ; il est honteux de son extraction, et son desir unique est de vivre avec les gens de qualité comme s’il était leur égal. À présent que sa situation ne le lui permet plus, il en est si affecté, qu’il ne saurait s’en consoler ; il m’a dit ce matin qu’il voudrait être mort ; qu’en prolongeant sa vie, il n’avait d’autre perspective qu’une affreuse misère. Et quand il m’a vu pleurer amèrement, il a paru très-touché ; car il a toujours été, à mon égard, le meilleur des frères, sur-tout lorsqu’il a cessé de fréquenter les grands seigneurs qui l’ont perverti. Pourquoi, m’a-t-il dit, Henriette, pourquoi voulez-vous que je vive, tandis qu’au lieu de vous placer vous et ma pauvre mère, dans un rang plus élevé, je me vois moi-même tombé si bas, que je ne sers plus qu’à vous priver de vos petits revenus ?

Je suis réellement fâchée, répliqua Cécile, qu’il soit si affecté de son état ; mais comment se peut-il que vous, qui êtes beaucoup moins âgée que lui, ayez des idées saines ? La solidité de votre jugement et la justesse de vos remarques m’étonnent autant qu’elles m’enchantent. Il me paraît que M. Belfield aurait actuellement moins besoin d’un médecin que d’un ami. Il lui reste un ami, mademoiselle, un ami généreux ; s’il voulait seulement accepter ses services…… Mais la présence de cet ami n’adoucit point ses maux ; au contraire, sa fièvre augmente chaque fois qu’il vient le voir. Eh bien ! s’écria Cécile en se levant, je m’apperçois que notre tâche sera pénible, et que nous aurons de la peine à le conduire ; mais prenez courage, et comptez que, s’il est possible de le sauver, nous ne le laisserons pas périr. Alors, quoique craignant encore de l’offenser, elle lui offrit de nouveau sa bourse. Mademoiselle Belfield ne fut pas aussi révoltée de sa proposition ; et la remerciant avec reconnaissance, elle lui dit qu’elle n’était pas précisément dans le cas d’en avoir besoin, et ne s’exposerait au risque de déplaire à son frère, qu’autant que la nécessité l’y contraindrait d’avoir recours à elle, et l’assura qu’elle ne manquerait jamais d’argent tant qu’elle aurait le moyen de lui en fournir.

Après quoi elle la quitta remplie d’estime et d’amitié pour cette jeune personne, et déterminée à chercher quelque moyen de procurer un emploi ou quelque place avantageuse à M. Belfield, qui, en lui présentant un avenir plus agréable, lui redonnerait le courage, et faciliterait sa guérison.

Elle se proposa de consulter M. Monckton, dont l’expérience et la grande connaissance du monde pouvaient la guider dans les démarches que le desir de servir M. Belfield l’obligerait de faire.

Malgré l’extrême confiance qu’elle avait en lui, et la persuasion où elle était qu’il se prêterait à ses vues, une autre idée tout aussi flatteuse, quoiqu’elle en attendît moins d’utilité, lui passa dans l’esprit : ce fut de faire part au jeune Delvile de ses idées. Elle savait déjà qu’il n’ignorait rien de ce qui concernait la situation de Belfield, et elle espérait, en lui demandant ouvertement son sentiment, de lui confirmer par cette démarche qu’elle n’avait aucun engagement avec lui.



CHAPITRE II.

Sympathie.


Cécile alla le lendemain passer la journée chez madame Delvile, et trouva aisément l’occasion de parler à son fils. Ne vous semblera-t-il pas bien étrange que j’ose prendre la liberté de vous consulter ? vous connaissez, je crois la triste situation de M. Belfield ?… Je la connais : elle est très-malheureuse ; je le plains de toute mon âme, et rien au monde ne me ferait plus grand plaisir que de trouver l’occasion de lui rendre service. On ne saurait trop le plaindre, répartit Cécile, et si l’on ne trouvait pas bientôt moyen de faire quelque chose pour lui, je crains qu’il ne soit tout-à-fait perdu. L’agitation de son esprit s’oppose aux effets de tous les remèdes ; tant qu’elle durera, sa santé ne se rétablira jamais. Ses sentiments, probablement toujours au-dessus de sa naissance, luttent contre tous les assauts de la maladie et de la pauvreté. Il mourra plutôt que de se soumettre à sa destinée, et de recourir à ses amis pour qu’ils le secourent, et emploient leur crédit en sa faveur. Sans vouloir excuser son opiniâtreté, je desirerais qu’il lui fût possible de la vaincre. Je crains réellement de penser à ce qui pourra lui arriver.

Il n’y a personne au monde, répondit le jeune Delvile ému, qui ne fût plus porté à envier, qu’à plaindre des maux qui occasionnent cette noble et généreuse pitié. Il ne veut accepter aucun secours pécuniaire, continua-t-elle ; son esprit est véritablement trop élevé pour recevoir la moindre consolation d’un soulagement de cette espèce. Je desirerais qu’on pût lui trouver une place, où ses talents, qui ont fait assez long-temps le bonheur des l’air le plus satisfait, que nous nous trouvions penser de même. Je me suis occupé ce matin à lui procurer un emploi où l’éducation qu’il a reçue lui servît, et où ses talents tournâssent à son honneur et à son profit.

Il remit alors à Cécile une lettre qu’il écrivait à un homme de condition, dont le fils devait bientôt partir pour commencer ses voyages, par laquelle il le lui recommandait, et le lui proposait pour gouverneur de ce jeune homme. Cette singulière conformité de sentiments leur fit le plus grand plaisir, et augmenta tout-à-coup l’estime qu’ils avaient déjà conçue l’un pour l’autre. Delvile la regardait avec admiration, et l’occasion qui la faisait naître, la rendait trop agréable à Cécile pour qu’elle lui fît la moindre peine. Elle ressentait une satisfaction intérieure, qui servait à l’embellir.

Elle n’eut, avant le retour de madame Delvile, qui rentra bientôt, que le temps de lui remettre sa lettre.

La conversation fut assez languissante pendant le reste de la soirée, et elle sortit bientôt, très-préoccupée, et desirant d’être seule pour se livrer aux nouvelles réflexions que la situation de son cœur faisait naître.

La première fois qu’elle avait vu le jeune Delvile, elle avait admiré, sans le vouloir, ses manières et sa façon de s’énoncer ; et toutes les fois qu’elle l’avait vu depuis, elle avait toujours remarqué en lui d’autres qualités qui le lui avaient rendu encore plus recommandable. Elle le voyait, le rencontrait avec plaisir, et ne s’en séparait jamais sans desirer de le revoir. Cependant, comme la passion chez elle était subordonnée à la raison, son affection ne triomphait point de ses principes. À peine vit-elle le danger, qu’elle en fut épouvantée, et résolut sur le champ de s’opposer aux progrès d’un goût trop décidé, que le temps ni l’intimité n’avaient point encore justifié. Elle eut un grand soin d’occuper tous ses moments, afin de laisser moins de carrière à son imagination ; et si elle s’était apperçue que son caractère fût différent de ce que son extérieur annonçait, sa droiture et la pureté de ses sentiments lui auraient donné assez de force pour le bannir entièrement de son esprit.

Telle était sa situation, lorsqu’elle entra chez madame Delvile pour éviter la partie de Violet-Bank. Ici elle sentit moins le besoin de surveiller son cœur ; les conversations fréquentes qu’elle eut avec cet aimable jeune homme, ne lui parurent propres qu’à occuper agréablement l’esprit ; elle admira la justesse de celui de Mortimer ; elle le trouva noble, généreux, franc, avide d’acquérir des connaissances ; doux et tranquille par caractère, quoique très-actif dans ce qu’il entreprenait. Lorsque de pareilles qualités se trouvent jointes à une haute naissance, à une figure avantageuse, celui qui en est doué devient nécessairement une compagnie dangereuse pour une jeune personne, naturellement portée, comme Cécile, à estimer tout ce qui lui paraît mériter de l’être. Son cœur ne fit aucune résistance ; car l’attaque fut trop circonspecte et trop bien ménagée pour la craindre : toujours également sensible au plaisir que sa société lui faisait éprouver, ce ne fut qu’à son retour chez M. Harrel, qu’elle s’apperçut qu’elle n’était plus aussi indifférente qu’elle l’avait été jusqu’alors. Cette demeure, qui n’avait jamais été trop de son goût, lui devint tout-à-fait insupportable ; cependant, portée à attribuer son inquiétude et son ennui à tout autre cause qu’à la véritable, elle imagina que la maison même était changée ; que ses hôtes et tous ceux qui la fréquentaient, étaient devenus plus insupportables qu’auparavant. Cette erreur dura peu ; le moment de la conviction approchait ; et lorsque Delvile lui présenta la lettre qu’il avait écrite en faveur de M. Belfield, elle se dissipa subitement.

Cette découverte du changement qui s’était fait dans son esprit, ouvrit à ses yeux une perspective toute nouvelle, et lui fit naître des espérances totalement différentes ; car, ni l’exercice de la bienfaisance la plus active, ni son application à se conduire de la manière la plus convenable, ne lui suffisaient pas encore, et n’achevaient point sa félicité : elle avait des vues qui la touchaient de plus près, et des peines qui menaçaient de s’emparer entièrement d’un cœur, dont l’unique soin jusqu’alors avait été de s’occuper du bonheur des autres.

La perte de cette liberté d’esprit ne l’inquiéta que médiocrement, puisque le choix de son cœur, tout involontaire qu’il était, se trouvait conforme à ses principes, et approuvé par sa raison. La situation de ce jeune homme était précisément telle qu’elle la desirerait : quoique d’une naissance au-dessus de la sienne, il ne l’était cependant pas assez pour qu’elle en fût humiliée ; sa famille était distinguée, et sa mère lui paraissait la première des femmes ; son caractère et sa façon de penser semblaient formés pour la rendre heureuse, et la fortune qu’elle possédait suffisait pour qu’elle fût indifférente sur celle de Delvile.

Enchantée de trouver ainsi l’inclination et la convenance réunies, elle commença à chérir un penchant qu’elle avait d’abord cherché à réprimer ; elle se livra sans peine à la douce espérance de se voir unie pour toujours à celui qui méritait si bien le don de son cœur et de sa fortune. À la vérité, rien ne l’avait encore assurée que l’affection de Delvile répondît à la sienne ; mais elle avait mille raisons de s’en croire aimée, et d’imaginer que l’erreur où il avait été sur ses prétendus engagements, soit avec M. Belfield, soit avec le chevalier Floyer, l’avait seule empêché de déclarer ses sentiments, qui reprendraient toute leur vivacité, dès que cette erreur serait dissipée. Son projet était donc d’attendre patiemment une explication qu’elle n’était pas fâchée de voir retardée, pour avoir plus de temps et un plus grand nombre d’occasions de bien examiner son caractère, et pour ne point s’exposer par la suite à se repentir de trop de précipitation.



CHAPITRE III.

Effort pénible.


Le jour qui suivit celui où Cécile avait fait cet arrangement dans sa tête, elle reçut une visite de M. Monckton. Il s’était informé d’elle aussitôt que la famille Harrel avait été partie pour la campagne, et s’était flatté de tirer un grand avantage de son absence, en la voyant souvent, et en se prévalant de la confiance qu’elle avait en lui, pour l’engager à ne lui rien cacher. Son séjour dans la maison Delvile dérangea entièrement son projet ; car n’ayant aucune liaison dans cette maison, il n’osa hasarder de s’y présenter.

Elle le reçut dans cette conjoncture avec plus de plaisir qu’à l’ordinaire ; le temps qu’elle avait passé sans le voir, lui avait paru long, et elle desirait ardemment d’être à même de lui demander son secours et ses conseils. Elle lui fit part des motifs qui l’avaient engagée à aller loger à la place de Saint-James, de l’opiniâtreté incorrigible avec laquelle M. Harrel continuait à encourager les poursuites du chevalier Ployer. Elle le pria très-sérieusement de lui servir d’interprête dans une affaire dont elle était incapable de se tirer par elle-même, en voulant bien s’expliquer avec M. Harrel, de voir le chevalier, et d’insister fortement auprès de lui pour qu’il renonçât à des prétentions que rien n’autorisait. Je n’agirai, répondit M. Monckton, ni ne vous dirai ce que j’en pense, qu’autant que je serai mieux informé ; d’ailleurs, je suis persuadé qu’il y a là-dessous un mystère trop embrouillé pour que nous puissions encore le démêler. M. Harrel a sûrement quelques vues particulières, en témoignant un si grand zèle pour les intérêts du chevalier ; il n’est pas même difficile de concevoir la nature dont elles peuvent être. L’amitié, chez un homme aussi léger que lui, n’est qu’un mot, un simple prétexte pour autoriser une liaison qui n’est fondée que sur les emprunts qu’elle lui facilite, sur leur assiduité à fréquenter les mêmes maisons de jeu, sur les mêmes goûts ; tandis que l’estime qu’ils ont l’un pour l’autre n’est ni plus vraie ni mieux fondée que leur franchise et leur probité. Il l’avertit alors d’éviter toute affaire où il serait question d’argent avec M. Harrel, dont personne n’ignorait que les dépenses extravagantes et la prodigalité excédaient de beaucoup les revenus. Cécile lui avoua, mais avec peine, ce qui s’était passé avec M. Harrel. Il fut moins alarmé de la somme qu’elle lui avait prêtée, qu’il avait d’abord cru plus considérable, que de la démarche à laquelle on l’avait engagée pour se la procurer. Il lui représenta le plus fortement qu’il lui fut possible, le danger qu’il y avait d’être trompé, et même ruiné par les fripponneries des usuriers, et lui fit promettre que dans aucun cas, ou pour quelque raison que ce fût, elle ne se laisserait plus persuader de recourir à de pareils expédients. Elle promit de suivre exactement son conseil : ensuite elle lui apprit la connaissance qu’elle avait faite de Mlle Belfield, et le chagrin qu’elle avait de la situation de son frère. Satisfaite pour le présent du projet que Delvile avait formé en sa faveur, elle crut inutile de lui demander son avis à cet égard.

Au milieu de cette conversation, on lui remit un billet de M. Delvile, le père, qui lui faisait part de son retour de Londres, et la priait d’avoir la complaisance de passer le lendemain dans la matinée chez lui, ayant à s’entretenir avec elle d’une affaire importante. M. Monckton remarqua l’empressement de Cécile à se rendre à l’invitation ; il s’informa alors comment elle avait passé son temps pendant son séjour dans cette maison, et la pria de lui dire ce qu’elle pensait de cette famille après avoir vécu familièrement avec elle. Cécile répondit qu’elle n’en connaissait pas mieux M. Delvile père, qui avait été absent pendant tout ce temps-là ; mais elle fit avec chaleur l’éloge de madame Delvile, et s’étendit avec complaisance sur son esprit et ses estimables vertus.

Elle fut plus embarrassée lorsqu’il voulut savoir ce qu’elle pensait du fils. M. Monckton s’en apperçut aisément, et affectant de sourire : ne vous êtes-vous point encore apperçue, lui dit-il, du pacte de cette famille, qui ne cherche qu’à vous captiver pour vous attirer dans ses filets ? Non, certainement, s’écria Cécile offensée de cette question ; je suis sûre qu’un pareil pacte n’a jamais existé, et je ne crains pas d’avancer que si vous les connaissiez mieux, vous seriez le premier à leur rendre justice. Ma chère miss Beverley, repartit-il, je les connais déjà. Je ne vais pas, je l’avoue, chez eux ; mais je suis parfaitement au fait de leur caractère, qui m’a été tracé par les gens les plus liés avec eux. Qu’avez-vous donc appris de cette famille ? demanda Cécile très-sérieusement ; il est du moins impossible qu’on puisse dire le moindre mal de madame Delvile. Je vous demande pardon ; Madame Delvile n’est pas plus parfaite que le reste de sa famille ; elle est seulement plus adroite, et cache mieux ses défauts ; car, quoique très-fière et très-orgueilleuse, elle est entièrement dominée par l’intérêt. Je vois qu’on vous a très-mal informé, répondit Cécile avec chaleur ; madame Delvile est la plus excellente de toutes les femmes. Il n’est pas étonnant que sa supériorité lui suscite des ennemis ; mais ils le sont par envie, et non par ressentiment ; elle n’en aura jamais d’autres. Vous la connaîtrez mieux avec le temps, répondit tranquilement M. Monckton ; je souhaite seulement que vous ne payiez pas cette connaissance de la perte de votre félicité. Comment, monsieur, s’écria Cécile fort agitée, cette connaissance aurait-elle le pouvoir de mettre ma félicité en péril ? Je vais vous le dire, mademoiselle, avec toute la franchise que vous êtes en droit d’exiger de moi ; après quoi, ce sera au temps à prouver si je me suis trompé. La famille Delvile, malgré sa magnificence fastueuse, est très-pauvre. En est-elle pour cela moins estimable ? Oui, parce qu’elle en est plus avide ; et comme elle met des ducs, des comtes, des barons dans sa généalogie, les richesses qu’elle trouvera chez vous l’aideront à soutenir à vos dépens sa morgue et son faste : tandis que celle dont ils les tiendront, quoique très-aimable, sera toujours regardée comme fort au-dessous d’elle, et n’ayant pas dû se flatter d’une alliance aussi distinguée et aussi illustre.

Cécile ne répondit rien ; mais elle ne put cacher jusqu’à quel point elle était révoltée de ce discours. M. Monckton remarquant son émotion, lui dit : Je me garderais bien de donner cet avis à une personne que je croirais trop faible pour en profiter ; mais, comme je suis parfaitement informé de l’usage qu’on se propose de faire de votre fortune, et de la manière dont vous serez ensuite traitée, je crois devoir vous prévenir de leurs desseins, puisqu’il vous suffira sans-doute de vous les indiquer pour que vous vous en préserviez.

Cécile, trop troublée pour le remercier, garda le silence. M. Monckton jugeant, d’après son mécontentement, du véritable état de son cœur, vit avec effroi la grandeur du péril qui le menaçait. Il reconnut que le moment présent n’était point celui qu’il fallait choisir pour continuer à la contrarier ; elle lui avoua que sa critique sévère du caractère de madame Delvile l’avait révoltée ; mais elle n’osa prendre la défense du jeune Delvile. M. Monckton insista alors, et voulut lui persuader que c’était pour réparer le délabrement de leur maison que les Delvile voulaient s’assurer de sa fortune, et qu’ils l’accablaient de prévenances et de caresses. Après cela, il abandonna absolument ce sujet ; et avec cette chaleur prudente et réservée, dont il accompagnait toutes ses expressions, il lui dit qu’il veillerait soigneusement, et l’avertirait de tout ce qui pourrait donner la moindre atteinte à sa réputation et à sa tranquillité.

Tourmenté lui-même par une inquiétude encore plus insupportable que celle qu’il lui avoit occasionnée, il vit alors ses espérances sur le point de s’évanouir pour toujours. Il avait cependant détruit le calme et la sérénité à laquelle Cécile s’était entièrement livrée. L’alliance contre laquelle elle avait cru impossible de faire la moindre objection, lui en paraissait dans ce moment très-susceptible ; les représentations de M. Monckton l’avaient cruellement mortifiée. Bien convaincue de sa grande expérience, et ne lui soupçonnant point des vues intéressées, elle ajoutait involontairement foi à ses assertions ; et même, en s’efforçant de les combattre, elles faisaient une si forte impression sur son esprit, qu’il paraissait presqu’impossible qu’elles en fûssent jamais effacées. Accablée de chagrin, Cécile passa la nuit dans le trouble et l’agitation, tantôt décidée à se livrer à son inclination, tantôt à surmonter son penchant, et à s’abandonner entièrement aux conseils de ce faux ami.



CHAPITRE IV.

Espoir.


Dans cet état d’incertitude et d’accablement Cécile se rendit, le lendemain, chez M. Delvile qui la reçut avec beaucoup de dignité. Je vous ai donné la peine, miss Beverley, lui dit-il, de venir chez moi, afin de m’entretenir avec vous de vos affaires ; c’est un devoir dont j’ai cru ne pouvoir me dispenser dans cette circonstance ; les attentions que votre sexe est en droit d’exiger du nôtre, m’auraient certainement engagé à me rendre moi-même chez vous ; mais j’ai craint que ceux avec lesquels vous vivez ne se fûssent crus obligés de me rendre ma visite. Les gens de basse naissance sont ordinairement les plus exacts en pareil cas. Ce n’est pourtant pas que mon intention soit de vous prévenir contr’eux ; quoique, relativement à moi, il conviène très-fort que je me rappèle que des liaisons générales et sans choix, en confondant tous les rangs, deviènent tout-à-fait préjudiciables à l’ordre de la société qu’elles renversent. Je me suis adressé, continua-t-il, à madame Delvile, pour savoir si l’aveu que je vous avais recommandé de lui faire, et auquel elle m’avait promis de vous engager, avait déjà eu lieu ; elle m’a appris que vous n’aviez point encore ouvert la bouche à ce sujet. — Je n’avais aucun aveu à faire ; et madame Delvile ne m’ayant rien demandé, j’ai cru qu’elle était satisfaite, et n’avait plus de réponse à attendre.

L’époque actuelle de votre vie, ajouta-t-il, est celle où vous avez le plus besoin de conseils ; je suis, ainsi que je viens de vous le dire, fâché que vous n’ayez pas confié vos sentiments à madame Delvile. Une jeune demoiselle, à la veille de s’établir, et pouvant choisir sur un grand nombre de partis, est très-exposée à se tromper, et ne saurait mieux faire que de demander des avis à ceux qui sont en état de l’instruire sur l’alliance qui lui serait la plus avantageuse. Ce qui me fait le plus grand plaisir, est de pouvoir vous louer de ce que le jeune homme blessé en duel (je ne saurais me rappeler son nom) est, à ce qu’on m’assure, tout-à-fait hors de votre pensée, et qu’il n’en est plus question. Mon dessein donc, est de vous parler du chevalier Robert Floyer. Lorsque j’eus, en dernier lieu, le plaisir de m’entretenir avec vous à ce sujet ; vous vous rappèlerez sans-doute que je penchais pour lui ; il est vrai que je ne le regardais alors que comme le rival d’un jeune homme de nulle considération, et il me paraissait plus digne de vous. Il ne s’agit plus de ce jeune homme, et il se présente un nouveau prétendant, auquel le chevalier est aussi peu comparable que le premier l’était à ce dernier.

Cécile fut émue à cette proposition ; un sentiment plus vif excita sa curiosité, et le sujet de cette conversation auquel elle était si fort intéressée redoubla son attention. Ce prétendant, ajouta-t-il, est tel que je ne saurais imaginer qu’une jeune demoiselle pût hésiter un moment à l’accepter. Il est à tous égards, à la fortune près, très-supérieur au chevalier ; et ce qui lui manque d’un côté, peut être aisément réparé par celle que vous possédez. J’ignore encore quelles sont les idées que vous avez pu vous former du rang, de la noblesse et des alliances, ni si vous savez les apprécier à leur juste valeur ; car les premiers préjugés sont trop enracinés pour qu’il soit facile de les détruire. Ceux, sur-tout, qui ont vécu avec des gens opulents, font très-peu de cas de la naissance même, et lui préfèrent les richesses.

La rougeur qui avait d’abord paru sur le visage de Cécile, et que cette ouverture y avait fait naître, fut alors augmentée par sa colère et son ressentiment : elle se sentit déjà offensée par le préambule fastueux et humiliant des propositions qu’elle attendait ; et elle résolut dans son dépit, quoi qu’il en coûtât à son cœur, de maintenir sa dignité en les refusant absolument ; trop bien convaincue par ce qu’elle voyait alors, que M. Monckton ne s’était point trompé dans ce qu’il lui avait annoncé pour l’avenir. Votre refus donc, continua-t-il, de cette offre honorable, n’a peut-être été qu’une suite des principes de votre éducation. Quel refus, interrompit Cécile étonnée ? n’avez-vous pas refusé les propositions de mylord Ernolf pour son fils ? Mylord Ernolf ? — Jamais ; et je ne l’ai vu, lui et son fils, qu’en public. Cela, répliqua M. Delvile, ne fait rien à l’affaire ; lorsque le parti est convenable, une jeune demoiselle bien élevée doit l’accepter ; mais quoique ce refus ne vînt pas immédiatement de vous, vous l’aviez sans-doute approuvé. — Approuvé ! Et je n’en ai jamais rien su ! — Il faut donc que votre mariage avec le chevalier Floyer soit plus près de se conclure que je ne l’avais imaginé ; car autrement, M. Harrel n’aurait pas osé, sans vous consulter, donner une réponse aussi décisive au comte. Non, monsieur, repartit Cécile impatientée ; jamais mon mariage avec lui n’a été plus éloigné, et je ne souhaite point qu’il le soit moins à l’avenir.

Elle était très-peu disposée à continuer cette conversation. La résolution héroïque et généreuse qu’elle avait d’abord formée de refuser la main du jeune Delvile, ne la rendait plus capable de supporter patiemment les offres qu’on venait de lui faire. Et quoique piquée et irritée de cette nouvelle preuve que M. Harrel ne se faisait aucun scrupule, par ses assertions et par ses actions, d’accréditer les bruits de son prochain mariage avec le chevalier ; son dépit, en voyant que M. Delvile, au lieu de plaider la cause de son fils, se déclarait en faveur d’un autre, qu’il appuyait de tout son crédit, fut si vif, que, quoiqu’il continuât son fastueux discours, à peine y fit-elle la moindre attention, et saisit le premier moment d’intervalle pour sortir. Il lui demanda si elle ne verrait pas madame Delvile ; mais souhaitant d’être seule, elle s’en excusa. Il lui enjoignit alors de ne pas s’engager davantage avec le chevalier, jusqu’à ce qu’il eût le temps de prendre quelques informations au sujet de mylord Ernolf ; et après l’avoir gracieusement assurée de sa protection, il la laissa partir.

Cécile vit alors qu’elle avait tout le temps nécessaire pour réfléchir sur la manière dont elle motiverait son refus, et étudier l’air de dignité dont elle l’accompagnerait : elle vit encore avec chagrin que M. Monckton s’était trompé sur les projets des Delvile ; mais que, quant à leur conduite et à leurs sentiments, elle avait toutes les raisons du monde de croire qu’il avait rencontré juste : et quoique son cœur refusât de se réjouir d’être échappé à une aussi forte épreuve, sa raison était si bien convaincue, que le portrait qu’il avait tracé était copié d’après nature, qu’elle résolut de vaincre son penchant pour le jeune Delvile, puisqu’elle ne prévoyait pour la suite que beaucoup de mortifications d’une pareille alliance.



CHAPITRE V.

Agitation.


Cécile était occupée de ces réflexions, lorsqu’en rentrant chez M. Harrel, elle trouva toute la maison dans le plus grand désordre, et son tuteur dans un désespoir effrayant ; elle le suivit pour savoir la cause de tout ce mouvement. M. Harrel saisissant brusquement une de ses mains, s’écria : miss Beverley, je suis ruiné !… je suis perdu !… je suis à jamais abîmé ! Non, non, répondit Cécile, dont l’agitation égalait presque la sienne, ne vous désespérez pas, je vous en conjure. Parlez-moi plus intelligiblement. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Comment ce malheur est-il arrivé ? Mes dettes, mes créanciers ! Une seule ressource, dit-il en se frappant le front de la main, me reste ! Ne dites pas cela, monsieur. Vous en trouverez plus d’une ; prenez courage, je vous prie. Parlez plus tranquillement ; et pourvu que vous soyez par la suite plus prudent, et que vous promettiez d’avoir plus de soin de vos affaires, j’entreprendrai moi-même… Elle s’arrêta à ces mots, au milieu de ce mouvement de compassion et d’épanchement de cœur, en pensant à l’indignité de celui qui en était l’objet, et se rappelant les exhortations de M. Monckton. Quoi ! qu’entreprendrez-vous ? s’écria-t-il avec feu : je sais que vous êtes un ange. Dites-moi, que voudriez-vous entreprendre ? Je voudrais, répondit Cécile en hésitant, je voudrais parler à M. Monckton… Je voudrais consulter… Vos créanciers sont-ils donc actuellement dans la maison ? Eh ! oui ; sans-doute ; et c’est pour cela qu’il est plus que temps que j’en sorte. Et à quelle somme ces demandes peuvent-elles bien monter ? Je l’ignore !… Je n’oserais m’en informer !… À quelques mille livres peut-être… En ce cas-là, s’écria Cécile en se retirant, je ne saurais vous être d’aucun secours. Si leurs demandes sont si considérables, je ne puis rien faire.

Elle le quittait alors aussi révoltée de la situation dans laquelle il se trouvait, qu’indignée des extravagances qui l’y avaient plongé.

Arrêtez, s’écria-t-il, et écoutez-moi. Alors baissant la voix : cherchez, continua-t-il, votre malheureuse amie… Allez joindre la pauvre Priscille… Préparez-la à entendre d’horribles nouvelles. Et quoique vous m’abandonniez, ne l’abandonnez pas !

Alors, passant devant elle d’un air désespéré, il fut s’enfermer dans sa chambre.

Cécile le suivit avec frayeur, parce qu’elle crut qu’il allait se tuer : elle lui cria avec toute la force que lui laissait son saisissement, qu’elle était disposée à faire tout ce qui dépendrait d’elle pour le secourir.

À ces mots, il lui ouvrit : son visage était extrêmement pâle et défait, et il tenait un rasoir à la main. Vous m’avez arrêté, dit-il d’une voix à peine intelligible, au moment où j’avais repris assez de force pour terminer mes peines : cependant si vous êtes réellement décidée à m’aider… J’y suis décidée ! j’y suis décidée ! s’écria Cécile ; je ferai tout ce que vous voudrez. M. Harrel profitant de la faiblesse et de l’effroi de Cécile, exigea d’elle une promesse solemnelle de délivrer sur le champ sa maison de ces barbares créanciers. Je le jure, s’écria-t-elle avec énergie, et je prends le ciel à témoin de ma sincérité. — Je vois, je vois que vous êtes un ange ! et c’est en cette qualité que je vous admire et vous adore. Ah ! vous m’avez rendu la vie. Votre bonté céleste me retire de l’abîme. Allez donc, et empêchez ces malheureux de venir ici… Envoyez tout de suite chercher le juif… Il vous avancera tout l’argent que vous voudrez ; mon domestique sait où le trouver ; consultez M. Arnott ; dites un mot consolant à Priscille… Mais non, ne faites rien du tout jusqu’à ce que vous ayez débarrassé ma maison de ces maudits coquins.

Cécile, étonnée de l’engagement qu’elle venait de contracter, et d’entendre nommer le juif, le quitta sans répliquer ; elle fit chercher M. Arnott pour concerter avec lui de quelle manière on pourrait appaiser ces créanciers.

Voudriez-vous bien, monsieur, lui dit-elle dès qu’elle l’apperçut, aller trouver ces gens, et les assurer que s’ils consentent à se retirer immédiatement, tout s’arrangera, et que M. Harrel les satisfera ? ah ! mademoiselle, s’écria tristement M. Arnott. Eh ! comment ? Il n’a aucun moyen de les payer ; et je n’ai pas la faculté de le tirer de ce pas sans me ruiner entièrement. Renvoyez-les seulement, dit Cécile, et je vous serai moi-même caution que votre promesse ne sera pas vaine. Hélas ! mademoiselle, qu’allez-vous faire ? Malgré l’intérêt que je prends à M. Harrel, et le chagrin que me cause la situation de mon infortunée sœur, je ne saurais pourtant souffrir que l’on abuse de tant de générosité.

Cet avertissement ne fut pas capable d’altérer la résolution de Cécile ; elle persista, et il lui obéit avec le regret le plus marqué.

Il revint sans avoir rien pu obtenir. Dites-leur donc, monsieur, ajouta Cécile, qu’ils m’envoient leurs comptes, et que, s’il m’est possible, je les acquitterai sur le champ. Les yeux de M. Arnott se remplirent de larmes à cette déclaration, et il protesta que, plutôt que de souffrir une pareille injustice, il aimait mieux, quelles que pûssent être les conséquences pour lui, donner jusqu’à son dernier schelling. Non, répondit Cécile, témoignant d’autant plus de courage qu’elle voulait moins l’attendrir ; je n’ai point sauvé M. Harrel pour consentir à la ruine d’un homme qui vaut beaucoup mieux que lui ! Vous n’avez déjà que trop souffert. Le mal présent me regarde, et j’espère du moins qu’il ne s’étendra pas jusqu’à vous.

Informée que les dettes qu’elle avait promis d’acquitter étaient de plus de sept mille livres, elle fut interdite et même fâchée d’avoir pris un engagement qui allait absorber une somme considérable dont elle aurait pu secourir bien des malheureux ; mais les créanciers devenaient plus insolents. M. Harrel et son juif l’attendaient avec impatience ; elle se détermina à un sacrifice que la crainte d’un grand malheur l’avait déterminée à faire.

Quoique la somme fût très-considérable, elle approchait si fort de sa majorité, et il y avait si peu de risque à courir avec elle, que l’arrangement fut bientôt terminé. Le juif compta sept mille cinq cents livres ; M. Harrel remit à Cécile son obligation pour le remboursement ; les créanciers furent satisfaits, les huissiers renvoyés, et la maison reprit bientôt son air de faste et d’opulence ordinaire.

Madame Harrel qui, pendant cette scène, s’était renfermée dans sa chambre pour pleurer tout à son aise, s’empressa de joindre Cécile ; et dans le transport de sa joie et de sa reconnaissance, elle la remercia à genoux d’avoir prévenu leur ruine totale. Le vertueux M. Arnott paraissait incertain s’il devait s’en affliger ou s’en réjouir, et M. Harrel protestait que désormais il ne se conduirait que par ses seuls conseils. Cette promesse, l’espérance qu’il se réformerait, et la satisfaction qu’elle avait procurée à toute la maison, ranimèrent un peu les esprits de Cécile, qui cependant très-affectée de ce qui venait de se passer, se hâta de les quitter pour se livrer aux tristes réflexions que cet événement lui présentait. Elle s’occupa en même-temps à former un plan propre au moins à rendre son dernier sacrifice utile et durable. Le service signalé qu’elle venait de rendre, lui donnait alors un ascendant sur M. et Mme Harrel dont elle se proposa de se servir pour tâcher de prévenir un nouveau malheur, en les engageant l’un et l’autre à changer de conduite. Elle était encore occupée de toutes ces idées, lorsqu’ils voulurent l’engager à les accompagner le soir même au Panthéon.

À cette proposition, Cécile, saisie d’indignation, eut peine à concevoir qu’un homme qui avait été sur le point, dans la matinée, de voir saisir tout ce qu’il possédait, pût désirer, le soir même, participer à des amusements publics ; que celui qui, peu d’heures auparavant, allait se précipiter volontairement dans le gouffre immense de l’éternité, pût, tandis que l’instrument de destruction lui était à peine échappé de la main, chercher à oublier la situation d’où il était sorti. Elle en fut si fort choquée et irritée, que ne cherchant pas même à déguiser son mécontentement, après un moment de silence, elle refusa froidement de faire ce qu’il desirait.

M. Harrel voulut justifier cette démarche en disant, que si la malheureuse situation dans laquelle il venait de se trouver, était connue du public, c’était la seule manière d’empêcher qu’on ne la crût ; que dans cette conjoncture critique, c’était l’unique moyen de conserver le crédit dont il avait besoin pour éloigner de nouvelles demandes qui le mettraient dans l’embarras d’où elle avait eu l’humanité de l’arracher. Cécile, quoique indignée, se laissa vaincre plus par la crainte de voir renouveller une scène aussi affreuse, que par la solidité de ses raisons.


Fin du second Volume.



CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME TROISIÈME.



À PARIS
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No182.

L’AN TROISIÈME.





CHAPITRE VI.

Reproche.


Résolue de s’occuper des affaires de la famille Harrel, ainsi que des siennes propres, Cécile se disposait à prier M. Monckton de venir chez elle, lorsqu’on le lui annonça. Il avait l’air sérieux et l’abord froid. Miss Beverley, lui dit-il, je vous apporte des nouvelles ; et, quoique je sache d’avance qu’elles vous affligeront, il est absolument nécessaire que vous en soyez instruite ; sans quoi, il se pourrait peut-être que, par des motifs louables, on vous engageât à des démarches dont vous auriez lieu de vous repentir toute votre vie. De quoi s’agit-il ? s’écria Cécile fort alarmée. De ce que je soupçonnais depuis long-temps, repartit-il, et de ce que j’avais cherché à vous faire entendre. Il n’est que trop vrai que M. Harrel est totalement ruiné ; il ne lui reste pas un sou, et il doit beaucoup plus qu’il n’a jamais possédé. Cécile ne lui répondit rien ; elle ne connaissait malheureusement que trop le déplorable état de ses affaires. Les découvertes que j’ai faites, continua-t-il, me viènent de gens qui ne voudraient pas me tromper. Je me suis hâté de vous en prévenir, afin que cette certitude ajoute un nouveau poids aux conseils que je vous donnai la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir, et empêche qu’une générosité déplacée ne nuise à votre fortune. Vous êtes bien obligeant, dit Cécile ; mais malheureusement, ce service vient trop tard. Alors, elle lui raconta en peu de mots ce qui s’était passé, et la somme considérable qu’on lui avait, pour ainsi dire, arrachée. Il l’écouta avec étonnement et fureur ; et après avoir amèrement déclamé contre Harrel : pourquoi, dit-il, avant de signer, avant de se laisser abuser par un artifice aussi grossier, pourquoi ne m’avoir pas fait appeler ? Je voulais, je souhaitais de le faire, s’écria-t-elle ; mais j’avais donné ma parole ; elle avait été confirmée par le serment le plus solemnel et le premier que j’eûsse fait de ma vie. Un serment extorqué de cette manière, répondit-il, ne saurait vous obliger ; le casuiste le plus scrupuleux n’aurait pas hésité à vous en délier. On vous en a imposé, et pardonnez, si j’ajoute que vous êtes très-blâmable : n’était-il pas plus clair que le jour qu’un secours de cette nature ne pouvait servir que pour le moment ? Si sa ruine eût été seulement douteuse, quel artisan aurait osé montrer tant d’insolence. Vous vous êtes mise dans l’impuissance d’assister des malheureux bien plus dignes de vos secours ; et cela, pour fournir à Harrel les moyens de continuer plus long-temps ses folles dépenses.

— Mais comment, s’écria Cécile, vivement touchée de ce reproche, comment aurais-je pu faire autrement ? Pouvais-je voir tranquillement un homme au désespoir, lui entendre annoncer, en termes couverts, sa destruction prochaine, dont il tenait déjà l’instrument ? et lorsqu’il eut remis sa vie entre mes mains ; qu’il m’eut assuré qu’il ne tenait qu’à moi de la lui conserver ; qu’il ne lui restait aucune autre ressource, pouvais-je l’abandonner dans cet état affreux, refuser de le tirer de l’abîme creusé sous ses pas, et cela pour ce que, dans le fond, je suis fort en état de perdre ? Aurais-je souffert qu’un de mes semblables, implorant ma pitié, terminât sa vie par une action encore plus atroce que toutes celles qui l’avaient précédée ? Non, je ne saurais me repentir de ce que j’ai fait ; tout ce que je regrète, c’est que M. Harrel mérite si peu un pareil sacrifice.

Vos excuses, dit M. Monckton, ainsi que tout ce que j’ai vu de votre part, ne prouvent que trop votre humanité et votre bonté : mais on en a abusé, on vous a trompée. M. Harrel n’avait aucune envie de se tuer. Ce n’était qu’une infâme ruse, à laquelle, si votre générosité ne lui avait été parfaitement connue, il n’aurait certainement pas eu recours. Je ne saurais penser de lui aussi désavantageusement, dit Cécile, et pour tout au monde, je ne voudrais pas, sur un pareil soupçon, m’être exposée aux remords dont je serais tourmentée, si, sur mon refus, il eût attenté à sa vie. Une pareille épreuve eût été trop dangereuse pour ma propre tranquillité. On ne peut s’empêcher de respecter vos scrupules, repartit M Monckton, quelque peu fondés qu’ils soient. Mais l’homme qui a pu jouer un rôle aussi méprisable, qui a pu voler aussi indignement une jeune personne qui demeurait chez lui, et qui était sa pupile, se prévaloir de la candeur de son caractère pour attenter à sa fortune, et extorquer son consentement par les plus vils et les plus indignes artifices, chercher à l’épouvanter, à la forcer de se prêter à ses vues, ne saurait être qu’un scélérat, capable des plus grandes bassesses, et familiarisé avec le crime. Il lui protesta qu’il ne pourrait se dispenser d’informer ses deux autres tuteurs de ce qui venait de se passer, puisque leur devoir exigeait qu’ils cherchâssent les moyens d’y remédier.

Cécile n’eut cependant pas beaucoup de peine à le détourner de ce projet ; et quoique ses objections, fondées sur ce qu’elle se devait à elle-même, à son honneur et à sa délicatesse, eûssent peu de poids auprès d’un homme qui les regardait comme des absurdités, la crainte qu’il eut de se montrer trop officieux et de paraître prendre plus d’intérêt à ses affaires qu’il ne le devait naturellement, l’obligea à céder. D’ailleurs, ajouta Cécile, comme j’ai un contrat pour l’argent que je lui ai prêté, je n’ai encore aucun droit de me plaindre ; je ne le pourrai que dans le cas où, après avoir reçu ses rentes, il refuserait de me rembourser. Un contrat ! ses rentes ! s’écria M. Monckton ; que signifie l’obligation d’un homme qui ne possède point une guinée ? Et que sont ses rentes ? Tout ce qui lui a jamais appartenu sera vendu avant qu’elles soient échues ; et quand tout aura été liquidé, il ne lui reviendra pas un sou du produit ; car il n’a plus ni terre, ni maison, ni possession d’aucune espèce, qui ne soient hypothéquées. Eh bien, dit Cécile, s’il en est ainsi, tout est réellement fini ! J’en suis fâchée, j’en suis désolée ! — Mais cela est fait, et il ne reste plus qu’à tâcher d’oublier que j’aye jamais été plus riche.

Cette philosophie est bien celle d’une jeune personne, ajoute M. Monckton, qui ne connaît pas la valeur de ce qu’elle sacrifie. Plus mon expérience m’aura coûté cher, repartit Cécile, plus je serai à même d’en profiter. Puisque, de mon côté, la perte est irréparable, permettez au moins que je cherche à la rendre utile à M. Harrel. Elle lui dit pour lors que son dessein était de lui proposer un plan de réforme, pendant que les événements de la veille étaient encore présents à son esprit. Mais M. Monckton, qui eut à peine la patience de l’écouter jusqu’au bout, s’écria : C’est un misérable, qui mérite d’éprouver toute l’horreur de la situation dans laquelle il s’est lui-même plongé. Ce qu’il y a actuellement de plus pressant, c’est de vous tenir en garde contre ses ruses ; sans quoi vous courez risque d’être entraînée dans sa ruine. Il sait à présent comment il doit s’y prendre pour vous épouvanter, et il ne manquera pas de se prévaloir de cette découverte ; le moyen de vous mettre en sûreté, serait de quitter sans perte de temps sa maison ; autrement, vous deviendrez responsable de toutes les dettes qu’il contractera ; et quelque soient les inconvénients auxquels il se trouvera exposé par la suite, il saura que, pour s’en tirer, il n’a qu’à parler de se tuer.

Puisqu’il en est ainsi, dit Cécile baissant les yeux, j’imagine qu’il ne me reste d’autre parti à prendre que de retourner chez M. Delvile.

Ce n’était point là ce que M. Monckton désirait qu’elle fît ; il pensait que sa personne était autant en danger chez l’un de ses tuteurs, que sa fortune l’était chez l’autre ; il osa alors lui proposer d’aller habiter chez M. Briggs comme dans une retraite qui la mettrait à l’abri de tout jugement défavorable de la part du public. Monsieur, dit-elle ! et pourquoi ? Parce que M. Delvile a un fils, et qu’on imaginerait que ce ne serait que pour lui que vous auriez changé de domicile. En fournissant un prétexte à de pareils soupçons, ce serait manquer de prudence, et démentir la conduite que vous avez tenue jusqu’à présent.

Cécile fut confondue par ce raisonnement : elle en sentit toute la justesse, et n’osa nier que ce serait s’exposer à la censure du public. Il lui réitéra ses exhortations, et lui recommanda de se défier des projets et des artifices de M. Harrel, qu’il prévoyait devoir être innombrables. Il lui dit aussi qu’à l’égard du chevalier Floyer, il lui paraissait qu’elle ferait mieux de laisser tomber d’eux-mêmes les bruits qu’on répandait au sujet de ses engagements avec lui. Le véritable motif de ce conseil était, que le chevalier n’étant point un rival dangereux, il espérait que le bruit de ses prétentions généralement adopté, éloignerait les autres prétendants, et intimiderait, ou donnerait le change au jeune Delvile.

Cécile voyant qu’elle ne pouvait obtenir aucun conseil de M. Monckton qui ne pouvait prononcer le nom de M. Harrel qu’avec indignation, et ne renonçant point à l’espoir d’une réforme dans la maison qu’elle habitait, résolut de s’adresser à M. Arnott, qui pensait comme elle sur l’inconduite de sa sœur ; ils cherchèrent ensemble les moyens qu’il conviendrait de leur proposer pour rétablir leurs affaires. Le moment était pressant ; l’orage dissipé, on ne s’occupait plus que de plaisirs, que de fêtes ; ils jugèrent que le seul parti que M. et madame Harrel avaient à prendre pour prévenir leur ruine était de quitter Londres pour quelques années. M. Arnott se chargea d’en parler à sa sœur, qui lui promit de réfléchir à ce qu’on lui proposait. Cécile voyant son peu de succès, s’adressa à son amie, qui se contenta de lui observer qu’elle avait un éloignement invincible pour la campagne. Les bonnes raisons qu’elle lui alléguait pour lui prouver la nécessité de cette retraite qui pouvait prévenir sa ruine totale, ne produisirent aucun effet. Alors elle se détermina d’en parler à M. Harrel, en lui disant franchement ce qu’elle pensait de sa situation et du seul expédient propre à l’en tirer. Il écouta son conseil avec la plus grande attention, l’assura qu’elle se trompait sur l’état de ses affaires, qu’il se flattait de pouvoir bientôt rétablir, ayant eu la veille une veine étonnante de bonheur ; que pour peu qu’elle durât, il ne tarderait guère à acquitter ses dettes, et se retrouverait bientôt dans son premier état.

Cet aveu, qui prouvait qu’il n’avait point abandonné le jeu, fut un nouveau chagrin pour Cécile, qui ne craignit pas de lui représenter combien on devait peu compter sur une ressource aussi incertaine, et les maux inévitables qui en étaient la suite. Elle ne fit cependant pas la moindre impression sur son esprit : il l’assura qu’il ne doutait pas d’avoir, avant peu, de bonnes nouvelles à lui apprendre, et que se confiner à la campagne, était une ressource à laquelle on ne devait jamais avoir recours qu’à la dernière extrémité. Cécile, piquée et affligée de leur folie et de leur aveuglement mutuel, n’obtint rien de plus : elle ne leur épargna ni ses conseils ni ses exhortations ; c’était tout ce qu’elle pouvait, n’ayant aucune autorité sur eux.



CHAPITRE VII.

Méprise.


Le jeune Delvile qui avait rencontré madame Harrel et Cécile au Panthéon, et qui leur avait demandé la permission de les voir chez elles, ne manqua pas de leur rendre visite. M. Harrel le reçut avec beaucoup d’empressement, et l’invita à prendre le thé le lendemain, et à passer la soirée avec eux. La proposition fut acceptée. Delvile fut fort aimable ; mais quoique sa principale satisfaction vînt évidemment du plaisir qu’il avait de s’entretenir avec Cécile, elle eut cependant le chagrin de remarquer qu’il paraissait croire encore qu’elle avait des engagements indissolubles avec le chevalier, se retirant toutes les fois que ce dernier s’approchait, et aussi soigneux lorsqu’il était auprès d’elle, de lui céder la place, que de la garder quand il était éloigné. Il est vrai que, pendant que le baronnet était occupé de son jeu, il tâchait d’engager l’attention de Cécile, et de faire en sorte qu’elle ne s’entretînt qu’avec lui. Il fut très-empressé de lui parler des affaires de M. Belfield, qu’il lui dit avoir pris depuis peu un aspect plus favorable. La lettre de recommandation qu’il lui avait montrée, n’avait point produit l’effet qu’il s’en promettait, parce que le seigneur auquel elle était adressée, avait déjà donné sa parole à un autre gouverneur ; mais il avait pris des mesures différentes, et il espérait qu’elles réussiraient mieux. Il avait communiqué ses vues à M. Belfield, et se flattait que la perspective d’être employé avantageusement lui rendrait les forces et le courage. Je ne saurais pourtant vous cacher, ajouta-t-il, que j’ai plutôt obtenu son consentement pour les démarches que je fais, que son approbation ; et je crois même que, si je l’avais consulté d’avance, il ne me l’aurait pas donné. Le temps, j’espère, émoussera cette sensibilité, et la réflexion le fera rougir de cette folle délicatesse. Il faudra cependant, jusqu’à ce qu’il soit un peu plus maître de lui-même, user d’une grande circonspection pour adoucir son humeur. La maladie, le chagrin et la pauvreté l’ont accablé à la fois : nous aurions par conséquent tort de nous étonner de le trouver aussi peu traitable, son âme étant affaissée autant que son corps est épuisé. Cécile le confirma dans ces sentiments, et leur donna même une nouvelle force, en l’assurant qu’elle pensait précisément comme lui. L’intérêt qu’elle prit au succès de ses soins, l’engagea à les redoubler. Depuis ce moment, il trouva presque tous les jours occasion de la voir chez elle. L’intérêt qu’elle prenait à M. Belfield lui donnait le droit de lui faire part de toutes ses démarches : tantôt, il avait des lettres à lui montrer, ou quelque nouveau projet à lui communiquer ; tantôt, à se plaindre d’un refus, ou à lui faire appercevoir quelque lueur d’espérance. Cependant, quoique ses liaisons avec Cécile devinssent tous les jours plus intimes ; quoique ses attentions pour elle fûssent plus marquées, et que le goût qu’il témoignait pour sa société parût encore augmenté par le plaisir d’en jouir, il n’eut jamais l’air de douter un instant de ses engagements avec le chevalier, et ne manifesta ni desir ni intention de lui nuire.

Cette prévention faisait peu de peine à Cécile, parce qu’elle imaginait pouvoir la faire servir à lui procurer la facilité de connaître mieux son caractère, qu’elle n’aurait pu s’en flatter ; si, comme elle l’espérait, cette erreur une fois dissipée, il s’attachait plus sérieusement et avec plus de chaleur. Pour éclaircir pleinement ses doutes et sur le frère et sur la sœur, Cécile alla voir encore mademoiselle Belfield. Elle eut la satisfaction de la trouver beaucoup plus gaie, et d’apprendre que le noble ami de son frère, dont elle lui avait déjà parlé, et que Cécile avait précédemment soupçonné être le jeune Delvile, lui avait tracé un nouveau plan de conduite, au moyen duquel ses affaires pourraient se raccommoder, et lui-même se voir honorablement placé. Cependant Cécile, fâchée que Delvile crût que le chevalier Floyer eût encore des droits sur son cœur, résolut de ne plus laisser au hasard le soin de détruire cette erreur ; mais de s’adresser, sans perdre de temps, à son tuteur, M. Delvile, pour le prier de vouloir bien se charger de détruire les prétentions aussi ridicules que déplacées du chevalier. Par ce moyen, elle espérait, en se débarrassant de lui, s’assurer en même temps des véritables sentiments du jeune Delvile.



CHAPITRE VIII.

Explication.


Le lendemain, elle se rendit chez M. Delvile, qu’elle trouva avec son fils ; elle lui dit, qu’encouragée par ses offres de services, elle prenait la liberté de s’adresser à lui pour lui demander ses conseils. Le jeune Delvile se leva sur le champ, et se préparait à sortir ; mais Cécile l’ayant assuré qu’elle souhaitait que ce qu’elle avait à dire fût plutôt public que secret, le pria de ne point se déranger. Celui-ci, enchanté de la permission qu’elle lui donnait de rester, et curieux de savoir ce dont il s’agissait, reprit sa place sans se faire prier.

Je n’aurais jamais pensé, continua-t-elle, à faire connaître, même au plus intime de mes amis, les attentions qu’il a plu au chevalier Floyer de me témoigner, s’il eût laissé à mon choix de les publier, ou de les cacher ; mais comme il paraît, par toute sa conduite, que non-seulement il les veut rendre publiques, mais encore insinuer que j’en suis flattée, et que je les approuve ; comme M. Harrel, de son côté, cédant au zèle que son amitié pour le chevalier, et le desir de le servir, lui inspirent, a paru confirmer ces bruits, qui pourraient avoir des suites, et donner lieu à des propos désavantageux, il me semble qu’il est temps de m’en occuper ; et c’est ce qui m’engage à recourir à vous, pour m’indiquer la manière de m’y prendre, et qui vous paraîtra la plus propre à les faire cesser.

L’extrême surprise du jeune Delvile à ces mots, fut agréable pour Cécile, à qui elle expliquait tout ce qui lui avait paru douteux dans sa conduite, en faisant renaître l’espérance qu’elle se plaisait à nourrir.

La conduite de M. Harrel, en cette occasion, est assez inconsidérée ; il me semble, dit M. Delvile, qu’il aurait dû, avant que de répondre au chevalier Floyer, l’engager à me prévenir de ses vues, et à me communiquer ses propositions.

Rien de plus certain, Monsieur, répliqua Cécile, mais ayant négligé de remplir ce devoir, ne me trouverez-vous point trop hardie d’oser vous prier de parler vous-même au chevalier, et de lui déclarer l’inutilité de ses poursuites, puisque rien ne saurait me faire changer à son égard, et que je suis plus résolue que jamais à refuser sa main ?

L’entretien fut interrompu, parce que M. Delvile fut obligé de la quitter pour quelques moments ; elle resta avec Delvile le fils, qui, encore surpris de la manière forte et décidée avec laquelle elle s’était exprimée, garda le silence pendant quelque temps ; enfin, il lui dit : est-il possible, miss Beverley, que je me sois deux fois trompé si grossièrement ? ou plutôt que toute la ville, et même vos amis les plus intimes, soient restés si long-temps dans l’erreur ? Quant à la ville, répondit Cécile, je ne conçois pas comment elle a pu s’intéresser dans une affaire d’aussi peu d’importance. Pour mes intimes amis, le nombre en est si petit, qu’il n’est guère vraisemblable qu’ils ayent été mal informés. Pardonnez-moi, s’écria-t-il, ce que j’ai su, je l’ai appris d’une personne qui devait naturellement être bien instruite. Je vous conjure donc, ajouta Cécile, de m’apprendre qui est cette personne. — M. Harrel lui-même, qui l’a dit en ma présence, à une dame, dans une assemblée publique, et assez haut pour que je pûsse l’entendre. Actuellement même, continua-t-il, à peine suis-je détrompé ; vos engagements paraissaient si positifs, Votre liaison si intime… si… constatée… je veux dire… Il hésita et fut embarrassé ; puis tout-à-coup il s’écria : Vous êtes donc libre ?… Ah, Mademoiselle !… à combien de gens une découverte aussi dangereuse pourra devenir fatale ! Pouviez-vous croire, lui demanda Cécile, s’efforçant de reprendre son ton ordinaire, qu’il fût impossible de résister au chevalier Floyer ? Oh ! non, s’écria-t-il, au contraire je me suis mille fois étonné de son bonheur ; mille fois en vous regardant et en vous écoutant, il me paraissait impossible. Cependant je le tenais de si bonne part… Et comment révoquer en doute ce qu’on n’avait point annoncé comme simple conjecture, mais affirmé comme certain. M. Harrel, dit Cécile, est si singulièrement dévoué à cet ami, que, dans son empressement à lui marquer le cas qu’il fait de lui, il parait avoir oublié toute autre considération. Aurait-il, sans cela, pris tant de soin d’accréditer un bruit dont il était si facile de découvrir la fausseté. Si le chevalier Floyer, reprit Delvile, s’est lui-même trompé en trompant les autres, qui pourrait s’empêcher de le plaindre ? Quant à moi, loin de murmurer d’avoir été jusqu’à présent dans l’erreur, ne dois-je pas plutôt me rejouir d’une méprise qui peut-être m’a préservé du danger.

Cécile, embarrassée de la tournure que prenait la conversation, desirait le retour du père. Surprise de la longueur de son absence, elle résolut de se retirer. Assez contente de l’effet qu’avait produit ce commencement d’explication, et très-indifférente sur les suites qu’aurait pu avoir la fin, elle se trouvait alors dans la situation la plus délicieuse qu’elle eût éprouvée. Persuadée d’avoir fait sur le cœur de Delvile la plus vive impression, elle était plus flattée de la manière dont son secret paraissait lui être échappé, qu’elle ne l’aurait été d’une déclaration formelle de ses sentiments. Elle était parvenue à le convaincre qu’elle était sans engagements ; et lui, quoique sans paraître en avoir l’intention, l’avait convaincue du vif intérêt qu’il prenait à cette découverte. Son trouble, les mots qui lui étaient échappés et les efforts marqués pour s’empêcher d’en dire davantage, étaient précisément les preuves qu’elle desirait. Non seulement son cœur en était content ; mais elles flattaient aussi son amour propre.

La défiance que Delvile avait témoignée, sa crainte de ne pouvoir réussir à plaire, assurait Cécile qu’il n’était pas encore parvenu à pénétrer son secret. Il ne lui restait donc, pour le moment, d’autre précaution à prendre que le soin d’éviter de s’engager irrévocablement, avant qu’ils eûssent eu le temps de se connaître mieux l’un et l’autre.

Pour éloigner tout ce qui pourrait s’opposer aux vues du jeune Delvile, et à ce qu’elle désirait, elle refusa les propositions flatteuses de mylord Ernolf, et comme la froideur, l’éloignement, ni même l’aversion qu’elle témoignait au chevalier Floyer, ne pouvaient le rebuter ; qu’au contraire il continuait à la persécuter, et paraissait aussi sûr de réussir dans ses poursuites, que si elle les avait autorisées : elle se procura, non sans peine, une conférence avec M. Harrel à ce sujet, et lui reprocha vivement d’avoir répandu dans le public le bruit de son mariage avec le chevalier, de lui avoir donné des espérances qu’il savait bien être fausses et mal fondées. M. Harrel, avec sa légèreté et son insouciance ordinaire, ne fit que rire de ce reproche, affecta de regarder ce prétendu refus comme l’effet d’un peu de coquetterie, qui n’empêchait pas qu’elle ne fût très-décidée en faveur du chevalier. Cécile, fatiguée et irritée, résolut de ne plus s’en rapporter à d’autres qu’à elle-même du soin de détruire ses espérances ; elle lui écrivit de cesser toute poursuite auprès d’elle, parce qu’elle ne pourrait jamais répondre à ses soins.

Elle ne reçut aucune réponse, mais elle vit avec plaisir que le chevalier ne paraissait plus s’occuper d’elle ; elle ne voyait pas sans inquiétude que Delvile, depuis qu’il lui avait fait connaître les dispositions de son cœur, négligeait de s’assurer des siennes. L’explication qui avait tout récemment eu lieu, lui avait appris qu’il n’avait aucun rival à redouter ; et la manière dont il avait reçu cette assurance, montrait assez qu’elle ne lui était pas indifférente. Pourquoi ses visites étaient-elles donc si fréquentes dans le temps où il l’avait crue engagée, et si rares, à présent qu’il la savait libre ?



CHAPITRE IX.

Explication.


Il s’était déjà passé près de quinze jours depuis l’explication qu’elle avait eue avec Delvile, et il n’était pas venu chez elle une seule fois, quoiqu’auparavant il s’en fût à peine écoulé un où il n’eût trouvé quelque prétexte pour s’y rendre. Elle reçut enfin un billet de madame Delvile. Il contenait les reproches les plus flatteurs de sa longue absence, et une invitation très-pressante pour qu’elle voulût dîner et passer la journée du lendemain chez elle.

Cécile, que la crainte de paraître vouloir entretenir trop soigneusement cette liaison, avait seule engagée à se priver du plaisir de la voir, profita avec empressement de cette invitation, parce qu’elle ne voulait point qu’on la soupçonnât de fuir toute espèce d’intimité avec cette famille. Elle trouva madame Delvile seule, qui, quoiqu’un peu fâchée et surprise de ce qu’elle avait été si long-temps sans la voir, la reçut cependant avec beaucoup de bonté. Cécile, embarrassée de s’excuser d’une manière plausible, fut enchantée des nouvelles marques d’amitié dont elle la combla, et n’eut pas de peine à lui promettre que ses visites seraient à l’avenir plus fréquentes. La journée se passa sans que le jeune Delvile parût.

Elle fut alors plus étonnée que jamais, et s’efforça en vain de découvrir ce qui avait pu donner lieu à une conduite si extraordinaire. Jusqu’alors, toutes les fois qu’elle avait été invitée chez M. Delvile, l’air dont il la recevait, annonçait constamment qu’il avait attendu son arrivée avec impatience ; il avait renoncé à tout autre engagement pour pouvoir rester avec elle ; et paraissait enchanté de jouir de sa compagnie, qu’il préférait à toute autre. Combien les choses étaient changées ! Il ne paraissait plus dans la maison qu’elle habitait ; il s’éloignait même de la sienne, quand il savait qu’elle devait y venir. Ce ne fut pas encore là le seul déplaisir qu’elle essuya dans la journée ; M. Delvile, après que les domestiques se furent retirés, et qu’on eut fini de dîner, lui témoigna combien il avait été fâché qu’on l’eût demandé pendant leur dernière conversation, et ajouta qu’il voulait profiter de l’occasion qui se présentait pour s’entretenir avec elle d’affaires importantes. Il commença à son ordinaire, par un préambule ampoulé, dont il croyait ne devoir jamais se dispenser, pour donner plus de prix à la condescendance qu’il avait de se mêler de ses affaires ; il lui rappela la grande différence qui se trouvait d’elle à lui, et exagéra l’honneur que lui faisait un tuteur de son rang : après quoi, il lui demanda très-sérieusement si elle avait réellement et positivement congédié le chevalier Floyer. Elle l’assura que rien n’était plus certain. J’ai appris par mylord Ernolf, lui dit-il, que vous aviez absolument refusé les soins de son fils ? Oui, Monsieur, répondit Cécile, je n’ai jamais eu l’intention de les recevoir. — Auriez-vous donc quelqu’autre engagement ? — Non, Monsieur, s’écria-t-elle, en rougissant de pudeur et de dépit ; aucun. Cela me paraît bien extraordinaire, répliqua-t-il : le fils d’un comte refusé par une jeune personne dont la naissance n’est pas distinguée, et cela sans pouvoir donner aucune raison valable de ce refus !

Cette façon méprisante et humiliante de s’énoncer, piqua si cruellement Cécile, que, quoiqu’il continuât encore à haranguer pendant une partie de l’après-dînée, elle n’y répondit que lorsqu’elle y fut forcée par quelque question directe ; et elle parut si évidemment déconcertée, que madame Delvile, qui vit avec peine son inquiétude, redoubla ses honnêtetés et ses caresses, et fit tout ce qu’elle put pour lui rendre sa gaieté ordinaire. Cécile ne fut point insensible à ses attentions, et lui en témoigna sa reconnaissance en redoublant de respect et d’égards : mais son esprit était agité, et elle la quitta aussi-tôt qu’elle crut en avoir la force.

Le discours de M. Delvile, d’après la connaissance qu’elle avait de son extrême hauteur, n’aurait pas été capable de lui causer la moindre émotion, s’il n’avait été question que d’elle ou de lui : mais par l’intérêt qu’il prenait à mylord Ernolf, elle vit que, loin de desirer l’alliance que M. Monckton l’avait assuré qu’il projettait, il n’y pensait même pas.

Ce procédé, joint à la conduite du jeune Delvile, lui fit soupçonner qu’il était question d’un établissement pour lui, et que, tandis qu’elle croyait qu’il ne cherchait qu’à l’éviter, il était occupé d’un objet plus intéressant. Cette idée pénible, que tout semblait confirmer, renversait de nouveau ses projets, et détruisait la félicité que son imagination s’était formée. Elle ne savait cependant comment concilier ce qui lui arrivait maintenant avec ce qui s’était passé dans leur dernière entrevue ; elle avait eu alors toutes sortes de raisons de croire que le cœur de Delvile lui était dévoué, et que le courage, ou une occasion plus convenable étaient tout ce qui lui manquait pour déclarer ses sentiments. Pourquoi donc la fuir, s’il l’aimait ? pourquoi, s’il ne l’aimait pas, paraître si troublé lorsqu’elle s’était expliquée, lorsqu’elle avait déclaré qu’elle n’avait pas le moindre engagement ?

Elle s’était flattée cependant, qu’il ne faudrait que très-peu de temps pour dévoiler ce mystère. Dans deux jours se donnait la fête, au moyen de laquelle M. Harrel prétendait en imposer au public et à ses créanciers, par une apparence de richesse à laquelle personne ne croyait plus ; et Delvile, aussi bien que tous ceux qui avaient été présentés chez M. Harrel, avait été invité des premiers, et avait accepté. Il avait promis d’y venir dans un temps où l’explication, qui semblait avoir mis un terme à leur liaison, n’avait point encore eu lieu. S’il manquait à s’y rendre, elle ne douterait plus que ses conjectures à son égard ne fûssent fondées ; et s’il s’y présentait, elle lirait peut-être dans ses regards et dans sa conduite les motifs d’une aussi longue absence.



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LIVRE V.


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CHAPITRE PREMIER.

Avis.


Le jeune Delvile avait paru à la fête, et s’était présenté à Cécile, avec cette politesse aisée et insignifiante que la bonne éducation donne, mais dont le cœur s’accommode peu ; il avait disparu avant le souper. Cécile avait peine à concevoir la singularité de cette conduite ; si son absence l’avait affligée, sa présence l’avait révoltée ; il l’avait visiblement évitée, tandis qu’il ne dépendait que de lui de la voir, et lorsqu’il s’était enfin cru obligé de l’aborder, il avait paru gêné, affecté, réservé. Ce changement qu’elle ne pouvait expliquer, lui fit passer une nuit pénible ; pour se distraire, elle alla chercher, le lendemain, mademoiselle Belfield, qu’elle trouva occupée à quitter son logement. Henriette lui apprit que son frère était rétabli, et qu’il voulait quitter une demeure aussi désagréable. Elle parla de ses affaires avec sa franchise ordinaire, et l’intérêt que Cécile y prenait contribua à diminuer le chagrin que les siennes lui causaient. Elles s’entretenaient, à cœur ouvert, de la vanité de M. Belfield, de ce que le bon ami de son frère voulait faire pour lui, du projet qu’il avait de le faire voyager avec un jeune seigneur, des obstacles que l’amour aveugle de madame Belfield y mettrait, par la peine qu’elle aurait à se séparer de son fils, lorsque la conversation fut interrompue par madame Belfield, qui dit elle-même familièrement qu’elle venait avouer à Cécile qu’elles avaient toutes deux eu tort de parler à son fils du billet de banque de dix livres que mademoiselle Beverley avait remis à Henriette dans sa dernière visite ; car, ajouta-t-elle, sa fierté honorerait un duc, et il ne se ressent de ses peines, qu’autant que les autres en sont instruits. Ainsi, une autre fois, il faudra prendre mieux nos précautions ; lorsque que nous lui ferons quelque bien, nous arrangerons cela entre nous, et un jour il nous en remerciera.

Cécile, qui s’apperçut que mademoiselle Belfield rougissait de cette indiscrétion, se leva pour s’en aller ; mais madame Belfield la pria de ne pas encore les quitter, et la pressa si fort de se rasseoir, qu’elle fut obligée de céder. Elle commença alors à faire l’éloge de son fils, exaltant toutes ses bonnes qualités, et louant même jusqu’à ses défauts. Elle finit par dire : mais mademoiselle, quoiqu’il sache aussi bien vivre que personne, et qu’on en fasse un si grand cas, il a été si peu entreprenant, que je n’ai pu le résoudre à se montrer, et vous remercier du présent que vous lui aviez fait. Cependant je l’en avais prié presque à genoux, la dernière fois qu’il est sorti pour prendre l’air. Malgré tout son mérite, il est modeste, et il faut l’encourager comme on encourage une jeune demoiselle.

Cécile, confondue de ce discours singulier, regarda mademoiselle Belfield pour tâcher de découvrir ce qu’elle voulait faire entendre. La première ne tarda pas à se rendre plus intelligible : que son trop de réserve n’aille pas vous faire croire qu’il soit ingrat, mademoiselle. Les personnes aussi distinguées dans le monde que vous l’êtes, doivent user de beaucoup de condescendance, avant qu’un jeune homme se sente assez de courage pour leur parler ; et quoique j’aye déjà dit et redit à mon fils, qu’un homme n’en est pas plus désagréable aux femmes, pour être un peu hardi ; il est si timide, que cette exhortation n’a produit aucun effet. Tout cela vient de ce qu’il a été élevé à l’université. Il croit en savoir plus que je ne peux lui en apprendre. J’espère, mademoiselle, que vous l’excuserez, car il ne faut attribuer sa conduite qu’à son trop de modestie.

Cécile la fixa d’un air si surpris et si fâché, que madame Belfield soupçonnant qu’elle avait été trop loin, ajouta : Je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part ce que je viens de vous dire ; car nous autres mères de famille, parlons ordinairement plus franchement que les demoiselles. Je me serais bien gardée d’en dire autant, si je n’avais pas craint que vous interprétâssiez la négligence ou la lenteur de mon fils à son désavantage, et qu’il ne vînt à la fin à perdre vos bontés, et cela uniquement pour avoir eu trop d’égards et de respect pour vous. Oh, ma chère mère ! s’écria mademoiselle Belfield, dont le visage était tout en feu, je vous prie……

De quoi s’agit-il donc ? s’écria madame Belfield ; vous êtes toute aussi craintive et réservée que votre frère ; et si nous l’étions tous autant, quand parviendrions-nous à nous entendre ? Pas de si-tôt, à ce que je crois, dit Cécile en se levant. Non, mademoiselle, s’écria madame Belfield en l’arrêtant, je vous prie, ne partez pas encore ; car j’ai beaucoup de choses à vous dire. Premièrement, mademoiselle, quel est votre sentiment relativement au projet de faire voyager mon fils chez l’étranger ? J’ignore ce que vous pouvez en penser ; quant à moi, il s’en faut peu que je n’en perde l’esprit, en voyant qu’à la fin l’on veut me l’enlever avec tant de cruauté. Je suis sûre, mademoiselle, que si vous vouliez dire un seul mot pour vous y opposer, il y renoncerait tout de suite. Moi, s’écria Cécile en se dégageant de madame Belfield ? Non, madame, il faut vous adresser à ses amis, qui connaissent mieux ses affaires que moi, et qui sont plus capables, en usant du crédit qu’ils ont sur son esprit, de l’arrêter. Voyez, s’écria madame Belfield, pouvant à peine étouffer son dépit, qu’il est difficile de réduire à la raison ces jeunes demoiselles de condition ! Quant aux autres amis de mon fils, que lui en reviendra-t-il de faire attention à ce qu’ils diront ? Qui pourrait exiger qu’il renonçât à son voyage, sans savoir comment il en sera récompensé ? C’est une affaire que vous devez arranger avec lui, répartit Cécile. Il m’est impossible de m’arrêter plus long-temps.

Cécile, dont la pitié pour la pauvre Henriette, qui rougissait de honte, l’empêchait de réprimer plus sérieusement la familiarité et l’étourderie de sa mère, se contenta, pour toute réponse, de prendre congé de la timide Henriette, en lui faisant mille amitiés. Madame Belfield ajouta encore : quant au présent, mademoiselle, dont vous avez bien voulu nous gratifier, ma fille pourra vous certifier qu’il sera employé tout entier aux besoins de mon fils. Je l’avais plutôt destiné à ceux de votre fille, reprit Cécile ; mais pourvu qu’il puisse être utile à l’un de vous, mon but sera suffisamment rempli.

Cette conversation qui fit connaître à Cécile que madame Belfield était fermement persuadée qu’elle avait de l’inclination pour son fils, lui donna beaucoup d’inquiétude ; elle craignit qu’il n’eût lui même cette idée ainsi que la sœur, et que sans la familiarité et la pétulance grossière de la mère, l’un et l’autre auraient eu soin de ne pas la manifester si-tôt. Elle se trouvait obligée par-là, malgré la pureté de ses intentions, de restreindre à leur égard une libéralité qu’elle aurait désiré pouvoir exercer dans toute son étendue. Il ne lui était même plus libre comme auparavant, de faire des visites à mademoiselle Belfield ; la prudence et le soin de sa réputation semblaient lui interdire tout commerce avec cette famille. Est-il donc si difficile, s’écriait-elle, de faire un bon usage des richesses, tandis que ceux qui en sont privés, imaginent qu’il n’est rien de si aisé que d’en disposer à propos !

On lui remit, aussi-tôt qu’elle fut rentrée chez elle, une lettre de la part de M. Marriot, jeune homme riche, simple et sans prétention, qui lui avait été présenté le jour de la fête. Cette lettre contenait une déclaration de la passion qu’elle lui avait inspirée la veille, et des plaintes amères de ce que M. Harrel avait refusé d’écouter ses propositions. Il la priait de daigner lui accorder cinq minutes d’audience, et finissait par les assurances de son respect et de son dévouement.

Cette déclaration indiscrète ne servit qu’à confirmer l’opinion qu’elle s’était déjà faite du peu de sens de celui qui en était l’auteur ; mais l’opiniâtreté de M. Harrel fut pour elle un sujet de mécontentement et de chagrin. Ennuyée cependant de faire tous les jours de nouvelles représentations à un homme que ni la raison ni la reconnaissance ne pouvaient détourner de ses projets, sa réponse fut courte ; elle refusa, avec les compliments d’usage, les offres de M. Marriot.



CHAPITRE II.

Accommodement.


Mademoiselle Belfield vint, le lendemain, chez Cécile. Elle avait l’air tremblant et craintif ; envoyée, dit-elle par sa mère, pour la supplier d’excuser ce qui s’était passé le jour précédent. Vous ne devez pas soupçonner mon frère d’avoir eu la moindre part à tout ce qui a été dit ; il a trop de bon sens pour concevoir de pareilles idées : je suis venue en même-temps vous remercier de tout mon cœur des bontés que vous nous avez témoignées. Elle voulait se retirer ; mais Cécile, touchée de sa douceur et de sa modestie, lui prit la main, l’assura de son estime ; et lui ayant inspiré plus de confiance, la pria de rester. Que vous êtes bonne, mademoiselle, lui dit-elle, après tant de raisons de mal penser de moi et de nous tous ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour détromper ma mère, ou du moins pour qu’elle se tînt tranquille ; mais elle était si persuadée qu’elle avait raison, qu’elle n’a jamais voulu m’écouter. Elle me demandait si je supposais que ce fût pour mes beaux yeux que vous aviez la complaisance de venir nous voir si souvent. Oui, répondit Cécile, très-certainement ; si je ne vous avais pas connue, quel que fût l’intérêt que j’eûsse pris à votre frère, je ne serais sûrement pas venue chez lui. Il est cependant heureux que cette erreur ne se soit pas étendue plus loin.

Non, en vérité, mademoiselle, je n’ai jamais eu une pareille idée ; et quant à mon frère, lorsque ma mère a voulu la lui insinuer, il s’est fâché tout de bon. Quoique je me garde bien d’entreprendre de justifier ce qui s’est passé, j’espère que vous ne vous fâcherez pas si j’ose vous dire que ma mère est dans le fond, bien plus pardonnable qu’elle ne paraît l’être ; car cette erreur, dans laquelle elle est tombée à votre égard, eût été la même, fût-il question d’une princesse. Ce n’est donc point manque de respect de sa part mais uniquement parce qu’elle croit qu’il n’est aucun parti auquel mon frère ne puisse prétendre, et qu’il n’est point de femme qui le refusât, s’il avait le courage de la demander. Cécile l’assura qu’elle ne penserait plus à cette méprise ; mais que, pour empêcher qu’elle se renouvellât, elle s’abstiendrait d’aller chez elle jusqu’après le départ de son frère, et que, par cette raison, elle la priait de venir la voir toutes les fois qu’elle en aurait le temps. Elle lui réitéra les assurances de son amitié, de la bonne opinion qu’elle avait conçue d’elle, et du plaisir qu’elle aurait à saisir les occasions de lui en donner des marques.

Enchantée de cette gracieuse réception, mademoiselle Belfield passa avec elle toute la matinée ; et lorsqu’elle se vit forcée de la quitter, le desir que Cécile lui témoigna de la revoir, lui fit le plus grand plaisir. Elle revint bientôt, et Cécile, à qui cet empressement était très-agréable, redoubla de soin et d’attention à l’obliger.

Depuis ce moment, mademoiselle Belfield ne manqua presque jamais de venir voir tous les jours Cécile, qui n’oubliait rien pour la bien recevoir, et qui, desirant s’occuper l’esprit d’objets étrangers à Delvile, auquel elle s’efforçait de ne plus penser, se refusait même la satisfaction d’en parler à sa jeune amie, sous la dénomination du noble ami de son frère.

Elle trouva, pendant ce temps, différents expédients pour ménager sa délicatesse, et lui faire accepter plusieurs présents utiles ou agréables. Elle était chaque jour plus attachée à sa nouvelle favorite, et se proposait de lui offrir, dans la suite, un asyle dans sa maison.

L’intimité est une épreuve que peu de gens soutiènent, même ceux qui pensent le mieux, mais dont mademoiselle Belfield n’avait rien à craindre. Cécile la trouva simple, ingénue et affectueuse, l’esprit droit, et beaucoup d’intelligence, quoiqu’on n’eût pris aucun soin de le cultiver ; d’un caractère doux, quoique vif, la bonté naturelle de son cœur semblait suppléer aux lumières qui lui manquaient. Elle fit part à Cécile de toutes les affaires de sa famille, ne lui cachant ni ses faiblesses, ni ses malheurs, et ne cherchant à pallier que les défauts les plus choquants de sa mère. Elle paraissait même disposée à lui révéler ses secrets les plus cachés ; et il était évident qu’elle en avait ; ce qu’elle manifestait par des distractions fréquentes et par l’inquiétude qu’elle laissait appercevoir. Cécile cependant, dans la situation critique où son esprit se trouvait alors, ne s’empressa guère à faire des questions qui auraient pu lui développer la cause de cette inquiétude ; elle évitait soigneusement toute conversation qui, en réveillant sa tendresse, aurait pu lui causer la moindre émotion.

Pendant que Cécile remplissait ainsi ses loisirs d’une manière qui, sans être bien gaie, était supportable, et qu’elle jouissait des conversations intéressantes de son amie, le reste de la maison était bien différemment occupé ; les fêtes, les plaisirs, les amusements de toute espèce étaient recherchés avec encore plus d’avidité que par le passé ; et le risque que les Harrel avaient couru tout récemment d’être entièrement ruinés, paraissait n’avoir servi qu’à augmenter leur empressement à jouir. Jamais cependant la félicité n’avait été plus loin d’eux. M. Harrel, malgré sa légèreté ordinaire, avait, de temps à autre, des accès de mélancolie qui offusquaient ses moments les plus gais, et empoisonnaient tous ses plaisirs : eh ! comment en peut-on goûter dans une situation aussi fâcheuse ?

Cécile, voyant que sa fureur pour la dissipation augmentait avec ses inquiétudes, hasarda encore une fois de parler de réforme à sa femme, lui conseillant de se prévaloir du mécontentement par lequel il témoignait être au moins un peu affecté de sa situation ; afin de lui démontrer la nécessité qu’il y avait de ne pas tarder davantage à examiner l’état de ses affaires. Madame Harrel l’assura qu’il lui était impossible de suivre son conseil ; que son unique étude était d’imaginer de nouveaux moyens de le distraire, attendu qu’il devenait tous les jours plus chagrin, et si emporté, qu’elle n’osait plus rester seule avec lui.

La maison était plus fréquentée que jamais ; on n’était occupé que d’amusements. Parmi ceux qui y étaient les mieux reçus, comme les plus propres à remplir ce but, M. Morrice était un des premiers. Le talent singulier qu’il possédait d’unir des manières humbles et rampantes à la gaieté la plus constante et la mieux soutenue, le rendirent si utile, qu’il ne fut bientôt plus possible de se passer de lui. Quoique son premier but, en tâchant de se faire admettre, eût été d’entretenir la connaissance de Cécile, il fut cependant très-content de la tournure que la chose avait prise, puisque sa vanité ne l’avait jamais assez aveuglé pour oser aspirer à sa main. Il crut, au reste, que l’amitié de ses hôtes contribuerait autant à l’avancement de sa fortune, qu’aurait pu le faire Cécile : car, tout étourdi, tout inconsidéré qu’il était, il ne perdait pourtant point ses intérêts de vue ; et quoique, par une activité folle et déplacée, il déplût souvent, son intention et ses soins n’en étaient pas moins dirigés vers un but utile : il ne formait de liaisons qu’autant qu’il espérait qu’elles lui seraient avantageuses. La connaissance et l’amitié de ses supérieurs ne lui étaient précieuses que parce qu’il se flattait que, tôt ou tard, leurs recommandations lui procureraient de nouveaux protecteurs.

Les visites du chevalier Floyer étaient aussi beaucoup plus fréquentes ; et M. Harrel, malgré les remontrances de Cécile, cherchait toutes les occasions possibles de lui faciliter l’accès auprès d’elle. Quoique madame Harrel eût été jusqu’alors indifférente à cet égard, elle commença à prendre vivement ses intérêts ; et M. Arnott, qui lui avait précédemment servi de refuge contre cette persécution, était devenu si sérieux, ses soins étaient si marqués, que ne pouvant plus révoquer en doute les sentiments qu’elle lui avait inspirés, elle se trouvait obligée d’user de réserve avec lui.

C’était toujours avec plus de regret qu’elle réfléchissait au sacrifice qu’elle avait fait pour secourir l’ingrat et indigne Harrel ; souvent elle était tentée de quitter pour toujours sa maison, et de choisir celle d’un de ses tuteurs. La délicatesse de ses sentiments s’opposait à cette démarche, qui aurait pu nuire au crédit de celui-ci ; et l’amitié qu’elle avait eue dans ses premières années pour sa femme, l’empêchait d’exécuter ce projet. Ces différentes circonstances contribuèrent beaucoup à augmenter son intimité avec mademoiselle Belfield ; elle ne voyait plus madame Delvile, qui était la seule personne qu’elle lui préférât ; les assiduités fatiguantes du chevalier Floyer étaient cause que M. Monckton ne pouvait lui parler qu’en sa présence. Il ne lui restait donc d’autre ressource contre les persécutions et les chagrins qu’elle éprouvait chaque jour, que la société de l’aimable Henriette.



CHAPITRE III.

Découverte.


Depuis quelque temps, Cécile n’avait eu aucune communication avec la famille Delvile, que sa prudence, aussi bien que sa fierté, l’empêchait de rechercher, lorsqu’un matin qu’elle était avec mademoiselle Belfield, on annonça que M. Delvile était dans le salon. À cette nouvelle, Cécile tressaillit et changea de couleur ; mais quelle ne fut pas sa surprise, en voyant la même émotion peinte sur le visage de mademoiselle Belfield, qui, se levant tout-à-coup, s’écria : bon dieu, monsieur Delvile !… Connaîtriez-vous M. Delvile, mademoiselle ?… M. Delvile fréquente-t-il cette maison ? Quelquefois, pas souvent, répondit Cécile ; mais pourquoi cette question ? Je n’en sais rien, mademoiselle ; je ne l’ai faite que par hasard, je crois ; mais c’est bien… c’est seulement… je ne savais pas… Et rougissant très-fort, elle se remit à sa place. Cécile en proie au sentiment le plus pénible, et abîmée dans ses réflexions, garda, pendant quelques minutes, un profond silence, et resta tout-à-fait immobile. Elle sortit de la chambre ; et n’osant s’arrêter pour faire des questions, elle se hâta de se rendre dans l’appartement où Delvile l’attendait ; il lui fut impossible de prononcer un seul mot, et elle le salua sans rien dire.

Frappé de son air et de la manière extraordinaire dont elle le recevait, bientôt aussi décontenancé qu’elle, il lui fit un million d’excuses aussi embrouillées qu’inutiles sur sa visite, et en oublia si bien le sujet, qu’il avait déjà pris congé, et allait sortir avant de se le rappeler. Il revint pour lors ; et affectant de rire de sa distraction, il lui dit qu’il n’était venu que pour lui apprendre que les ordres dont elle avait daigné l’honorer, étaient exécutés de manière à lui faire espérer qu’elle en serait satisfaite. Cécile, qui avait oublié qu’elle lui en eût jamais donné, attendit qu’il s’expliquât. Il lui apprit qu’il avait présenté, cette même matinée, M. Belfield au comte de Vannelt, qui en avait déjà ouï parler très-avantageusement par des personnes de sa connaissance, qui avaient fait leurs études à l’université avec lui, et qu’il avait été si content de son protégé dès la première vue, qu’il se proposait, après quelques informations, qui ne pouvaient que tourner à son avantage, de lui confier son fils aîné, prêt à commencer ses voyages.

Cécile le remercia des peines qu’il s’était données pour une affaire à laquelle elle s’intéressait ; elle lui demanda ensuite des nouvelles de la santé de sa mère. Elle est fort bien, répondit-il avec un sourire qui ressemblait assez à un reproche, aussi bien qu’une personne qui s’était flattée d’être aimée de vous, peut l’être après avoir vu ses espérances trompées. Quoique je conviène volontiers devoir beaucoup aux lumières de ma mère, peut-être aurais-je été dans le cas de lui donner une leçon utile, celle de fuir plutôt que de chercher ces plaisirs dangereux, dont la privation, après qu’on les a goûtés, devient insupportable, et trouble notre repos.

Il lui fit ensuite la révérence, et sortit. Ce reproche inattendu, et le compliment encore plus imprévu qui l’accompagnait, paraissant renfermer un sens plus étendu que celui qu’ils présentaient, augmentèrent la confusion de Cécile. Elle se douta qu’il ne s’était servi du nom de sa mère que pour faire l’apologie de sa propre conduite ; et cependant, pourquoi l’éviter et fuir sa société, supposé que ce fût-là le sens de son allusion, et ce qu’il appelait fuir des plaisirs dangereux ? C’est ce qu’elle ne pouvait comprendre.

Fâchée cependant de la façon brusque dont elle avait quitté mademoiselle Belfield, elle ne perdit pas un moment pour aller la rejoindre ; et lorsqu’elle entra dans sa chambre, elle la trouva occupée à regarder au travers de la fenêtre, suivant des yeux un objet avec tant d’attention, qu’elle ne s’appercevait pas de son arrivée.

Cécile, qui ne put plus douter du motif de sa curiosité, s’abstint de la distraire. Au bout de quelques minutes, elle cessa de fixer la fenêtre, et levant les yeux au ciel, joignant les mains, elle dit d’une voix basse : Puisse le ciel le protéger et le bénir ! Puisse-t-il ne jamais éprouver des tourments tels que les miens ! À ces mots, un soupir échappé à Cécile la fit tressaillir, et se tourner du côté de la porte. Elles rougirent extrêmement l’une et l’autre au moment où leurs yeux se rencontrèrent ; et tandis que mademoiselle Belfield tremblait d’avoir fait connaître ses vrais sentiments, Cécile avait à peine la force de se tenir debout. Le silence pénible et embarrassant qui suivit, ne fut interrompu que par les larmes que mademoiselle Belfield n’eut plus la force de retenir. Mais, Cécile attendrie, oubliant pour le moment ses propres intérêts, l’embrassa tendrement, sans cesser de garder le silence, craignant de la questionner, et redoutant d’entrer en explication. Mademoiselle Belfield, touchée de ses bontés, la serra dans ses bras ; et cachant son visage dans son sein, s’écria en sanglottant : Peut-on être malheureuse lorsqu’on est aimée de vous ! S’il m’était possible, vous seriez la seule personne au monde que j’aimerais. Permettez dans ce moment que je vous quitte et demain je vous instruirai de tout ce qui me regarde. Cécile, qui ne desirait point de la retenir, l’embrassa de nouveau, et la laissa partir.

Après son départ, elle demeura quelque temps interdite. La pureté de son cœur et la justesse de son discernement l’avaient préservée jusqu’à ce moment d’erreur et de blâme. La scène était prodigieusement changée ; elle se trouvait tout-à-coup dans une conjoncture très-délicate ; le hasard venait de lui faire découvrir une rivale dans sa meilleure amie. Son attachement pour mademoiselle Belfield, et les promesses de lui être utile rendaient la découverte qu’elle venait de faire, plus embarrassante, et détruisait le projet qu’elle avait de vivre avec cette amie.

La pitié que mademoiselle Belfield lui inspirait, n’était cependant point diminuée par la jalousie ; elle ne soupçonnait pas qu’elle fût aimée de Delvile, dont l’ambition lui faisait redouter plutôt une rivale d’une naissance plus élevée, que d’imaginer qu’il se fût arrêté un seul instant à penser à la pauvre Henriette : cela n’empêchait cependant pas qu’elle ne fût très-impatiente de savoir depuis quand ils se connaissaient ; combien de fois ils s’étaient vus, quelle attention, lorsqu’ils s’étaient entretenus ensemble, il avait faite à elle, et l’époque où cette dangereuse passion s’était emparée de son cœur.

Quoique cette curiosité fût aussi vive qu’elle était naturelle, son premier soin fut cependant de réfléchir à la manière dont elle devait se conduire dans cette conjoncture. Elle ne croyait pas avoir le droit d’écouter une pareille confidence. Elle était certaine que cette jeune personne ignorait qu’elle y eût un si grand intérêt, puisqu’elle n’avait pas même imaginé qu’elle connût Delvile. Elle avait donc droit, non-seulement à des conseils, mais même à de bons offices de sa part. Ne serait-ce pas une espèce de trahison que de savoir tout d’elle sans l’aider en rien ? de se prévaloir de sa confiance pour en apprendre tout ce qui avait quelque rapport à un homme qu’elle se flattait un jour devoir être son époux, et satisfaire une curiosité intéressée aux dépens d’une bonne foi, d’une simplicité et d’une candeur aussi rares que précieuses ? Non, s’écria Cécile, jamais je n’emploierai des artifices que j’ai toujours détestés ; cette tendre, cette charmante fille ne me dira rien ; trahie déjà par sa trop grande confiance et son trop de facilité, mon cœur n’en abusera pas, et elle ne sera point dupe de sa franchise. Elle résolut donc d’éviter soigneusement de s’entretenir sur ce sujet, puisqu’elle ne pouvait lui donner de conseil, sans s’exposer à être soupçonnée d’avoir eu des vues intéressées.

La franchise naturelle de Cécile lui avait même suggéré, non-seulement de recevoir la confidence de mademoiselle Belfield, mais aussi de lui répondre en lui faisant la sienne. Des réflexions lui firent bientôt sentir le danger d’une pareille démarche, qui n’aurait abouti qu’à les humilier l’une l’autre, et qui, vu la conformité de leurs prétentions mutuelles, aurait peut-être fini par leur inspirer de la défiance et de la haine. C’est pourquoi, lorsque mademoiselle Belfield, suivant sa promesse, se présenta le lendemain avec plus de timidité, et rougissant plus qu’à l’ordinaire, Cécile, sans paraître s’appercevoir de sa confusion, lui dit qu’elle était très-fâchée d’être obligée de sortir, et trouva le moyen, sous différents prétextes, d’éloigner une conversation qui devait être également pénible pour l’une et pour l’autre. Cécile sortit pour rendre visite à madame Delvile, et ramena son amie à son nouveau logement. Mademoiselle Belfield supposant que tout cela n’était qu’un effet du hasard, fut enchantée de cette espèce de répit, et ne tarda pas à reprendre sa gaieté naturelle.



CHAPITRE IV.

Sarcasme.


Les reproches que Delvile, au nom de sa mère, avait faits à Cécile, l’avaient décidée à cette visite ; car, quoique dans son incertitude actuelle, elle ne souhaitât de voir cette famille qu’autant qu’elle en serait recherchée, elle voulait cependant éviter toute apparence de singularité, dans la crainte de faire soupçonner ses sentiments. Madame Delvile la reçut avec politesse, et en même temps avec une froideur qui l’affligea : elle trouva qu’elle était véritablement piquée de sa longue absence, et elle s’apperçut pour la première fois de cette fierté, dont elle avait cru que l’envie et la calomnie pouvaient seules l’accuser. Quoique son mécontentement fût visible, elle ne daigna pas lui faire le moindre reproche ; elle ne laissa échapper aucune plainte, mais elle ne manqua pas de temps en temps de faire les réflexions les plus amères et les plus sanglantes contre le caprice et la légèreté.

Cécile, à qui il était impossible de déclarer les véritables raisons de sa conduite, ne chercha point à excuser sa prétendue négligence ; accoutumée aux attentions les plus flatteuses, un changement si subit l’affligea beaucoup.

Milady Honoria Pemberton, fille du duc de Derwent, arriva sur ces entrefaites, et la vivacité de sa conversation lui laissa quelques moments pour se remettre. Cette jeune demoiselle, qui était parente de la famille de Delvile, et du caractère le plus léger et le moins discret, ne fit, pendant tout le temps de sa visite, que répéter les traits de médisance qu’on répandait contre les gens les plus connus, avec une imprudence et une étourderie, que les leçons que madame Delvile ne lui épargna pas, furent incapables de réprimer ; et après avoir épuisé tous les sujets du jour, elle se tourna tout-à-coup du côté de Cécile, qu’elle avait eu occasion de connaître chez M. Delvile, et lui dit : J’apprends donc enfin, miss Beverley, qu’après qu’une moitié de la ville vous a mariée au chevalier Floyer, et l’autre à mylord Derford, vous vous proposez, sans vous arrêter à tout ce qu’on peut dire, de les démentir l’un et l’autre en vous donnant à M. Marriot. Moi ? point du tout, répondit Cécile : je vous assure, mademoiselle, que vous avez été très-mal informée. Je le pense, répliqua madame Delvile ; M. Marriot, par-tout ce que j’ai ouï dire de lui, paraît n’avoir qu’un seul mérite, une fortune considérable ; et je crois que c’est celui de tous dont miss Beverley doit faire le moins de cas.

Cécile, charmée en secret d’une pareille réflexion qu’elle ne put s’empêcher de croire avoir quelque rapport à Delvile, reprit un peu courage, et tâcha de prendre part à la conversation. Tous ceux qu’on rencontre, s’écria lady Honoria, disposent de miss Beverley en faveur de quelque nouveau prétendant. Cependant le sentiment le plus général est que le chevalier Floyer aura la préférence ; quant à moi, je ne saurais trop imaginer comment elle se tirera d’affaire avec eux ; car M. Marriot assure qu’il ne veut point être refusé, et le chevalier jure qu’il ne renoncera jamais à elle ; ainsi aucun de nous ne saurait prévoir comment cela finira : j’avoue que je suis enchantée qu’elle fasse durer cette incertitude.

S’il y a dans cette affaire la moindre incertitude, elle est bien volontaire. Mais quelle raison auriez-vous, milady, d’en être enchantée ? Oh ! parce qu’elle est propre à les tourmenter, et fournit matière à la conversation. D’ailleurs, nous attendons tous avec impatience le moment où les gazettes nous annonceront qu’ils se seront querellés, et que vous aurez occasionné un second duel. Un second duel ! s’écria Cécile ; assurément ils ne se sont encore jamais battus pour moi. Oh ! je vous demande pardon, répondit lady Honoria ; vous savez bien que le chevalier s’est battu au commencement de l’hiver, à votre occasion, avec cet aventurier Irlandais qui vous insulta à l’opéra. Aventurier Irlandais ? répéta Cécile. Cette affaire a été singulièrement défigurée ! En premier lieu, je n’ai jamais été insultée à l’opéra ; et en second lieu, milady, si vous voulez parler de M. Belfield, je doute fort qu’il ait été de sa vie en Irlande. Eh bien ! repartit-elle, fût-il venu d’Écosse, cela serait égal ; il faut certainement qu’il viène de quelque part, et l’on m’assure qu’il a été terriblement blessé ; le chevalier a eu pendant un mois ses malles faites, afin que si son antagoniste était mort, il eût pu disparaître sur le champ. Je vous prie de me dire, milady, s’écria madame Delvile, comment vous faites pour ramasser toutes ces absurdités. Oh ! je ne sais trop ; je ramasse toutes les particularités que j’entends dire de part et d’autre, je les arrange ensuite le mieux qu’il m’est possible : je pourrais cependant vous apprendre une nouvelle plus extraordinaire qu’aucune de celles qu’on a pu vous dire jusqu’à présent. Et quelle est-elle ? Oh ! si je vous la disais, vous en feriez part à votre fils. Non, certainement, répartit madame Delvile en riant, peut-être même finirai-je par l’oublier moi-même. Elle fit encore un peu de difficultés ; et Cécile ne sachant si elle ne serait point de trop, s’éloigna, et fut se placer auprès d’une fenêtre, d’où, cependant, comme milady ne baissa pas la voix, elle lui entendit dire : Eh bien, vous saurez qu’on m’a assurée qu’il avait, dans une des rues de la route d’Oxfort, une maîtresse qui lui coûtait beaucoup d’argent, et qui est très-jolie ; je serais bien curieuse de la voir.

La consternation de Cécile, à cette nouvelle, aurait certainement découvert ce qu’elle cachait avec tant de soin, si l’éloignement où elle se trouvait, n’avait empêché qu’on ne l’apperçût. Elle resta à sa place sans regarder autour d’elle, et n’entendit pas sans beaucoup de plaisir, madame Delvile répondre avec beaucoup d’indignation : je suis fâchée, milady, que vous puissiez vous amuser à écouter des calomnies, que ceux même qui les répandent sont fort éloignés de croire. Dans des temps moins corrompus, et où la calomnie serait aussi détestée qu’elle le mérite, le caractère connu de Mortimer l’aurait mis à l’abri de pareilles accusations. Qui s’étonnera cependant qu’elle ne l’ait point épargné, et qui pourrait mépriser les inventeurs de ces mensonges, quand on saura qu’ils ont amusé milady Pemberton, qu’elle y a pris goût, et qu’elle les a accrédités en les publiant ? Ma chère madame Delvile, s’écria la jeune dame, vous prenez la chose trop sérieusement. Ma chère milady, répondit madame Delvile, je voudrais qu’il fût possible de vous engager à réfléchir plus sérieusement. Si vous parveniez une fois à vous convaincre combien vous vous abaissez en cherchant à rendre les autres ridicules, les objets dont vous vous amusez maintenant, exciteraient alors avec bien plus de raison votre indignation.

Mais, ma chère dame, s’écria milady, s’il en était ainsi, je serais absolument sans défaut : alors nous serions toujours d’accord, et je ne sais pas comment nous ferions pour soutenir la conversation. En prononçant ces derniers mots, elle se leva, lui prit la main, et sortit précipitamment.

Une conversation, dit madame Delvile, quand elle fut partie, qui ne consiste de ma part qu’en conseils très-inutiles, donnés de bonne foi à une personne dont la légèreté est incorrigible, aurait cessé il y a long-temps, si je ne considérais pas que l’inconséquence et l’étourderie sont tant à la mode, qu’il est bien difficile qu’une jeune personne du caractère de lady Pemberton, accoutumée d’ailleurs à gouverner les parents par qui elle devrait l’être, puisse s’en préserver. Elle paraît cependant, dit Cécile, recevoir si bien vos remontrances, que je crois qu’on pourrait avec le temps espérer de la corriger. Non, répondit madame Delvile, je n’espère plus rien : j’ai pris autrefois beaucoup de peine pour y parvenir ; mais je n’ai pas tardé à me convaincre que la patience avec laquelle elle entendait parler de ses défauts, n’était qu’un effet de cette même légèreté qui les lui fait contracter : au reste, si les jeunes personnes ne se lassent point de s’égarer, j’avoue que les vieilles se trompent tout aussi souvent dans leurs jugements, et il n’y a pas long-temps que j’ai eu lieu de m’appercevoir du peu de justesse de ceux que je porte moi-même.

Cécile, qui sentit vivement tout ce qu’il y avait de personnel dans ce discours, fut encore réduite au silence, et cruellement mortifiée : désolée d’avoir ainsi perdu en partie les bonnes grâces de la femme qu’elle estimait le plus, et révoltée de l’idée de ne pouvoir rien alléguer pour sa justification, après une courte pause et quelques réflexions, elle se leva gravement pour prendre congé. Madame Delvile la prévint alors, que si elle avait quelque affaire avec son mari, elle lui conseillait de ne pas différer à lui en parler, parce que toute la famille comptait partir dans peu de jours pour la campagne. Cet avis fut pour Cécile un nouveau coup bien sensible. Elle répondit tristement : dans peu de jours, madame ? Oui, reprit madame Delvile, j’imagine que vous voulez en paraître très-fâchée ! Ah, madame ! s’écria Cécile, qui ne put conserver plus long-temps son sang-froid, si vous connaissiez la moitié des sentiments que je vous ai voués, du respect sincère, et de la vénération que j’ai pour votre personne, toutes mes protestations seraient inutiles.

Madame Delvile, surprise à la fois, et attendrie de l’air de vérité de cette déclaration, saisit sa main, et lui dit : je croyais que tout ce que je pourrais vous dire vous serait très-indifférent ; sans cela mon ressentiment aurait cessé au moment où je vous aurais fait connaître qu’il n’était causé que par votre longue absence. Je vous assure que rien ne m’afflige davantage, répliqua Cécile, que d’avoir pu y donner lieu ; mais croyez-moi, madame, quoique malheureusement les apparences semblent être contre moi, j’ai toujours été très-reconnaissante des bontés dont vous m’avez honorée ; la vénération, la gratitude que je vous ai inviolablement conservées, n’ont jamais été altérées. Vous voyez donc, dit madame Delvile, en souriant, que quand les reproches produisent quelque effet, ils ne sont pas écoutés avec cette patience que vous admiriez il n’y a qu’un moment ; et, qu’au contraire, lorsqu’on les entend sans en être ému, c’est aussi sans qu’ils produisent aucun fruit. Que vous différiez en cela de Pemberton, c’est assurément de quoi personne ne saurait s’étonner ; puisqu’elle ne peut soutenir la comparaison avec vous, et que vous lui êtes si supérieure à toutes sortes d’égards. — Daignerez-vous donc agréer mes excuses et me pardonner ? Je ferai plus, repartit madame Delvile en riant, je vous pardonnerai sans attendre vos excuses ; car il est certain que vous ne m’en avez donné aucune ; mais allons, continua-t-elle, s’appercevant que Cécile était embarrassée par cette réflexion, je ne veux plus qu’il en soit question ; je suis charmée de retrouver ma jeune amie, et même presque honteuse d’avouer que j’aye eu le moindre doute sur ses sentiments. Elle l’embrassa ensuite tendrement, et convint qu’elle avait été plus mortifiée de son prétendu abandon, qu’elle n’avait voulu le lui avouer, lui répétant plusieurs fois que depuis bien des années elle n’avait point fait de connaissance qu’elle eût autant desiré cultiver que la sienne, ni joui d’aucune société qui lui fît autant de plaisir. Cécile, dont les yeux annonçaient la joie et la satisfaction, dont les espérances semblaient revivre, eut peu de peine à répondre à ses protestations d’amitié ; et au bout de quelques minutes, elles furent non-seulement réconciliées, mais encore plus unies que jamais. Madame Delvile la pressa de rester à dîner avec elle ; et Cécile fut trop satisfaite de cette invitation pour ne pas s’y rendre.

Les deux dames furent seules toute la journée, et rien ne troubla ni n’interrompit ces sentiments vifs et délicieux, que le renouvellement sincère de leur amitié mutuelle occasionnait. Il est vrai que l’information de milady Pemberton lui donnait un peu d’inquiétude ; mais son étourderie, sa légèreté, et ce que madame Delvile lui avait répondu à ce sujet, lui firent tout oublier. Elle promit à mad. Delvile, avant de la quitter, qu’elle la verrait tous les jours quelques moments, pendant le court espace de temps qu’elle avait encore à rester à Londres.



CHAPITRE V.

Soupçon.


Le lendemain matin madame Harrel vint précipitamment dans la chambre de Cécile avant le déjeûné, et lui apprit que M. Harrel n’était point rentré de toute la nuit. Cécile s’efforça de cacher le saisissement que lui causait cette nouvelle, afin de ne pas augmenter la frayeur qu’on avait témoignée en la lui communiquant. Madame Harrel cependant très-inquiète, envoya faire des recherches par toute la ville, sans qu’on pût rien découvrir. Cécile ne voulant pas l’abandonner dans une pareille situation, écrivit un mot à madame Delvile pour s’excuser, afin de rester avec elle jusqu’à ce qu’on se fût procuré quelque information. Un objet de cette importance était une raison suffisante pour éviter tout entretien particulier avec mademoiselle Belfield, qui vint à son ordinaire vers le midi, et dont le cœur tendre et susceptible de crainte, fut très-affecté des marques évidentes d’émotion qu’elle observa chez Cécile.

Toute la journée s’écoula sans recevoir aucune nouvelle ; et à son grand étonnement, madame Harrel se prépara, vers le soir, à aller à une assemblée, déclarant en même temps combien cela lui était désagréable ; mais qu’elle avait peur que, si elle y manquait, tout le monde ne soupçonnât du mystère dans son absence.

La raison qui retenait Cécile à la maison n’existant plus, elle se rendit chez madame Delvile ; en entrant dans la salle, elle y trouva Delvile le fils seul, occupé à lire. Il parut étonné : ce qui n’empêcha pas qu’il ne la reçût avec beaucoup de politesse, lui faisant des excuses de l’absence de sa mère qui avait été écrire ses lettres, n’espérant pas la voir. Cécile fit à son tour des excuses de son inconséquence apparente ; après quoi toute conversation cessa pour quelque temps.

Ce silence fut à la fin interrompu par Delvile. Le mérite de M. Belfield, lui dit-il, n’a point échappé à mylord Vannelt ; toutes ses anciennes connaissances lui en ont dit beaucoup de bien, et il lui fait actuellement préparer un appartement chez lui, qu’il occupera jusqu’au moment où son fils commencera ses voyages. Cécile répondit qu’elle était charmée d’apprendre cette bonne nouvelle ; et ils continuèrent ensuite l’un et l’autre à garder le silence.

Vous avez vu, ajouta le jeune Delvile, après cette seconde pause, la sœur de M. Belfield ? Cécile répondit en rougissant : Oui, monsieur. Elle est très-aimable, continua-t-il, trop aimable, en vérité, pour sa situation ; car ses parents, à l’exception de son frère seul, méritent peu de lui appartenir. Il s’arrêta, et Cécile n’ayant rien répondu, il ajouta tout de suite : Peut-être ne vous paraît-elle pas aimable… Vous pouvez la mieux connaître que moi, et savoir quelque chose à son désavantage ? Oh, non ! s’écria Cécile avec une gaieté affectée ; je pensais seulement que… N’avez-vous pas dit que vous connaissiez tous ses parents ? Non, répondit-il ; mais pendant que je me trouvais avec M. Belfield, plusieurs sont venus le voir.

Ils gardèrent de nouveau le silence ; et Cécile, honteuse de sa répugnance apparente à louer, fit un effort pour dire : mademoiselle Belfield est réellement une charmante personne, et je souhaiterais… Elle s’arrêta, ne sachant trop elle-même ce qu’elle avait voulu ajouter. J’ai été très-satisfait, dit-il, en apprenant les bontés que vous aviez eues pour elle ; il me semble qu’elle en a autant besoin qu’elle paraît les mériter. Je suis persuadé que lorsqu’elle n’aura plus son frère, vous ne refuserez pas de les lui continuer ; ce sera alors le temps où, en lui faisant le plus de bien, il vous en reviendra le plus d’honneur.

Cécile, confondue de cette recommandation, lui répondit faiblement : certainement… tout ce qui dépendra de moi… je serai charmée… Au même instant madame Delvile entra ; et pendant les excuses qu’elles se firent mutuellement, son fils quitta le salon. Cécile, empressée à trouver un prétexte pour le quitter à son tour, dit qu’elle ne voulait point empêcher madame Delvile d’écrire ; et après lui avoir promis de passer chez elle toute la journée du lendemain, elle se retira.

Les réflexions qui la suivirent ne furent guère consolantes ; elle commençait à craindre de mériter à son tour, la pitié qu’elle avait eue pour mademoiselle Belfield. En toute autre occasion, la recommandation de Delvile n’aurait servi qu’à la confirmer dans l’idée avantageuse qu’elle s’était formée de sa façon de penser ; mais, dans sa situation présente, livrée à ses inquiétudes et à l’incertitude, la moindre chose donnait lieu à de nouvelles conjectures, et était capable de l’alarmer. Il n’avait eu pour elle depuis quelque temps, que de la froideur et l’éloignement le plus marqué. Son éloge d’Henriette avait été vif et animé… Elle savait qu’Henriette l’aimait, mais elle ignorait de quels moyens Delvile pouvait s’être servi pour faire naître cette passion.



CHAPITRE VI.

Coup hardi.


Cécile de retour chez elle, apprit avec chagrin qu’on n’avait encore eu aucunes nouvelles de M. Harrel. Sa femme, qui était rentrée de bonne heure, alors véritablement alarmée, pria Cécile de rester avec elle ; elle envoya aussi chercher son frère, et ils passèrent la nuit ensemble, attendant, en tremblant, quelle serait l’issue de leurs recherches.

À six heures du matin, M. Arnott pria sa sœur et Cécile d’aller se reposer, leur promettant de faire les plus exactes recherches, et de ne pas rentrer sans leur en apporter quelques nouvelles. Peu après son départ, tandis que mad. Harrel et Cécile étaient encore sur l’escalier, on frappa si rudement à la porte, qu’elles en furent épouvantées. Cécile préparée à quelque malheur, fit rentrer promptement son amie dans le sallon ; et sortant toute de suite, elle vit paraître, avec autant de satisfaction que de surprise, M. Harrel lui-même. Elle courut faire part à sa femme de cette bonne nouvelle, et il la suivit immédiatement. Madame Harrel s’empressa de lui dire combien il l’avait inquiétée, et Cécile lui témoigna la joie que lui causait son retour ; mais la satisfaction de l’une et de l’autre ne fut pas de longue durée. Il entra d’un air furieux et menaçant, le chapeau sur la tête et les bras croisés. Il ne répondit rien à tout ce qu’elles lui dirent ; mais ayant poussé la porte avec le pied, il se jeta sur un sopha. Cécile voulait se retirer ; M. Harrel lui saisit la main, pour l’en empêcher. Ils restèrent quelques minutes dans cette situation ; et M. Harrel se levant tout-à-coup, s’écria : avez vous quelques paquets à faire ? Des paquets, répéta madame Harrel, dieu nous soit en aide ! Pourquoi ? Il faut que je quitte l’Angleterre, je partirai demain matin. Quitter l’Angleterre ? s’écria-t-elle fondant en larmes. J’espère que cela ne sera pas ! N’espérez rien, répliqua-t-il d’un ton de fureur. Il lui ordonna ensuite en jurant, de le laisser, et d’aller tout préparer pour le départ.

Madame Harrel, qui n’était point accoutumée à un pareil traitement, fut si effrayée, qu’elle en eut des convulsions auxquelles il ne fit aucune attention, et il sortit de la salle, en la maudissant comme une folle qui avait causé sa ruine. Quoique Cécile eût sonné, et se fût empressée à lui donner des secours, cette brutalité l’avait tellement révoltée, qu’elle savait à peine ce qu’elle devait ordonner ou faire. Madame Harrel se remit cependant bientôt ; Cécile l’accompagna dans sa chambre, où elle resta, et tâcha de la calmer, jusqu’au retour de M. Arnott, à qui on apprit l’état affreux dans lequel M. Harrel était enfin rentré chez lui ; sa sœur le pria d’user de tout son crédit pour qu’il différât au moins, supposé qu’il ne pût l’y faire renoncer entièrement, l’exécution de son projet de voyage. Il alla s’acquitter, en tremblant de cette commission, et revint avec un air déconcerté leur dire que M. Harrel lui avait appris qu’il avait contracté une dette d’honneur beaucoup plus considérable qu’il n’était en état de payer ; et comme il ne pouvait se montrer qu’elle ne fût acquittée, il était forcé de quitter le royaume sans perte de temps. Oh, mon frère ! s’écria madame Harrel, souffrirez-vous que nous partions ? Hélas ma chère sœur, répondit-il, et quand je serai ruiné à mon tour, qui pourra ou voudra vous secourir ?

Mme Harrel pleura alors amèrement ; et le tendre M. Arnott, en tachant de la consoler, ne put s’empêcher de mêler ses larmes à celles d’une sœur qu’il chérissait. Cécile, dont la raison était plus forte, et dont l’équité naturelle était révoltée, éprouva des sensations différentes ; et abandonnant madame Harrel aux soins de son frère, dont elle plaignait la trop grande facilité, elle rentra chez elle. En vain chercha-t-elle du repos ; l’affreuse situation de cette malheureuse famille la pénétrait d’horreur et de pitié ; elle ne s’occupa qu’à penser au parti qu’il lui conviendrait de prendre dans cette occurrence. Elle n’hésita pas à décider qu’elle ne les accompagnerait point dans leur fuite ; le tort irréparable qu’elle avait déjà fait à sa fortune lui paraissait plus que suffisant ; elle n’avait que trop satisfait aux idées les plus romanesques qu’on pût jamais se former des devoirs qu’imposaient l’amitié et la bienfaisance. Elle s’occupa dès-lors des moyens de sortir d’une maison dont la ruine était assurée, et malgré les obstacles qui pouvaient l’empêcher d’habiter chez M. Delvile son tuteur, elle ne crut pas pouvoir choisir un autre asyle.

Elle était encore irrésolue, lorsqu’elle reçut un message de la part de M. Arnott, qui la priait de lui accorder un moment d’entretien. Elle descendit sur le champ, et le trouva dans la plus grande détresse, Oh ! mademoiselle Beverley, s’écria-t-il, que puis-je faire pour ma sœur ? Comment appaiser sa douleur ? n’allez pas croire que mon intention, en demandant à vous parler, ait été de vous envelopper dans notre infortune ; votre générosité n’a déjà été que trop indignement abusée ; tout ce que je desirais, était de vous consulter sur ce que je pourrais faire pour ma sœur.

Cécile, après avoir un peu réfléchi, proposa à M. Arnott d’engager M. Harrel de laisser sa femme en Angleterre, et qu’alors ils se chargeraient d’elle. Hélas ! s’écria-t-il, j’ai déjà fait cette proposition ; mais son mari ne veut pas partir sans elle ; et son humeur est changée, au point que je tremble qu’elle n’ait tout à craindre de lui. Quelle est donc la personne qui a le plus de crédit sur son esprit ? dit Cécile, enverrons-nous chercher le chevalier Floyer pour appuyer notre demande ? M. Arnott y consentit ; la crainte qu’il eut de perdre sa sœur, lui faisant oublier combien il lui en aurait coûté en toute autre occasion, pour recourir à la médiation d’un rival.

Le baronnet arriva sur le champ. Cécile ne voulant pas lui parler elle-même, le laissa avec M. Arnott, et attendit dans la bibliothèque le résultat de leur conférence. Une heure après, madame Harrel vint en courant à elle ; la source de ses larmes était tarie, elle respirait à peine de joie. Ma très-chère amie, s’écria-t-elle, ma destinée est actuellement entre vos mains, et je suis sûre que vous ne refuserez pas de me rendre heureuse. Qu’est-ce que je puis faire pour vous ? s’écria Cécile, craignant qu’elle ne lui proposât quelque chose d’impraticable ; ne me demandez rien, je vous prie, que je ne puisse vous accorder. Non, non, répondit-elle, tout ce que je vous demande n’exige que de la bonne volonté. Le chevalier Floyer a prié M. Harrel de me laisser en Angleterre ; et il le lui a promis, à condition que vous hâtiez votre mariage, et que vous me receviez ensuite chez vous. Mon mariage ! répéta Cécile très-étonnée. Ici elles furent jointes par M. Harrel, qui réitéra la même offre. Vous m’étonnez et me révoltez l’un et l’autre, s’écria Cécile ; que prétendez-vous me dire, et pourquoi ne vous expliquez-vous pas plus clairement ? Miss Beverley, lui répartit M. Harrel, il faut finir ce badinage, ne plus amuser un gentilhomme aussi estimable que le chevalier Floyer. Il y a déjà longtemps que toute la ville le regarde comme devant être votre époux ; ne différez donc plus à l’accepter ; un peu de bonne foi de votre part vous l’attachera non-seulement pour toujours, mais fera encore honneur à votre franchise. À ces mots, le chevalier parut tout-à-coup, lui fit de grands compliments, tels qu’il n’avait pu jusqu’alors prendre sur lui de lui en faire : il la pria d’un air de confiance de mettre le comble au bonheur auquel il aspirait depuis si long-temps, et de ne pas avoir la cruauté de le retarder encore. Cécile, presque immobile de la surprise que lui causait une attaque aussi vive que hardie, et qui paraissait évidemment avoir été préméditée, eut à peine la force de parler ou de se défendre ; mais au bout d’un moment, lorsque le chevalier, expliquant son silence en sa faveur, lui dit qu’elle l’avait rendu le plus heureux des hommes. Elle se préparait à sortir, lorsque M. Harrel, d’un ton amer et irrité, s’écria : Cette tyrannie ne finira-t-elle jamais ? Et le chevalier la suivant tout-à-fait impatienté, lui dit : Mon incertitude durera-t-elle donc éternellement ? Après plusieurs mois de soin et d’attente… Ceci est, en vérité, trop sérieux, dit Cécile en se retournant. Vous n’avez point dû, monsieur, être en suspens ; ma conduite a toujours été uniforme, et n’a cessé de vous témoigner ce que je vous déclare à présent, c’est-à-dire, que votre recherche ne m’est point agréable ; ma lettre vous en a assuré ; et après l’avoir lue, j’ai peine à concevoir que vous ayez pu en douter. Harrel, s’écria le chevalier, ne m’aviez-vous pas dit… Bon, bon, répondit l’autre, il est inutile de m’appeler en témoignage. Je n’ai jamais rien vu chez miss Beverley qui annonçât un éloignement plus marqué que celui qui est ordinaire aux jeunes demoiselles qui se piquent de modestie et de délicatesse. Tout le monde sait que lorsqu’une demoiselle souffre pendant un certain temps les assiduités d’un cavalier, son intention n’est pas de le traiter sévèrement.

Se peut-il, M. Harrel, repartit Cécile, après les conversations que j’ai eues avec vous à ce sujet, que vous osiez persister dans cette erreur volontaire ? Il est absolument inutile de disputer avec quelqu’un qui ne daigne pas écouter la raison, ou de faire des protestations à celui qui prend les refus pour des preuves d’acquiescement. Alors, d’un air de dédain elle les pria de la laisser passer, et prit le chemin de sa chambre. Madame Harrel s’obstina encore à la suivre ; et la serrant entre ses bras, elle continua à la supplier, par pitié pour elle, de se laisser toucher. Quelle prévention ! s’écria Cécile ? est-il possible que vous aussi, vous puissiez supposer que mon intention ait jamais été d’accepter le chevalier pour époux ? Sans-doute, répondit-elle ; car M. Harrel m’a dit mille fois que, quoique vous fissiez la difficile, vous finiriez par être à lui.

Cécile, doublement irritée contre M. Harrel, ne le fut plus contre sa femme, dont l’erreur lui faisait excuser la conduite. Elle l’assura de la manière la plus forte, que sa répugnance pour le baronnet était insurmontable ; mais qu’elle se ferait un plaisir de lui rendre, à elle-même, tous les services qu’elle pourrait raisonnablement exiger d’elle. Cécile résolut alors de se rendre chez madame Delvile, de lui faire part de la nécessité où elle se trouvait de changer de logement, et de se décider d’après la manière dont elle la recevrait.

Elle allait sortir lorsque M. Monckton arriva, pour lui demander un moment d’audience. Miss Beverley, lui dit-il, vous devez, sans perte de temps, fuir cette maison ; c’est un repaire de fraude, d’injustice, un théâtre d’horreur, indigne par conséquent de vous posséder. Elle l’assura que dans ce même moment elle se préparait à la quitter. J’ai pris soin, repartit-il, depuis quelque temps d’éclairer toutes les démarches de M. Harrel ; et les informations que je me suis procurées ce matin sont des plus alarmantes. J’ai su qu’il avait passé l’avant-dernière nuit tout entière à jouer ; qu’enivré par une veine de bonheur, il est resté le jour suivant à faire la débauche avec ses amis ; et la nuit dernière, ayant recommencé de jouer, il a perdu non-seulement tout ce qu’il avait gagné, mais encore beaucoup plus qu’il ne peut payer. Ne doutez donc pas qu’il n’ait recours à vous pour en obtenir du secours. Il continue à vous regarder comme sa ressource dans les cas de nécessité ; et tant qu’il vous verra chez lui, il se croira toujours à l’abri du danger. Tout conspire, en effet, dit Cécile, plus révoltée que surprise de ce qu’elle venait d’entendre, à m’obliger de quitter cette maison ; je ne crois cependant pas que M. Harrel s’attende à de nouveaux secours de ma part. Il est entré ce matin dans le sallon sans me parler ; il en a agi si brutalement avec sa femme, qu’il doit bien avoir senti que sa conduite me déplaisait. Il m’a dévoilé par-là un trait de son caractère, qui m’était inconnu ; quelle que fût la mauvaise opinion que j’eusse conçue de lui, je n’aurais jamais soupçonné qu’il pût se rendre coupable d’une pareille atrocité. Le caractère d’un joueur, dit M. Monckton, dépend uniquement de sa bonne ou de sa mauvaise fortune ; chaque coup de dez varie son humeur ; il est enjoué, gai, tranquille, bourru ou sauvage, sans que son naturel ou ses principes y ayent la moindre part ; il est uniquement gouverné par les caprices du hasard.

Cécile lui fit part alors de la scène qu’elle venait d’avoir avec le chevalier Floyer. Il y a long-temps, s’écria-t-il, que je m’attendais à cette manœuvre. M. Harrel, quoiqu’artificieux et intéressé, n’est cependant pas fort habile. Le projet qu’il avait formé aurait pu réussir avec certaines femmes, et de là il en a conclu qu’il réussirait avec toutes. Beaucoup ont été subjuguées par la constance, un plus grand nombre encore par l’impudence. Il a supposé qu’en réunissant deux moyens aussi puissants en faveur du baronnet, il surmonterait tous les obstacles. En vous assurant que le public croyait votre mariage arrêté, il espérait vous persuader qu’il n’y avait plus d’autre ressource, et par la vivacité et la promptitude de l’attaque, de vous épouvanter et de vous décider à conclure. Je ne saurais, répondit Cécile, le justifier même dans mon esprit ; car il n’aurait jamais été aussi empressé à favoriser les prétentions du chevalier, dans l’affreux désordre où se trouvent actuellement ses affaires, s’il n’y avait été poussé par quelque motif secret. Ses projets et ses artifices seront au reste fort inutiles, et ne réussiront point avec moi ; vos avertissements, vos conseils, aidés de ma propre expérience, m’ont convaincue de l’inutilité de ce que je pourrais faire pour lui, et me mettront en garde pour l’avenir contre toutes ses tentatives. N’ayez pas trop de confiance en vos propres forces, lui dit M. Monckton ; vous ne connaissez pas encore toutes les ruses et les inventions auxquelles il pourrait avoir recours pour vous dépouiller. Quel que soit le parti qu’il choisisse, en vous menaçant de recourir au poignard ou au poison, il est sûr de réussir. Un cœur aussi généreux que le vôtre, ne sera en sûreté que par une prompte fuite. Vous étiez prête à sortir, m’avez-vous dit, lorsque je suis entré… et où vouliez-vous aller ? À la place de Saint-James ; répondit-elle en rougissant. — Réellement… Le jeune Delvile est donc prêt à partir ? — À partir… Non… je ne le crois pas… — Non ? je ne l’imaginais qu’à cause du choix que vous faisiez de sa maison pour y résider. — Ce n’est pas un choix volontaire, s’écria vivement Cécile ; mais en est-il aucune qui ne soit préférable à celle de M. Briggs ? — Il est vrai, repartit froidement M. Monckton, que je n’aurais pas même supposé que vous eussiez pensé à l’habiter, si je n’eusse observé jusqu’à présent que vous aviez toujours sacrifié vos commodités à ce qui vous paraissait honnête et décent.

Cécile, frappée d’un éloge qui avait assez l’air d’un reproche, et empressée de justifier sa délicatesse, protesta, après avoir hésité un moment, pendant lequel M. Monckton fut trop adroit pour interrompre ses réflexions, qu’elle irait incessamment chez M. Briggs, pour voir s’il y aurait la moindre possibilité qu’elle s’établît chez lui ; et qu’avant cette démarche, elle ne ferait aucune tentative pour se procurer un logement ailleurs. — Quand comptez-vous y aller ? Je ne sais pas encore, répondit-elle en hésitant ; peut-être cet après-midi. — Et pourquoi pas ce matin ? — Je ne saurais sortir ce matin, il faut que je reste avec madame Harrel. — Vous pensiez différemment à mon arrivée ; vous ne craigniez pas alors de la quitter.

L’empressement de Cécile à changer de demeure n’était plus le même, et elle aurait souhaité qu’on l’eût laissée réfléchir tranquillement au nouveau plan qu’elle s’était tracé. Mais M. Monckton lui représenta si vivement le risque qu’il y aurait de prolonger son séjour dans la maison d’un homme aussi dangereux que M. Harrel, qu’il l’engagea à la quitter sur le champ.



CHAPITRE VII.

Habitation d’un Avare.


Monsieur Briggs se trouva chez lui. Cécile lui communiqua, sans préambule et en peu de mots, les raisons qui l’engageaient à desirer de quitter M. Harrel et ajouta que, s’il lui était possible de la loger, elle serait charmée de résider avec lui jusqu’à sa majorité. Oui, oui, s’écria-t-il, je suis très-content, je vous recevrai de tout mon cœur. M. Harrel, sûrement, a bien fait ses affaires avec vous.

Cécile commença, en voyant la chambre qu’il lui destinait, et le délabrement des meubles qu’elle renfermait, à se repentir de lui avoir fait connaître le sujet de sa visite ; car elle vit qu’il lui serait absolument impossible de s’accoutumer jamais à une telle habitation. Elle aurait seulement souhaité que M. Monckton eût été présent, pour juger par lui-même combien son projet était peu praticable. Tout ce qu’il lui restait actuellement à faire, était donc de rétracter ce qu’elle avait avancé ; et de se retirer de chez M. Briggs. Elle était fâchée cependant de ce que le seul de ses tuteurs chez lequel il lui convenait d’habiter, eut trouvé moyen, par sa bassesse, son avarice et sa grossièreté, de rendre les richesses méprisables, l’opulence inutile, et l’économie odieuse ; et que le choix de son oncle fût ainsi malheureusement tombé sur l’avare le plus vil et le plus abject, dans une ville sur-tout où l’abondance, l’hospitalité et la splendeur régnaient, et dont les principaux habitants, long-temps renommés pour leur opulence et leur probité, se distinguaient alors par leur magnificence et leur libéralité.



CHAPITRE VIII.

Déclaration.


Cécile retourna chez M. Harrel. Dès que M. Arnott l’apperçut, il fut à sa rencontre en lui disant, votre absence nous a tous alarmés, mademoiselle. Ma sœur n’espérait plus de vous revoir ; son mari craignait que vous n’eûssiez divulgué son prochain départ ; et nous avons tous redouté que votre intention ne fût de ne plus revenir. Je suis fâchée de ne vous avoir pas parlé avant de sortir, dit Cécile ; j’ai pensé que vous étiez trop occupés pour vous appercevoir de mon absence. Je vous avoue que j’ai été préparer tout pour mon changement d’habitation ; je n’ai cependant jamais compté quitter votre sœur sans prendre congé d’elle, ni sans en prévenir le reste de la famille. M. Harrel est-il toujours décidé à partir ? Je le crains, dit-il, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’en dissuader, et ma pauvre sœur n’a cessé de pleurer. En vérité, si elle persiste à ne recevoir aucune consolation, je crois que je finirai par consentir à tout ce qu’elle voudra ; car je ne saurais supporter la vue de son désespoir. Vous êtes trop généreux et trop bon, répondit Cécile, et je dois alors vous engager à fuir le danger qui vous menace. Ah, mademoiselle ! s’écria-t-il, le plus grand danger pour moi est de n’avoir pas le courage de fuir.

Il était impossible que Cécile ne le comprît pas. Elle ne l’en plaignit pas moins, et ne voulut pas le punir des sentiments qu’il lui découvrait, en l’abandonnant au péril auquel son cœur l’exposait. Elle lui dit donc, avec douceur : Je veux, M. Arnott, m’expliquer franchement avec vous. Il est facile de s’appercevoir que la ruine inévitable, dont M. Harrel est menacé, est prête à s’étendre jusqu’à son beau-frère ; mais que cet aveuglement sur l’avenir, que nous lui avons si souvent reproché, et dont nous nous sommes affligés pour lui, ne s’empare pas de vous à votre tour. Attendons qu’il ait renoncé à toutes ses liaisons, et qu’il ait absolument changé sa manière de vivre ; sans quoi, tout ce qu’on pourrait faire, et tout l’argent que vous lui avanceriez, finirait par être perdu au jeu. Conservez donc vos bonnes intentions jusqu’au moment où elles pourront lui être de quelqu’utilité : pour le présent, croyez-moi, sa raison est tout aussi altérée que sa fortune. Est-il possible, mademoiselle, répondit M. Arnott d’un ton de surprise et de satisfaction, que vous daigniez vous intéresser à ce que je deviendrai, et que la part que j’aurais à la ruine de cette maison, soit en la partageant, ou en m’en garantissant, ne vous soit pas tout-à-fait indifférente ? Non, certainement, répondit Cécile ; comme frère d’une des amis de mon enfance, je ne serai jamais insensible à votre sort. Comme son frère ! repartit-il ! Ah ! si quelqu’autre lien… Cécile avait des raisons de s’attendre depuis si long-temps à cette espèce de déclaration : cependant elle ne put l’entendre qu’avec un certain attendrissement ; et le regardant avec bonté, elle lui dit : M. Arnott, vos attentions et vos égards pour moi me font honneur, peut-être serait-il à désirer pour l’un et pour l’autre qu’ils n’allâssent pas plus loin ; réglez-les sur mon mérite, et comptez alors sur ma reconnaissance.

Votre refus est si poli, s’écria-t-il, que, n’ayant jamais osé me flatter que vous daignâssiez accepter ma main, je trouve au moins du soulagement à avoir pu vous faire connaître mes sentiments. Permettez-moi, avant que de vous quitter, de vous exposer ma situation et de vous demander des conseils. Je vous avouerai donc que les cinq mille livres que j’avais dans les fonds publics, de même qu’une somme assez considérable entre les mains d’un banquier, ont déjà servi à calmer les créanciers de M. Harrel. Je regarde cet argent comme perdu. Je suis trop faible, je ne saurais refuser ; et il est sûr que ma sœur ne se trouverait pas dans la détresse où elle est actuellement, s’il me restait quelque chose à donner : je n’ai plus que mes terres à vendre, et je n’ai que cette ressource pour tirer M. Harrel de sa funeste situation. Je suis fâchée, répondit Cécile, de me trouver forcée à parler défavorablement d’une personne qui vous touche de si près ; permettez cependant que je vous le demande : pourquoi l’en tirerait-on ? et que ferait-il à présent de mieux ? N’était-il pas menacé depuis long-temps de tous les malheurs qui viènent de l’accabler ? Ne l’en avez-vous pas averti vous et moi ? et les cris de ses créanciers n’ont-ils pas retenti à ses oreilles ? Quel effet cela a-t-il produit ? Il n’a jamais rien voulu changer à sa manière de vivre ; il a continué à satisfaire toutes ses fantaisies ; il n’a ni diminué sa dépense, ni même pu se plier à la moindre réforme. Les excès ont suivi les excès ; il est devenu tous les jours plus prodigue et plus extravagant, et ses extravagances ont toujours été plus dangereuses. Ainsi, il nous a forcés par son affreuse conduite à l’abandonner à sa destinée. Lorsque son sort sera décidé, je vous aiderai moi-même, par considération pour Priscille, à sauver ce qui sera possible des débris de sa fortune. Vos conseils, mademoiselle, sont aussi sensés que généreux ; à présent que je sais ce que vous pensez, je veux m’y conformer entièrement ; je serai, à l’avenir, aussi ferme contre toutes ses attaques, que j’avais été faible jusqu’ici.

Cécile se retirait ; mais l’arrêtant de nouveau, il lui dit : Vous avez parlé, mademoiselle, de changer de demeure ; il est bien temps que vous vous épargniez la vue de ce triste spectacle ; j’espère cependant que vous resterez ici encore aujourd’hui, M. Harrel ayant assuré qu’en le quittant plutôt, vous hâteriez sa ruine totale. Je prie le ciel de l’en préserver, dit Cécile ; car je compte m’en aller aussi-tôt qu’il me sera possible. M. Harrel, répondit-il, ne s’est point expliqué ; j’imagine qu’il craint que, venant à abandonner sa maison dans cette conjoncture critique, vous ne fassiez naître des soupçons du projet qu’il médite de quitter le royaume, et que ses créanciers ne prènent des mesures pour en prévenir l’exécution. À quel triste état, s’écria Cécile, vient-il de se réduire ! je ne veux cependant pas être la cause volontaire de son malheur ; et si vous croyez que ce délai soit si important à sa sûreté, je consens à rester ici jusqu’à demain matin.

M. Arnott, en la remerciant de sa condescendance, eut peine à retenir ses larmes ; et Cécile satisfaite de lui avoir fait cette grâce plutôt qu’à M. Harrel, passa dans son appartement pour écrire à madame Delvile, et pour lui faire entrevoir la position dans laquelle elle se trouvait, sans néanmoins lui faire connaître celle de M. Harrel. La réponse fut telle qu’elle pouvait le désirer, elle se flatta dès-lors que, placée une fois dans la même maison que madame Delvile, quels que fussent les engagements ou la conduite de son fils, elle ne pouvait manquer d’être heureuse.



CHAPITRE IX.

Conscience d’un Joueur.


Ces réflexions occupaient Cécile, lorsqu’on vint lui parler de l’état du désespoir de M. Harrel ; elle accourut, et son amie l’informa du nouveau sujet qu’elle avait de s’affliger. M. Harrel lui avait déclaré qu’il ne pouvait se procurer l’argent nécessaire pour son voyage, sans risquer qu’on ne découvrît son dessein, et d’être arrêté par ses créanciers ; qu’en conséquence, il l’avait chargée, par le moyen de son frère ou de ses amies, de lui procurer trois mille livres, parce qu’une moindre somme ne suffirait pas pour vivre dans l’étranger, et qu’il ne connaissait aucune voie dont il pût se servir pour tirer par la suite de l’argent d’Angleterre. Lorsqu’elle avait hésité à faire ce qu’il desirait, il s’était mis en fureur, et l’avait accusée d’avoir occasionné ses malheurs par sa négligence et le peu d’ordre qui avait régné dans sa maison, et l’avait assurée que si elle ne trouvait pas cette somme, elle devait s’attendre au sort qu’elle méritait, qui était de mourir de faim dans une prison étrangère, jurant que telle serait leur fin à l’un et à l’autre.

Il serait impossible d’exprimer, l’horreur et l’indignation que ce récit inspira à Cécile. Elle vit clairement qu’on allait encore essayer de l’intimider ; elle sentit toute la prudence des conseils de M. Monckton, qui ne s’était point trompé dans ses prédictions. Cependant elle était mortifiée d’être obligée de souffrir que tout le poids de ces importunes sollicitations tombât sur M. Arnott, incapable d’y résister, et qui en serait vraisemblablement accablé. Lorsque madame Harrel fut en état de continuer sa narration, elle apprit avec surprise que tous ses efforts auprès de son frère avaient été vains. Il n’a pas voulu m’écouter, continua-t-elle, et c’est la première fois que cela lui arrive : ainsi me voilà privée de ma dernière ressource ; tout m’abandonne, jusqu’à mon frère ; et il n’y a plus personne au monde de qui je puisse attendre le moindre secours.

Ce serait avec empressement, avec satisfaction, que je chercherais à vous en procurer, s’écria Cécile, s’il ne s’agissait que de vous seule ; mais fournir de nouveaux aliments au feu qui vous consume…… Non, non, je suis sans pitié pour le jeu et les joueurs, et jamais aucune considération ne me fera changer de sentiment, ni ne pourra m’émouvoir en leur faveur.

Madame Harrel ne lui répondit d’abord que par des pleurs et des lamentations ; mais ensuite elle s’écria douloureusement : Oh ! miss Beverley, que vous êtes heureuse ! opulente, jouissant de richesses dont vous n’avez nul besoin…… Qu’une seule année de vos revenus nous serait utile ! Cette somme suffirait à nous tirer de notre misère, et rien ne nous obligerait plus à nous expatrier.

Cécile, frappée d’une insinuation qui avait si fort l’air d’un reproche, et piquée de voir que, quoiqu’elle eût déjà fait beaucoup, on ne croyait jamais qu’elle eût fait assez, tant qu’il lui resterait encore quelque chose à donner, eut peine à s’empêcher de lui demander ce qu’elle attendait encore d’elle après ce sacrifice, et s’il lui serait permis de conserver une partie de sa fortune. La profonde affliction de madame Harrel eut bientôt dissipé son ressentiment ; et croyant qu’il y aurait de l’injustice, dans sa triste situation, de la rendre responsable de ce qu’elle disait, elle lui répliqua avec honte, après un moment de réflexion : comme l’opulence est une affaire purement idéale et de comparaison, il n’est pas étonnant que vous me regardiez actuellement comme trop bien partagée du côté des richesses ; mais il n’y a qu’un moment que votre situation paraissait aussi digne d’être enviée que la mienne peut l’être à présent. Mon sort n’est point encore décidé, et le besoin que je pourrai avoir de ma fortune m’est encore inconnu ; cependant, soit que je la possède tranquillement ou avec inquiétude, soit qu’elle fasse ma félicité, ou me soit à charge, aussi long-temps qu’il me sera permis d’en disposer, je me rappelerai toujours avec plaisir les droits qu’une ancienne amitié donne à madame Harrel sur mes biens et sur moi-même. Permettez que j’ajoute que je ne me crois point tout-à-fait aussi indépendante que vous vous l’imaginez. Il est vrai que je n’ai aucun parent à qui je sois dans le cas de rendre compte de ma conduite ; mais la vénération que j’ai pour la mémoire des miens supplée à ce défaut d’autorité ; et je ne saurais, dans la disposition des biens qu’ils m’ont transmis, m’empêcher de réfléchir quelque fois à la manière dont ils auraient desiré qu’ils eussent été employés ; je n’oublie jamais que ceux qui ont été acquis par l’industrie et le travail, ne doivent point être dissipés par l’oisiveté et le luxe. Pardonnez, si j’ose vous parler aussi franchement ; vous me trouverez tout aussi sincère dans mon empressement à vous servir, que je l’ai été en vous parlant de votre situation.

Les pleurs furent encore la seule réponse de madame Harrel. Cécile, qui plaignait sa faiblesse, resta patiemment auprès d’elle en continuant ses attentions jusqu’au moment où l’on vint avertir que le dîner était servi. Madame Harrel ne put rien manger. Cécile, pour ne point éclairer les domestiques, se garda bien de suivre son exemple. M. Harrel mangea comme à son ordinaire, parla pendant tout le dîner, fut extrêmement poli avec Cécile ; rien dans ses manières ne put faire soupçonner le dérangement de ses affaires. Il pria ensuite sa femme de passer dans un autre appartement ; il s’informa du succès de ses tentatives auprès de son frère et de Cécile, et apprenant qu’elles avaient été inutiles, il sortit avec précipitation en disant : Si ceci me manque…… Sa manière de les quitter, et la menace que renfermaient ces paroles augmentèrent les terreurs de madame Harrel, et alarmèrent extrêmement Cécile. Elles restèrent ensemble jusqu’à l’heure du thé, et défendirent qu’on laissât entrer personne. M. Harrel revint alors, et au grand étonnement de Cécile, amena M. Marriot avec lui. Il présenta ce jeune homme aux deux dames, comme une personne dont il desirait fort de cultiver la connaissance et l’amitié. Madame Harrel le vit entrer avec un peu de surprise, après quoi elle n’y pensa plus. Il n’en fut pas de même de Cécile, dont l’esprit plus clairvoyant lui fit faire des réflexions plus sérieuses. Il n’y avait que quelques semaines que M. Harrel s’était opposé aux visites de M. Marriot ; et à présent il l’introduisait lui-même, et le recevait avec la distinction la plus flatteuse ; il revenait de la meilleure humeur possible, et bien différent de ce qu’il était en sortant. Un changement aussi subit dans sa conduite et dans ses manières lui fit penser qu’il fallait qu’il en fût arrivé un aussi singulier dans sa situation ; elle ne pouvait au reste imaginer de quelle nature il pouvait être. Les conseils et les avis que M. Monckton lui avait récemment donnés, lui firent naître les soupçons les plus funestes. Ces soupçons furent confirmés par la manière d’agir de M. Harrel ; il poussa la civilité pour M. Marriot jusqu’à l’excès ; il ordonna tout haut que si le chevalier Floyer venait, on lui dît qu’il n’y avait personne. Il fut beaucoup plus attentif avec Cécile qu’à l’ordinaire, et fit tout ce qu’il put pour procurer à ce jeune homme l’occasion de l’entretenir.

Indignée de la conduite de M. Harrel, et révoltée des poursuites de M. Marriot, Cécile résolut de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour le détromper. Elle usa pour cet effet de la plus grande réserve ; et dès qu’on eut fini de prendre le thé, malgré les efforts qu’on fit pour la retenir, elle se retira dans son appartement, sans alléguer aucune excuse, se contentant de dire simplement qu’il lui était impossible de rester plus long-temps.

Madame Harrel vint bientôt lui dire que son mari ne partirait pas, et que s’il trouvait mille livres, il pourrait donner une bonne tournure à ses affaires. Cécile ne lui répondit rien ; elle pensa qu’il était question de quelque nouvelle ruse pour se procurer de l’argent, et elle prévit que M. Marriot était la victime qu’on avait choisie. Madame Harrel n’ayant donc rien obtenu de Cécile, la quitta d’un air extrêmement confus, en disant qu’elle allait envoyer chercher son frère, et éprouver s’il avait encore quelqu’affection pour elle.

Cécile ne parut que lorsqu’on vint l’avertir que le souper était servi. Elle trouva M. Marriot. Il n’y eut que lui d’étranger ; et M. Arnott ne parut point. Elle prit alors le parti de leur communiquer sa résolution d’aller habiter le lendemain la maison de M. Delvile. À cette nouvelle, madame Harrel témoigna tout haut sa surprise, et M. Harrel parut éperdu : tandis que le jeune Marriot le regardant d’un air de reproche et de ressentiment, prouva incontestablement à Cécile qu’il imaginait avoir acquis le droit d’être reçu, et de la voir toutes les fois qu’il le jugerait à propos ; et que le parti qu’elle prenait dérangeait toutes ses mesures.

Cécile pensant, après tout ce qui s’était passé, qu’il suffisait qu’elle annonçât son intention, se leva, et retourna dans son appartement.

Elle fut bientôt suivie par madame Harrel, qui lui dit : Ô miss Beverley, auriez-vous la cruauté de m’abandonner ? Je vous supplie, madame, répondit-elle, de nous épargner à l’une et à l’autre de plus longues explications : il y a déjà bien du temps que je renvoie mon départ, et il m’est impossible de le différer davantage.

Cette résolution jeta madame Harrel dans le plus grand accablement. Cécile, lassée des vains efforts qu’elle faisait pour la consoler, employa les plus fortes raisons pour lui faire sentir la nécessité indispensable qu’il y avait qu’elle s’éloignât, et l’extrême faiblesse qu’il y aurait à souhaiter de continuer à vivre comme elle avait fait jusqu’à présent, accumulant dette sur dette, et ajoutant infortune à infortune. Enfin, madame Harrel, plutôt contrainte que persuadée, déclara qu’elle consentirait point à partir, si elle ne craignait que son mari n’en usât mal avec elle ; qu’il s’était déjà comporté très-brutalement, prétendant qu’elle avait causé sa ruine, et la menaçant si, avant la nuit prochaine, elle ne lui procurait ces mille livres, qu’elle serait traitée comme ses dissipations et sa folie le méritaient. Croit-il donc, dit Cécile avec la plus grande indignation, que vos terreurs auront le pouvoir de me réduire à faire tout ce qu’il lui plaira ? Oh non, s’écria madame Harrel, non ; il n’espère qu’en mon frère. Il est certainement persuadé qu’il suffit que je le presse et le prie de quelque chose, pour qu’il m’accorde ce que je lui demanderai, comme il l’a toujours fait jusqu’à présent.

Cécile, qui savait bien qu’elle était elle-même la cause de la résistance de M. Arnott, sentit ses résolutions s’affaiblir ; elle supplia madame Harrel de se retirer, et de tâcher de passer tranquillement la nuit, lui promettant de réfléchir à ce qu’il serait possible de faire pour elle. Elle avait été sa première, et autrefois sa meilleure amie ; les conseils de Cécile la privaient maintenant de la ressource assurée qui lui restait dans son frère ; il lui paraissait qu’il y aurait de la cruauté à refuser de la secourir dans cette circonstance, quoiqu’il y eût de l’équité à ne donner aucun secours à son mari ; elle chercha donc à accorder sa raison avec sa pitié, et convint que, quoiqu’elle ne voulût plus rien donner à M. Harrel, tandis qu’il resterait à Londres, cela n’empêcherait pas que de temps en temps elle ne fournît à ses besoins, lorsqu’il serait une fois établi ailleurs, et qu’il y vivrait avec plus de sagesse et d’économie.



CHAPITRE X.

Persécution.


Le lendemain matin, madame Harrel vint pour savoir le résultat de ses réflexions. Cécile, avec cette prévenance gracieuse, qui accompagnait tous ses bien-faits, l’assura que les mille livres qu’elle desirait lui seraient accordées, pourvu qu’elle consentît à chercher une retraite paisible, et à les recevoir à différentes époques et en petites parties, de cinquante ou cent livres à la fois, qui lui seraient soigneusement remises, et, qui n’étant délivrées qu’à elle, lui assureraient un meilleur traitement de la part de M. Harrel, et seraient un motif de plus pour qu’il lui rendît sa première affection.

Madame Harrel courut promptement, et très-satisfaite, communiquer cette proposition à son mari ; mais elle revint bientôt, l’air abattu, lui dire que M. Harrel avait protesté qu’il lui était impossible de partir avant d’avoir touché cette somme. Pour cet effet, dit-elle, j’irai moi-même, après déjeûner, chez mon frère ; car je m’apperçois bien, qu’inhumain comme il l’est devenu à mon égard, il ne viendra pas me chercher, et si je ne réussis pas auprès de lui, je ne crois pas que je reviène jamais. Cécile, piquée et trompée dans son attente, lui répondit : J’en suis fâchée pour M. Arnott ; quant à moi, j’ai fait tout ce que je pouvais. Madame Harrel la quitta, et Cécile alla se préparer pour son départ. Elle envoya d’avance ses livres, ses malles, et tout ce qui lui appartenait.

M. Harrel apprenant que Cécile se disposait à sortir de chez lui, fut accablé ; s’étant un peu remis, il lui dit avec amertume : Eh bien ! miss, puis-je vous supplier de rester encore ici jusqu’à ce soir ? non, monsieur, répondit-elle froidement. Je vais partir à l’instant. Et ne voulez-vous pas, dit-il avec encore plus d’aigreur, vous procurer auparavant le plaisir de voir les sergents s’emparer de ma maison, et votre amie Priscille me suivre en prison ? Bon dieu, monsieur ! s’écria Cécile, pouvez-vous me faire une pareille question ? Est-ce là le traitement que j’ai mérité ? Oh non ! s’écria-t-il avec vivacité ; si je pensais ainsi… Se levant ensuite, et se frappant le front, il se mit à marcher avec beaucoup d’agitation. Madame Harrel se leva aussi, et se retira en pleurant amèrement.

Voulez-vous du moins consentir, dit Cécile après qu’elle fut partie, à laisser Priscille avec moi, jusqu’à ce que vos affaires soient arrangées ? Lorsque j’irai habiter ma propre maison, elle m’y suivra ; et en attendant, je suis sûre que celle de M. Arnott lui sera toujours ouverte. Non, non, répondit-il ; elle est indigne d’une pareille indulgence ; elle n’a nulle raison de se plaindre ; elle a été tout aussi négligente, aussi prodigue et aussi mauvaise ménagère que moi ; elle ne s’est embarrassée ni de son mari, ni de ses affaires ; et actuellement elle ne s’afflige que de la perte de cette opulence, qu’elle-même a tant accélérée. Toutes les récriminations, repartit Cécile, sont inutiles. Combien d’autres reproches madame Harrel ne pourrait-elle pas vous faire à son tour ! Mais ne nous appesantissons pas davantage sur ce triste sujet ; le parti le plus prudent et le plus convenable serait actuellement de chercher par la douceur à vous consoler l’un et l’autre. Consolation et douceur, s’écria-t-il brusquement, ne sont plus de saison. J’ai donné ordre qu’une chaise de poste se trouvât ce soir devant ma porte ; et si vous consentez à rester jusqu’alors, je vous laisserai libre, sans rien exiger de plus. Puissé-je être damné, plutôt que de vivre assez long-temps pour voir la scène que votre départ ne saurait manquer d’occasionner ! Mon départ, s’écria Cécile toute tremblante. Bon dieu ! et comment mon départ pourrait-il avoir des suites aussi funestes ? ne me le demandez pas, repartit-il fièrement ; exiger de moi des réponses ou des raisons à présent ! La crise approche ; et arrive ce qui pourra, tout vous sera bientôt dévoilé. En attendant, ce que je vous ai dit est sûr et immuable. Il faut ou précipiter ma fin, ou me fournir les moyens de l’éviter : tout comme vous jugerez à propos. Votre décision m’est assez indifférente ; rappelez-vous cependant l’unique grâce que j’exige de vous, c’est que vous différiez votre départ : tout ce qui me reste d’ailleurs à espérer doit me venir de M. Arnott. En finissant ces derniers mots, il sortit de l’appartement.

Cécile reprit alors toute sa faiblesse. En vain appela-t-elle à son secours les conseils, les prédictions, les préceptes de M. Monckton ; en vain se ressouvint-elle des artifices qu’elle avait déjà vu employer ; ni les avertissements de son guide ni sa propre expérience, ne furent capables de dissiper la terreur que des menaces aussi redoutables lui inspiraient ; et quoiqu’elle prît plusieurs fois le parti de fuir, à tout événement, et de se dérober à une tyrannie qu’il avait si peu de droit de s’arroger, le souvenir seul de ces terribles paroles : « Puissé-je être damné plutôt que de vivre assez long-temps, » lui ôtait tout le courage qui lui restait. Quoiqu’elle fût préparée de longue main à cet assaut, lorsque le moment arriva, il lui fut impossible de le soutenir. Pendant qu’elle était dans cette perplexité, elle reçut une lettre de M. Arnott, qui apprenait que pour suivre ses conseils, il avait quitté Londres, jusqu’à ce que le sort de M. Harrel fût décidé.

Au plus fort de ses craintes, pour elle-même et pour ses intérêts, Cécile ne put s’empêcher d’apprendre avec plaisir que M. Arnott se fût du moins dérobé à la fureur de l’orage qui la menaçait, quoique certaine qu’il n’en serait que plus terrible pour elle, et qu’elle redoutât la vue de madame Harrel, après qu’elle aurait été instruite de sa fuite. Son attente ne fut que trop promptement remplie : peu de temps après madame Harrel entra à pas précipités, et d’un air égaré, en s’écriant : mon frère s’en est allé ! Il m’a quittée pour toujours ! Oh ! sauvez-moi, miss Beverley ; sauvez-moi des affronts et des menaces ! Elle versa tant de larmes, qu’il ne lui fut plus possible de prononcer un seul mot. Cécile, tourmentée à l’excès de ces persécutions, lui demanda tristement ce qu’elle pouvait faire pour elle. Envoyez, s’écria-t-elle, chez mon frère, et priez-le de ne pas m’abandonner. Envoyez chez lui, et conjurez-le de m’avancer ces mille livres… La chaise est déjà ordonnée… M Harrel est décidé à partir : il dit que, sans cet argent, nous mourrons de faim dans un pays étranger… Oh ! envoyez chez mon barbare frère ; il a défendu qu’on lui fît rien parvenir de ce qui viendrait de toute autre part que de la vôtre.

Cécile, quoique très-touchée et presque attendrie, refusa cependant de faire aucune démarche auprès de M. Arnott, et crut qu’elle devait avouer que c’était elle qui lui avait conseillé de s’éloigner. Avez-vous pu être assez cruelle, s’écria madame Harrel avec encore plus de violence, pour m’enlever le seul ami qui me restait, pour me priver de l’affection et des attentions d’un frère, précisément au moment où je suis forcée à quitter le royaume avec un mari prêt à m’ôter la vie, et qui assure ne pouvoir plus souffrir ma vue ; et cela uniquement parce que je ne saurais lui procurer l’argent dont il a besoin ? Ô miss Beverley, aurais-je jamais dû m’attendre à un pareil procédé de votre part !

Cécile allait se justifier, lorsqu’un domestique vint avertir madame Harrel que son mari voulait sur le champ, lui parler. Celle-ci, plus effrayée, reprocha à Cécile sa dureté, l’absence de son frère, les mauvais traitements dont elle allait être la victime, la toucha par ses larmes, et elle lui promit d’envoyer chercher son frère, et de faire tout ce qu’elle voudrait ; mais lorsqu’elle se disposait à écrire, l’idée qu’il y aurait de la trahison à l’arracher à une retraite, qu’elle lui avait elle-même conseillée, à l’exposer volontairement à des supplications, desquelles, s’il y prêtait l’oreille, il pourrait s’ensuivre sa ruine totale, elle ne put se résoudre à le rappeler. Quoi ! vous pourriez, miss Beverley, avoir la cruauté de vous rétracter ? Non, ma pauvre Priscille, répondit Cécile : je ne saurais vous manquer aussi cruellement ; mais personne que moi ne sera victime de ma pitié… Je ne veux point envoyer chercher M. Arnott… Ce sera moi qui vous donnerai cet argent. Puisse-t-il servir à l’usage pour lequel je le donne, vous rendre l’affection de votre mari, et votre première tranquillité !

Celle-ci, prenant à peine le temps de la remercier, courut porter cette nouvelle à M. Harrel, qui dit simplement qu’il en était bien aise, et courut lui-même chercher le juif qui devait prêter cet argent. Tout fut bientôt arrangé : Cécile n’eut pas le temps de se rétracter ; et ils n’eurent pas assez de délicatesse pour s’embarrasser si elle s’en repentait ou non : elle s’obligea donc encore de rembourser, dix jours après sa majorité, le principal et les intérêts de cette nouvelle somme.

La douce satisfaction attachée aux bienfaits ne fut point la récompense de cette générosité, et ne répara point chez Cécile la brêche qu’elle venait de faire à sa fortune ; le chagrin et l’inquiétude, et le regret et le ressentiment accompagnèrent ce présent, et s’emparèrent de son esprit ; elle était persuadée que M. Monckton, ignorant les persécutions auxquelles elle avait été exposée, la blâmerait ; qu’il n’aurait aucune indulgence pour les menaces qu’on avait employées, ou pour les sollicitations auxquelles elle n’avait pu résister.

L’inquiétude de Cécile augmentait par la réflexion ; car, lorsque les droits des créanciers de M. Harrel, ainsi que les torts qu’ils avaient soufferts, vinrent se présenter à son esprit, elle se demanda à elle-même, à quel titre ou de quel droit elle l’avait si libéralement mis en état, en éludant leurs prétentions, de se soustraire à la peine que la loi prononçait contre lui. Étonnée par cette réflexion, elle se reprocha sévèrement une complaisance dont elle n’avait pas assez prévu les conséquences, et pensa, avec le plus vif chagrin, que, tandis qu’elle se flattait de n’avoir cédé qu’à la pitié et à l’humanité, on l’accuserait peut-être de s’être rendue complice de la fraude et de l’injustice.

À dîner, M. Harrel fut très-poli et de fort bonne humeur. Il remercia vivement Cécile du service qu’elle lui avait rendu, et ajouta gaiement : tous les péchés que vous pourriez commettre pendant une année, ne sauraient manquer de vous être pardonnés, en considération de la bonne œuvre que vous venez de faire. Il la pria ensuite de vouloir bien ne pas les quitter, jusqu’au moment de leur départ. Cécile passa ce temps avec madame Harrel en l’exhortant à montrer du courage, et sur-tout à avoir plus d’économie lorsqu’elle serait chez l’étranger.

Après le thé, M. Harrel, toujours de très-bonne humeur, sortit, priant Cécile de rester avec sa femme jusqu’à son retour, et promit de ne pas tarder à revenir.

Il ne parut pas le reste de la journée : à onze heures, Cécile voulait se rendre chez madame Delvile, et demandait une voiture, lorsque M. Harrel entra, et leur proposa, d’un air troublé, d’aller au Vaux-Hall. Au Vaux-Hall ! répéta madame Harrel, tandis que Cécile pétrifiée, observa sur son visage des signes de désespoir, dont elle fut extrêmement alarmée. Avez-vous donc renoncé au projet de quitter le royaume, dit madame Harrel ? non, non. D’où pourrions-nous partir aussi commodément que du Vaux-Hall ? Jouissons tandis que nous vivons ! J’ai ordonné que la chaise de poste m’y attendît ; allons. Auparavant, dit Cécile, permettez-moi de prendre congé de madame et de vous. Ne viendrez-vous pas avec moi, s’écria Mme. Harrel ? Comment puis-je aller seule au Vaux-Hall, répondit-elle ; mais si j’y allais, comment reviendrais-je ? Elle reviendra avec vous, répartit M. Harrel, pour peu que cela vous fasse plaisir : vous reviendrez ensemble. Mme. Harrel enchantée, s’écria : Ô monsieur Harrel, est-il bien vrai que vous consentiez à me laisser en Angleterre ? Oui, répondit-il, d’un ton de reproche, pourvû que vous vous acquittiez mieux des devoirs d’amie, que vous ne vous êtes acquittée de ceux d’épouse, et que miss Beverley consente à se charger de vous. Qu’est-ce que tout cela signifie, s’écria Cécile ? Serait-il possible que vous parlâssiez sérieusement ? Comptez-vous réellement partir, et permettez-vous que madame Harrel reste ? — Je partirai, et elle restera.

Madame Harrel était si satisfaite, que la joie lui permettait à peine de respirer. Cécile, de son côté, ne pouvait revenir de son étonnement ; M. Harrel, pendant ce temps, se promenait en silence dans l’appartement, sans faire attention ni à l’une ni à l’autre de ces dames. Mais comment, dit enfin Cécile, serait-il possible que j’allâsse avec vous ? madame Delvile doit déjà être surprise que je tarde si long-temps ; et si je lui manque encore ce soir, elle ne voudra peut-être plus me recevoir. Oh ! ne faites aucune difficulté, s’écria madame Harrel extrêmement émue ; si M. Harrel veut me laisser en Angleterre, vous ne serez sûrement pas assez cruelle pour vous y opposer. Mais pourquoi, répartit Cécile, penser à aller au Vaux-Hall ? Je ne sache point au monde d’endroit moins convenable que celui-là pour une aussi triste séparation. Allons ; qu’attendons-nous, dit M. Harrel ? Si nous partons pas sur le champ, peut-être nous en empêchera-t-on.

Cécile voulut encore les quitter ; madame Harrel au désespoir de son refus, la conjura de la manière la plus pressante, de ne pas l’abandonner et de la sauver de l’exil et de la misère. Allons, s’écria M. Harrel avec emportement, je ne veux pas attendre une seule minute de plus. Laissez-la donc avec moi, dit Cécile ; je m’acquitterai de ma promesse : celle de M. Arnott, j’ose en répondre, est sacrée aussi ; elle ira en ce moment chez lui ; et dans la suite, elle viendra habiter avec moi… Laissez-la seulement en Angleterre, et comptez sur nos soins. Non, non, répliqua-t-il, je dois en prendre soin moi-même… Je ne l’emmènerai point ; le seul présent que je puisse lui laisser, est une leçon dont j’espère qu’elle se souviendra toute sa vie. Pour vous, vous pouvez fort bien vous dispenser de nous accompagner. Quoi ! s’écria madame Harrel, me laisser au Vaux-Hall, et m’y laisser seule ? Qu’importe ? lui répondit-il en fureur ; ne souhaitez-vous pas que je vous laisse ? avez-vous la moindre affection pour moi ou pour qui que ce soit au monde ? vous êtes-vous jamais occupée que de vous-même ? cessez donc ces vaines clameurs, et venez à l’instant, sans délai, je l’exige. Déclarant alors avec serment qu’il ne se laisserait pas retenir plus long-temps, il s’approcha très-irrité pour saisir madame Harrel, qui poussa un cri. Cécile épouvantée, s’adressant à lui : Si vous devez, dit-elle, vous quitter cette nuit, ne vous séparez pas d’une manière aussi cruelle !… Levez-vous, madame Harrel, et cédez… Raccommodez-vous avec elle, traitez-la avec douceur, M. Harrel… Je consens à l’accompagner… Nous irons tous ensemble. Et pourquoi, s’écria M. Harrel un peu moins durement, quoique très-ému, pourquoi viendriez-vous ?… Vous n’avez nul besoin de leçon. À quoi bon vous exposer ? Vous feriez beaucoup mieux de nous fuir ; et lorsque je serai parti, ma femme pourra vous retrouver.

Madame Harrel ne voulut point absolument que Cécile se séparât d’elle ; on garda un profond silence pendant le chemin. Madame Harrel pleurait, son mari ne disait rien, et Cécile était remplie de soupçons inquiétants et agitée de crainte et d’impatience.



CHAPITRE XI.

Homme d’Affaires.


En entrant au Vaux-Hall, M. Harrel s’efforça, mais en vain, de déguiser sa mauvaise humeur, et de reprendre sa gaieté ordinaire. Il ne put jamais y parvenir ; et sa tristesse reprenait bientôt le dessus. Il leur fit faire plusieurs tours de promenade dans l’endroit où il y avait le plus de monde ; il marchait avec tant de vitesse, qu’à peine pouvaient-elles le suivre. Comme s’il s’était flatté que l’exercice et le mouvement lui rendraient sa première vivacité, tous ses efforts n’ayant rien produit, il devint toujours plus triste, il s’arrêta pour demander une bouteille de vin de champagne, il en but plusieurs verres avec précipitation ; après quoi, il les conduisit dans un des endroits les moins fréquentés du jardin ; et dès qu’ils se trouvèrent hors de la vue de la compagnie, il s’arrêta tout-à-coup, et leur dit avec beaucoup d’émotion : ma chaise sera bientôt prête ; il me reste à vous dire adieu pour longtemps…… Mes affaires sont de nature à ne me pas faire espérer un prompt retour…… Le vin me monte actuellement à la tête, et peut-être serai-je bientôt hors d’état de m’expliquer comme je le voudrais. Je crains d’avoir été trop cruel envers vous, Priscille, et je commence à me repentir de ne vous avoir pas épargné ce triste moment ; ayez cependant soin de vous le rappeler, et pensez-y toutes les fois que vous pourriez être tentée de répéter les extravagances et les dépenses qui ont causé notre ruine.

Madame Harrel pleurait trop pour pouvoir lui répondre. Se tournant ensuite vers Cécile, il lui dit : Ah ! mademoiselle, je n’ose presque m’adresser à vous ! j’en ai agi indignement à votre égard ; je paie bien chèrement mes torts. Je ne vous demande ni pitié ni pardon : j’en connais trop l’inutilité, et je sens qu’il vous serait impossible de m’accorder ni l’un ni l’autre. Non, s’écria Cécile attendrie, cela n’est point impossible. Je vous les accorde tous deux dans ce moment, et j’espère…… N’espérez point, dit-il, en l’interrompant ; ne soyez pas si facile ; je ne saurais soutenir la vue de vos perfections angéliques ! Pourquoi des vertus telles que les vôtres sont-elles tombées en des mains si peu dignes de les apprécier ! Mais allons, rejoignons la compagnie. Ma tête commence à s’échauffer ; j’ai le cœur oppressé ; il faut tâcher de surmonter ma tristesse, et de me calmer.

Il remit alors un paquet cacheté à Cécile, et lui dit du ton le plus affectueux : si la lettre qu’il contient avait été écrite un peu plus tard, elle aurait été plus honnête pour ma femme ; à présent que le moment de notre séparation approche, tout ressentiment et toute plainte cessent. Pauvre Priscille !… Je suis désespéré… Mais vous ne l’abandonnerez pas, vous lui continuerez vos bontés… Ô modèle de perfections ! que ne vous ai-je connue avant d’être si aveugle ! mon sort était décidé…… J’étais déjà perdu et ruiné avant que vous entrassiez chez moi ; allons, venez ; mon courage m’abandonnerait, et je finirais par ne point partir.

Ils regagnèrent bientôt la foule ; M. Harrel s’empara d’un cabinet, et demanda à souper ; madame Harrel et Cécile s’y opposèrent ; il ne fit pas la moindre attention à ce qu’elles disaient ; il engagea à boire avec lui toutes les personnes qu’il rencontra et qu’il connaissait, MM. Marriot, Maurice, le chevalier Floyer. Après s’être livré à un excès qui pouvait favoriser la résolution qu’il avait prise ; il sortit brusquement. Cécile et madame Harrel ne doutèrent pas qu’il n’eût été joindre la chaise qui l’attendait ; mais à peine l’eurent-elles perdu de vue, qu’elles entendirent le bruit d’un coup de pistolet ; elles poussèrent un grand cri, et toutes les personnes qui étaient avec elles sortirent pour en savoir la cause. Elles furent long-temps sans en être instruites ; on les tira enfin de cette cruelle incertitude, en leur apprenant le sort de M. Harrel. Le désespoir de madame Harrel, et la douleur de Cécile furent extrêmes. Celle-ci croyant pouvoir être encore utile à son tuteur, sortit pour lui procurer des secours ; elle sut bientôt qu’il n’y avait plus que des ordres à donner pour le conduire au tombeau. Lorsqu’elle eut pris toutes les mesures nécessaires en pareille circonstance, elle chercha les moyens d’éloigner son amie d’un lieu qui ne pouvait qu’entretenir son désespoir ; elles n’avaient point de voiture à leurs ordres ; le seul domestique qui les avait suivies était auprès de son maître. Cécile ne voulait point accepter les offres de MM. Floyer et Marriot ; elle sortit du café où elles s’étaient retirées pour voir si elle trouverait quelqu’un qui pût lui procurer une voiture, lorsqu’elle rencontra le jeune Delvile. Oh ! nous sommes en sûreté ! M. Delvile, s’écria-t-elle, nous allons nous remettre entre vos mains, et je suis sûre que vous nous protégerez. Vous protéger, répéta-t-il encore avec chaleur ! oui, tant que je vivrai !… Mais, de quoi s’agit-il ?… Pourquoi êtes-vous si pâle ?… Vous trouveriez-vous mal ? Que redouteriez-vous ? Perdant tout-à-coup sa froideur et sa réserve, il la supplia virement de vouloir s’expliquer. Ne savez-vous pas, s’écria-t-elle, ce qui vient d’arriver ? Avez-vous pu être ici, et ne l’avoir pas entendu ? Entendu, quoi, lui demanda-t-il ? je ne fais que d’arriver : ma mère était inquiéte de ne point vous voir. On lui avait dit que vous n’étiez point encore revenue du Vaux-Hall ; quelques autres circonstances ont encore contribué à l’alarmer, et c’est ce qui m’a engagé à me rendre ici, quoiqu’il fût si tard : au moment où j’y suis entré, je vous ai reconnue. Voilà toute mon histoire : c’est à vous actuellement à me conter la vôtre. Où est votre compagnie ? Où sont M. et madame Harrel ?… Pourquoi êtes-vous seule ? Oh, ne me faites plus de questions, s’écria-t-elle ! il m’est impossible d’y répondre… Prenez-nous seulement sous votre protection, et tous ne tarderez guères à apprendre tout ce que vous désirez de savoir.

Elle se hâta de le quitter ; et retournant auprès de madame Harrel, elle lui dit qu’elle avait enfin trouvé un moyen sûr et convenable de se rendre chez elle, et la pria de se lever, et de la suivre. MM. Floyer et Marriot se présentèrent, et déclarèrent, chacun en particulier, qu’ils étaient décidés à les accompagner. Non, répliqua Cécile d’un ton ferme, vous prendriez une peine inutile. Madame Delvile vient de m’envoyer chercher, et son fils nous attend.

Cécile, sans leur donner le temps de l’interroger, voulut partir ; mais voyant qu’elle n’avait pas assez de force pour soutenir madame Harrel, qu’il fallut plutôt porter que conduire, elle l’abandonna à leurs soins, et prit les devants pour s’informer de Delvile si son carrosse était prêt. L’étonnement et l’horreur qu’elle apperçut sur son visage, lui firent connaître qu’on l’avait instruit de la triste scène qui venait de se passer. Il écoutait ce qu’on lui racontait ; mais aussi-tôt qu’il la vit, il courut au devant d’elle, et s’écria avec beaucoup d’émotion : aimable miss Beverley ! de quel affreux spectacle avez-vous été témoin ! avec quelle noblesse vous avez rempli une tâche aussi pénible ! Tant de courage avec tant de douceur ! Une si grande présence d’esprit jointe à tant de sensibilité !… Vous êtes incomparable ! la nature humaine n’est pas susceptible d’une plus grande perfection ! Je vous regarde comme son plus digne ornement.

Des louanges pareilles, si imprévues et données avec cette énergie, ne purent qu’être agréables à Cécile, dans un moment même où ses pensées étaient entièrement absorbées par des objets étrangers aux intérêts de son cœur. Elle lui demanda cependant si son carrosse était à la porte, et il lui répondit qu’il était venu dans un fiacre qui l’y attendait. Madame Harrel arriva pour lors ; on fut obligé de la porter à la voiture ; Cécile la suivit ; et Delvile étant monté après elles, ordonna au cocher de les mener chez madame Harrel.



CHAPITRE XII.

Dénouement.


Cécile et Delvile, pendant tout le temps qu’ils mirent à se rendre à Londres, donnèrent tous leurs soins à madame Harrel, dont la douleur, à mesure qu’elle s’exhalait, devenait plus traitable. Toutes les horreurs de cette nuit désastreuse n’étaient cependant point encore épuisées, lorsqu’ils arrivèrent à la place de Portman. Delvile dit au cocher de ne pas avancer jusqu’à la porte, et pria Cécile et madame Harrel de rester tranquilles dans la voiture ; tandis qu’il irait lui-même chercher à se procurer quelques informations. Elles furent surprises de cette demande de sa part, à laquelle elles consentirent ; mais avant qu’il les eût quittées, l’homme d’affaires de M. Harrel, qui attendait leur retour, s’avança, et leur apprit que l’on avait saisi la maison et tout ce qu’elle contenait, et que les huissiers y étaient actuellement.

Madame Harrel vit alors de nouveaux malheurs prêts à l’accabler, et Cécile prévit pour elle de nouvelles inquiétudes et des embarras sans nombre : elle se trouva au reste déchargée d’une partie de ce fardeau que Delvile s’empressa de partager ; il la supplia d’attendre un instant, de consoler son amie, et alla lui-même voir comment les choses se passaient. Il revint au bout de quelques minutes, et ne parut point pressé de leur faire part de ce qu’il avait appris. Il les pria de permettre qu’il les conduisît chez son père. Cécile craignait d’offenser celui-ci, en y amenant madame Harrel ; cependant, n’ayant rien de mieux à proposer, elle y consentit après quelque faible résistance. Delvile lui dit alors que les alarmes de sa mère, dont il lui avait déjà rendu compte en partie, venaient des bruits vagues qui s’étaient répandus de cet événement ; que ne sachant pas s’il devait y ajouter foi, il avait voulu s’en éclaircir, et que c’était la raison pour laquelle il était venu la chercher si tard au Vaux-Hall.

Ils entrèrent sans bruit et sans déranger personne, le laquais de Delvile ayant eu ordre de ne point se coucher que son maître ne fût rentré. Cécile avait quelque peine à disposer, et à une heure indue, d’une maison qui n’était pas la sienne ; quoique Delvile, empressé de la mettre à son aise, la priât de ne s’inquiéter de rien, ordonnant à son domestique de la conduire à l’appartement qui avait été préparé pour elle. Il l’exhorta de se tranquilliser, d’avoir soin de son amie, et promit de prévenir son père et sa mère dès qu’ils seraient éveillés, de tout ce qui s’était passé. Elle accepta ce service avec reconnaissance ; elle redoutait, après la liberté qu’elle osait prendre, de s’exposer sans quelque excuse préliminaire, aux premiers mouvements de la vanité de M. Delvile ; et elle craignait de déplaire à madame Delvile, à qui elle avait si souvent manqué de parole.

Il était alors près de six heures ; Cécile et son amie convinrent de rester dans leur appartement jusqu’à ce qu’on vînt les avertir que M. et madame Delvile étaient visibles ; mais avant ce temps, madame Harrel, qui s’était assise sur le lit, accablée de fatigue et de douleur, finit, comme les enfants, par s’endormir à force de pleurer.

Cécile était étonnée de la voir jouir de ce moment de repos, qui suspendait ses souffrances. Ses inquiétudes la tinrent éveillée ; elle sentit qu’elle allait partager toutes les peines de son amie ; elle était incertaine sur la réception que lui feraient M. et madame Delvile, et sa mémoire lui retraçait à chaque instant les horribles aventures de cette nuit.

À dix heures, un laquais vint lui demander, de la part de madame Delvile, si elle voulait déjeûner. Madame Harrel dormait encore, et Cécile se hâta de descendre, et de porter elle-même sa réponse. Elle rencontra le jeune Delvile, dont l’air, au moment qu’il l’approcha, annonçait qu’il se préparait à lui parler avec beaucoup de gravité et de réserve : mais à peine l’eut-il fixée, qu’il oublia sa résolution ; sa pâleur, ses yeux qui s’ouvraient avec peine, les fatigues d’une longue veille, qu’on lisait sur son visage, le frappèrent, et firent renaître ses inquiétudes ; il s’informa de sa santé, de l’air de l’intérêt le plus vrai. Cécile le remercia de ses attentions de la veille pour son amie.

Madame Delvile s’avançant alors pour la recevoir, dissipa tout d’un coup ses craintes, et rendit toute excuse inutile, en l’embrassant tendrement, et s’écriant avec chaleur : charmante miss Beverley ! comment pourrai-je vous exprimer l’admiration avec laquelle j’ai entendu le récit de votre conduite ? La fermeté et la prudence que vous avez montrées dans une conjoncture où une âme faible aurait été altérée par l’effroi, où toute autre personne moins généreuse, et qui n’aurait point été gouvernée par des principes aussi nobles, n’aurait songé qu’à se dérober par la fuite, à la confusion d’un spectacle aussi révoltant, montrent ce que peut un esprit solide, qui allie heureusement la fermeté au bon sens. On doit vous regarder comme un être supérieur. Vous m’avez toujours paru telle dès le premier instant que je vous ai connue, et j’espère que je continuerai toute ma vie à penser de même.

Cécile pénétrée de reconnaissance, se trouva dans ce moment plus que récompensée de tout ce qu’elle avait fait. Des louanges de la part de madame Delvile suffisaient pour la rendre heureuse. Elle éprouvait l’émotion la plus douce en se voyant l’objet de l’estime de ceux pour qui elle en était pénétrée. Madame Delvile l’entretint avec beaucoup de cordialité de ses affaires, et l’invita, avec autant de ménagement que de politesse, à disposer de sa maison, dont le séjour lui devenait inévitable. Elle lui dit que toute la famille partait dans deux jours pour la campagne ; et qu’elle pensait qu’un air différent, le repos et une vie plus réglée lui rendraient la fraîcheur et la vivacité que ses dernières inquiétudes avaient un peu diminuées. Quoiqu’elle blâmât le désespoir de M. Harrel, elle ne pouvait s’empêcher de se féliciter de l’acquisition qu’elle faisait, et de témoigner combien sa compagnie la rendait heureuse. Elle entra ensuite dans quelques détails relativement à la situation de madame Harrel. Cécile lui montra le paquet que son mari lui avait confié avant sa mort. Madame Delvile lui conseilla de ne l’ouvrir qu’en présence de M. Arnott, et la pria de ne point se gêner, d’envoyer chercher ceux de ses amis qu’elle desirerait consulter, et de lui demander à elle-même tous les avis ou tous les secours qu’elle la croirait en état de lui donner. Après quoi, sans attendre son mari, elle la fit déjeuner aussi promptement qu’il fut possible, et la laissa retourner auprès de madame Harrel.

Cécile soulagée de ses propres inquiétudes, plus contente que jamais de madame Delvile, et enchantée autant qu’elle pouvait l’être dans ces tristes moments, de se voir à la fin établie chez elle, revint consoler son amie. Elle la trouva éveillée depuis peu, et sachant encore à peine où elle était, et pourquoi elle se trouvait hors de chez elle. À mesure que la mémoire lui revenait, Cécile faisait tous ses efforts pour adoucir ses peines ; elle suivit le conseil de madame Delvile ; elle envoya chercher M. Arnott, et se prévalant de la permission qu’on lui en avait donnée, elle écrivit un billet à M. Monckton, pour le prier de venir la voir.

M. Arnott, qui était de retour à Londres, arriva bientôt : son domestique, qu’il avait chargé d’épier toutes les démarches de M. Harrel, avait été dès le matin le trouver dans sa retraite, et lui avait fait part des malheureuses nouvelles de la nuit. Leur entrevue fut également pénible à l’un et à l’autre. M. Arnott se reprochait amèrement sa fuite, croyant qu’elle avait hâté le coup fatal, qu’un nouveau sacrifice de sa part aurait peut-être empêché ; et Cécile se repentait presque du conseil qu’elle lui avait donné, quoique le peu d’effet qu’avaient produit ses derniers secours, prouvât que l’état des affaires de ce malheureux tuteur était trop désespéré pour qu’on pût y remédier. Il fit alors des questions qui montraient combien il chérissait sa sœur, et supplia Cécile de lui apprendre jusqu’aux moindres particularités de cet affreux événement. Elle montra ensuite le paquet ; mais ni l’un ni l’autre n’eut le courage de l’ouvrir : et concluant que le contenu serait vraisemblablement son testament, ils résolurent de n’en faire la lecture qu’en présence d’une troisième personne. Elle proposa, pour ne point perdre de temps, d’appeler M. Delvile. M. Arnott y consentit sans hésiter, et elle l’envoya prier de lui accorder un moment d’audience. On lui fit dire qu’elle pouvait venir dans le sallon, où il se trouvait avec sa femme et son fils. Elle n’y fut pas aussi bien reçue que la première fois. M. Delvile paraissait chagrin et de mauvaise humeur ; il la salua d’un air froid, tandis que son fils lui présentait un siège ; il lui dit gravement : Si vous êtes pressée, miss Beverley, je vous suivrai sur-le-champ, sinon j’achèverai de déjeûner. Je serais au désespoir de vous déranger, répondit Cécile ; je viens vous prier d’avoir seulement la bonté d’assister à l’ouverture que M. Arnott se propose de faire d’un paquet que feu M. Harrel me remit hier au soir. Et M. Arnott, répliqua-t-il d’un ton sévère, a jugé convenable de me faire une pareille demande ? Non, monsieur, dit Cécile, cette prière vient de moi ; et si, comme je commence à le craindre, elle vous paraît déplacée, je vous supplie de l’oublier. Quant à ce qui vous regarde, répliqua M. Delvile, c’est une affaire tout-à-fait différente. Pour M. Arnott, il ne saurait avoir la moindre prétention à disposer de mon temps, où à aucune attention de ma part ; et je trouve très-extraordinaire qu’un jeune homme, avec lequel je n’ai nulle espèce de liaison, dont le nom m’est à peine connu, puisse imaginer que le temps d’un homme tel que moi soit à sa disposition.

Jamais pareille idée ne s’est présentée à son esprit, repartit Cécile un peu déconcertée : ce n’est point lui qui souhaite l’honneur de votre présence ; mais moi, et cela uniquement par la crainte que ces papiers ne contiènent des ordres qui demanderaient à être promptement exécutés.

Je vous réitère, continua M. Delvile avec plus de douceur, que je ne suis point fâché de votre manière d’agir dans cette occurrence ; votre peu d’expérience et de connaissance des usages vous a empêchée de vous appercevoir des conséquences que pourrait entraîner une pareille démarche de ma part. Les papiers dont vous parlez sont peut-être très-importants ; et dans la suite ceux qui auront assisté à leur lecture, pourraient bien être appelés en témoignage. Pour vous, il n’est pas étonnant que vous ne prévoiez pas tous les embarras que cela pourrait occasionner ; mais M. Arnott ne devrait pas l’ignorer.

Cécile lui fit de nouvelles excuses, et le quittait avec assez de confusion, lorsque M Delvile, appaisé à la vue de son trouble, l’arrêta pour lui dire gracieusement : je suis fâché, miss Beverley, par rapport à vous, de ne pouvoir consentir à ce que vous désirez, mais jugez vous-même de ma position. D’ailleurs, si l’on entrait jamais en procès à cet égard, qui sait si mon nom ne serait point compromis !

Cécile sortit après cela, et se promit bien à elle-même que dans aucun cas elle n’aurait recours à M. Delvile, malgré les offres fastueuses de ses services, qu’il lui avait tant de fois réitérées, et qu’il lui refusait, sous de vains prétextes, toutes les fois qu’elle les réclamait.

Elle instruisait M. Arnott de ce qui venait de se passer, lorsque le jeune Delvile entra dans sa chambre d’un air fort empressé. Pardonnez, s’écria-t-il, ma hardiesse…… et dites-moi, ne pourrais-je point dans cette occasion remplacer mon père ? Faites-moi, pour cette fois, l’honneur de supposer que nous ne soyons qu’une même personne. Elle le remercia très-poliment de son offre, qu’elle refusa cependant, en disant : À présent que je sais les inconvénients que ma demande pourrait faire naître, je ne serai pas assez imprudente pour souffrir que vous me l’accordiez. Vous ne me refuserez pas s’écria-t-il ; où est le paquet ? Pourquoi perdre un seul instant ? Demandez-moi plutôt, repartit-elle, pourquoi je vous permettrais de perdre un seul moment pour une affaire qui ne vous regarde point et de risquer peut-être d’en perdre encore plusieurs par les suites que pourrait avoir votre complaisance.

Et que puis-je risquer, s’écria-t-il, qui me soit aussi précieux que votre satisfaction ? Pouvez-vous supposer que, me flattant de pouvoir y contribuer, j’aye le courage de m’y refuser ?

Cet empressement de la part de Delvile avait tant de conformité avec sa conduite précédente, et ressemblait si peu à sa dernière réserve, que Cécile, qui le remarqua avec un plaisir qu’elle eut peine à dissimuler, ne lui fit plus d’objections, prit le paquet, et en rompit le cachet.

Mais quel ne fut pas son étonnement lorsqu’au lieu du testament qu’elle croyait trouver, elle vit une liasse énorme de comptes et de lettres de différents créanciers, contenant les menaces les plus fortes de poursuivre M. Harrel en justice, s’il différait plus long-temps à les satisfaire ! Sur un morceau de papier qui les entourait, M. Harrel avait écrit de sa main :


« Un coup de pistolet les paiera tous cette nuit ».


On trouva ensuite deux lettres d’un style bien différent l’une de l’autre ; la première était du chevalier Floyer, et contenait ce qui suit :


« Monsieur,

» Toute espérance du mariage projeté, étant évanouie, j’espère que vous me permettrez de vous rappeler ce qui s’est passé entre nous au café Brookes, l’hyver dernier.

» J’ai l’honneur d’être,

» Monsieur,
» Votre serviteur,
R. Floyer ».


L’autre, que voici, était de monsieur Marriot :


« Monsieur,

« Quoique je ne crusse pas, en donnant deux mille livres, avoir trop payé le plus léger espoir, je crois pouvoir prendre la liberté de vous dire que cette somme me paraît bien considérable pour une conversation de dix minutes. Vous ne sauriez avoir oublié, monsieur, les termes de nos conventions ; mais comme je m’apperçois que vous ne pouvez les remplir, je vous prie de vouloir m’en dispenser à mon tour. Je suis persuadé que vous êtes trop honnête homme, pour vous prévaloir de mon trop de facilité à me défaire de mon argent sans avoir de meilleures sûretés.

» Je suis,

» Monsieur,
Votre très-humble serviteur,
Marriot.


Cécile qui avait d’abord résolu de lire tous ces papiers à haute voix, fit de vains efforts pour s’en acquitter ; elle fut si choquée, qu’à peine put-elle les parcourir. Le dernier qu’elle trouva était écrit de la main de M. Harrel, et contenait ce qui suit :


Pour madame Harrel, miss Beverley, et M. Arnott.


« Je lutterais en vain ; le dernier coup doit être porté ! Encore un jour, et je n’aurai plus ni maison, ni liberté ; la fatale découverte de ma duplicité me déshonorerait. Ce que j’avais desiré arrive enfin ; je voulais être pleinement libéré ou ruiné sans ressource, et forcé de recourir au remède préparé depuis long-temps. Mon existence a été depuis deux ans un fardeau accablant ; quoique j’aye paru gai, je ne me suis jamais couché qu’échauffé, agité par les révolutions que je venais d’éprouver au jeu. Je ne me suis jamais éveillé que je n’aye été persécuté par quelque créancier. Je ne voudrais pas recommencer une pareille carrière ; l’esclave le plus maltraité était moins à plaindre que moi. Si j’avais un fils, je lui léguerais une charrue, et il serait mieux partagé que je ne l’ai été par mes parents. L’oisiveté a causé ma perte ; le défaut d’état a été la source de mes vices. Une femme prudente et économe m’aurait peut-être corrigé… La mienne, je le lui pardonne, ne l’a pas même essayé ; détachée de ma personne et de mes intérêts, elle n’a pensé qu’à ses plaisirs. La scène que je lui prépare cette nuit sera terrible ; qu’elle y réfléchisse, et en fasse son profit.

» Si l’on plaint mon sort, si je dois m’attendre à quelque pitié, c’est de la part de ceux dont je l’ai moins méritée ; monsieur Arnott, miss Beverley, ce sera de vous ! J’avoue qu’avant d’en venir à cette extrêmité, il m’a fallu bien des efforts ; non que j’aye craint la mort ; au contraire, je la souhaitais depuis long-temps ; le chagrin et la honte avaient empoisonné mes jours ; mais il existe un je ne sais quoi au-dedans de moi, qui me cause le plus grand effroi..... qui m’interroge, et me demande si je suis préparé pour un autre monde ? quel droit j’ai de quitter celui-ci ? Après cette vie, que deviendrai-je ?… Idée terrible !… Priez pour moi, généreuse Beverley !… Honnête, bon M. Arnott, priez pour moi ! »


Quelque coupable que fût M. Harrel, sans religion, sans principes, sans honneur ; cette lettre, où régnait un si grand désordre, écrite dans le fatal instant où il s’était décidé au suicide, affecta beaucoup Cécile et M. Arnott ; et, malgré l’horreur qu’elle leur inspira, ils ne purent l’un et l’autre retenir leurs larmes. Delvile, quoiqu’indigné d’une pareille action, ne put s’empêcher de partager leurs sentiments, félicita sincèrement Cécile d’avoir évité les pièges que M. Harrel lui avait tendus.

Tandis que ceci se passait, M. Monckton arriva, et trouva Cécile s’entretenant familièrement avec deux de ses rivaux. Delvile imagina, à l’arrivée de M. Monckton, que Cécile n’avait plus besoin de lui. Il se contenta de lui demander si elle avait quelques ordres à lui donner, et se retira ; ce qui ne déplut point à M. Monckton, à qui Cécile remit le fatal paquet : pendant qu’il le lisait, elle alla préparer madame Harrel à recevoir M. Arnott. Celle-ci, peu accoutumée à la solitude, et aussi empressée, lorsqu’elle se trouvait dans le malheur, de recevoir lorsqu’il était question de quelque divertissement, consentit volontiers à le voir. Ils pleurèrent l’un et l’autre en s’embrassant ; et Cécile, après leur avoir dit quelques paroles de consolation, les laissa seuls. Elle eut ensuite une conversation très-longue et très-particulière avec M. Monckton, qui lui expliqua tout ce qui avait paru obscur dans les papiers de M. Harrel : avant qu’il les eût vus, il savait déjà ce qu’ils contenaient.

M. Harrel, avant l’arrivée de Cécile à Londres, avait contracté une dette d’honneur très-considérable avec le chevalier Floyer, et se trouvant hors d’état de la payer, il lui promit que, pourvu qu’il consentît à l’en tenir quitte, il ferait en sorte que la riche pupile qu’il attendait le dédomageât. Rien ne lui paraissait plus facile que d’arranger cette affaire ; le baronnet devait l’accompagner par-tout, et les bruits qu’on aurait soin de répandre sur ce prétendu mariage, serviraient à éloigner tous les prétendants. Plusieurs fois cependant la froideur de Cécile lui avait fait craindre de ne pas réussir ; et lorsqu’il reçut sa lettre, il y aurait absolument renoncé ; mais M. Harrel sachant qu’il lui serait impossible de satisfaire le chevalier, lui persuada que la réserve était affectée, et que son peu d’attentions occasionnait seul ce prétendu éloignement pour lui.

Pendant qu’il amusait ainsi le baronnet par de fausses espérances, ses autres créanciers, qui n’avaient pas les mêmes vues, le pressaient vivement de s’acquiter. Ses dettes augmentaient, les ressources diminuaient : en proie au chagrin, il ne consulta plus que son désespoir. En une seule nuit, il avait perdu trois mille livres de plus qu’il ne possédait, et pour lesquelles il ne pouvait fournir aucune sûreté. La difficulté était de se procurer cette somme. À force de ruses, il avait trouvé moyen d’avoir une entrevue avec M. Marriot, et l’avait prié de lui prêter deux mille livres pour deux jours seulement ; offrant pour reconnaître ce service, d’appuyer de tout son crédit ses prétentions auprès de Cécile. Cet inconsidéré et amoureux jeune homme, abusé par ses promesses, et imaginant que sa pupile était absolument à sa disposition, lui avança, sans hésiter, cet argent, et sans exiger d’autre retour que la permission de venir librement chez lui, à l’exclusion du chevalier Floyer. Quant aux autres mille livres, continua M. Monckton, je ne sais comment il les a eues. J’aime à croire que vous n’avez pas été assez imprudente… Ah ! M. Monckton, s’écria Cécile en l’interrompant, ne me condamnez pas trop sévèrement. Les persécutions que j’ai essuyées… la nécessité où j’aurais été sans cela de trahir le digne et presque ruiné M. Arnott… J’aurais cru, reprit-il avec une surprise extrême, qu’après les avis que je vous avais donnés, après ce que vous aviez éprouvé vous-même, il aurait été impossible de vous duper une seconde fois. Je le croyais aussi, répondit-elle : et cependant, lorsqu’il a fallu subir l’épreuve… Vous ne sauriez croire combien j’ai été tourmentée. Vous voyez cependant, répliqua-t-il, quel en a été l’effet, et je vous avais bien prédit que rien ne pourrait le sauver. — Cela est vrai ; mais si j’avais toujours refusé, je ne m’en serais pas si bien convaincue, et je me serais peut-être reproché ma dureté, en supposant que les secours que je refusais auraient pu le tirer d’affaire.

Les informations que M. Monckton s’était procurées par des moyens, à la vérité peu délicats, ne se bornaient pas là ; il ajouta qu’il avait souvent admiré la patience des créanciers de M. Harrel, et qu’il avait eu encore à cet égard une preuve de sa mauvaise foi ; qu’il avait appris que ce malhonnête tuteur avait su les appaiser, en les assurant que sa pupile lui prêterait assez d’argent pour les satisfaire tous.

Cécile ne vit alors que trop clairement pourquoi il avait tant insisté pour qu’elle ne quittât pas sa maison, et combien il lui importait qu’elle restât encore chez lui ; et elle s’étonna moins de ses sollicitations à cet égard. Combien il est difficile, s’écria-t-elle, à moins qu’on n’ait vécu avec eux, de connaître les gens du monde ! J’avais bien soupçonné, dès les premiers moments, qu’il était prodigue et négligent ; mais je ne l’aurais jamais cru coupable de bassesse, et de fausseté… J’avoue que je ne m’étais jamais attendue à le trouver tel ; et sa légèreté paraissait incompatible avec la dissimulation. Sa légèreté, repartit M. Monckton, ne venait point de son naturel, elle était forcée ; son esprit était aussi factice que son goût pour les amusements. Il n’avait aucun talent distingué ; ses vices n’étaient point l’effet de ses passions. Si l’économie eût été aussi à la mode que la prodigalité, il s’en serait piqué de même. N’ayant ni le discernement ni la volonté de bien choisir, il avait regardé autour de lui pour voir la route qu’il prendrait ; s’appercevant que l’on parvenait plus facilement à se distinguer en suivant celle qui conduit à une ruine certaine, il l’avait préférée, sans s’embarrasser des suites, se croyant merveilleux s’il se distinguait par de folles dépenses.

Tout ce que M. Monckton avait à dire sur ce sujet étant épuisé, il s’informa, d’un air qui exprimait son mécontentement, pourquoi il la trouvait chez M. Delvile, et ce qui avait pu lui faire changer sa résolution d’éviter cette maison. Cécile qui, dans la confusion où son esprit et ses affaires se trouvaient, avait tout-à-fait oublié qu’elle eût jamais pris de résolution à cet égard, rougit de cette question, et eut peine à se rappeler d’abord ce qui l’avait obligée à y renoncer ; mais lorsqu’il lui parla de M. Briggs, elle ne fut plus embarrassée ; elle lui fit la relation détaillée de sa visite, lui apprit l’extrême parcimonie dans laquelle il vivait, et lui démontra l’impossibilité qu’elle pût loger chez lui.

M. Monckton fut obligé, quoiqu’à regret, d’approuver ses raisons. Au reste, il se procura, avant de la quitter, la satisfaction de lui rendre un service important ; et la manière obligeante dont elle lui en témoigna sa reconnaissance, adoucit son chagrin. Il lui demanda à quoi se montait tout l’argent qu’elle avait reçu du juif ; et ayant su qu’il allait à neuf mille cinquante livres, il lui représenta que l’intérêt exorbitant qu’elle paierait d’une somme aussi considérable, et les friponneries auxquelles elle devait s’attendre, augmenteraient la perte qu’elle faisait. Il s’étendit sur le tort que cela pourrait lui faire dans le monde, si l’on venait à apprendre qu’elle eût eu recours à un pareil expédient pour se procurer de l’argent, et il lui offrit de payer le juif, et d’attendre sa majorité pour être remboursé lui-même. Une proposition aussi honnête redoubla son amitié et son estime pour M. Monckton : elle refusa cependant d’abord d’accepter son offre, craignant que cela ne le dérangeât ; mais lorsqu’il l’eut assurée qu’il avait actuellement chez son banquier une plus grosse somme qui n’était point placée, et lui eut promis qu’il recevrait d’elle le même intérêt qu’il aurait retiré des fonds publics, elle accepta avec joie sa proposition. Il fut arrêté qu’ils enverraient chercher cet usurier pour satisfaire aux engagements qu’elle avait pris avec lui. Ils se séparèrent ; Cécile était flattée et reconnaissante de l’empressement que son ami montrait à l’obliger, n’en soupçonnant pas le motif, et croyant ne le devoir qu’à sa générosité.

Cette vertu était cependant une de celles dont M. Monckton méritait le moins qu’on lui fît honneur ; c’était l’homme du monde le plus rusé et le plus pénétrant, très-attentif à ses intérêts, et profitant de tout ce qui pouvait les favoriser. Dans le service qu’il rendait à Cécile, le plaisir de l’obliger n’était pas le seul but qu’il avait en vue : il espérait toujours que tôt ou tard sa fortune lui appartiendrait ; il était charmé d’avoir quelque affaire à traiter avec elle, et d’acquérir ainsi des droits à sa reconnaissance.

Cécile trouva madame Harrel telle qu’elle l’avait laissée, pleurant entre les bras de son frère. Ils consultèrent ensemble sur ce qu’il serait le plus à propos de faire, et convinrent qu’elle quitterait incessamment Londres, et qu’après que M. Arnott l’aurait conduite à sa maison de campagne, dans la province de Suffolk, il reviendrait en diligence pour voir s’il serait possible de sauver quelque chose des mains des créanciers. Leur séparation fut on ne peut pas plus triste. Madame Harrel pleura beaucoup, et M. Arnott fit de vains efforts pour cacher l’excès de sa sensibilité. Quoique Cécile vît avec plaisir le changement de sa propre situation, elle fut cependant extrêmement touchée de leur douleur ; elle les pria de l’instruire exactement de toutes leurs démarches, leur réitérant ses offres de services, et les assurances d’une amitié constante et inviolable.


Fin du cinquième livre.






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LIVRE VI.


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CHAPITRE PREMIER.

Débat.


Cécile ne voulut pas quitter Londres sans voir Mlle. Belfield ; elle se fit conduire dans la rue de Portland. Elle était indécise sur le parti qu’elle prendrait vis-à-vis d’Henriette ; elle ne savait si elle devait persister dans la réserve qu’elle avait observée jusqu’alors, ou si elle chercherait à sortir tout-à-coup d’inquiétude en découvrant la vérité ; elle était dans cette indécision, lorsqu’elle arriva chez cette jeune personne : elle la trouva occupée de la lecture d’une lettre qui paraissait l’intéresser beaucoup : Cécile se persuada aisément qu’elle était de Delvile, et ses soupçons furent presque confirmés par le trouble d’Henriette et par son empressement à cacher la lettre.

Cécile, surprise et alarmée, s’arrêta sans le vouloir, à la porte ; mais Mlle Belfield ayant mis en sûreté ce qui paraissait lui être si précieux, s’avança en rougissant, et lui prenant la main, lui dit : Que vous êtes bonne, mademoiselle, de venir me chercher dans un temps où je ne savais où vous trouver, et où je craignais presque de ne jamais vous revoir ! Elle lui apprit ensuite que la première nouvelle qu’on leur avait dite dans la matinée du jour précédent, avait été la mort violente de M. Harrel avec toutes ses circonstances. J’ai été si fâchée, mademoiselle, continua-t-elle, que vous fussiez exposée à de pareils événements. Je crains que la mauvaise action de M. Harrel ne vous ait rendue malheureuse. Je vous trouve triste et mélancolique. Ah ! vous êtes trop vertueuse pour ce monde pervers. Votre libéralité et votre bon cœur empêcheront que vous y soyez jamais tranquille.

Cécile, touchée de la voir se méprendre ainsi sur la véritable cause de son inquiétude, l’embrassa et lui répondit avec beaucoup de douceur : non, charmante Henriette, c’est vous qui êtes réellement bonne, vertueuse ; j’ose croire que vous êtes heureuse ! Et ne l’êtes-vous pas, vous, mademoiselle ? s’écria Henriette. Ah ! si vous ne l’étiez pas, qui mériterait jamais de l’être ? Il me semble que j’aimerais mieux être malheureuse moi-même, que de souffrir que vous le fussiez ; car votre félicité intéresse le genre humain, et pour la mienne, qui s’embarrassera de ce que je deviendrai. Ah ! Henriette, s’écria Cécile, parlez-vous, sincèrement ? croyez-vous réellement qu’on fasse si peu cas de vous ? Je ne dis pas absolument, répondit-elle, que personne ne daigne penser à moi ; s’il ne me restait pas quelque espérance à cet égard, je désirerais la mort. Mais qu’est-ce que ce sentiment, comparé à l’amour et au respect dont ceux qui vous connaissent sont pénétrés pour vous ? Supposé, lui dit Cécile avec un sourire forcé, que je misse votre amour et votre respect à l’épreuve, croyez-vous qu’ils pussent la soutenir ? Oui, réellement, je le crois. J’ai souhaité mille et mille fois de pouvoir vous prouver mon attachement, et vous montrer que si je vous aime, ce n’est pas à cause de votre naissance, du rang que vous tenez dans le monde, et de la faculté que vous avez de me faire du bien ; mais parce que vous êtes si bonne, si douce, si tendre pour les malheureux, et si honnête avec tout le monde ! arrêtez, arrêtez, s’écria Cécile ; laissez moi essayer si vous répondrez franchement et sincèrement à ce que je me propose de vous demander. Oh ! oui, s’écria-t-elle vivement, fût-ce même le secret le plus cher que j’eusse au monde. Il n’est rien que je voulusse vous taire ; je vous ouvrirai mon cœur, et je m’estimerai heureuse que vous le permettiez ; car je suis sûre que, si vous ne vous intéressiez pas un peu à moi, vous ne prendriez pas la peine de m’écouter.

Vous êtes, en vérité, une aimable personne, dit Cécile ; chaque fois que je vous vois, il me semble que je vous aime davantage. Je ne voudrais pas vous faire la moindre peine… Et peut-être votre confidence… Je ne sais pas réellement si j’ai droit ou raison de l’exiger… Ici elle s’arrêta très-embarrassée ; et tandis qu’Henriette attendait qu’elle la questionnât de nouveau, elles furent interrompues par l’arrivée de madame Belfield. Mon enfant, s’écria-t-elle, en s’adressant à sa fille, vous auriez bien dû m’avertir plutôt que mademoiselle était ici, sachant combien je souhaitais trouver l’occasion de l’entretenir. Vous descendez sous prétexte de voir votre frère, et puis vous ne revenez plus de toute la matinée ; vous vous amusez à je ne sais quoi. Se tournant ensuite vers Cécile : mademoiselle, continua-t-elle, j’ai été très-inquiète du petit accident qui est arrivé la dernière fois que je vous ai vue ; car je pensais, et certainement personne ne me persuadera le contraire, qu’il était assez singulier qu’une jeune demoiselle, telle que vous, vînt si souvent visiter Henriette, sans qu’il y eût quelque motif pour cela, sur-tout lorsqu’il est certain qu’il n’y a pas plus de comparaison entre elle et mon fils, qu’entre les deux choses du monde qui ont le moins de rapport. Cependant, s’il en est ainsi, j’y consens, et je n’en parlerai plus : pour lui, il le croit aussi facilement que s’il était le dernier et le plus mal fait des hommes.

Il y a si long-tems, madame, lui répondit Cécile, qu’il n’est plus question de cela, que je suis fâchée de vous voir prendre la peine de vous en occuper de nouveau. — Oh ! mademoiselle, je n’en parle seulement que dans le dessein de vous faire les excuses convenables ; car j’ai entièrement renoncé à m’en occuper davantage, quoiqu’il soit certain que ce que je pensais je le pense encore. Quant à mon fils, il a si bien pris le dessus, que lorsque je veux lui dire quelque chose, c’est tout comme si je me taisais, et je ferais aussi bien. Ce n’est pas cependant que je pense à le blâmer : ainsi, mademoiselle, je vous prie que ceci ne tourne pas à son préjudice.

Henriette, pendant ce discours, était extrêmement confuse, craignant que la grossièreté de sa mère ne fît encore partir Cécile de mauvaise humeur. Celle-ci s’étant apperçue de son inquiétude, et plus charmée que jamais de son caractère, de sa franchise et de sa simplicité, voulut lui sauver cette peine en écoutant tranquillement ces propos ridicules, et s’en allant ensuite sans témoigner le moindre mécontentement, quoique très-piquée, et jugeant, par les insinuations qu’elle avait soin de mêler continuellement à ses plaintes, que madame Belfield était toujours persuadée que la timidité de son fils était le seul obstacle qui l’empêchât de se prévaloir de l’inclination qu’elle supposait que Cécile avait pour lui.

Cécile, à qui cette conversation ne pouvait plaire, voulut se retirer ; madame Belfield la pria alors de vouloir bien venir prendre, un jour, le thé avec elle, l’assurant que son fils serait charmé de s’y trouver ; Cécile répondit froidement qu’elle quittait la ville le lendemain, et qu’elle n’aurait de long-temps le plaisir de revoir mademoiselle Belfield.

L’aimable Henriette, les yeux baignés de larmes, l’accompagna jusqu’à sa chaise ; mais elle ne la suivit pas seule, sa mère en fit autant, regrettant à haute voix la malheureuse absence de son fils.

Cécile arriva très-inquiète chez madame Delvile, la lettre qu’elle avait vue entre les mains d’Henriette, semblait confirmer ses premiers soupçons, puisque, si elle n’était pas d’une personne qui lui fût extrêmement chère, elle n’en aurait pas témoigné tant de satisfaction, et elle ne l’aurait pas cachée, si sa passion n’eût été secrette. Quelle apparence qu’un autre que Delvile l’eût écrite ? elle ne pouvait pas en aimer deux. L’ingénuité de son caractère ne lui permettait pas de cacher que Delvile l’était tendrement. Pourquoi lui aurait-il écrit ? que pouvait-il prétendre ? Elle avait plus de peine qu’auparavant à croire qu’il en fût amoureux, puisque la conduite qu’il avait tenue en dernier lieu avec elle, quoiqu’embarrassée, démontrait au moins un penchant qui ne pouvait s’accorder avec la passion qu’il aurait eue pour miss Belfield. Que devait-elle donc en conclure ? qu’il l’avait trompée, uniquement par vanité. Et s’il en est ainsi, s’écria-t-elle, s’il cache tant de noirceur et de bassesse sous des dehors si nobles ; si la vanité ou l’ambition seule l’engage à me rendre des soins, avertie comme je le suis, me laisserais-je éblouir facilement, deviendrais-je aussi sa dupe ? Non, il faut que j’aye des preuves plus convaincantes de la droiture de sa conduite, avant que je lui accorde la moindre confiance ; je chercherai à découvrir quelles peuvent avoir été ses vues en s’adressant à moi, et je vengerai les droits de l’innocence trahie, si je découvre qu’il en ait abusé. Sa fausseté me faisant oublier ses belles qualités, je me détacherai de lui pour toujours. Telles étaient les réflexions qui diminuaient la satisfaction qu’elle se promettait depuis si long-tems de son changement d’habitation ; elle ne se trouvait guères plus heureuse chez M. Delvile, qu’elle ne l’avait été chez M. Harrel. Elle dîna encore seule avec M. et Mme Delvile, ne vit point leur fils de toute la journée ; et dans l’incertitude où elle se trouvait sur son compte, à peine regretta-t-elle son absence.

M. Delvile lui apprit qu’il avait reçu dans la matinée deux visites à son sujet, de deux personnes qui aspiraient à sa main, qui se prétendaient l’un et l’autre autorisés par M. Harrel à lui rendre des soins. Il lui nomma le chevalier Floyer et M. Marriot. Je crois, dit Cécile, qu’ils ont peu de raison de se louer de M. Harrel ; au reste, leur conduite, à mon égard, n’a pas été sensée, toutes les fois qu’on s’est adressé à moi, je me suis expliquée clairement ; après cela, si les expédients auxquels ils ont eu recours n’ont pas réussi, je ne vois pas que cela soit fort extraordinaire ; ils ont tort de s’en plaindre. Je leur ai répondu, dit M. Delvile, que puisque vous demeuriez chez moi, je ne pouvais refuser de recevoir leurs propositions ; que l’alliance qu’ils proposaient l’un et l’autre me paraissait honorable ; mais qu’ils ne devaient point s’attendre que je secondasse leurs prétentions ; que si une pareille démarche n’avait rien eu d’humiliant pour M. Harrel, il n’en était pas de même pour moi, et qu’elle me paraîtrait tout-à-fait déplacée.

Rien de plus certain, répartit Cécile, et permettez, monsieur, que je vous supplie, s’ils s’adressent encore à vous, de vouloir bien les dissuader de répéter leurs visites, et les assurer que, loin d’avoir cherché à les tenir dans l’incertitude, j’ai fait tout ce qui convenait pour leur faire connaître que ma résolution a toujours été la même et ne variera jamais.

Je suis enchantée, dit madame Delvile, de voir autant d’esprit que de discernement dans une jeune personne contre laquelle on emploie toutes sortes de ruses. La fortune et l’indépendance n’ont jamais été plus sûrement placées que chez miss Beverley ; et je suis persuadée que lorsqu’elle aura fait un choix, il fera autant d’honneur à son cœur, que la difficulté qu’elle a eue à se décider en fait à son jugement. M. Delvile lui demanda ensuite si elle avait quelqu’un en vue pour remplacer M. Harrel. Non, répondit-elle ; et à moins que cela ne soit absolument nécessaire, je ne le remplacerai point. Il est aisé de croire, ajouta madame Delvile, que vos intérêts n’ont point souffert de sa mort ; car j’ai ouï parler de sa prodigalité et de ses extravagances ; et c’est avec bien de la satisfaction que j’ai vu comment sa belle pupille, par une prudence, une sagacité peu communes, a évité les mauvaises affaires dans lesquelles toute autre qu’elle aurait peut-être perdu la meilleure partie de sa fortune.

Cécile, peu flattée d’un compliment qu’elle ne méritait pas, était trop timide pour oser faire l’aveu qu’elle avait projetté : elle comprit qu’il ne servirait qu’à lui attirer des reproches, et résolut de ne rien découvrir que lorsqu’il serait question de quelque établissement qui rendrait une explication nécessaire. Elle gémissait cependant qu’un acte aussi désintéressé de sa part, que son cœur généreux lui avait présenté comme indispensable, parût maintenant être une imprudence si étrange, qu’elle n’osât pas en faire l’aveu.



CHAPITRE II.

Antique Manoir.


Le château de Delvile était situé au milieu d’un grand parc chargé d’arbres et entouré d’un fossé. On y entrait par un pont-levis, que M. Delvile faisait fermer tous les soirs avec le même soin que s’il eût été menacé par l’ennemi. On voyait quelques endroits dont les fortifications étaient entières, et par-tout on retrouvait des traces de celles qui ne subsistaient plus. Le terrain et la situation avaient été mal choisis et sans goût ; on avait négligé de pratiquer des routes dans la forêt, pour faciliter l’air et procurer des vues agréables : le château était antique, vaste et magnifique ; mais en le bâtissant, on avait aussi fait peu d’attention à la commodité et à l’agrément, qu’à la salubrité et à l’élégance ; il était sombre, lourd et gothique, ayant également besoin de réparations et d’améliorations. Tout annonçait la grandeur des premiers possesseurs ; mais son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie ; les efforts qu’on faisait pour maintenir son antique dignité, communiquaient à cette habitation et à ses environs un air de contrainte et de tristesse ; l’architecte semblait ne l’avoir construit que pour le silence et la contemplation.


Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie. Pag. 189
Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie. Pag. 189
Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie.


Madame Delvile prit tous les soins possibles pour rendre l’appartement de Cécile commode et agréable. Cécile, reconnaissante des soins d’une personne pour laquelle elle avait le respect le plus sincère, s’efforçait de reprendre son premier enjouement. Elle se trouvait heureuse d’avoir quitté la maison de monsieur Harrel, où régnait le plus grand désordre, où la crainte et la terreur étaient employées pour faire réussir la fraude. Quoique son esprit abattu par le passé et incertain sur l’avenir, ne fût pas en état de jouir tranquillement, cependant elle se trouvait enfin dans le sein d’une famille qu’elle avait long-temps considérée comme la seule où elle pût être heureuse. Malgré les sujets d’inquiétude qui lui restaient, cette position lui promettait plus de tranquillité qu’elle n’en avait encore eu depuis son départ de la province de Suffolk.

L’impérieux M. Delvile était lui-même beaucoup plus supportable ici qu’à Londres : tranquille dans son château, il regardait autour de lui avec la vanité qu’inspire le pouvoir ; et la propriété, en augmentant son importance, adoucissait son humeur. Sa supériorité était généralement reconnue, et ses ordres exécutés sans contradiction. Il ne se trouvait point, comme dans la capitale, entouré de gens au-dessus de lui ; aucune rivalité ne troublait sa sérénité ; sa grandeur n’était ni abaissée, ni mortifiée par des égaux ; tous ceux qu’il voyait étaient ou ses vassaux, ou des clients qui n’avaient d’autres volontés que les siennes. Le contentement qu’il éprouvait, adoucissait ce caractère sombre et hautain, et sa fierté était tempérée par la politesse.

Cécile ne trouvait cependant point occasion d’exercer son courage, en évitant Delvile, comme elle se l’était proposé. Il déjeûnait dans sa chambre, se promenait à cheval ou à pied jusqu’à ce que la chaleur du jour l’obligeât à rentrer au château ; il passait le reste du temps dans son cabinet, d’où il ne sortait que pour dîner. Alors sa conversation était toujours générale ; il ne témoignait pas plus d’attention pour Cécile que pour sa mère. Elles le laissaient avec son père ; quelquefois il reparaissait à l’heure du thé ; plus communément il sortait, et allait visiter quelque voisin ; rarement on le revoyait avant le dîner. Par cette conduite, toute réserve de la part de Cécile devenait inutile ; elle ne pouvait témoigner de la froideur à celui qui ne marquait aucun empressement, ni fuir celui qui ne la poursuivait point.

Rien ne lui paraissait cependant plus extraordinaire ; elle ne croyait pas que cette conduite pût être l’effet du hasard. Le soin qu’il prenait de l’éviter avait l’air prémédité ; et quoique bien des gens eussent pu s’y tromper, mille circonstances lui persuadaient le contraire, et lui faisaient voir clairement que c’était la suite d’une résolution formée. Elle apprit que, pendant leur séjour à la campagne, jamais ses parents ne l’avaient moins vu qu’alors ; ils se plaignaient continuellement de ses fréquentes absences, et témoignaient la plus grande surprise de sa nouvelle manière de vivre ; ils ne savaient quelles pouvaient être les occupations qui prenaient tout son temps. Si le cœur de Cécile eût été indifférent, elle aurait joui d’une tranquillité parfaite. Delvile, loin de faire paraître le moindre dessein de lui plaire, évitait même d’avoir l’air de songer à elle, et fuyait tout entretien particulier. S’il la voyait se préparer dans la soirée à faire une promenade, il ne manquait jamais de rester à la maison ; si sa mère était avec elle, et l’invitait à les joindre, il avait toujours quelque chose à faire, et lorsque par hasard il la rencontrait dans le parc, il s’arrêtait seulement pour lui parler de la pluie ou du beau temps, la saluait et la quittait promptement.

Comment accorder une froideur aussi marquée avec l’empressement qu’il avait témoigné précédemment ? Elle s’imaginait quelquefois qu’il avait mis non-seulement la pauvre Henriette dans l’embarras, mais encore qu’il s’y était mis lui-même ; d’autres fois elle croyait qu’il n’était que capricieux : elle était fermement convaincue qu’il mettait toute son étude à l’éviter, et cette conviction suffisait seule pour la décider à se prêter à ses vues. Sa première surprise une fois passée, la fierté vint à son secours ; elle résolut de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour vaincre une inclination si contrariée. Elle s’applaudissait de ce qu’en aucune occasion elle n’avait donné sujet de la soupçonner, et elle vit que la conduite de Delvile empêchait que personne de sa famille ne s’en doutât ; dans le chagrin qu’elle éprouvait, elle trouvait une espèce de consolation, en reconnaissant que le but intéressé qu’on avait voulu lui prêter était très-éloigné de sa pensée ; et quel que fût l’état de son cœur, elle n’avait à craindre, de la part de Delvile, ni artifice ni mauvais procédé. Il ne lui restait donc qu’à imiter son exemple, à être polie et réservée, à éviter de se rencontrer tête-à-tête avec lui, et à ne lui adresser la parole qu’autant qu’elle ne pourrait s’en dispenser, sans manquer aux règles de la bienséance. Par ce moyen, leurs entretiens devinrent tous les jours moins fréquents ; si l’un d’eux était retenu par quelqu’accident, l’autre se retirait. Bientôt ils ne se virent plus qu’à table ; et quoiqu’ils ignorassent absolument le motif qui les faisait agir ainsi l’un et l’autre, ils paraissaient être d’accord pour leur éloignement mutuel.

Cette tâche fut d’abord très-pénible pour Cécile ; le temps et la persévérance la rendirent moins difficile. La promenade et la lecture occupaient une bonne partie de son temps ; elle chargea M. Monckton de lui envoyer un piano-forte ; elle aimait l’ouvrage, et trouvait dans la conversation de madame Delvile une ressource sûre contre l’ennui et la tristesse. Laissant donc son impénétrable fils entièrement à lui-même, elle s’efforça prudemment de ne plus penser à lui, et de cesser d’occuper son esprit de conjectures qui ne pouvaient la satisfaire, et de doutes qu’il lui était impossible d’éclaircir.

Il venait au château très-peu de gens du voisinage, et il y en avait encore moins auxquels on rendît leurs visites. La fierté de M. Delvile avait révolté toute la noblesse des environs, qui trouvait moyen de passer son temps plus agréablement qu’à entendre parler de la distance immense qui existait entre elle et lui. Quoiqu’on ne refusât pas d’en convenir, ce sujet n’était pas assez flatteur pour qu’on s’accoutumât à l’entendre. Si l’on fuyait par aversion M. Delvile, la crainte n’engageait pas moins à éviter son épouse, haute et fière ; on l’ennuyait, on la fatiguait bientôt ; elle ne supportait ni les défauts, ni la sottise, deux ingrédients qui entrent dans la composition du genre humain. On ne pouvait lui plaire qu’en réunissant les bonnes qualités et les talents à l’agrément et au bon ton, ce qui se rencontre rarement. Elle manquait de cette condescendance qui est la source de la félicité humaine et le véritable lien de la société, et se faisait des ennemis, même par ces talents, ces qualités solides, qui, si elles eussent été accompagnées de complaisance, l’auraient fait admirer et chérir. Le petit nombre de ceux qu’elle distinguait, et pour lesquels elle avait de l’amitié, en étaient traités d’une manière particulière ; son cœur confiant, généreux et sincère, était ardent en amitié. Ses amis étaient sûrs d’éprouver toutes sortes de bons offices de sa part ; elle exaltait leurs vertus ; elle les regardait comme des êtres supérieurs : sa générosité, échauffée par l’idée de ce qu’elle imaginait leur devoir, lui aurait fait sacrifier sa vie pour les servir.

Tel était le sentiment qu’elle avait déjà conçu pour Cécile. Au premier coup d’œil ses manières l’avaient charmée ; son premier aspect annonçait ce qu’on devait attendre d’elle ; toutes ses actions, tous ses sentiments prouvaient un cœur sensible, un discernement juste et une politesse naturelle. Elle regrettait quelquefois en secret que cette aimable fille ne fût pas d’une naissance plus illustre ; mais dès qu’elle la voyait et s’entretenait avec elle, ses regrets cessaient ; elle en oubliait la cause. Elle avait passé presque toute sa jeunesse dans le chagrin et l’affliction ; ses parents l’avaient mariée à M. Delvile sans consulter son cœur ; son esprit ferme avait dédaigné d’avoir recours à des plaintes inutiles : mais son mécontentement pour être secret, n’en fut pas moins cruel ; née vive, ses passions étaient impétueuses et faciles à émouvoir ; l’étude principale et la plus difficile de sa vie avait été de les calmer par la raison et les réflexions. Cet effort, sans la rendre heureuse, avait du moins contribué à sa tranquillité ; convaincue qu’il était impossible d’avoir de l’amour pour M. Delvile, homme fier sans élévation, impérieux sans savoir pourquoi, et dont elle ne pouvait se dissimuler le peu de mérite, elle respectait sa naissance et sa famille, d’une des branches de laquelle elle sortait elle-même ; et quoique malheureuse par son mariage, elle en avait toujours agi avec lui de la manière la plus décente. La présence de son fils adoucissait tous ses chagrins ; elle trouvait en lui toutes les vertus dont elle-même était douée, unies à la douceur et à l’indulgence pour les défauts des autres ; sa tendresse pour lui était mêlée d’estime et d’admiration ; il n’était rien de noble et de grand dont elle ne le crût capable, et elle le jugeait réellement supérieur au reste des hommes. M. Delvile en pensait de même ; son fils était non-seulement le premier objet de son affection, il le respectait même comme l’unique soutien de son nom, et le dernier rejeton d’une ancienne famille. Il le consultait sur toutes ses affaires, parlait de lui d’une manière distinguée, et aurait voulu que tout le monde eût pour lui le respect et l’admiration dont il le jugeait digne.

Delvile, dans sa conduite envers son père, imitait celle de sa mère, en ne contrariant jamais ses volontés dès qu’elles lui étaient connues, évitant cependant de lui demander son avis. Leur façon de penser était tout-à-fait opposée ; Delvile ne savait que trop qu’en suivant les conseils de son père, il faudrait qu’il exigeât des autres une attention et un respect que le public lui refuserait, et qu’il serait presque obligé de s’abstenir de parler à tout homme dont la généalogie lui serait inconnue.

Si le devoir et la reconnaissance étaient les seuls liens qui l’attachâssent à son père, il aimait sa mère, non-seulement avec une affection filiale, mais encore avec la plus parfaite estime et le plus profond respect ; il savait aussi que sans lui la vie aurait été un fardeau pour elle ; que sa tendresse, loin d’être l’effet de la prévention, était uniquement fondée sur la persuasion qu’il la méritait, et que si l’indulgence maternelle l’avait fait naître, ce n’était qu’en continuant à se bien conduire qu’il parviendrait à empêcher qu’elle ne diminuât.

Telle était l’habitation dans laquelle Cécile se trouvait alors, et la seule famille avec qui elle passait sa vie ; car, quoiqu’elle y eût déjà séjourné trois semaines, excepté à l’église, elle n’avait encore vu personne. Il ne lui arriva rien d’extraordinaire pendant tout ce temps-là ; elle reçut seulement de madame Harrel une lettre pleine de lamentations sur sa vie retirée et ses chagrins ; et une autre de M. Arnott, contenant des détails sur les difficultés qu’il avait essuyées de la part des créanciers de son beau-frère ; les sommes qu’il n’avait pu refuser aux sollicitations des plus pauvres et aux plus malheureux. Il finissait par des vœux ardents pour la félicité de Cécile, et en l’assurant qu’il avait perdu la sienne pour jamais, puisqu’il était privé de sa présence. Elle fit une réponse très-affectueuse à madame Harrel, lui promettant que lorsqu’elle serait sa maîtresse, elle irait la chercher elle-même pour la conduire dans sa maison de la province de Suffolk. Quant à M. Arnott, elle se borna à quelques compliments pour lui. Elle aurait voulu faire davantage en sa faveur ; mais elle craignit de donner le moindre encouragement à une passion sérieuse, dont elle appréhendait les suites.






CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME QUATRIÈME.



À PARIS
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No182.

L’AN TROISIÈME.





CHAPITRE III.

Étourderie.


Le château parut bientôt plus vivant par l’arrivée de milady Honora Pemberton, qui vint passer un mois avec madame Delvile. Cécile n’eut plus de loisir ; car milady lui laissait à peine un moment ; elle aurait voulu l’avoir toujours à ses côtés, exigeait qu’elle se promenât, se reposât, travaillât et chantât avec elle. Tout ce qu’elle faisait, elle invitait Cécile à le faire aussi ; elle l’accompagnait par-tout où elle allait ; et madame Delvile qui l’aimait, quoiqu’elle souffrît impatiemment ses défauts, était charmée de cette intimité, qu’elle encourageait, dans l’espérance qu’elle ne pourrait qu’être utile à sa parente.

Milady n’avait cependant pas conçu beaucoup d’affection pour Cécile : au contraire, si on lui avait dit qu’elle ne la reverrait plus, elle l’aurait entendu avec le même sang-froid que si elle avait appris qu’elle la rencontrerait tous les jours : elle n’avait pas d’autre raison pour s’attacher à Cécile que celle de n’avoir rien de mieux à faire ; elle n’avait d’autre goût pour sa société, que celui qui résultait de son aversion pour la solitude.

Milady avait été élevée comme le sont les jeunes personnes de sa condition ; ses progrès avaient été précisément tels qu’ils devaient l’être pour qu’elle fût comme toutes celles qui passent pour avoir été bien élevées. Elle chantait un peu, touchait du clavecin, peignait, travaillait un peu, et dansait beaucoup. Elle avait de l’esprit et des talents naturels, quoiqu’ils n’eussent été guères cultivés ; elle manquait absolument de jugement et de prudence : elle s’embarrassait très-peu de déplaire, et était fort indifférente sur tout ce qu’on pouvait penser d’elle : son seul plaisir était d’étonner par son babil ; que cet événement lui fût avantageux ou préjudiciable, c’est à quoi elle ne se donnait pas la peine de réfléchir un instant. Un caractère aussi léger était peu propre à inspirer de l’estime ou de la considération à Cécile, qui, dans toute autre époque de sa vie, aurait été fatiguée de son obstination à ne pas la quitter ; mais dans l’incertitude où était alors son esprit, l’étourderie de milady servit à l’amuser. Elle ne pouvait cependant pas s’empêcher d’être blessée, en voyant que la conduite de Delvile était la même avec l’une et avec l’autre, au point qu’un observateur ordinaire aurait eu peine à décider laquelle des deux il préférait.

Huit jours après l’arrivée de milady au château, elle accourut un matin dans la chambre de Cécile, en lui disant qu’elle avait d’agréables nouvelles à lui apprendre. Mylord Derfort arrive. Il faut que les évènements soient extrêmement rares, répondit Cécile, si c’est là votre grande nouvelle. Elle est aussi bonne qu’une autre, et cela vaut mieux que d’aller se coucher après avoir passé la journée en famille. Dites-moi franchement la vérité, ne trouvez-vous pas cela terrible ? — Non, rien ne me paraît terrible avec madame Delvile. — Oh ! je goûte aussi madame Delvile par-dessus tout ; car je la crois la plus habile femme qu’il y ait au monde. Je sais pourtant bien qu’elle ne se soucie pas trop de moi, par conséquent il est impossible que j’en sois bien éprise. D’ailleurs, quand je l’admirerais encore plus, je craindrais toujours l’ennui de ne voir qu’elle. Elle ne sort jamais, comme vous savez, et n’a jamais compagnie chez elle, ce qui est très-désagréable ; ce genre de vie fait que l’on est bientôt las les uns des autres. Vous saurez que c’est une des grandes raisons pour laquelle mon père est enchanté que je viène ici ; il a des idées et des façons de penser très-singulières, malgré les peines que je me donne pour l’en faire changer. Je suis toujours bien contente quand cette visite est finie ; car je suis obligée d’y venir une fois toutes les années. Je ne parle pas de celle-ci, parce que votre présence la rend très-supportable. Vous me faites beaucoup d’honneur, répondit Cécile en riant. — Lorsque mylord Derfort arrivera, les choses n’en iront sûrement que mieux ; du moins ce sera un nouvel objet. Nous pourrons lui demander les nouvelles du jour, et cela mettra madame Delvile en colère, ce qui nous redonnera un peu de vie. Je sais d’avance que nous ne tirerons pas la moindre chose de lui ; car il ignore absolument ce qui se passe dans le monde ; et il n’y a, je vous assure, pas grand mal à cela. Quand il le saurait, il aurait toutes les peines du monde à le conter ; il est si niais. Cela n’empêchera pas que je ne le questionne sur tout ce qui me passera par la tête ; moins il pourra répondre plus il sera embarrassé ; et j’aime furieusement à tourmenter un sot, parce qu’il est incapable de me rendre la pareille… À présent que j’y pense, je devrais, puisque c’est un de vos adorateurs, vous faire mes excuses. — Oh ! je vous prie, ne vous gênez pas pour moi. Je consens volontiers que vous en disiez tout ce que vous voudrez. — Je vous assure donc que mylord Ernolf est celui des deux que j’aime le mieux ; il a mille fois plus de bon sens que son fils ; j’avoue que je suis très-étonnée que vous refusiez de l’épouser ; car vous auriez fait exactement de lui tout ce que vous auriez voulu, ce qui n’aurait pas laissé d’être assez agréable.

Lorsque j’aurai besoin d’un pupille, répondit Cécile, ce sera pour lui une excellente recommandation ; mais si je me mariais, j’aimerais encore mieux un tuteur. Je ne pense certainement pas de même, s’écria milady négligemment ; car je n’ai déjà eu que trop de tuteurs ; et ce que je connais le mieux du mariage, est qu’il nous débarrasse. J’imagine que vous pensez de même ; tout ce que vous en dites ce n’est que pour la forme. Oh ! que ma sœur vous adorerait !… Êtes-vous toujours aussi sérieuse que vous l’êtes à présent ? J’imagine que c’est ce triste château qui produit cet effet. Je me rappèle que lorsque je vous vis à la place de Saint-James, vous me parûtes très-gaie ; mais, réellement, des épaisses murailles sont capables d’inspirer des vapeurs noires, n’en eût-on jamais eu auparavant. Il ne me paraît pas, milady, qu’elles aient eu de tristes suites pour vous. — Oh ! pardonnez-moi, si Euphrasie était ici, à peine me reconnaîtrait-elle… Si par un heureux hasard, on apprend une nouvelle, à peine madame Delvile permet-elle qu’on la répète, de crainte qu’elle ne soit fausse : comme si cela y faisait quelque chose ! Qu’elle le fût ou ne le fût pas, cela me serait égal ; elles amusent autant les unes que les autres ; si elle voulait absolument avoir la patience de les écouter. Vous savez qu’elle est extrêmement sévère, si bien que, soit que je le veuille ou ne le veuille pas, elle m’inspire toujours une sorte de gêne. Mais tout cela, comparé à son cher époux, n’est encore rien. C’est lui qui est tout-à-fait insupportable, si grave, si stupide, si majestueux, si ennuyeux ! Mortimer devient aussi tous les jours pis. Oh ! c’est une singulière famille. J’ose assurer qu’il deviendra bientôt aussi désagréable que son père. Ne le croyez-vous pas ? — Mais, réellement… non… Il me paraît qu’ils n’ont pas grande ressemblance, dit Cécile, après avoir un peu hésité.

Une fois, il m’a paru le plus aimable jeune homme du monde. Cela est tout-à-fait passé, et il devient aussi sot et aussi triste que les autres. Je voudrais bien que vous eussiez été ici l’hiver dernier, je vous assure que vous en auriez été amoureuse. Vous le croyez ? répartit Cécile en riant. — Oui ; il était charmant, tout esprit et gaieté. En vérité, si ce n’était pour vous, je crois qu’au lieu de passer ce vieux pont-levis, je me jèterais dans le fossé. Je voudrais qu’Euphrasie fût ici. C’est justement un endroit tel qu’il lui faut. Elle se croirait dans un couvent aussi-tôt qu’elle y arriverait, et rien ne la rendrait si heureuse ; elle souhaite de tout son cœur d’être religieuse ; pauvre innocente ! — Y a-t-il quelque apparence que milady Euphrasie viène ? Oh ! non ; elle ne le peut pas à présent, parce que cela ne conviendrait pas ; mais je me propose, si elle épouse jamais Mortimer… — Si elle l’épouse jamais ? répartit Cécile consternée. — Je crois, ma chère, s’écria milady en la fixant avec malice, que vous avez vous-même quelqu’envie de l’épouser. — Moi ? non, en vérité. — Vous avez pourtant l’air d’être tout-à-fait coupable, dit-elle en riant ; et réellement lorsque vous êtes venue ici, tout le monde a cru que c’était une affaire arrangée. — Ce n’est qu’une imagination de votre part, une pure invention, dit Cécile en rougissant de nouveau. — Non ; je vous assure : cela m’est revenu de plusieurs côtés ; tout le monde pense que votre fortune serait bien propre à réparer ces vieilles murailles et ces fortifications délabrées. D’autres assurent que M. Harrel vous avait vendue à M. Marriot ; et que si vous épousiez Mortimer, vous essuieriez un procès qui absorberait plus de la moitié de votre bien. Il y en a même qui prétendent que vous aviez promis votre main au chevalier Floyer, et qu’ayant appris que ses possessions étaient hypothéquées, vous vous en étiez repentie, et qu’il avait dit publiquement que tout homme qui aurait la hardiesse de vous rechercher en mariage, aurait affaire à lui. Quelques-uns ont été jusqu’à assurer qu’il y avait déjà quelque-temps que vous aviez épousé secrètement M. Arnott, qui n’osait pas l’avouer, parce qu’il craignait que le baronnet ne le forçât à se battre.

Voilà, s’écria Cécile avec un ris forcé, de singulières inventions ! et qui n’ont, sans doute, d’autre fondement que votre crédulité. — Non, en vérité, toute la ville en est imbue. Mais ne faites nulle attention à ce que je vous ai dit relativement à Euphrasie ; peut-être ce mariage ne s’effectuera-t-il jamais. — Peut-être, dit Cécile enchantée de voir que cette prétendue alliance pourrait fort bien n’avoir rien de réel, n’en a-t-il jamais été question. — Pardonnez-moi, il se négocie à présent, à ce que je crois, entre les hautes puissances contractantes ; la seule chose que M. Delvile ignore encore c’est la dot d’Euphrasie ; il ne sait pas si elle sera telle que sa situation l’exige. On avait une fois pensé à moi pour Mortimer, continua milady : je suis enchantée qu’il n’en soit plus question ; car je n’aurais jamais pu me confiner dans ce triste manoir, qui convient beaucoup mieux à Euphrasie. Ma grand’maman l’a élevée, et elle ne connaît point le monde ; elle n’a pas encore été présentée : ainsi elle n’est point sortie de sa coquille, et ne se montrera que l’année prochaine. Elle a pourtant vu une fois Mortimer, qui ne lui a point plu du tout. — Il ne lui a point plu ! s’écria Cécile très-étonnée. — Non, il lui a paru trop enjoué… Oh ! ma chère, que je voudrais qu’elle le vît à présent ! J’imagine qu’elle le trouverait assez triste. C’est la petite personne la plus grave et la plus méthodique que vous ayez jamais vue : ma grand’maman ne lui a jamais appris qu’à dire ses prières ; de sorte que, dès qu’on parle d’autre chose que de dévotion, elle croit qu’on commet un péché. Elles se séparèrent. Cécile, très-inquiète, ne savait que penser de ce qu’elle venait d’entendre. Ce qui la mortifiait le plus, c’est que milady Honora s’était apperçue de son émotion.

La première fois qu’elle se trouva seule avec madame Delvile : miss Beverley, lui dit celle-ci, votre petite babillarde vous a-t-elle annoncé celui que nous attendions ? Est-ce de mylord Derfort, madame, dont vous voulez parler ? — Oui : il vient avec son père ; serez-vous fâchée de les voir ? — Non, si, comme je l’espère, ils viènent uniquement pour vous rendre leurs devoirs, ainsi qu’à M. Delvile, mylord Ernolf ne saurait jamais supposer que sa visite puisse me faire changer. Je me suis expliquée très-clairement avec lui, et il a paru aussi raisonnable que poli, en cessant absolument de m’importuner. On a cependant assez généralement cru dans le public, dit madame Delvile, que vous étiez étrangement gênée par M. Harrel. Il ne serait donc pas impossible que mylord se flattât que le changement arrivé dans votre situation en produisît aussi en sa faveur. Je serais fâchée qu’il le pensât, reprit Cécile ; vous avez raison, s’écria madame Delvile, d’être difficile dans votre choix, et de prendre tout le temps nécessaire pour vous bien consulter avant de vous décider. Je vous ai épargné toute question à ce sujet, de peur que vous n’eussiez de la répugnance à y répondre. Mais actuellement que je prends un trop vif intérêt à votre félicité pour ne pas chercher à connaître vos intentions, permettez que je vous demande quelques éclaircissements. Cécile y consentit sans hésiter, mais en rougissant.

Dites-moi donc, parmi le grand nombre de soupirants qui ont aspiré à votre main, n’en est-il aucun que vous ayez distingué et que vous ayez eu intention de préférer ? — Aucun, madame. — Et parmi cette quantité, n’en est-il aucun que vous comptiez distinguer par la suite ? — Ah ! madame, repartit Cécile, quelque nombreux qu’ils soient, j’ai peu de raison d’en être vaine ; il n’y en a qu’un seul qui, je crois, me serait resté attaché après la perte de ma fortune. Je crois même que c’eût été pour lui un motif de plus pour penser à moi. — Cette sincérité, s’écria madame Delvile, est précisément ce que j’attendais de vous. Il y en a donc un ? — Je le crois, et c’est le digne M. Arnott. Je serais bien trompée, si son penchant pour moi n’était pas désintéressé ; je desirerais presque… Quoi, ma chère amie ? — D’en être plus reconnaissante, et de pouvoir le payer de retour. — Et vous ne pouvez ?… Non : j’estime sincèrement ses bonnes qualités. Si par une fatale nécessité je me trouvais forcée à donner la main à l’un de ceux qui ont daigné me rechercher, je n’hésiterais pas un instant à lui témoigner ma reconnaissance ; et cependant, pour quelque temps au moins, une pareille preuve de gratitude me rendrait très-malheureuse. Vous pouvez peut-être penser ainsi dans ce moment, répliqua madame Delvile ; mais avec des sentiments si décidés en sa faveur, vous viendrez vraisemblablement par la suite à le plaindre… et finirez par lui donner la main. — Non, réellement, madame. Je ne prétends point, je l’avoue, vous ouvrir tout-à-fait mon cœur… J’ignore si vous auriez la patience d’entendre jusqu’au bout un détail si peu intéressant ; mais s’il y a des choses que je m’abstiens de vous dire, il n’en est point que je voulusse déguiser.

Je vous crois, s’écria madame Delvile en l’embrassant, d’autant plus volontiers que non-seulement parmi vos amants reconnus, mais même parmi le reste des hommes, j’en connais à peine un seul qui me paraisse digne de vous posséder. Pour mériter votre confiance, ajouta-t-elle, je ne la solliciterai point par de nouvelles questions ; j’attendrai de vous-même l’aveu de vos sentiments ; et je vous connais assez pour être persuadée que vous ne ferez aucune démarche importante sans me consulter.

La reconnaissance de Cécile pour tant de délicatesse, pensa lui arracher son secret ; mais elle craignit qu’un pareil aveu n’eût l’air de chercher à engager madame Delvile à favoriser ses vues, dans la seule affaire où Cécile elle-même aurait dédaigné d’employer ses sollicitations. Elle se contenta donc de la remercier de sa bonté, et la conversation finit. Elle aurait bien desiré savoir si ces questions n’étaient que l’effet d’une curiosité inspirée par l’amitié, ou si quelque motif plus pressant avait porté madame Delvile à vouloir s’instruire si elle était libre encore ou déjà engagée. Mais elle se vit forcée d’attendre tranquillement que le temps éclaircît ses doutes.



CHAPITRE IV.

Orage.


Peu de temps après, milady et Cécile étant un soir sorties assez tard pour se promener, trouvèrent le temps si beau, qu’elles s’éloignèrent à près de deux milles du château, quoique toujours dans le parc. Elles furent rencontrées par le jeune Delvile, qui se contenta de leur faire observer qu’elles s’étaient trop écartées, et qui continua son chemin.

Il devient tout-à-fait insupportable ! s’écria milady, lorsqu’elles l’eurent perdu de vue ; il est réellement triste de voir un jeune homme ressembler à un vieux anachorète. Je ne serais point étonnée qu’au bout de huit jours, il refusât même de nous ôter son chapeau ; et une semaine après, j’imagine qu’il se confinera dans une des tourelles du château, se fera raser la tête, vivra de racines, et hurlera dès que quelqu’un voudra l’approcher. Je suis presque surprise qu’il permette à son chien Fidèle de le suivre, et qu’il ne se reproche pas cette jouissance mondaine. Je parie qu’il le tuera quelque jour, pour avoir aboyé pendant un de ses accès de méditation. Il faut qu’il ait quelque chose qui l’inquiète et le chagrine, peut-être est-il amoureux. Ne pourrait-il pas y avoir d’autre cause que celle-là, s’écria Cécile ? Non, je n’en sache pas d’autre ; mais s’il l’est, sa maîtresse a peu de sujet d’être jalouse de vous ou de moi ; car je ne crois pas que deux pauvres demoiselles ayent jamais été si délaissées.

La malice la plus raffinée aurait eu peine à inventer un raisonnement plus mortifiant pour Cécile, que l’était cette plaisanterie de milady Honora : mais celles qu’elle avait précédemment essuyées de sa part, l’avaient déjà aguerrie ; elle lui répondit d’un air indifférent : Peut-être est-il occupé de milady Euphrasie ? — Oh ! non, s’écria-t-elle ; car lorsqu’il l’a vue, il n’y a pas fait la moindre attention, et je suis sûre que s’il l’épouse ce ne sera que parce qu’il ne pourra faire autrement.

Elles furent bientôt alarmées en voyant le ciel s’obscurcir tout-à-coup ; et au bruit du tonnerre qui commençait à se faire entendre, elles retournèrent sur leurs pas, et commençaient à courir pour regagner le château, lorsqu’une forte pluie les obligea de se mettre à l’abri sous un grand arbre, où Delvile les joignit bientôt après pour leur offrir son secours : les éclairs et le tonnerre continuant, il les pria de se mettre en marche malgré la pluie, parce que leur situation présente les exposait à un plus grand danger que celui d’avoir leur chapeau et leur mantelet mouillés. Cécile y consentit volontiers : mais milady Honora, très-effrayée, protesta qu’elle ne bougerait pas de là que l’orage ne fût passé. Ce fut en vain qu’il entreprit de lui démontrer qu’elle avait tort en se croyant en sûreté sous un arbre. Elle se tenait collée contre le tronc ; à chaque éclair elle poussait des cris perçants ; la crainte avait fait disparaître toute sa gaieté.

Delvile pour lors proposa sérieusement à Cécile de la conduire au château, et de revenir ensuite chercher milady ; mais elle crut ne pouvoir abandonner sa compagne, et refusa ses offres. Ils attendirent donc encore quelques temps tous les trois ; mais l’orage, loin de s’appaiser, devenant toujours plus violent, les coups de tonnerre plus forts et plus fréquents, Delvile, révolté de l’opiniâtreté de milady, lui en fit voir le danger et la sottise. Ce moment était peu propre à lui faire goûter des raisonnements philosophiques ; les préjugés qu’on ne lui avait jamais appris à surmonter, lui faisaient croire qu’elle se trouvait en lieu de sûreté, et elle était trop agitée pour entendre raison. Voyant qu’il était impossible de l’en faire sortir, Delvile dit vivement à Cécile : Venez donc, miss Beverley, ne tardons plus, je vais vous conduire au château, et je reviendrai chercher milady. Non, non, répliqua-t-elle, ma vie n’est pas plus précieuse que les vôtres, et il est naturel que je coure les mêmes dangers que vous. Elle est bien plus précieuse, s’écria-t-il avec vivacité, que l’air que je respire ! Et lui prenant la main, la mit sous son bras, et sans attendre son consentement, il l’entraîna presque malgré elle, lui disant tout en courant : Comment l’existence de milady Pemberton pourrait-elle réparer la perte d’un personnage tel que miss Beverley ? Rien de si facile que de trouver mille femmes comme milady ; mais, miss Beverley… où en existe-t-il une seconde ?

Cécile, surprise et enchantée, ne pouvait parler ; la force avec laquelle ils couraient, lui faisait presque perdre la respiration. Avant qu’ils fussent près du château, ils ralentirent un peu leur pas ; elle avoua que ses forces étaient épuisées, et qu’il ne lui était plus possible de continuer à marcher aussi vîte. Arrêtons, et reposons-nous donc, s’écria-t-il ; mais pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? Ce moment doit bannir tout scrupule.


Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule ! Pag 22. Volume 4
Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule ! Pag 22. Volume 4
Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule !


Cécile, à ces mots, soit par honte, soit par lassitude, s’appuya sur son bras, et Delvile le pressant doucement avec une émotion qu’il ne pouvait plus réprimer : s’écria : « Fardeau charmant, ah, que je ne vous perde jamais ! » Cécile reprit alors toutes ses forces, et retira promptement sa main de dessous son bras ; il la laissa se dégager, et lui dit en hésitant : Pardonnez-moi, Cécile… Madame… miss Beverley, veux-je dire. Cécile, sans lui répondre, continuait à marcher seule aussi vîte qu’il lui était possible ; et Delvile, sans oser s’y opposer, la suivait en silence.

À peine avaient-ils fait ainsi quelques pas, qu’il tomba tout-à-coup une grande quantité de grêle ; et le vent, qui était très-fort, leur soufflant au visage, obligea Cécile de s’arrêter plusieurs fois, malgré tous les efforts qu’elle fit pour avancer. Delvile s’approchant alors d’elle, lui proposa de se réfugier de nouveau sous un arbre, les éclairs et le tonnerre ayant absolument cessé, et d’y attendre que la grêle eût un peu diminué. Quoique Cécile n’eût jamais été moins disposée à l’obliger, elle se trouvait si incommodée de la violence de l’orage, qu’elle fut obligée d’y consentir. Chaque instant lui paraissait un siècle, et cependant la grêle et le vent ne finissaient point. Ils gardaient le silence l’un et l’autre. Tous deux, quoiqu’éprouvant des sensations différentes, étaient également affligés de ce contre-temps.

Delvile avait eu soin de se placer du côté où le vent soufflait avec le plus de furie ; mais appercevant que, malgré tous ses efforts pour l’en préserver, quelques grains de grêle étaient tombés sur le mantelet de Cécile, il ôta alors son chapeau, et le tint de façon à la garantir mieux.

Il fut impossible à Cécile d’être plus long-temps insensible à ces soins ; et se tournant tout-à-coup vers lui, elle lui dit : Pourquoi cela, M. Delvile ? Que ne ferais-je pas, répartit-il, pour obtenir mon pardon de miss Beverley ? Eh bien, eh bien, je vous prie, remettez votre chapeau. — Me l’ordonnez-vous ? — Non, certainement ; mais je le souhaite. — Ah ! s’écria-t-il en se couvrant, quels ordres auraient jamais autant de pouvoir sur moi que vos simples desirs ? — Après une pareille pause, il ajouta : Me pardonnez-vous ?

Cécile honteuse de la cause de leur brouillerie, et fléchie par le sérieux de sa demande, lui répondit sans hésiter : Oui, oui… pourquoi me rappelez-vous pareilles folies ?

Que vous êtes bonne ! s’écria-t-il vivement en lui prenant la main. Ah miss Beverley !… que n’ai-je la force !… Pourquoi m’est-il absolument impossible ?… Si ma situation malheureuse permettait… Je m’apperçois, répartit-elle très-agitée, et retirant sa main, que vous voulez me prouver combien on doit redouter le mauvais temps. Elle s’empressa à quitter l’arbre. Delvile, voyant un domestique s’approcher avec un parapluie, courut le prendre, et lui indiquant le lieu où était milady, il lui ordonna d’aller la joindre.

L’orage ne tarda pas à se dissiper entièrement : mais il commençait à faire nuit ; et comme en courant ils s’étaient éloignés du chemin, afin d’arriver plutôt en prenant en droite ligne, la hauteur des herbes les empêchait de marcher, et le terrain était si inégal et si glissant, que Cécile eut toutes les peines du monde de s’empêcher de tomber. Elle persista obstinément à refuser les secours de Delvile, qui se tenait à ses côtés, et paraissait craindre de se montrer trop importun.

Quoique Cécile ne fût pas, à beaucoup près, aussi irritée qu’elle affectait de le paraître, elle crut nécessaire de lui témoigner qu’elle était piquée de l’inconséquence de sa conduite, et qu’il était convenable de ne pas souffrir, sans en témoigner son mécontentement, de pareils transports de la part d’un homme qui s’était fait une loi d’user avec elle de la plus grande retenue. Ils arrivèrent alors au château ; et prenant un sentier détourné, ils se trouvèrent dans une petite allée basse et étroite, qui y conduisait. Mortimer s’arrêta un moment, et dit à Cécile du ton du monde le plus humble : Je suis au désespoir de vous avoir offensée ; mais s’il était possible que vous connussiez une partie de mes souffrances, vous êtes trop généreuse pour continuer à me traiter avec tant de sévérité.

Cécile se trouva alors entourée de domestiques ; mais elle était si surprise des dernières paroles de Delvile, qui changeaient sa colère en tristesse, qu’elle entendit à peine ce qu’ils lui dirent, et sut encore moins ce qu’elle leur répondait, quoique tous, d’une voix, lui demandassent ce qu’était devenue milady, et où ils devaient l’aller chercher.

Madame Delvile vint à son tour, lui proposa de se mettre tout de suite au lit ; elle accepta la proposition : confuse et déconcertée de ce qui venait de se passer, elle se sentait incapable de soutenir la moindre conversation. Son embarras et sa distraction furent attribués à la lassitude et à l’effroi ; et Madame Delvile, ayant aidé à la coucher, fut rendre le même service à milady, qui arriva au même moment.

Restée enfin seule, elle réfléchit sur les aventures de la soirée, et sur la conduite de Delvile depuis qu’elle le connaissait. Il ne lui paraissait plus possible de douter qu’il ne l’aimât sincèrement. Toutes les fois qu’il agissait avec réflexion, il avait l’air froid et réservé ; mais dans les circonstances essentielles, il manifestait toujours pour elle l’attachement le plus vif et le plus flatteur. Cette inclination n’était, au reste, pas plus évidente que le désir qu’il avait de la cacher et de la vaincre : il paraissait même redouter jusqu’à sa vue, et s’être imposé la nécessité d’éviter toute conversation avec elle.

Quelle étrange et impénétrable raison pouvait lui prescrire une conduite aussi mystérieuse ? À la vérité, il ne savait pas qu’elle desirait qu’il en tînt une différente ; mais il ne pouvait ignorer qu’il n’eût autant de droit qu’un autre à chercher à lui plaire.

L’obstacle qui le retenait aurait-il été la clause du testament de son oncle, par laquelle il exigeait que celui qui l’épouserait prît son nom ? Cette condition lui paraissait à elle-même assez désagréable, et cependant elle était si ordinaire dans les cas où il était question d’une héritière, qu’elle ne pouvait l’emporter sur les avantages d’une pareille alliance. Elle se rappela alors Henriette. La lettre qu’elle avait vue entre ses mains l’inquiétait : mais la conviction qu’il n’en était point amoureux, jointe à la certitude que l’intérêt seul qu’il prenait à elle pouvait l’y faire penser, diminuait à cet égard les soupçons qu’elle avait conçus. Milady Euphrasie Pemberton l’embarrassait davantage ; il lui semblait assez probable qu’il y eût actuellement quelque négociation sur le tapis avec le duc de Derwent pour ce mariage. Elle croyait avoir toutes sortes de raisons de considérer madame Delvile comme son amie, quoique cette dame eût le soin le plus scrupuleux d’éviter toute plaisanterie sur le compte de son fils, dont elle ne faisait jamais mention que dans les occasions qui n’intéressaient point Cécile. Le père, malgré tout ce que M. Monckton avait pu dire de contraire, paraissait donc être le seul obstacle, sa vanité pouvait trouver à redire à la naissance de Cécile, qui, quoiqu’elle ne fût pas illustre, n’avait rien de bas, et en remontant par-delà son grand’père, devenait très-ordinaire.

Si telle est néanmoins, s’écria-t-elle, sa situation, combien n’ai-je pas eu tort de blâmer sa conduite ; car tandis que je l’accusais de caprice, il n’a réellement agi que par nécessité. Si son père exige qu’il forme une autre alliance, sa conduite n’a-t-elle pas été honnête, prudente et équitable, en fuyant un objet qui aurait pu le porter à la désobéissance, et en tâchant de lui laisser ignorer un penchant que son devoir l’obligeait à surmonter. Ainsi toutes ses réflexions la conduisaient à garder encore plus soigneusement que jamais son secret, et la raison vint au secours du penchant.



CHAPITRE V.

Mystère.


Milady Pemberton et Cécile furent obligées, pendant deux jours, de garder le lit pour un rhume assez violent qu’elles avaient gagné l’une et l’autre dans l’orage dont nous avons parlé. Cécile, très-contente de pouvoir, dans la solitude et par la réflexion, se former un plan de conduite pour la suite, aurait volontiers consenti à prolonger sa retraite ; mais son rhume, qui était très-peu de chose, lui ôtant tout prétexte, elle ne put se dispenser de reparaître le troisième jour. Milady, quoique bien moins remise, ayant plus souffert qu’elle, mais ne pouvant s’accommoder d’une plus longue retraite, voulut, quoi qu’on pût lui dire, quitter aussi sa chambre ; on resta cependant toute la soirée au logis ; et Delvile, pour la première fois depuis l’arrivée de ces dames au château, vint prendre le thé avec elles ; il ne les quitta point, comme à son ordinaire, et parut aussi empressé à s’entretenir avec Cécile qu’il l’avait été jusqu’alors à l’éviter. Elle s’apperçut avec chagrin et avec inquiétude de ce changement ; elle craignait une conversation qui ne pouvait lui être agréable ; et autant elle avait desiré une explication lorsque le moment si long-temps attendu semblait arrivé, autant les dispositions qu’elle appercevait dans Delvile retardaient son impatience, et diminuaient sa curiosité. Elle s’affligeait d’habiter la même maison que lui, où tous ceux qui y demeuraient, depuis son père jusqu’au dernier des domestiques, s’étaient empressés, à l’envi, de lui donner des marques du cas qu’ils faisaient de lui, et n’avaient pas peu contribué à augmenter le penchant qu’elle avait pour lui, dans le temps que ses doutes se trouvaient dissipés, et qu’elle était pleinement convaincue qu’un obstacle fatal s’opposait à leur mariage. Son unique soin fut alors de s’armer d’assez de force pour pouvoir entendre cet aveu avec tranquillité ; mais si, lorsqu’elle était seule, cette explication lui semblait préférable à l’incertitude, toutes les fois que Delvile paraissait, son courage l’abandonnait ; et si elle ne pouvait retenir milady Pemberton dans l’appartement, elle la suivait involontairement.

Quatre ou cinq jours se passèrent de cette manière, pendant lesquels la santé de Delvile parut souffrir de la situation pénible de son esprit ; et quoiqu’il refusât de convenir qu’il ne se portait pas bien, tout le monde ne voyait que trop qu’il était tout au moins indisposé. Plusieurs fois son père le pressa de consulter les médecins du canton ; mais il s’efforçait de paraître mieux, dès qu’on en parlait. Madame Delvile devint inquiète à son tour ; ses questions furent plus pressantes ; mais elles n’eurent pas plus de succès, toutes les attaques de cette nature étaient suivies, de la part de Delvile, d’une certaine gaieté qui, quoique feinte, servait, pour le moment, à terminer toutes les inquiétudes à cet égard. Madame Delvile ne s’en laissait pas imposer ; elle observait continuellement son fils, et paraissait n’être pas moins agitée que lui-même. L’embarras de Cécile augmentait à chaque instant ; la difficulté de le cacher devenait de plus en plus pénible ; elle s’accusait d’être la cause de la mélancolie du fils, et cette idée lui donnait un air coupable en présence de la mère. L’explication à laquelle elle s’attendait, la menaçait de nouveaux chagrins, et elle ne put jamais acquérir la force nécessaire pour la soutenir ; son cœur se trouvait oppressé ; la crainte et l’incertitude l’assiégeaient continuellement ; elle avait perdu le sommeil, et son enjouement l’abandonnait. À cette époque, le comte Ernolf et son fils mylord Delfort arrivèrent. Cécile avait d’abord vu ce voyage avec peine, parce qu’ils divisaient l’attention de madame Delvile, qu’elle craignait n’être pas uniquement dirigée sur son fils, et qu’ils la garantissaient d’une partie de l’étourderie et des confidences de milady Pemberton.

Leur surprise, à la vue de l’air malade de Delvile, frappa Cécile et sa mère. Cécile se reprocha sévèrement d’avoir différé jusqu’alors l’entrevue qu’il demandait, ne doutant pas que ce délai n’eût contribué à la situation où il se trouvait.

Décidée enfin à entendre un aveu qu’elle ne pouvait plus éviter, sans se reprocher les maux d’un homme qu’elle aimait, elle parut entièrement décidée à recevoir courageusement le coup dont elle croyait être menacée. Delvile, qui depuis l’arrivée des deux lords, s’était toujours trouvé au déjeûné général, avoua qu’il était enrhumé, et qu’il avait un grand mal de tête. Eût-il en même temps déclaré avoir la fièvre et une pleurésie, l’alarme n’eût pas été plus vive dans toute la maison. M. Delvile ordonna à un domestique de monter aussitôt à cheval, de se rendre, sans perte de temps, chez le docteur Lyster, médecin de la famille, et de ne pas revenir sans lui. Madame Delvile fixa son fils avec des marques de perplexité qui montraient assez que toute sa félicité dépendait de sa guérison.

Delvile chercha à dissiper leurs craintes en les tournant en plaisanterie, les assurant qu’il serait rétabli le lendemain, et badinant sur l’embarras où se trouverait le médecin d’imaginer un traitement pour sa maladie.

La conduite de Cécile, guidée par la prudence et la modestie, fut ferme et sensée : elle conçut que son inquiétude et sa maladie n’étaient qu’une seule et même chose, et elle espérait que le parti qu’elle avait pris les soulagerait l’une et l’autre. Le docteur Lyster tarda peu à arriver ; c’était un excellent médecin, très-honnête et de beaucoup de bon sens. Delvile, après lui avoir pris gaiement la main, lui dit : je crois, docteur, que vous vous attendiez fort peu à trouver un malade qui, s’il était aussi habile que vous, serait aussi en état que vous de s’acquitter des plus pénibles fonctions de votre profession. Comment, avec une main comme celle-ci ? s’écria le docteur. Allons, allons, ce n’est point à vous à m’enseigner mon art. Lorsque je visite un malade, j’y viens pour m’instruire par moi-même de son état, et non pour qu’il m’en instruise. Vous le trouvez donc mal ? s’écria madame Delvile. Ô Mortimer ! pourquoi nous avez-vous trompés ? Appelons de nouveaux secours ; qui enverrons-nous chercher, docteur ? Qu’est-ce que tout ceci ? dit le docteur froidement ; un homme est-il mourant parce qu’il n’est pas en parfaite santé ? Je me flatte que j’en sais assez pour ordonner seul, sans consulter avec qui que ce soit, ce qui convient pour un rhume. Mais êtes-vous bien sûr que ce ne soit pas autre chose ? demanda M. Delvile ; ne se pourrait-il pas que ce fût quelque maladie dangereuse ? Le docteur dissipa les inquiétudes de la famille autant qu’il lui fut possible, et cependant suivit Mortimer dans sa chambre pour approfondir mieux son état. Cécile, impatiente de savoir le résultat de cette consultation, revint dans le salon après une demi-heure, où elle fut bientôt rejointe par milady Pemberton et mylord Ernolf.

Milady, trop heureuse qu’un événement, quelqu’il fût, causât un peu de mouvement, était aussi empressée de communiquer à Cécile ce qu’elle avait pu recueillir, que celle-ci l’était d’en être informée. Eh bien, ma chère, s’écria-t-elle, par tout ce que j’entends dire, il paraît enfin que cette prodigieuse maladie sera mise sur votre compte. — Sur mon compte ! répéta Cécile ; comment cela ? — Mais ce pauvre poulet a pris son rhume le jour de l’orage ; et sa maman ayant négligé de le mettre au lit, et de lui faire prendre du vin chaud, le pauvre enfant a attrapé la fièvre. C’est un charmant jeune homme, observa mylord Ernolf, je serais bien fâché qu’il lui arrivât le moindre accident. C’était un charmant jeune homme, mylord, répartit milady Pemberton ; mais depuis quelque temps il est devenu d’une stupidité insupportable. Il est vrai que c’est la faute de son père et de sa mère : connaissez-vous rien d’aussi ridicule que leur conduite de ce matin ? J’ai eu toutes les peines du monde pour m’empêcher de leur rire au nez ; et je crois que si ce malheur m’arrivait avec M. Delvile, il suffirait pour le changer en statue. Je lui pardonne, repartit mylord Ernolf, son inquiétude pour son fils, puisqu’il est le dernier rejetton de sa noble famille. C’est là, mylord, son grand malheur, répondit-elle. S’ils avaient seulement quelques autres petits messieurs Delvile à dorlotter, ce précieux Mortimer serait bientôt laissé à lui-même ; et alors je crois véritablement que ce serait un jeune homme très-supportable. Ne le pensez-vous pas aussi, miss Beverley ? Mais oui, répondit Cécile, je le crois… Je pense de même. — Non, non, je ne vous ai pas demandé si vous le trouviez actuellement supportable ; ainsi vous avez tort de vous effrayer.

Cette conversation, qui commençait à devenir plaisante, fut interrompue par l’arrivée du docteur Lister. Eh bien ! monsieur, s’écria milady Pemberton, quand faudra-t-il que je prène le deuil pour mon cousin Mortimer ? Mais bientôt, répondit-il, à moins que vous n’ayez un peu plus de soin de lui. Il m’a avoué qu’après avoir été bien mouillé pendant l’orage de mercredi dernier, il avait gardé, jusqu’au moment où il s’était couché, les mêmes habits. Bon dieu ! s’écria milady, et qu’est-ce que cela a pu lui faire ? Il est certain, reprit le docteur, que de rester sans mouvement avec des vêtements mouillés, serait dangereux pour un homme plus robuste que M. Delvile. Mais il l’avait oublié, à ce qu’il m’a dit. Peut-être que pas une de vous deux, mesdemoiselles, ne pourrait m’alléguer une aussi bonne raison ? Votre très-humble servante, répondit milady ; et pourquoi une femme ne pourrait-elle pas donner d’aussi bonnes raisons qu’un homme ? Je n’en sais rien, répondit-il. Ne pourrait-on pas en accuser le défaut d’expérience ? De mal en pis ! s’écria milady. Vous ne serez jamais mon médecin ; si vous l’étiez, au lieu de me guérir, vous me rendriez plus malade. Tant mieux, répondit-il ; car alors il faudrait que j’eusse l’honneur de vous soigner, jusqu’à ce que je vous eusse rendu la santé. Il les quitta en riant de bon cœur ; et mylord Derfort entrant comme il sortait, Cécile trouva moyen de gagner le parc.

Ce qu’elle venait d’entendre redoublait son inquiétude ; elle était persuadée que, quelle que fût l’indisposition de Delvile, soit qu’elle affectât le corps ou l’esprit, c’était elle qui l’avait occasionnée ; s’il avait négligé de changer d’habit, c’était elle qui l’avait empêché d’y penser ; et en consultant ses craintes préférablement à son repos, elle avait évité une explication qu’il avait soigneusement cherchée. S’il était possible, lui avait-il dit, qu’elle connût une partie de ses souffrances… Hélas, pensait-elle, il connait peu l’état de mon cœur !

Milady Pemberton ne la laissa pas long-temps seule ; au bout d’une demi-heure, elle courut après elle, et lui cria, aussi-tôt qu’elle l’apperçut : Oh ! miss Beverley, vous avez perdu le plus délicieux passe-temps du monde ! Je viens dans le moment d’avoir avec mylord Derfort la scène la plus ridicule dont vous ayez jamais ouï parler. Je lui ai demandé ce qui avait pu l’engager à devenir amoureux de vous… Et il a été assez simple pour me répondre très-sérieusement que c’était son père. Il a raison, repartit Cécile, si l’envie de réunir deux fortunes peut être appelée amour ; et c’est précisément cela que son père a en vue. Mais je ne vous en ai pas encore dit la moitié. Je lui ai répliqué que, comme son amie, je ne pouvais m’empêcher de lui confier que je croyais que vous vous proposiez d’épouser Mortimer. — Juste ciel, milady ! — Oh ! attendez, vous allez savoir pourquoi je l’ai fait : c’est que je l’ai assuré qu’il était convenable qu’il lui demandât une explication. — Êtes-vous folle, milady ? Est-il possible que vous ayez pu lui tenir des discours aussi extravagants ? Oui ; et ce qu’il y a de mieux, c’est qu’il a cru tout ce que je lui ai dit. — De mieux ! Non, certainement, cela est beaucoup plus mal ; et s’il est, en effet, aussi imbécile, je vous serai peu obligée de lui avoir inspiré de pareilles idées. — Oh ! je ne voudrais pas pour le monde entier ne l’avoir pas fait. Je n’ai jamais tant ri. Il a commencé par m’assurer qu’il n’avait pas peur, et qu’il s’était fort appliqué à tirer des armes ; c’est pourquoi j’ai exigé qu’il me promît qu’aussi-tôt que Mortimer serait assez bien rétabli pour quitter sa chambre, car le docteur Lyster lui a défendu d’en sortir, il l’appèlerait en duel.

Cécile dissimulant la peine que lui faisaient ces propos, reprocha à milady une plaisanterie dont les suites pourraient devenir funestes, et la pria sérieusement de le détromper sur tout ce qu’elle lui avait dit. Non, non, pas pour l’univers ! s’écria-t-elle ; il n’a pas l’ombre du courage, et j’ose assurer qu’il ne se battrait pas, fût-il question d’empêcher par-là la ruine totale du royaume : je lui ferai croire que ce combat est nécessaire, afin qu’il ait du moins quelque chose qui remplisse un moment le vide de sa tête.

Le reste de la journée se passa assez désagréablement. Delvile ne parut point ; son père fut chagrin et inquiet ; sa mère, quoique remplie d’attention pour ses hôtes, et faisant des efforts pour n’avoir pas l’air aussi affectée qu’elle l’était réellement, était cependant peu disposée à s’occuper ou à parler d’autre chose que de son fils.

Le lendemain, lorsque le docteur revint, elle se tint à portée de le voir, afin de savoir son sentiment. Elle était assise dans le sallon avec milady Pemberton, lorsqu’il entra pour écrire son ordonnance. Au bout de quelques moments, madame Delvile l’y suivit, et de l’air et du ton le plus inquiet, lui dit : docteur, ne me faites pas languir ; je ne saurais souffrir qu’on me trompe, ni supporter l’incertitude… Apprenez-moi si j’ai quelque chose à craindre, afin que je puisse m’y préparer. Non, je ne crois pas qu’il y ait rien à craindre. Vous ne croyez pas ! répéta madame Delvile toute effrayée. Oh ! dit le docteur, que voulez-vous que je vous dise ? que je suis certain ? Nous ne sommes plus dans les temps de l’infaillibilité ; je vous assure cependant que je le crois exempt de danger. Il a fait une sottise ; mais quel est l’homme qui ne manque jamais de prudence ? Il faut que nous le débarrassions d’abord de sa fièvre ; et après cela, si le rhume continue, il n’y a point de toux qui puisse l’empêcher d’entreprendre une petite course, et d’aller passer quelques jours à Bristol. — À Bristol… Ah, je ne vous entends que trop ! — Non, non, madame, vous ne m’entendez point du tout, je ne l’envoie point à Bristol, parce qu’il est en mauvais état, mais uniquement parce que je me propose de le tirer d’affaire. Qu’il parte donc immédiatement : pourquoi augmenterions-nous le danger en différant un seul moment ? J’ordonnerai…… Arrêtez, arrêtez ! je sais assez ce qu’il faut ordonner. Il est bien singulier que l’on veuille toujours m’apprendre mon métier ! Pourquoi, par le temps qu’il fait, permettrais-je qu’un homme qui a la fièvre entreprît un voyage ? Croyez-vous que mon dessein soit de l’envoyer aux petites-maisons, ou que je veuille qu’on m’y renferme moi-même ? — Assurément vous savez mieux que personne…… Mais cependant, s’il y avait quelque danger… — Non, non, il n’y en a aucun ; je prétends empêcher qu’il n’y en ait. Et comment pourrait-il mieux s’amuser qu’en allant à Bristol ? Je n’exige de lui qu’une course pour son plaisir ; et je suis sûr qu’il sera là beaucoup plus en sûreté qu’il ne le serait renfermé dans une maison avec deux jeunes demoiselles telles que celle-ci. Après cela il partit. Madame Delvile, trop inquiète pour entrer en conversation, sortit aussi ; et Cécile, sentant que son silence pourrait être mal interprété, fit un effort pour s’entretenir avec milady Pemberton.

Trois jours se passèrent dans cette incertitude, se reprochant les craintes qui l’avaient engagée à différer une explication, et tourmentée par sa compagne, dont les plaisanteries étaient tout-à-fait hors de saison.



CHAPITRE VI.

Anecdote.


Le quatrième jour, le château prit un aspect beaucoup moins lugubre : la fièvre avait quitté Delvile, et son médecin lui avait permis de sortir de sa chambre ; il lui restait encore un peu de toux, et son voyage pour Bristol était résolu. Cécile sachant qu’il était attendu dans la salle, se hâta d’en sortir dès qu’elle eut achevé son déjeûné. Affectée de sa maladie, et affligée de son départ prochain, elle redoutait leur première entrevue.

Au bout de quelques minutes, milady Pemberton courant après elle la pria de descendre. Mortimer, s’écria-t-elle, est là-bas ; et le pauvre enfant est si caressé par papa et maman, que je crains que leur ridicule tendresse ne finisse par l’étouffer. Je ne conçois pas qu’il puisse avoir tant de patience ; s’ils me tourmentaient seulement la moitié moins, je serais prête à fuir bien loin pour m’en débarrasser. Voulez-vous venir avec moi ; vous verrez une scène très-comique. — Vous vous amusez de tout, milady ; je ne vois pourtant pas qu’il y ait rien de si comique dans l’inquiétude que des parents témoignent pour la santé d’un fils unique. — Mon Dieu ! malgré toutes ces apparences, croyez que dans le fond ils s’en soucient très-peu ; ils n’en font tant de cas que parce qu’ils espèrent qu’il vivra assez pour conserver ce vieux château, que je desirerais de tout mon cœur qu’il abattît aussi-tôt qu’ils ne seront plus. Mais, je vous en prie, venez ; cela vous réjouira sûrement. Le père ne cesse de sonner pour ordonner qu’on lui commande une cinquantaine de paires de bottes fourrées, et qu’on arrête toutes les redingotes de la province. La mère est assise, et a l’air aussi contristé que si le cercueil était prêt à passer le pont-levis ; mais l’objet le plus divertissant, est mylord Derfort. Oh ! il est trop drôle à voir. Il reste dans un coin, pensant uniquement à son défi. Je me propose de l’occuper toute l’après-midi à s’exercer à tirer au blanc.

Elle continua de la presser ; et Cécile craignant que si elle s’obstinait à n’en rien faire, cette résistance ne parût extraordinaire, y consentit enfin. Delvile se leva lorsqu’elle entra ; elle le félicita, avec assez de fermeté, de sa convalescence : et après avoir repris sa place ordinaire, elle se mit à broder, et se mêla à la conversation. Elle observa avec quelque surprise, que Delvile paraissait beaucoup moins triste qu’avant sa maladie. Peu de temps après, il demanda son cheval, et alla se promener. M. Delvile prit alors mylord Ernolf par la main pour lui montrer quelques améliorations qu’il se proposait de faire à l’autre extrémité du château, et milady Pemberton sortit pour chercher à s’amuser.

Madame Delvile, de meilleure humeur qu’elle ne l’avait été depuis plusieurs jours, envoya chercher son ouvrage, et s’asseyant auprès de Cécile, s’entretint avec elle comme auparavant, mêlant l’instruction à l’agrément, avec une bonté toute particulière, d’une manière si animée, et si flatteuse, que Cécile prit part à la conversation avec la même satisfaction. Et de cette manière, la meilleure partie de la matinée s’écoula avec assez d’enjouement ; mais au moment qu’elles allaient se séparer, milady Pemberton arriva en courant de l’air le plus joyeux. Eh bien, madame, s’écria-t-elle, j’ai quelque chose de nouveau, dont il faut nécessairement que je vous fasse part, parce que cela vous engagera à me croire une autrefois, quoique je sache d’avance que vous en serez fâchée. Votre but me paraît au moins très-louable, répondit madame Delvile en riant : eh bien, madame, ne vous rappelez-vous pas que je vous ai dit à Londres que M. Mortimer vivait avec une maîtresse ?… Oui, répondit dédaigneusement madame Delvile ; et vous pouvez vous rappeler, milady, que je vous dis à mon tour… Oh, vous n’en voulûtes rien croire ! Cela, je vous assure, est pourtant très-vrai, et il l’a fait venir ici. Il y a trois semaines qu’il l’a envoyée chercher : il l’a mise en pension dans une chaumière, à environ demi-mille de l’entrée du parc. Cécile, qui pensa sur le champ à Henriette Belfield, changea plusieurs fois de couleur, et se trouva si mal à son aise, qu’à peine put-elle se tenir sur sa chaise. Elle s’efforça de continuer son ouvrage, quoiqu’elle ne sût guères ce qu’elle faisait. Madame Delvile de l’air du monde le plus indigné, s’écria : Milady, si vous imaginez qu’une calomnie comme celle-ci ne fasse aucun tort à celle qui la débite, je vous prierai de chercher une autre personne que moi pour l’écouter. Eh bien, madame, puisque vous êtes si en colère, je vais vous conter toute l’affaire ; car je ne vous en ai encore appris que la moitié. Il a aussi un enfant ; je vous assure que je suis impatiente de le voir : il en est si épris, qu’il passe la moitié de son temps à le caresser ; et c’est là, je suppose, ce qui l’engage à s’absenter si souvent : je crois aussi que c’est ce qui le rend si grave ; peut-être pense-t-il que, devenu papa, il ne serait pas décent qu’il fût trop gai.

Cécile ne fut pas la seule qui donna des marques d’étonnement. Madame Delvile parut confuse et affligée ; ce conte, milady, serait-il de votre invention, dit-elle d’un ton irrité. Oh non, je vous assure ; ce n’est pas moi qui l’ai inventé ; je vous donne ma parole que je le tiens de très-bon lieu. Mais regardez, je vous prie, miss Beverley ; ne croirait-on pas que j’aurais dit qu’elle-même a fait un enfant ? Elle est aussi pâle qu’une morte. Ma chère amie, je suis sûre que vous vous trouvez mal. Je vous demande pardon, s’écria Cécile, s’efforçant, quoique très-piquée, de sourire ; je n’ai jamais été mieux. Et alors, espérant de paraître ne prendre aucun intérêt à cette affaire, elle leva la tête ; mais rencontrant les yeux de madame Delvile fixés sur elle d’un air pénétrant, elle la baissa, et se remit à son ouvrage avec confusion.

Eh bien, ma chère, lui dit milady, je suis sûre qu’il est inutile d’envoyer chercher le docteur Lyster ; car vous vous rétablissez sans lui en un instant : vous avez actuellement les plus belles couleurs que j’aye jamais vues. Cela n’est-il pas vrai, madame Delvile ? Avez-vous jamais vu rougir avec plus de grâce ? Je souhaiterais, milady, repartit madame Delvile sévèrement, qu’il fût possible de vous faire rougir. — Qui, moi ! cela ne m’arrivera jamais : ce n’est pas que cela ne soit assez joli, et je ne sais pas trop pourquoi je ne suis point dans ce cas. Miss Beverley s’en acquitte au mieux ; elle rougit et pâlit, pâlit et rougit une douzaine de fois en une minute ; sur-tout, ajouta-t-elle malicieusement en la regardant, et baissant la voix, quand on lui parle de Mortimer. Non, en vérité, rien de pareil, s’écria Cécile avec ressentiment, et levant de nouveau la tête. Mais jetant les yeux sur madame Delvile, elle s’apperçut qu’elle la regardait avec un air pénétrant et curieux. Madame Delvile sortit, et pria milady de la suivre pour lui apprendre les détails d’une si étrange anecdote.

Cécile abandonnée à elle-même, éprouvait une agitation inexprimable : la conduite mystérieuse de Delvile paraissait le résultat de quelque intrigue condamnable. Sans doute il avait séduit la simple Henriette Belfield ; et la malheureuse inclination qu’elle aurait voulu pouvoir cacher à elle-même, venait dans l’instant de se manifester à la personne à laquelle elle aurait le plus désiré d’en dérober la connaissance.

Dans cet état, partagée entre la honte, le regret et le ressentiment qui la rendaient immobile, elle fut tout-à coup surprise par l’arrivée de Delvile. Elle tressaillit, changea de couleur, et se disposa à sortir ; il voulut l’arrêter. Ah ! miss Beverley ; trois minutes seulement… lui dit-il. Non, monsieur, s’écria-t-elle, indignée, pas un seul instant ! et le laissant dans le plus grand étonnement, elle se hâta de gagner son appartement. Elle se repentit cependant de sa précipitation ; on n’avait rien prouvé clairement contre lui ; l’accusation de milady Pemberton n’était pas croyable ; d’ailleurs, il n’avait pris aucun engagement avec elle, qui l’autorisât à témoigner un pareil mécontentement : mais ces réflexions venaient trop tard. Elle ne parla, pendant tout le dîné, qu’à mylord Ernolf, dont la politesse soutenue, se prévalant de sa disposition actuelle, lui sauva l’embarras d’une conversation forcée, et lui fournit les moyens de paraître telle qu’elle était ordinairement ; c’est-à-dire, ni trop taciturne, ni trop enjouée. Elle n’osa pas une seule fois envisager madame Delvile, et s’apperçut que son fils avait l’air d’être cruellement fâché. Pendant le reste de la journée, madame Delvile quitta souvent la compagnie, et fit demander, à plusieurs reprises, milady Pemberton ; elle fut encore plus honnête, plus douce, plus complaisante que jamais avec Cécile, la regardant avec beaucoup de tendresse, lui prenant souvent la main, et lui parlant avec une bonté singulière. Cécile remarqua, avec un sentiment mêlé de tristesse et de plaisir, ce redoublement d’attentions de sa part : elle ne pouvait l’attribuer qu’à la découverte occasionnée par les insinuations malignes de milady Pemberton. Mais si elle se flattait que madame Delvile approuvait ses sentiments pour son fils, elle avait d’autant plus de regret de se voir obligée d’y renoncer. Delvile, qui ne pouvait se dissimuler son mécontentement, ne s’entretint qu’avec les hommes, et se retira de très-bonne heure.

Toute la compagnie s’étant levée, madame Delvile suivit Cécile, et renvoya sa femme-de-chambre pour qu’elles fussent en liberté. Je me flatte, dit-elle, que je ne me rends pas trop souvent ennuyeuse et importune en vous parlant de mon fils. Je ne crois pas que son caractère ait besoin d’apologie ; vertueux et sans reproche, il s’est toujours soutenu par lui-même. L’accusation de ce matin est cependant d’une nature que je me crois obligée de vous expliquer. Cécile qui ne concevait pas à quoi pourrait aboutir ce début, ni à quel propos elle entreprenait cette explication, l’écouta avec beaucoup d’émotion et sans l’interrompre. Mme Delvile continua donc, et lui apprit qu’elle avait voulu s’informer à fond de l’affaire, afin de confondre milady Pemberton, de la convaincre que ce n’était qu’une pure invention de sa part, et remonter à la source des différentes circonstances qui avaient donné lieu à des bruits de cette nature.

Il y avait environ quinze jours que Delvile, dans une de ses promenades du matin, avait remarqué une Bohémienne assise à côté du grand chemin ; elle avait l’air malade, et portait sur son dos un assez bel enfant. Frappé de la beauté de ce petit enfant, il s’arrêta pour demander à cette femme à qui il appartenait ; elle lui répondit qu’il était à elle, et se recommanda à sa charité avec les marques les moins équivoques d’une profonde misère ; elle ajouta qu’elle voyageait pour joindre une bande de ses camarades qui se trouvaient aux environs de Bath, mais qu’elle avait une fièvre si violente, qu’elle craignait de mourir en route. Delvile lui dit de gagner la première chaumière, et promit de payer sa pension jusqu’à son rétablissement. Il parla ensuite au maître et à la maîtresse, pour les engager à les recevoir ; ceux-ci, enchantés de l’obliger, y consentirent sans hésiter, et il y était allé deux fois pour s’informer de leur état. Rien de plus simple, continua madame Delvile, qu’un pareil incident ; et vous voyez la tournure qu’on est parvenu à lui donner. Ce fait a été conté par les maîtres de la chaumière à nos gens ; il a passé de bouche en bouche, gagnant probablement toujours quelque chose, jusqu’à ce qu’il est enfin parvenu à la femme-de-chambre de milady Pemberton : cette fille l’ayant communiqué à sa maîtresse, il a acquis en un moment toute l’importance avec laquelle elle nous l’a rendu. J’espère que, du moins pour quelque temps, elle sera un peu corrigée de son étourderie. Je ne l’ai pas épargnée, et lui ai fait conter, par Mortimer même, toutes les particularités de cette aventure : après quoi, je l’ai conduite à la chaumière, où elles nous ont été confirmées. J’ai voulu ensuite que sa femme-de-chambre me dît la chose précisément comme elle la lui avait rendue, afin de la convaincre par-là que ce que cette dernière omettait était absolument de son invention. Elle en a témoigné pour le moment un peu de ressentiment : mais elle est si étourdie, que cela sera bientôt oublié ; et quoique, dans ma famille, je sois peut-être parvenue à la rendre un peu plus prudente, je crains qu’à l’égard du public en général, elle ne soit absolument incorrigible ; parce qu’il ne saurait lui offrir de plaisirs capables de compenser la satisfaction qu’elle éprouve en racontant un événement extraordinaire ou une anecdote ridicule. Elle ajouta : Je ne vous fais point d’excuse de ces détails, que vous ne devez pas à la partialité d’une mère, mais au cas que je fais de la vérité, et à mon empressement à rendre à chacun ce qui lui est dû. Mortimer, indépendamment des liens qui l’attachent à moi, doit paraître aux yeux de tous les gens sages, d’un caractère et d’une conduite exemplaires ; la calomnie s’exerçant sur un pareil sujet, répand son venin non-seulement sur lui, mais encore sur la société en général, puisqu’elle ôte toute confiance dans la vertu, et prête de nouvelles armes au scepticisme de la méchanceté. Après cette conversation, madame Delvile la quitta.

Ah ! dit Cécile en elle-même, avec moi du moins le soin de sa réputation n’a nul besoin d’apologie. Généreux Delvile, non, jamais je ne douterai de votre mérite ! Et s’applaudissant de cette idée, elle oublia toutes ses peines, ses craintes, ses soupçons, le moment de leur séparation qui s’approchait ; et récompensée amplement de tout ce qu’elle avait souffert, par l’assurance et la conviction de son innocence, elle ne tarda pas à s’endormir.



CHAPITRE VII.

Conférence.


Le lendemain matin de bonne heure, Cécile eut la visite de milady Pemberton, qui vint pour lui raconter son histoire à sa manière, se moquer des inquiétudes de madame Delvile, et des peines qu’elle s’était données ; car, après tout, continua-t-elle, que signifiait toute cette affaire ? et comment aurais-je pu ne pas m’y tromper ? Lorsqu’on m’a dit qu’il payait la pension d’une femme, y avait-il rien de plus naturel que de supposer qu’elle était sa maîtresse ? sur-tout puisqu’un enfant se trouvait mêlé dans tout ce tripotage… Oh, que j’aurais souhaité que vous eussiez été avec nous ! Vous n’avez jamais rien vu de si ridicule : nous avons monté dans la chaise ; nous nous sommes rendues à toute bride à la chaumière, dont nous avons fort épouvanté tous les habitants. La Bohémienne est celle qui s’en est le mieux tirée ; car elle s’est rappelée son ancien métier, et s’est mise à mendier. Je vous assure que si elle n’était pas si malade, elle serait assez jolie ; et j’ose dire que Mortimer a pensé de même, sans quoi il se serait bien gardé d’en prendre soin comme il a fait. Fi, fi, milady ! rien n’est-il capable de vous corriger ? — Mais quel mal y a-t-il à tout cela ? Pourquoi les jolies personnes ne vivraient-elles pas aussi bien que les laides ? Pourquoi n’y aurait-il dans le monde que des objets effrayants ? J’ai beaucoup examiné l’enfant, pour voir s’il ressemblait à Mortimer : mais je n’ai pu m’en éclaircir ; ces petits marmots ne ressemblent à rien. J’ai tâché de le faire parler ; j’avais fort envie qu’il appelât madame Delvile grande maman : il a été impossible de rien comprendre à son baragouinage. Oh, que la bonne dame aurait été en fureur ! Je crois que ce château ne lui aurait pas paru assez massif pour écraser cet insolent petit magot.

C’est ainsi que cette étourdie continua à déclamer jusqu’au moment où toute la compagnie fut rassemblée. Alors Cécile, radoucie à l’égard de Delvile par l’admiration que son humanité lui avait inspirée, et par son prochain départ qui devait les séparer le lendemain, chercha, par tous les petits services dont elle put s’aviser, à faire sa paix avec lui : mais elle s’apperçut avec chagrin que madame Delvile ne cessa pas de l’observer, ce qui, joint à l’air de fierté de son fils, l’empêcha de tenter de nouveaux efforts. Elle fit son possible pour paraître tranquille et indifférente.

Lorsque les dames se trouvèrent seules, milady Pemberton s’écria subitement : madame Delvile, je ne saurais imaginer quelle raison peut vous engager à envoyer M. Mortimer à Bristol. — Une raison, milady, que malgré toute votre étourderie, je serais fâchée que votre propre expérience vous eût mieux fait connaître. — Ne ferions-nous pas mieux d’être de la partie, et d’y aller tous ensemble ? Mademoiselle Beverley, seriez-vous fâchée d’en être ? Je craindrais qu’elle ne vous fût trop désagréable. Madame Delvile se levant et prenant la main de Cécile, lui dit avec énergie : Mademoiselle Beverley, vous êtes cent fois trop raisonnable pour une compagne aussi folle. Je crois que, pour la punir, je ne saurais mieux faire que de vous séparer pour toute la matinée d’avec elle : voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet de toilette ? Cécile, sans oser la regarder, y consentit, et monta après elle en tremblant. Elle s’attendait à une explication sérieuse : elle voyait que son secret était découvert, et ne pouvait douter que Delvile ne fît le sujet de leur conversation : elle ignorait s’il serait question d’examiner sa conduite, si elle lui témoignerait qu’elle l’approuvait. Elle se croyait assurée de l’affection de madame Delvile, et tout ce qu’elle put résoudre, fut de déguiser son penchant jusqu’à ce qu’elle sût si elle pourrait l’avouer sans inconvénient. Madame Delvile qui s’apperçut de son trouble, parla de choses indifférentes si long-temps et avec tant d’aisance, que Cécile, reprenant ses esprits, commença à penser qu’elle s’était trompée, et que leur conversation n’aurait rien d’extraordinaire. Aussi-tôt cependant que ses craintes furent dissipées, elle se tut pendant quelque temps, et regarda Cécile d’une manière qui lui fit comprendre qu’elle était inquiète sur la façon dont elle s’y prendrait pour lui apprendre ce qu’elle desirait lui faire savoir. Cette pause fut suivie par quelques réflexions sur milady Pemberton. Elle a perdu sa mère de bonne heure ; le duc qui l’idolâtre, et qui est fort âgé, se laisse entièrement conduire par elle, aussi bien qu’une gouvernante faible qui n’a ni le courage de la contrarier, ni d’autres vues que ses propres intérêts ; elle a presque toujours été abandonnée à elle-même. Il est vrai que depuis peu elle fréquente plus le monde, mais sans la moindre envie d’en profiter ; n’ayant d’autre but que de satisfaire son humeur satyrique, en se moquant et plaisantant de tout. Il est certain, répondit Cécile, qu’elle ne manque ni de talents ni de discernement ; et lorsque son esprit n’est pas occupé d’autres objets, sa conversation est agréable et amusante. Oui, repartit madame Delvile ; mais ce genre d’esprit superficiel, pour qui tout est égal, et que les objets les plus sérieux n’affectent pas davantage que les moins intéressants, offensera et déplaira plus qu’il n’amusera : tandis que son unique but est de se réjouir soi-même, il paraît s’embarrasser fort peu du chagrin qu’il peut occasionner aux autres. Quoique le rang et la naissance de milady Pemberton ne lui ayent point inspiré de fierté, qu’elle n’ait pas même pensé qu’elle dût soutenir sa dignité, ils lui ont cependant communiqué une trop grande indifférence pour ceux auxquels elle plaît, ou qu’elle offense ; et c’est un travers impardonnable chez une femme, que de braver les usages reçus et les jugements du public.

Cécile, qui n’avait jamais été moins disposée qu’alors à entreprendre sa défense, répondit à peine ; et madame Delvile ajouta : Je voudrais de tout mon cœur qu’elle trouvât à se marier d’une manière convenable ; néanmoins, en suivant la façon de penser de notre siècle, elle est peut-être plus à l’abri de reproches, tant qu’elle restera fille, que lorsqu’elle sera mariée. Je crains que son père ne lui laisse trop de liberté à cet égard ; j’ai peine à imaginer ce qu’elle deviendra : elle n’a ni jugement ni principes qui puissent la diriger dans le choix qu’elle fera, et il est assez vraisemblable que le même caprice qui la décidera aujourd’hui, la fera repentir demain du parti qu’elle aura pris.

Elles gardèrent encore de nouveau le silence ; après quoi, madame Delvile s’écria gravement, quoiqu’avec énergie : Combien il en est peu qui se marient après avoir consulté la raison et le cœur ! L’intérêt et l’inclination sont presque toujours en opposition ; et par-tout où l’un des deux est sacrifié, l’autre ne saurait seul procurer le bonheur. Le temps, continua-t-elle, est venu, où je ne saurais m’occuper trop sérieusement de pareilles réflexions ; les fautes que j’ai remarquées chez les autres m’ont frappée ; je voudrais éviter d’en commettre de semblables ; et cependant tel est l’aveuglement de l’amour-propre, que peut-être au même instant où je les blâme, je suis prête, sans m’en douter, à y tomber moi-même ! Je ne négligerai cependant rien. Quel serait le fils qui mériterait qu’on eût des attentions pour lui, si les parents de Mortimer en manquaient à son égard ?

Les espérances de Cécile commencèrent à renaître avec de nouvelles craintes que madame Delvile ne lui offrît ses services avec une espèce de compassion : elle résolut de se comporter avec fermeté, et de renoncer plutôt à Mortimer, que de se soumettre à recevoir aucun secours de sa mère, pour l’y déterminer. M. Delvile, continua-t-elle, désire sérieusement, et attend avec impatience le moment où il pensera à un établissement ; et quant à moi, je serais encore enchantée de le voir marié convenablement : ce serait une grande satisfaction, et beaucoup d’inquiétude de moins. Cécile fit alors un effort pour parler. Il est sûr, dit-elle, que rien n’est plus important : mais sa voix était si peu intelligible, que quoique madame Delvile l’écoutât attentivement, elle n’en entendit pas un mot. Elle s’abstint cependant de lui faire répéter ce qu’elle venait de dire, et continua ainsi : Ce ne sera pas seulement sa félicité, mais encore celle de toute sa famille, qui dépendra de ce choix ; il en est le dernier rejeton. Ce château, cette terre, et une autre située dans la partie septentrionale du royaume, lui ont été substitués par feu mylord Delvile son grand-père, qui, ayant des sujets de plainte contre son fils aîné, a légué tout ce dont il pouvait disposer à son petit-fils Mortimer. Le lord actuel, quoique presque toujours en différend avec son frère, n’en aime pas moins son neveu, et l’a nommé son héritier. J’ai aussi une sœur qui est riche et sans enfants, qui en a fait autant : mais quoiqu’il ait de pareilles espérances, il ne doit pourtant pas se marier sans réflexion ; les terres de son père exigent des réparations considérables, et il est bien dans le cas de se flatter qu’une femme lui apportera l’argent nécessaire pour les rétablir.

Cela est bien vrai, disait encore Cécile en elle-même ; mais honteuse du mauvais succès de l’effort qu’elle avait fait, elle continua son ouvrage, et prit le parti de se taire.

Il est aimable, accompli, bien élevé et bien né, dit cette mère tendre ; on chercherait long-temps avant de trouver quelqu’un qui lui fût comparable ; il n’est point de femme qui puisse le dédaigner ; il en est très-peu qui le refusassent. Cécile rougit et se serait bien dispensée d’entendre ces choses.

Il est très-difficile, continua madame Delvile, de trouver à s’allier convenablement : il y a des mariages qui ont de beaux côtés ; mais en est-il contre lesquels on ne trouve des objections ? La dot des demoiselles de qualité est rarement considérable, parce que les chefs ou les aînés des familles ont ordinairement besoin de toute leur fortune pour soutenir leur dignité. D’un autre côté, celles qui sont opulentes sont souvent mal élevées, impertinentes, de basse extraction. Veillées de près par leurs parents, qui craignent qu’elles ne deviènent la proie du premier avanturier, elles n’ont jamais vu le monde, et leur éducation ne les a pas éclairées. On s’est borné à quelques talents d’agrément ; les premières idées qu’on leur inculque sont celles de leur propre importance ; on leur exagère d’abord le prix des richesses ; on a soin, même dès le berceau, de leur donner des préjugés, et de leur inspirer de la vanité ; on leur assure que le monde entier sera un jour à leurs pieds. Chercherons-nous, parmi des personnes de cette espèce une compagne pour Mortimer ? Non, sûrement : formé pour rendre heureux tout ce qui l’entoure, aimant et fréquentant la meilleure compagnie, son esprit répugnerait à une alliance à laquelle son cœur n’aurait aucune part. Cécile rougissant et tremblant, crut que le moment de l’épreuve approchait, et se prépara à la soutenir avec courage. C’est donc pour cela, ma chère miss Beverley, que je me hasarde à vous parler comme à une amie qui aura la patience d’écouter mes plaintes, et partagera mes inquiétudes : vous voyez ce qui les cause… Où la naissance se trouve telle que Mortimer a droit de l’exiger, la fortune est ordinairement très-médiocre ; et lorsque cette dernière est proportionnée à ses espérances, il arrive encore plus souvent que la première est si peu relevée, que nous aurions à rougir d’une pareille alliance.

Ce discours causa à Cécile une surprise qui lui fit oublier de continuer à être sur ses gardes ; elle leva involontairement la tête pour regarder madame Delvile, dont la figure annonçait beaucoup d’émotion, quoique sa manière de s’énoncer lui eût paru douce et tranquille.

M. Delvile, continua-t-elle, voulait le marier à sa cousine milady Pemberton ; mais mon fils n’a jamais pu goûter cette idée, et je ne crois pas qu’on puisse l’en blâmer. Il est vrai que milady Euphrasie, sa sœur, vaut beaucoup mieux ; elle a été bien élevée, et sa fortune est plus considérable : cependant il paraît que Mortimer n’a pas le moindre goût pour elle : et si on lui refuse d’être un peu difficile dans son choix, à qui l’accordera-t-on ?

L’étonnement, l’incertitude agitèrent Cécile tour-à-tour ; elle ne concevait pas pourquoi elle avait été invitée à cette conférence : elle commençait à douter d’une approbation dont elle s’était d’abord crue certaine : un mystère cruel traversait ses espérances, lui cachait l’avenir, et jetait beaucoup de confusion sur le présent. Madame Delvile paraissait lire dans sa pensée, et voir clairement l’état de son ame ; elle examinait avec des yeux si pénétrants, qu’ils semblaient la deviner : elle garda quelque temps le silence et parut embarrassée comment elle continuerait ; enfin, elle se leva, et prenant la main de Cécile, qui pensa presque la retirer, elle lui dit : Je ne veux pas vous tourmenter plus long-temps, ma chère et bonne amie, en vous faisant part de mes inquiétudes, auxquelles vous ne sauriez apporter de remède. Ce qui me reste à vous dire, après quoi il ne sera plus question entre nous de ce sujet, est que lorsque mes craintes, à l’égard de Mortimer, seront une fois calmées, et qu’il sera établi à notre commune satisfaction, sa mère n’aura plus rien à souhaiter aussi sincèrement que de disposer de son aimable Cécile, à la félicité de laquelle elle s’intéresse aussi vivement qu’à celle de son propre fils. Elle baisa alors sa joue brûlante, et voyant que son trouble la mettait presque hors d’elle-même, elle sortit sans attendre de réponse, et la laissa en liberté.

Détrompée de ses illusions, le cœur de Cécile ne lutta plus pour soutenir sa dignité, ou pour cacher sa tendresse ; le combat était entièrement fini : si le fils avait paru mystérieux, madame Delvile lui avait parlé clairement et intelligiblement ; mais en dissipant ses doutes, elle lui avait ravi le repos. Elle vit combien elle s’était trompée en se flattant de son approbation : rien n’était plus éloigné de sa façon de penser ; et dans le temps même où elle lui témoignait le plus d’affection, elle séparait son intérêt de celui de son fils, comme si leur union eût été absolument impraticable. Mais pourquoi, s’écriait-elle, pourquoi la regarde-t-on comme telle ? Elle est toujours prête à publier qu’elle a de l’amitié pour moi ; elle ne cache point que ma fortune leur serait singulièrement utile ; elle n’a même que trop bien découvert enfin, que, loin de m’y opposer, je m’y préterais volontiers ; aurait-elle des doutes sur son fils ?… Non, elle a trop de discernement. C’est donc le père, le fier, l’intraitable père, qui lui destine quelque femme du premier rang, et ne veut point entendre parler d’un autre parti.

Cette idée adoucit un peu l’amertume qu’elle éprouvait ; cependant la conviction qu’elle s’était trahie elle-même vis-à-vis de madame Delvile, sans que cette découverte eût eu d’autres suites que celle de lui inspirer une tendre compassion, l’humilia plus qu’aucun autre événement de sa vie. Dès qu’elle fut un peu revenue de sa consternation, elle quitta l’appartement de madame Delvile, avec la ferme résolution d’éviter de se rencontrer avec Mortimer jusqu’à son départ pour les eaux. Cependant, pour ne pas rester un instant seule, de crainte que la tristesse de ses réflexions n’ébranlât son courage, elle chercha milady Pemberton : elle voulait dissiper certain air mélancolique que Mortimer aurait attribué à l’intérêt qu’elle prenait à lui.



CHAPITRE VIII.

Attaque.


Cécile parut assez tranquille au dîner, à l’aide de mylord Ernolf, qui se trouvait trop heureux qu’elle voulût bien s’occuper un peu de lui. Mylord Derfort à son tour, encouragé par son père, tâchait d’attirer à lui une partie de son attention ; mais il fut trompé dans son attente. Supérieure aux petites ruses que la coquetterie met en pratique, elle eut soin de lui faire sentir qu’il ne pouvait jamais espérer de la décider en sa faveur.

À l’heure du thé, s’étant tous réunis une seconde fois, leur conversation ne roula que sur le voyage de Mortimer ; on décida qu’il partirait le lendemain matin de très-bonne heure, et comme il faisait chaud, qu’il se reposerait au milieu du jour ; car on ne pouvait pousser trop loin les soins et les attentions que l’on avait pour ce seul rejetton de la famille.

Milady Pemberton s’approchant de Cécile, lui dit à l’oreille : Je crois, miss Beverley, que vous vous leverez demain au moment où l’alouette chantera, et cela pour votre santé : vous savez que rien ne vous convient mieux que de vous lever matin. Cécile feignant de ne pas saisir le sens de ces paroles, lui répondit qu’elle se lèverait à son heure ordinaire, et fit semblant de ne pas entendre ce que cela voulait dire ; à la vérité elle mit une certaine aigreur dans la réponse qui aurait pu la trahir, mais les choses en restèrent là. Milady Pemberton s’approchant d’une fenêtre fit signe à mylord Derfort de la suivre ; Cécile entendit qu’elle lui disait : eh bien, mylord, votre lettre est-elle écrite ? L’avez-vous fait remettre ? Miss Beverley sera enchantée d’une pareille galanterie. Non, mademoiselle, répondit ce simple et trop crédule gentilhomme, je ne l’ai pas encore envoyée ; je n’ai encore fait que le brouillon. Oh ! mylord, s’écria-t-elle, c’est précisément ce qu’il faut envoyer : le brouillon d’un cartel est préférable à celui que vous auriez mis au net ; il paraît écrit dans un moment de vivacité. Je suis enchantée que vous m’en ayez parlé.

Cécile les ayant joints, dit : Je voudrais bien savoir quelle est la méchanceté dont milady s’occupe dans ce moment. Nous devons tous nous bien tenir sur nos gardes, mylord ; car soyez sûr que pour peu que cela puisse contribuer à l’amuser, elle ne nous épargnera pas. Pourquoi, je vous prie, venez-vous vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? s’écria milady, et elle ajouta à voix basse : Que craignez-vous ? Croyez-vous que Mortimer ne sera pas capable de faire ce qu’il voudra d’un pauvre idiot comme celui-là. — Je ne crois ni ne suppose rien à cet égard. — Eh bien donc, dit-elle tout bas, ne me contrariez pas dans mes plaisirs ; je respecte les vôtres. Mylord Derfort ! Mademoiselle, ajouta-t-elle tout haut, vient de me dire à l’oreille, que si vous exécutiez votre projet, il lui serait impossible de vous résister. J’espère que mylord Derfort, reprit Cécile en riant, vous connaît trop bien pour ajouter foi à ce que vous dites. Parfaitement bien, s’écria-t-elle. Je vois que vous êtes décidée à me piquer : si vous renversez mes projets, je renverserai les vôtres, et je ferai part à un certain gentilhomme des terreurs que vous éprouvez à son occasion.

Cécile, à ces mots, la pria très-sérieusement de ne pas pousser les choses plus loin ; mais sa frayeur ne servit qu’à faire rire milady, et de l’air du monde le plus malicieux, elle s’écria : M. Mortimer, faites-moi le plaisir de venir ici. Il lui obéit sur le champ, dans l’incertitude de ce que cette étourdie allait dire ; Cécile dans ce moment aurait desiré se trouver à vingt milles de là. J’ai une chose, continua milady, de la plus grande importance à vous communiquer. Nous venons de former un plan admirable en votre faveur ; si je vous en fais part, promettez-vous de vous laisser guider par nous ? Oh, certainement ! s’écria-t-il ; si vous en doutiez, ce serait me faire tort. — Eh bien donc… Mademoiselle Beverley, auriez-vous quelque objection à proposer qui m’empêchât de poursuivre ? Aucune, répondit Cécile, qui eut l’esprit de sentir que l’opposition dans un pareil cas ne ferait que prêter au ridicule. Eh bien, continua-t-elle, il faut donc vous dire que nous sommes unanimement d’avis, qu’aussi-tôt que vous serez en possession de votre bien, vous fassiez de grands changements à cet antique manoir.

Cécile l’aurait embrassée de bon cœur, pour lui témoigner sa reconnoissance, et Mortimer, persuadé que tout ce badinage était de son invention, promit d’être soumis à ses volontés, et la pria de lui continuer ses conseils, assurant qu’il ne pourrait du moins avoir un plus charmant architecte.

Ce que nous proposons, dit-elle, peut s’effectuer avec la plus grande facilité ; il s’agit seulement d’enlever ces vieilles fenêtres, et de leur substituer des grilles de fer bien épaisses, et transformer par ce moyen cet antique château en une prison. Mortimer rit de tout son cœur d’une pareille idée ; mais malheureusement son père l’ayant aussi entendue, fut fort irrité de la manière indécente avec laquelle on traitait ses nobles ayeux et cet antique manoir.

Pour éviter tout l’importun bavardage de M. Delvile, milady entraîna Cécile à la promenade, où elles apperçurent bientôt mylord Derfort qui s’empressa de venir les joindre.

Miss Beverley, s’écria-t-elle, voici votre soupirant : je ne me promènerai plus avec vous que jusqu’à ce grand chêne, où l’obligeant à se prosterner à vos pieds, je vous laisserai ensuite seuls. Vous êtes trop bonne, milady ; je vous suis obligée de m’avoir prévenue de votre dessein, puisque cela me mettra en état de vous éviter cette peine. Elle retourna précipitamment en arrière, et passant devant mylord Derfort, qui continua à s’avancer vers milady Pemberton, elle se rendit au château. En entrant dans la salle, elle trouva qu’il n’y avait plus personne que Delvile qui se promenait, en tenant ses tablettes sur lesquelles il venait d’écrire. La honte et la surprise que Cécile éprouva à sa vue, la firent reculer sans s’en appercevoir. Elle pensait à se retirer quand celui-ci, s’approchant tout-à-coup de la porte, lui cria d’un ton de reproche : Quoi ! vous ne voulez pas même entrer dans une chambre où je me trouve ? Pardonnez-moi, repliqua-t-elle, je craignais de vous déranger. Non, mademoiselle, répondit-il gravement ; vous êtes la seule personne qui ne puisse me déranger : je m’occupais à tracer le brouillon d’une lettre que je vous destinais. Je n’aurais pas pensé à vous écrire, si vous eussiez daigné m’accorder l’entrevue que j’avais pris la liberté de solliciter.

Cécile extrêmement confuse d’une pareille ouverture, ne savait si elle devait s’arrêter ou s’éloigner ; mais voyant qu’il continuait la conversation, elle crut qu’il ne convenait pas de le quitter dans ce moment.

Je serais au désespoir de partir, mademoiselle, et d’emporter avec moi la certitude de vous avoir déplu, sans avoir cherché à justifier ma conduite : faut-il donc que j’achève ma lettre, ou daignerez-vous enfin me faire la grace de m’entendre ? Je ne veux que vous expliquer ce qu’il y a de mystérieux dans ma conduite, et vous demander pardon pour ce qui a pu vous paraître condamnable.

Cécile un peu revenue de sa première émotion, et piquée du calme avec lequel il lui parlait, ne s’opposa plus à ce qu’il exigeait ; et lui laissant fermer les portes, elle s’assit près d’une fenêtre, décidée à écouter patiemment une explication si long-temps attendue. Les précautions cependant qu’il avait prises pour n’être pas entendu, et l’attention que Cécile semblait lui promettre, parurent le déconcerter un peu. Rien de tel que de faire bonne contenance à quelqu’un qui cherche à se rendre maître de vos pensées. Il dit enfin, après avoir beaucoup hésité ; cette bonté de votre part, mademoiselle, mérite de la mienne la plus vive reconnaissance ; j’avais peu de droit, et encore moins de raison de l’espérer, après la sévérité que vous m’avez témoignée….. En prononçant le mot de sévérité, sa fierté blessée lui rendit tout son courage, et il continua avec autant de fermeté qu’il en avait montré en commençant. Je ne me plaindrai point de cette sévérité : au contraire, dans une situation telle que la mienne, c’est peut-être la plus grande faveur que vous puissiez me faire. Il est certain qu’elle m’a procuré des consolations plus efficaces que celles que la philosophie, les réflexions ou le courage auraient pu m’offrir. Elle m’a prouvé l’inutilité qu’il y aurait à me plaindre des obstacles que la destinée a mis au succès de mes vœux, en me faisant voir que, s’ils n’eussent pas existé, j’en aurais rencontré d’autres non moins insurmontables. Je me suis donc décidé, après des efforts pénibles, à me refuser même la douceur dangereuse de votre société, et c’est par l’absence et les voyages que je veux oublier, s’il est possible, le plaisir qu’elle m’a fait éprouver. Cette tâche, monsieur, s’écria Cécile, vous sera facile : puisse le rétablissement de votre santé ne pas rencontrer de plus grands obstacles. Ah, mademoiselle, répartit-il avec un souris forcé et d’un air de reproche, on plaint faiblement les maux qu’on n’a jamais éprouvés. Je ne prétends ni offenser votre délicatesse, ni douter de votre sensibilité naturelle en ma faveur, non, ce ne sont point de pareils motifs qui m’ont porté à vous demander ce moment d’audience, mais uniquement le desir, avant de m’arracher de ces lieux, de vous offrir mon cœur, et de vous découvrir toutes mes pensées. Il s’arrêta un instant ; et Cécile voyant qu’elle ne s’était pas trompée en regardant cette entrevue comme la dernière, réfléchit qu’elle serait courte, et rappela toutes ses forces pour la soutenir avec courage.

Long-temps avant que j’eusse l’honneur de vous voir, votre caractère et vos perfections m’étaient connus. M. Biddulph de Suffolk, le premier des amis que j’ai fait à l’université d’Oxford, et avec lequel mes liaisons subsistent encore, s’était apperçu de bonne heure, de tout ce que vous promettiez ; ses lettres étaient pleines de vos éloges. Il m’avait avoué son penchant pour vous, et le peu de succès de ses démarches pour vous obtenir…… Hélas ! je pourrais, à mon tour, lui faire le même aveu. M. Biddulph, ainsi que plusieurs autres gentilshommes du voisinage, avait en effet recherché Cécile ; il avait fait des ouvertures au doyen qui, de l’avis et à la prière de sa nièce, les avait rejettées.

Lorsque M. Harrel reçut des masques chez lui, continua Delvile, la curiosité de voir une personne dont on disait tant de bien, m’y conduisit ; à votre habillement, je n’eus aucune peine à vous distinguer….. Ah, miss Beverley ! je n’oserais vous exprimer tout ce que j’éprouvai alors. L’exemple de mon ami se présenta à mon souvenir, et je sentis qu’il ne me restait d’autre parti que la fuite, connaissant sur-tout la clause du testament de votre oncle, et la manière de penser de mon père.

Enfin donc, pensa Cécile, toute incertitude cesse….. Le changement de nom est l’obstacle qui le gêne, comme s’il était impossible de faire entendre raison à son père sur un pareil article. Il a hérité de la fierté de sa famille….. Eh bien, je l’abandonne sans regret à cette même famille.

J’ignorais encore, reprit-il, toute la vivacité avec laquelle je révérais vos vertus jusqu’au moment où vous daignâtes me parler en faveur de M. Belfield…. Mais il est inutile que je rappèle ici les sensations que j’éprouvai dans ce moment…. Elles étaient bien différentes de ce que je sentis, lorsque vous m’eûtes appris que les bruits concernant le chevalier Floyer étaient aussi peu fondés que ceux qu’on avait répandus sur M. Belfield. Oh ! quelle ne fut pas mon agitation, lorsque je vous sus libre, lorsque…. Le désordre de mes sens ne découvrit que trop l’erreur que j’avais nourrie…. Cécile alors, se levant à moitié, et se rasseyant ensuite, parut pressée de s’en aller. Pardonnez, mademoiselle, s’écria-t-il, j’aurai bientôt fini. Je vous ai retracé mes sentiments et mes peines ; je vais me hâter, autant pour moi que pour vous, de vous exposer les raisons qui m’ont porté à rompre le silence. Dès le moment que ma malheureuse passion m’a été connue, j’ai pesé et senti le danger qu’il y aurait à m’y abandonner, et j’ai trouvé qu’outre l’incertitude du succès, il y aurait même de l’inconvénient à vouloir le tenter. Mon honneur est attaché à celui de ma famille. Ce qui, pour un autre, serait un faible obstacle, deviendrait chez moi un crime impardonnable ; et cependant tant de motifs réunis en faveur d’un objet contre lequel on ne peut former qu’une seule objection !….. Tandis que la vertu, la beauté, l’éducation, la naissance, sont sans reproche….. Ô trop fatale condition ! qui me défend d’aspirer à la plus excellente des femmes, sans commettre une action qui me dégraderait à jamais aux yeux de tous mes parents !

Il s’arrêta, son émotion l’empêchant de continuer, et Cécile se leva. Je vois, mademoiselle, votre empressement à me fuir. Je vous dirai donc, pour finir, que je pris le parti de vous éviter, de tâcher de vous oublier. Je me suis bien promis de cacher à tout le monde, et sur-tout à vous-même, la passion malheureuse dont j’étais dévoré ; et si ma prudence et mes soins, pour cet effet, n’ont pu résister quelquefois à la surprise, au premier mouvement, je n’ai cédé que pour le moment, et je crois que personne ne s’en est apperçu. J’ai soutenu avec décence et avec fermeté ce silence et cette privation jusqu’à l’orage où je crus vous voir en péril ; alors, n’étant plus sur mes gardes ; mon amour se réveilla, et la tendresse triompha…… Eh bien, monsieur, s’écria Cécile avec humeur, à quel propos me dites-vous tout cela ? Hélas ! je n’en sais rien, répondit-il avec un profond soupir, et d’un air entièrement déconcerté ; puis il ajouta, en balbutiant : Je vous ai raconté mon histoire ; votre discernement vous en indiquera, sans doute, mieux le but ; peut-être votre bonté et votre indulgence vous feront trouver quelqu’excuse qui me sera favorable.

Trop convaincu, depuis ce fatal accident, que toute feinte était vaine, et certain par votre mécontentement de l’inconséquence dont je m’étais rendu coupable, je résolus, ne pouvant vous offrir d’autre satisfaction, de vous ouvrir mon cœur, et de m’éloigner ensuite peut-être pour toujours. Je me suis gardé de vous parler de mes souffrances ; je ne l’ai pas osé. Oh ! si je vous peignais les combats pénibles d’un cœur en contradiction avec lui-même !…. Le devoir et la raison luttant contre l’amour, le bonheur et l’inclination…. Vainqueurs et vaincus tour à tour…. Il m’a été impossible de soutenir plus long-temps un pareil choc des passions. J’ai voulu qu’un dernier effort mît fin à ces calamités, et j’ai mieux aimé endurer un moment les peines les plus cruelles, que continuer à être la proie d’une passion qui me domine.

Le rétablissement de votre santé, monsieur, et celui de votre félicité, que vous supposez avoir été interrompues, lui dit Cécile, seront, j’espère, aussi prompts que certains. — Que vous supposez avoir été interrompues ! répéta-t-il. Quelle phrase après un aveu tel que celui que je viens de vous faire ! Mais pourquoi desirerais-je de vous convaincre de ma sincérité ? Elle vous est indifférente. Il ne me reste qu’à vous demander pardon d’avoir abusé de votre patience, et à vous réitérer mes remerciements de l’effort pénible que vous avez fait pour m’écouter jusqu’au bout.

Si vous daignez m’honorer d’un peu d’estime, répondit Cécile, ce serait peut-être à moi à vous faire ces remerciements : dispensez-m’en cependant ; il m’est impossible de m’arrêter plus long-temps. Je n’ai pas la présomption, s’écria-t-il fièrement, de vouloir vous retenir ; jusqu’à présent vous avez pu me croire souvent mystérieux, quelquefois singulier et capricieux, et presque toujours sans caractère ; tout ce que je désirais était de me justifier de ces imputations, par une confession franche des motifs qui m’ont déterminé. Une fois, il est vrai (il me semble que cela n’est pas arrivé plus souvent), vous m’avez cru impertinent…. et c’est de quoi je dois le moins me justifier.

Cela est inutile, monsieur, dit-elle en l’interrompant, et s’avançant vers la porte. Toute autre justification est superflue : je suis très-satisfaite ; et si mes vœux en votre faveur peuvent vous être agréables, soyez certain que j’en fais de très-sincères. Que cela est cruel et insultant ! s’écria-t-il de façon à être à peine entendu, et se pressant d’aller lui ouvrir la porte. Allez, mademoiselle, ajouta-t-il, son saisissement lui ôtant presque la respiration, et puisse votre bonheur égaler votre insensibilité.

Cécile allait se retourner pour répondre à ce reproche ; mais la vue de milady Pemberton, qui entrait par l’autre porte, la décida, et elle sortit. Rendue à elle-même, et se voyant déchue de ses espérances, le sort, s’écria-t-elle, en est enfin jeté. Delvile lui-même consent à m’abandonner, son père ne le lui a point commandé ; sa mère ne s’en est pas mêlée ; il n’a eu besoin d’aucune exhortation. Cependant ma famille, dit-il…. Condescendance bien flatteuse ! Combien l’amour, qui cède à une seule difficulté, doit être faible ! et que cet orgueil, que rien ne saurait dompter, doit être fortement enraciné ! Eh bien, qu’il garde son nom, puisque son influence a tant de pouvoir sur son âme ! quelle vanité, quelle présomption de ma part, d’oser supposer que ma personne pût le dédommager d’un si grand sacrifice ! C’est ainsi que son ressentiment soutenait son courage ; elle voyait arriver, presque sans répugnance, le moment du départ, et se sentait capable de le supporter sans le moindre murmure.



CHAPITRE IX.

Retraite.


Le lendemain matin, Cécile voulut éviter les plaisanteries de milady, et avant que de paraître, laisser partir Delvile. Elle imaginait que la manière dont elle l’avait quitté, lui ferait croire qu’il n’avait fait aucune impression sur elle, et elle se trouvait heureuse de pouvoir penser qu’au moins il ignorait son secret.

Milady Pemberton entrant, en courant, dans sa chambre, avant qu’elle fût habillée : Voici, s’écria-t-elle, un nouveau projet ; notre grand homme d’état se propose de nous quitter : il ne saurait se résoudre à perdre son cher fils de vue ; il veut lui-même en prendre soin pendant le voyage. Pauvre cher petit Mortimer ! Ils en font une véritable marionette. J’ai grande envie de me procurer un hochet, et de lui en faire présent.

Cécile lui fit quelques questions pour apprendre d’autres détails, et elle sut, qu’en effet M. Delvile était résolu d’accompagner son fils à Bristol, et que le voyage n’était retardé de quelques heures, que pour qu’on eût le temps de faire les nouveaux préparatifs qu’il exigeait.

M. Delvile, toujours exact sur le cérémonial, s’excusa tant bien que mal, auprès de mylord Ernolf, de la nécessité où il se trouvait de le quitter : son inquiétude pour la santé de son fils, et les raisons qu’il allégua à ce sujet, furent telles qu’il fut impossible de ne pas s’en contenter : d’ailleurs, les vues de mylord n’étant point dérangées par son absence, puisque Cécile restait, il serait très-charmé, pour lui prouver qu’il n’était point mécontent de tenir compagnie à madame Delvile jusqu’à son retour.

Mortimer, avant que de partir, chercha l’occasion d’entretenir Cécile en particulier ; il la trouva bientôt, et d’une voix, et avec un air qui prouvaient que toute la fierté qu’il avait affectée le jour précédent, avait fait place au plus profond abattement, il lui dit : miss Beverley pourra-t-elle souffrir patiemment la vue d’un homme aussi vain, aussi inconséquent ? Mais elle est trop sage pour s’arrêter aux délires d’un extravagant… qui, gouverné par une passion aussi violente que désespérée, n’a plus l’usage de sa raison.

Cécile, singulièrement frappée de cet aveu si humble, le regarda de l’air le plus étonné, sans prononcer un seul mot. Il s’approcha tristement, et ajouta : Je suis honteux de la manière dure et cruelle avec laquelle je vous abordai hier au soir, qui m’attira votre colère au moment où j’aurais dû implorer votre indulgence : mais quoique préparé à toute votre rigueur, il ne m’a pas été possible de la soutenir ; et quoique votre indifférence fût presque une faveur, il s’en est peu fallu qu’elle ne me fît perdre la raison, tant la passion et l’intérêt personnel sont aveugles. — Vous n’avez pas besoin de justification, monsieur, lui dit Cécile, je n’en exige aucune. — Vous pouvez bien, repartit-il, affectant de sourire, vous passer de mes excuses, vous me trouverez aujourd’hui beaucoup plus raisonnable. Une nuit entière de réflexions….. réflexions que le sommeil n’a certainement point interrompues… m’a rendu l’usage de mes facultés. Comptez-vous partir bientôt, monsieur ? Je crois qu’oui : je n’attends que mon père. Mais pourquoi miss Beverley desire-t-elle si fort mon éloignement ? Je ne reviendrai pas si-tôt ; et quelques moments de délai méritent sûrement un peu d’indulgence… Me voilà encore sur le point de vous accuser de cruauté. Je dois m’en fuir, je ne m’en apperçois que trop ; ou l’amendement dont j’ai osé me vanter n’aboutira qu’à de nouvelles offenses, à de nouvelles disgrâces, à de nouveaux remords. Adieu, mademoiselle… Puissiez-vous jouir de toutes sortes de prospérités ! Ce sera toujours le plus cher et le plus constant de mes souhaits, quelque longue que soit mon absence, et quelqu’éloignés que soient les climats qui nous sépareront. En finissant ces derniers mots, il se hâta de partir. Mais Cécile, cédant à un mouvement de surprise, trop subit pour pouvoir y résister, s’écria : Les climats ? Comptez-vous donc sortir hors du royaume. — Oui, répondit-il avec vivacité, pourquoi y resterais-je ? Il ne faudrait que peu de temps pour le parcourir, et ce serait une imprudence que de penser à revenir si-tôt. Pendant une absence aussi courte, quelle autre idée que celle de vous revoir, pourrait m’occuper ? Et en vous revoyant, quel autre sentiment éprouverais-je que celui d’un plaisir dangereux et d’une satisfaction que je dois fuir ?… Tous mes combats se renouvelleraient ; il faudrait encore m’arracher des lieux que vous habiteriez ; les passions dont mon cœur est actuellement agité, reprendraient de nouvelles forces, peut-être encore moins supportables que les premières… Non… mes forces ne pourraient résister à un second assaut ; c’est bien assez de cette séparation. Le courage avec lequel je prolongerai mon exil réparera à mes yeux la faiblesse qui le rend indispensable. Alors il se hâta, avec encore plus d’empressement que la première fois, de sortir, quand Cécile, très-émue, s’écria : Un seul moment, monsieur ! Retournant alors sur ses pas de l’air du monde le plus surpris : Qu’est-ce que miss Beverley daigne me commander ? Rien, répondit-elle, un peu remise de son trouble ; je voudrais seulement n’être point la cause de votre éloignement, puisqu’il me sera facile de trouver un autre asyle ; et quel que soit le tendre et sincère attachement que j’ai pour madame Delvile, j’aimerais encore mieux me séparer d’elle que de la priver, ne fût-ce que pendant un mois, de la présence de son fils.

Que cette condescendance est humaine et généreuse ! s’écria-t-il ; mais qui a jamais été aussi humain et aussi généreux que miss Beverley, si indulgent pour les autres, si noble dans ses procédés ? En vous laissant avec ma mère, que peut-il lui rester à desirer ? Non, elle connaît tout votre mérite ; elle vous adore presque autant que je vous adore moi-même. Vous êtes actuellement sous sa protection ; vous paraissez formées l’une pour l’autre : que ce ne soit donc pas moi qui la prive d’un si précieux dépôt… Oh ! pourquoi faut-il que celui qui voit et connaît si bien toutes les perfections de l’une et de l’autre, soit arraché avec tant de violence à des objets qu’il révère ; tandis qu’il donnerait une moitié de sa vie pour qu’il lui fût permis de passer l’autre dans une société qui lui est si précieuse !

Eh bien, monsieur, dit Cécile, qui sentit son courage s’affaiblir, si vous ne voulez pas vous désister de votre projet, que je ne vous arrête pas plus long-temps. Ne me souhaiterez-vous pas un bon voyage ? — Oui… je vous le souhaite de tout mon cœur. — Et daignerez-vous me pardonner les erreurs involontaires qui vous ont offensée ? — Je n’y penserai plus, monsieur. — Adieu donc, ô la plus aimable des femmes ; puissent toutes les félicités que vous méritez, s’accumuler sur votre tête ! Je vous recommande ma mère, bien convaincu de la sympathie que doit vous inspirer un caractère si semblable au vôtre. Lorsque vous la quitterez, puisse l’heureux mortel qui lui succédera, qui méritera votre main !… Il s’arrêta, il hésita ; Cécile détourna les yeux ; il soupira, lui prit la main, et la pressant contre ses lèvres, il s’écria : Que votre bonheur soit sans mesure !… pur comme vos vertus, et aussi durable que votre bienfaisance !… Ô trop aimable Beverley !… pourquoi, pourquoi faut-il que je vous quitte ? Quoique Cécile n’eût pas la force de lui faire des reproches, elle en eut assez pour retirer sa main, et il se hâta de sortir de la salle.

Cet incident était pour Cécile ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux ; la douceur de Delvile suffisait seule pour la fléchir ; la fierté qu’elle avait montrée n’existait qu’autant qu’elle était excitée par la sienne ; son mécontentement avait cessé, et son cœur sensible partageait les tourments de Delvile. Abandonnée à ses réflexions et à sa douleur, elle restait immobile à sa place, le regard fixé sur la porte par laquelle il était sorti ; comme si, en partant, il eût emporté avec lui tout ce qui pouvait encore l’attacher à la vie.

Cette profonde mélancolie et ces tristes réflexions ne tardèrent pas à être interrompues ; milady Pemberton parut bientôt. Quoique très-étourdie, elle n’en était pas moins clairvoyante : elle s’apperçut que Cécile était embarrassée ; et la regardant malicieusement, elle lui dit :… Mortimer est-il venu prendre congé de vous ? — Prendre congé de moi !… Non… Est-il parti ? — Oh non ! papa a auparavant je ne sais combien d’affaires à arranger : il ne sera pas encore prêt de deux heures. Mais n’ayez pas l’air si triste ; je vais chercher Mortimer, et vous l’amener, pour qu’il vous console. Elle se mit à courir. Cécile, à qui il fut impossible de l’arrêter, ne se trouvant pas assez de force pour soutenir de seconds adieux, ni les plaisanteries de milady, eut recours à la fuite ; et prenant un parasol, elle gagna le parc, où pour dérouter ceux qui pourraient avoir l’envie de la suivre, elle dirigea ses pas vers un bois touffu et peu fréquenté : et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle se trouva à plus de deux milles du château. N’ayant plus alors sa dignité à soutenir, ni des regards à éviter, elle donna un libre cours à ses larmes.

Elle avait rencontré le seul homme auquel elle eût voulu unir son sort, celui dont la façon de penser, si semblable à la sienne, lui promettait les jours les plus heureux. Son penchant s’était involontairement décidé pour cet objet ; il avait été secondé par l’estime ; elle n’avait rien trouvé qui pût lui faire soupçonner que ce choix eût des inconvénients, ou qu’il pût être blâmé : elle s’était assurée de la réciprocité des sentiments qu’elle éprouvait. Il est vrai que sa naissance était un peu inférieure ; elle n’avait cependant rien de vil ; ses inclinations, son éducation et son caractère étaient tels qu’elle eût pu les désirer ; et cependant, au moment où leur union paraissait ne devoir souffrir aucune difficulté, qu’ils habitaient sous un même toît, que le père de l’un était le tuteur de l’autre, et que leurs intérêts mutuels, encore plus que leur affection, semblaient les inviter à former cette alliance, le jeune homme, de lui-même, sans qu’on le lui ordonnât, par un effort volontaire, s’arrachait d’auprès d’elle, et loin de chercher à gagner son cœur, la priait presque de ne pas l’aimer. Il se condamnait à l’exil, quittait sa patrie et ses liaisons, sans autre vue, sans aucun autre motif que de fuir la présence de la personne qu’il adorait. Quoiqu’instruite enfin du motif d’une pareille conduite, elle ne la trouvait ni raisonnable ni nécessaire ; mais en blâmant sa fuite, elle pleurait sa perte : elle admirait, en gémissant, la force qu’il avait eue de vaincre sa passion.



CHAPITRE X.

Persécution.


Cécile resta dans ce lieu sauvage et solitaire, heureuse au moins d’y être en liberté jusqu’au moment où la cloche du dîner l’obligea à reprendre le chemin du château. Elle passa le reste du jour et les deux suivants dans la plus pénible contrainte : craignant de se trouver un instant seule, et voulant éviter que sa douleur n’éclatât par des larmes, consolation qui, toute triste qu’elle était, lui paraissait trop dangereuse pour s’y livrer. Toute la gaité de milady Pemberton fut incapable de la distraire ; les bontés même de madame Delvile, qu’elle regardait comme un effet de sa pitié, lui causaient moins de plaisir que de mortification. Le troisième jour, on reçut des lettres de Bristol ; mais elles ne contenaient rien de consolant. Quoique celle de Mortimer n’annonçât rien de fâcheux, son père marquait que la fièvre semblait menacer de revenir.

Madame Delvile était dans la plus grande inquiétude ; et le rôle de Cécile, qui était de paraître tranquille, devenait de plus en plus difficile. Les efforts de mylord Ernolf pour l’obliger étaient aussi infructueux pour lui, qu’ils étaient fatiguants pour elle. Milady Pemberton était la seule personne de la compagnie capable de trouver et de procurer quelque légère diversion. Tant que mylord Derfort restait, elle avait au moins quelqu’un, sur le compte duquel elle pouvait s’égayer, et toutes les fois que Cécile rougissait et paraissait embarrassée, elle devenait l’objet de ses malices ordinaires.

C’est ainsi que s’écoula une semaine entière, pendant laquelle les nouvelles de Bristol étant tous les jours moins rassurantes, madame Delvile témoigna un grand desir d’entreprendre elle-même ce voyage, et proposa, moitié en riant et moitié sérieusement, que toute la compagnie y vînt avec elle.

Le temps que milady Pemberton s’était proposé de passer au château était déjà expiré, et son père devait l’envoyer chercher au premier jour. Madame Delvile écrivit à son mari qu’elle ne tarderait pas à s’y rendre avec les deux lords, qui ne voulurent point qu’elle y allât seule, et assurèrent qu’ils étaient résolus à l’y accompagner.

Cécile se trouvait alors dans la situation la plus embarrassante ; elle savait que rester au château, c’était en éloigner Delvile ; aller avec sa mère à Bristol, c’était le forcer à la voir. Sa fierté et sa prudence lui interdisaient également ce dernier parti ; et madame Delvile même paraissait évidemment desirer qu’elle ne le prît pas, puisque toutes les fois qu’il était question de ce voyage, ce n’était jamais à elle qu’elle adressait la parole. Tout ce qu’elle put imaginer pour se tirer d’une position si pénible, fut de demander la permission de faire incessamment une visite à son ancienne amie de la province de Suffolk, madame Charlton.

Cette résolution une fois prise, elle s’adressa à madame Delvile : J’ai, lui dit-elle, une ancienne amie que je n’ai pas vue depuis plusieurs mois ; et comme ma santé n’exige point que je fasse le voyage de Bristol… si vous daigniez me faire la grace de communiquer mes intentions à monsieur Delvile, je crois que je pourrais profiter de l’occasion présente pour me rendre chez madame Charlton. Madame Delvile l’ayant regardée quelque temps sans parler, l’embrassa tendrement et s’écria : Charmante Cécile, vous êtes telle que je vous ai toujours crue, bonne, sage, discrète et sensible… Comment consentir à se séparer de vous. J’avoue que cela me paraît bien difficile… Mais vous ferez tout ce que vous jugerez à propos, et je suis sûre que tout ce que vous ferez sera bien ; vous en êtes absolument la maîtresse, je ne m’opposerai jamais à vos volontés. Cécile rougit et la remercia ; elle ne vit que trop clairement que madame Delvile pénétrait les raisons qui la portaient à prendre ce parti : elle se hâta donc d’écrire à madame Charlton, et de la prévenir de son arrivée.

M. Delvile, observant à l’ordinaire les formes et tout l’appareil qu’il mettait aux plus petites choses, envoya son consentement en bonne et due forme. Les préparatifs de son voyage pour la province de Suffolk causèrent à mylord Hernolf autant de surprise que de chagrin, et madame Delvile elle-même voulut alors parler à Cécile au sujet des prétentions de ce seigneur. — Dites-moi, miss Beverley, en peu de mots et franchement votre façon de penser sur le compte de mylord Derfort. — Je m’en occupe si peu, madame, répondit-elle, que je ne saurais que trop vous en dire : il ne me paraît pourtant pas qu’on ait rien à lui reprocher. Il est vrai, et je dois l’avouer, qu’il est du nombre de ces gens que j’oublierais le plus facilement d’avoir jamais vus. Ma façon de penser est si semblable à la vôtre, s’écria madame Delvile, qu’il m’est impossible de prendre son parti, quoique mylord Ernolf m’en ait fortement priée ; et je croirais faire tort à votre jugement, si j’entreprenais de solliciter votre consentement pour une pareille alliance.

Cécile fut très-satisfaite de l’espèce d’approbation que madame Delvile donnait à son refus ; mais cette dame ajouta : Il y a cependant une raison qui pourrait faire desirer ce mariage ; il est vrai que c’est la seule. — Quelle est-elle, madame ? — Son titre. — Et pourquoi cela ? Mon ambition ne me porte point à rien desirer de pareil. Non, ma chère dit madame Delvile en souriant ; je ne prétends point qu’il ait rien de bien flatteur pour votre vanité ; il ne le serait que pour la sienne, puisqu’un titre, en prenant la place d’un nom de famille, éloignerait la seule objection qu’on oserait former contre un mariage avec miss Beverley. Cécile, qui ne la comprit que trop bien, retint un soupir prêt à lui échapper, et mit la conversation sur un autre sujet.

Un jour lui suffit pour ses préparatifs ; et comme elle se proposait de partir le lendemain de bonne heure, elle prit congé dès la veille de milady Pemberton, de mylord Derfort et de son fils. Madame Delvile la suivit dans son appartement. Elle lui témoigna de la manière la plus tendre et la plus flatteuse le regret qu’elle avait de la perdre ; mais sans parler de son retour, ni la questionner sur le temps qu’elle comptait séjourner, elle la pria de lui donner souvent de ses nouvelles, et l’assura, qu’après sa propre famille, elle était la personne du monde dont elle faisait le plus de cas. Elles restèrent ensemble si long-temps, qu’il était presque jour quand elles se séparèrent ; alors madame Delvile se levant, voyez, lui dit-elle, avec quelle peine je vous quitte ; il n’y avait qu’un intérêt aussi cher que celui qui m’appèle, qui pût m’engager à consentir à votre absence, ne fût-ce que pour une heure : mais la vie est semée de peines et de chagrin ; les souffrir patiemment, ou s’en laisser abattre, est tout ce qui distingue la force et le courage, de la faiblesse et de la pusillanimité. J’ose hasarder ces réflexions avec vous. Si j’en disais autant à la plupart des personnes de votre âge, on m’accuserait de pédanterie. Vous êtes trop bonne, répondit Cécile en s’efforçant de cacher son trouble ; et si vous me faites réellement l’honneur de penser aussi avantageusement sur mon compte, je ferai en sorte de mériter toujours les mêmes éloges. Ah, ma chère ! s’écria madame Delvile avec chaleur, si ma façon de penser sur votre compte décidait du temps que nous resterions ensemble, nous ne nous séparerions jamais. Mais quel droit puis-je avoir à jouir à la fois seule de deux si grands biens ! La mère de Mortimer Delvile ne doit pas se plaindre ; il n’y a que celle de miss Beverley qui pût s’estimer aussi fortunée qu’elle.

Vous voulez absolument, madame, dit Cécile en feignant de sourire, me rendre digne de votre estime, puisque vous m’offrez par vos éloges le motif le plus flatteur pour les mériter. Elle la pria ensuite de présenter ses respects à M. Delvile, et ajouta d’une voix émue : Vous trouverez, j’espère, tout le monde à Bristol beaucoup mieux que vous ne vous y attendez.

Je m’en flatte, repartit-elle ; j’espère aussi que vous trouverez madame Charlton en bonne santé, heureuse, et telle que vous l’avez laissée ; mais qu’elle ne m’efface pas de votre souvenir, et n’imaginez jamais que parce qu’elle vous a connue avant moi, elle vous aime davantage. Je doute qu’elle puisse avoir des raisons de vous être aussi tendrement attachée que je le suis. Ah ! madame, s’écria Cécile, ses yeux se remplissant de larmes, séparons-nous ; que deviendra cette force d’esprit, que vous attendez de moi, si je vous écoute plus long-temps ! Vous avez raison, ma chère amie, reprit madame Delvile, trop de tendresse amollit le courage. Après quoi, l’embrassant affectueusement : Adieu, s’écria-t-elle, charmante Cécile, douce, vertueuse et aimable créature, adieu !… Vous emportez avec vous mes regrets, mon amour, mon estime, mes vœux les plus sincères, et, dois-je vous le dire ! oui, généreuse fille, ma plus vive reconnaissance ! Elle prononça à peine ce dernier mot, l’embrassa encore, et se hâta de la quitter.

Cécile, surprise, satisfaite, mais extrêmement émue, fut assez long-temps sans avoir la force de se mettre au lit. Elle voyait dans toute la conduite de madame Delvile, des preuves de la plus parfaite estime, qui la portait à favoriser le mariage même qu’elle se croyait obligée de traverser ; elle voyait aussi que c’était avec la plus grande difficulté qu’elle conservait la fermeté nécessaire pour persister dans son opposition. Cécile était sur-tout frappée qu’elle eût employé d’une manière si expressive le mot de reconnaissance. De quoi serait-elle reconnaissante, disait-elle ? qu’ai-je fait, ou que pouvais-je faire ? Elle se trompe beaucoup, si elle suppose que son fils se soit conduit par mes conseils ; mon crédit sur son esprit est bien faible ; et me fût-il tout-à-fait indifférent, il ne serait pas plus maître de lui-même, qu’il ne l’est actuellement. Tous mes efforts se sont bornés à dissimuler mon mécontentement ; et peut-être ne pense-t-elle si avantageusement de moi, que parce qu’elle suppose que son fils n’est redevable de sa fermeté et de son courage qu’à ma prudence et à ma circonspection. Ah, elle le connaît peu ! S’il pénétrait actuellement mes sentiments !… s’il voyait toute ma faiblesse, toute ma prévention pour lui, il redoublerait de vigilance pour m’éviter et m’oublier. Moins il m’estimerait, et plus cette tâche serait facile. Étrange attachement à un préjugé invincible ! Il préférera le sacrifice de sa vie à celui de son nom ; et encore quel serait le sacrifice de cette prétendue grandeur, et tandis que ses tourments et ses combats intérieurs le menacent d’une mort prochaine, il dédaigne une alliance à laquelle il ne trouve qu’un seul et faible obstacle, qui peut être levé si aisément. Ces réflexions, le peu d’espoir qu’elle avait de revenir au château de Delvile, l’empêchèrent de fermer les yeux. Elle se leva à cinq heures, extrêmement accablée. En traversant une longue galerie qui conduisait au grand escalier, et passant devant la porte de l’appartement de Mortimer, l’idée de sa mauvaise santé, du long voyage qu’il se proposait d’entreprendre, et la crainte qu’elle ne le reverrait jamais, l’affectèrent au point qu’à peine eut-elle la force d’avancer sans s’arrêter, pour pleurer et prier pour lui. Environnée cependant de domestiques, et forcée de gagner sa voiture, elle y monta rapidement, s’y enfonça, mit son chapeau sur ses yeux, et fut persuadée, au moment où les chevaux partirent, que tout espoir de bonheur lui était enlevé pour jamais.



Fin du sixième livre.





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LIVRE VII.


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CHAPITRE PREMIER.

Renouement.


L’héroïne de cette histoire, dans une situation bien différente de celle où elle avait quitté Bury, y revenait tristement, regrettant au fond de son cœur de s’être éloignée du paisible séjour de sa naissance. Sa femme-de-chambre était avec elle dans la chaise ; son laquais et un de ceux de madame Delvile la suivaient à cheval. Ses réflexions furent bientôt interrompues par les cris redoublés des domestiques : elle regarda par la portière, et apperçut Fidèle, le chien favori de Delvile, courant après la chaise, et aboyant contre ceux qui cherchaient à le renvoyer. Touchée de l’attachement de cet animal, et de cette preuve de reconnaissance des bontés qu’elle avait eues pour lui ; persuadée d’ailleurs que c’était à cause d’elle que son maître l’avait oublié, elle voulut cependant l’éloigner, et elle pria le laquais de madame Delvile de s’en charger et de le remettre à quelqu’un du château.

Ce petit événement, quoique peu remarquable, fut pourtant le plus considérable de tout le voyage ; elle arriva sans accident chez madame Charlton. La vue de son ancienne amie lui causa une satisfaction qui lui était depuis long-temps étrangère : elle fit renaître sa première affection, et avec elle un sentiment qui approchait du calme de ses premières années ; elle se retrouvait dans la maison où rien ne lui avait jamais causé d’inquiétude ; elle jouissait de la société qui avait autrefois comblé tous ses desirs, et elle revoyait les mêmes scènes, les mêmes personnes et les mêmes objets qu’elle avait vus, lorsque son cœur était tout entier à l’amitié.

Madame Charlton, malgré son âge avancé et les infirmités qui en sont la suite, conservait encore tout son bon sens : lorsqu’elle se conduisait par elle-même, on était sûr qu’elle agissait prudemment ; mais souvent son trop de bonté faisait tort à sa raison ; elle n’écoutait plus que sa pitié, et la fraude ou l’artifice lui arrachaient des secours qu’elle croyait donner à la nécessité et aux besoins réels. Si on lui demandait, son sentiment ou des conseils, ceux qu’elle donnait étaient toujours prudents, et de nature à faire honneur à son discernement : lorsqu’on implorait ses secours, sa bourse était toujours prête à s’ouvrir, et ses larmes à couler : mais son zèle, son empressement à soulager lui faisaient souvent négliger de s’informer si l’objet qui avait recours à elle était digne de ses bontés, et elle ne se donnait pas le temps de réfléchir si sa fortune était proportionnée à son penchant et à sa libéralité. Cette générosité était cependant un peu modérée par la vigilance de ses petites filles, qui, craignant les conséquences qui en pourraient résulter à leur préjudice, avaient soin de lui en démontrer l’inconvénient et le danger. Ces jeunes personnes étaient les filles d’un fils unique que madame Charlton avait perdu ; elles n’étaient point mariées, et vivaient avec leur grand-mère, dont la fortune assez considérable devait être un jour leur partage ; elles l’attendaient avec impatience : avides et intéressées, elles desiraient réunir tout ce qu’elle possédait ; ses dons, même les plus modiques, leur déplaisaient, comme diminuant leur portion. Leur occupation principale était d’éloigner de leur grand-mère tous les objets de pitié. Miss Beverley était, de toutes ses connaissances, celle dont elles craignaient le moins l’intimité ; sa fortune était trop considérable pour lui supposer des vues intéressées, et elles éprouvaient elles-mêmes plus d’honnêtetés de sa part qu’elles ne lui en rendaient.

Madame Charlton aimait Cécile avec une tendresse bien supérieure à l’affection qu’elle avait pour ses petites-filles. Cécile, dans son enfance, l’avait respectée comme sa mère ; et reconnaissante de ses bontés et de ses soins, elle l’avait ensuite chérie comme son amie. Le renouvellement de leur première liaison leur procura à l’une et à l’autre la plus vive satisfaction ; ce fut un baume salutaire pour le cœur de Cécile, et elle donna, pour ainsi dire, une nouvelle existence à madame Charlton.

Le lendemain de bonne heure, elle écrivit un mot à M. Monckton et à milady Marguerite, pour leur apprendre son retour dans la province de Suffolk, et leur demander quand elle pourrait rendre ses devoirs à milady, qui fit répondre verbalement que ce serait quand il lui plairait ; mais M. Monckton se rendit sur le champ chez madame Charlton. Son étonnement et sa joie d’un événement aussi imprévu étaient sans bornes, il le regardait comme une faveur du sort, et concluait qu’après avoir échappé au péril dont le séjour au château de Delvile le menaçait, il n’avait plus rien à redouter, et que tout concourrait par la suite à favoriser ses vues.

La satisfaction de Cécile en le revoyant fut aussi sincère, quoique moins vive que la sienne : mais cette conformité de sentiments dura peu ; car, lorsqu’il s’informa de ce qui s’était passé au château, et des raisons qui l’avaient obligée à le quitter, ses efforts pour en faire un détail succinct, évitant, autant qu’elle put, de s’appesantir sur certaines circonstances, lui rendirent cette première partie de son récit fort pénible ; et lorsqu’elle en vint aux événements qui s’y étaient passés, et qu’il s’apperçut de la répugnance qu’elle avait à s’expliquer, de l’air mortifié dont elle écoutait ses questions, et du déplaisir visible qui se mêlait à sa tristesse toutes les fois qu’elle prononçait le nom de Delvile, il comprit aisément, ou qu’ils s’étaient séparés sans explication, ou qu’ils en avaient eu une dont Cécile avait été offensée. Il conclut delà que, puisque l’épreuve qu’il avait le plus redoutée était enfin terminée, et qu’elle avait quitté mécontente l’asyle qu’elle avait recherché avec tant d’empressement, Delvile lui-même ne souhaitait point un mariage qui ne devait vraisemblablement plus avoir lieu : il ne voyait donc plus rien qui pût s’opposer au succès de ses vœux.

Cécile se retrouvait dans les lieux où elle l’avait regardé comme le premier des hommes ; il savait que pendant son absence, personne ne s’était établi dans le voisinage, qui fût en droit de lui disputer cette prééminence ; il allait avoir la liberté de la voir aussi souvent qu’il le voudrait. Ses espérances et sa confiance augmentèrent au point qu’il commença même à se réjouir du penchant qu’elle avait témoigné pour Delvile, se flattant qu’il lui inspirerait pour un temps un dégoût invincible pour toute autre liaison. Il ne négligea rien afin de conserver son estime, et de regagner ce que l’absence avait pu lui faire perdre de l’ascendant qu’il avait eu sur son esprit.

Le lendemain, Cécile prit la voiture de madame Charlton, et alla rendre ses devoirs à milady Marguerite, dont la compagne, (mademoiselle Bennet) la reçut avec une politesse basse et rampante ; mais lorsqu’elle se trouva avec la maîtresse de la maison, elle s’apperçut si bien du peu de satisfaction qu’elle avait de la voir, qu’elle se repentit de son attention, et aurait souhaité n’avoir point fait cette visite. Elle ne trouva chez elle que M. Morrice, qui était le seul homme qui pût se résoudre, en l’absence de son mari, à lui tenir compagnie ; mais espérant par-là s’assurer d’un legs considérable qui le récompenserait de sa complaisance.

Une des premières questions de milady fut : J’apprends que vous n’êtes pas encore mariée ; si M. Monckton avait été réellement votre ami, il aurait cherché à vous procurer un établissement. Je n’étais, dit Cécile avec dignité, ni assez pressée, ni assez indiscrète pour exiger une pareille preuve d’amitié de la part de M. Monckton. — Mademoiselle, s’écria Morrice, quelle affreuse nuit que celle que nous passâmes au Vaux-Hall ! Pauvre Harrel ! je l’ai extrêmement plaint. Je n’ai pas eu le courage depuis de vous revoir, non plus que madame Harrel. Aussi-tôt que j’ai su que vous étiez chez M. Delvile, j’ai pensé à vous faire visite ; car je vous avoue que je n’aurais jamais pu prendre sur moi de retourner chez madame Harrel. Vous n’avez nul besoin d’excuse repartit Cécile ; j’étais, dans cette circonstance, très-peu disposée à recevoir ou à m’occuper de visites. C’est ce que j’ai pensé, mademoiselle, répondit-il, et ce qui a été cause que je me suis si peu pressé ; je tâcherai cependant, mademoiselle, de réparer l’hiver prochain ma négligence : d’ailleurs, je vous serais très-obligé de vouloir bien me présenter à M. Delvile, dont je serais enchanté de faire la connaissance. M. Delvile, pensa Cécile, n’en serait que très-médiocrement flatté. Elle se contenta de lui dire qu’il n’y avait point d’apparence qu’elle passât l’hiver chez M. Delvile.

Oui, mademoiselle, il est vrai, s’écria-t-il, je prévois que d’ici à ce temps-là vous deviendrez absolument maîtresse de vos actions ; et alors j’imagine que vous aurez votre maison, ce qui vaut beaucoup mieux à toutes sortes d’égards. Je ne pense pas de même, dit milady Marguerite, mademoiselle fera beaucoup mieux de se marier, et en attendant, de se choisir quelqu’un de raisonnable, chez qui elle puisse vivre sans inconvénient jusqu’à cet heureux moment.

Rien de plus juste, milady, reprit-il ; une jeune demoiselle qui vit seule, s’expose à mille dangers. Quelle espèce d’habitation, mademoiselle, est le château de M. Delvile ? J’ai ouï dire qu’il possédait beaucoup de terres et une grosse maison. — C’est un vieux château, situé au milieu d’un parc. — Cela doit être furieusement désert et solitaire ; vous avez dû être bien contente de revenir dans ce pays-ci ? Je ne l’ai trouvé ni désert ni solitaire, je ne m’y déplaisais pas. Mais, oui, après avoir réfléchi, je n’en suis point trop étonné ; un vieux château dans un grand parc doit présenter un aspect singulier, quelque chose même de noble. — Oui, s’écria milady ; on disait que vous en deveniez la maîtresse, et que vous épousiez le fils de M. Delvile. J’avoue que ce mariage me paraissait convenable ; je n’y voyais aucune difficulté. — J’ai ouï dire tant de choses extraordinaires, ajouta Cécile, et si peu vraisemblables, que je commence à présent à ne plus m’étonner de rien. M. Delvile m’a paru un charmant jeune homme, dit Morrice ; j’ai eu le plaisir de le rencontrer une ou deux fois chez le pauvre Harrel, et l’ai trouvé très-aimable, ne le trouvez-vous pas, comme moi, mademoiselle ? — Oui, je le crois du moins. Mais, je ne vous le donne pas pour un être bien extraordinaire, reprit Morrice, imaginant qu’elle n’avait hésité que parce qu’elle n’était pas de son avis ; j’en parle seulement d’après ce qu’on en dit, et sur ce qu’en pense le public.

Dans ce moment, ils furent joints par M. Monckton, et quelques gentilshommes du voisinage, qui se trouvaient chez lui en visite. Sa passion n’était point de nature à lui faire désirer la solitude ; son caractère ne le portait point à se priver d’aucune des jouissances qu’il pouvait se procurer. La conversation devint générale, et elle continua de même jusqu’au moment où Cécile prit congé pour s’en aller. M. Monckton lui donna la main pour la conduire à sa voiture, et tout en marchant, il lui parla de quelques changements qu’il méditait, et sur lesquels il souhaitait avoir son avis. Son but, en l’arrêtant, était de découvrir ce qu’elle pensait de la réception qu’on lui avait faite, et si elle soupçonnait encore que milady Marguerite fût jalouse d’elle ; pensant, d’après ce qu’il savait de sa prudence et de sa délicatesse, que si elle venait une fois à s’en appercevoir, elle éviterait soigneusement toute espèce de commerce avec lui.

Il commença donc à lui parler du plaisir que milady prenait aux travaux de la campagne, et sur-tout à la culture des arbres, et combien il se flattait que Cécile lui ferait souvent l’honneur de la venir voir, sans exiger, attendu ses infirmités, qu’elle lui rendît exactement ses visites. Il continuait sur le même ton, lorsque Morrice, qui était sorti de la maison par une porte de derrière, et avait pris le plus court chemin pour les devancer et se cacher derrière un laurier épais, en sortit tout-à-coup pour les surprendre. Ah ! ah ! s’écria-t-il en riant de toutes ses forces, je vous attrape à la fin. Voilà une bonne anecdote à raconter à milady Marguerite ; je vous promets qu’elle la saura. M. Monckton, toujours sur ses gardes, lui répondit sans hésiter : Je vous prie, Morrice, de n’y pas manquer ; ayez soin aussi de l’instruire de ce que nous disions de vous. De moi ? s’écria-t-il avec un peu de vivacité ; il me semble qu’il n’en a point été question ; c’est ce que nous verrons, ajouta M. Monckton, et rira bien qui rira le dernier.

Oh ! cela ne se passera pas ainsi, je vous assure. Assez indifférent sur ce qu’on pouvait lui dire au sujet des autres femmes, M. Monckton ne souffrait pas patiemment qu’on le plaisantât relativement à Cécile : il se proposait en conséquence, d’intimider assez Morrice pour qu’il n’eût plus envie de recommencer ; et il y réussit parfaitement. Ce pauvre personnage, dont les observations et les discours étaient l’effet du hasard et de son étourderie, ne soupçonnait point les desseins de M. Monckton ; et quoiqu’il ne crût pas que Cécile eût parlé de lui, il imagina que M. Monckton cherchait à le rendre la fable de la compagnie ; c’est pourquoi il prit le parti d’éviter soigneusement de rien dire qui pût lui rappeler ce qui venait de se passer. Il avait été admis chez lui, parce qu’il se promettait plus d’amusement de ses sottises et de ses étourderies, qu’il n’aurait pu en trouver dans des conversations plus sensées.

Le caractère de Morrice était tel qu’il le fallait pour amuser une nombreuse compagnie : avide de plaisir et toujours prêt à faire tout ce qu’on souhaitait, porté à se rendre agréable, sans considérer jamais si les moyens qu’il employait pour y réussir n’offensaient personne ; le premier à inventer une malice et à la mettre en œuvre, et le dernier à se fâcher quand il en devenait lui-même l’objet ; gai, insouciant et léger, c’était un composé de pétulance et de bonne humeur.

Cécile, en quittant cette maison, se promit bien qu’elle n’y reviendrait pas si-tôt ; elle était extrêmement mécontente de milady Marguerite, sans soupçonner, cependant, qu’elle eût des raisons particulières de la haïr. Sa propre innocence et l’estime qu’elle avait pour M. Monckton, qu’elle croyait animé pour elle des sentiments les plus épurés et les plus désintéressés, l’empêchaient de présumer qu’elle se fût attiré l’inimitié de son épouse.

La seconde visite qu’elle rendit fut à madame Harrel : elle la trouva en proie à l’horreur d’une oisive solitude ; dénuée de tout ce qui jusqu’alors avait pu lui faire aimer son existence. Son esprit était aussi abattu que sa personne était indolente ; elle n’avait plus ni partie à former, ni fête à ordonner, ni assemblée à arranger, ni ajustement à examiner. Ces objets, joints aux visites et aux spectacles, avaient pendant son mariage occupé tout son temps ; et comme elle s’était mariée très-jeune, ils avaient remplacé les jeux de l’enfance, les maîtres et la gouvernante.

Cette désœuvrance absolue, quoique l’effet d’un esprit dénué de toute ressource, était décorée par elle du titre de mélancolie, et passait pour telle aux yeux du public. Peu accoutumée à analyser les sentiments, ou à sonder les replis du cœur, la pitié qu’inspirait en général la perte de son mari, lui persuadait qu’elle pleurait réellement sa triste fin ; et cependant, si sa mort n’eût occasionné aucun changement dans sa manière de vivre, à peine se la serait-elle rappelée.

Elle revit Cécile avec beaucoup de plaisir, et lui entendit renouveller avec encore plus de satisfaction la promesse de lui faire préparer un appartement dans sa maison aussi-tôt qu’elle aurait atteint sa majorité, pour laquelle elle n’avait plus qu’un mois à attendre. La joie que sa présence inspira à M. Arnott fut bien plus vive et plus pure : il lui fut impossible de ne pas s’en appercevoir, et de ne pas ressentir une espèce de regret, non-seulement de la passion constante qui l’occasionnait, mais encore de l’impossibilité où elle se trouvait d’y répondre. Son mariage avec lui aurait été exempt de toute contrariété ; il était d’un caractère doux, d’une naissance égale à la sienne ; il l’aimait tendrement, et elle était convaincue que la fierté ou la vanité n’auraient jamais été capables de vaincre son inclination. Cependant il lui était aussi impossible de pouvoir le payer de retour, que de lui refuser son estime. Les qualités supérieures de Delvile, sur lesquelles son mécontentement ne pouvait lui fermer les yeux, endurcirent alors son cœur plus qu’auparavant, et le rendirent insensible, comme M. Monckton l’avait bien prévu.

Cécile n’eut cependant point la faiblesse de s’abandonner aux plaintes et aux regrets ; elle n’était plus incertaine ; ses espérances et ses craintes s’étaient changées en certitudes. Delvile, en la quittant, l’avait prévenue que c’était pour toujours, et il avait même, quoique faiblement, fait des vœux pour sa félicité avec un autre que lui. Il lui paraissait donc aussi convenable à sa réputation qu’à son repos, de montrer autant de courage que lui à vaincre son penchant ; elle s’abstint de communiquer à madame Charlton ce qui s’était passé entr’eux. Elle s’arrangea de manière à s’ôter le loisir de se rappeller de dangereux souvenirs ; elle parcourut de nouveau ses anciennes promenades, et renoua avec ses premières connaissances, dans l’espérance qu’en continuant à remplir ainsi son temps, elle parviendrait à surmonter une passion aussi malheureuse.



CHAPITRE II.

Visite.


Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis l’arrivée de Cécile, lorsque travaillant auprès de madame Charlton dans son cabinet de toilette, sa femme-de-chambre entra précipitamment, et avec un souris qui paraissait présager de bonnes nouvelles, lui dit : mon dieu, mademoiselle, voici Fidèle ! Et ce chien qui la suivait courut à Cécile avec toutes les démonstrations de la joie. — Juste ciel ! s’écria-t-elle. Qui est-ce qui l’a amené ? D’où vient-il ? — Un paysan l’a conduit ici, mademoiselle ; mais il s’est contenté de le remettre, et n’a pas voulu s’arrêter une minute. — Qui a-t-il demandé ? Qui l’a vu ? Qu’a-t-il dit ? — Il a vu Rodolphe, mademoiselle. On fit donc venir Rodolphe, et on lui répéta les mêmes questions. Mademoiselle, dit-il, je ne connais point cet homme ; c’est la première fois de ma vie que je l’ai vu ; il m’a seulement prié d’avoir soin de ne remettre ce chien qu’à vous, assurant que vous ne tarderiez pas à recevoir une lettre à ce sujet. Ensuite il s’est en allé ; je voulais qu’il attendît que je vous eusse prévenue, mais il s’est retiré à toutes jambes.

Cécile étonnée de ce récit, ne savait ce qu’elle devait en penser. Quant à madame Charlton, dès que les domestiques se furent retirés, elle demanda à qui le chien avait appartenu, soupçonnant par l’extrême agitation qu’elle appercevait chez Cécile, qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire et d’intéressant attaché à l’envoi de cet animal. — Il aurait été inutile de vouloir rien déguiser ; la confusion, la surprise de Cécile ne le lui permettaient pas. Après s’être échappée, et être revenue à plusieurs reprises, elle ne put se dispenser d’en venir à quelques éclaircissements relativement à Delvile, la manière dont il l’avait quittée, et ses motifs. Toutes ces circonstances se trouvaient tellement liées avec l’histoire de Fidèle, qu’il était impossible qu’elle rendît compte de l’une sans faire mention des autres.

Le ton ému de Cécile, la manière dont elle fit cet aveu, découvrirent bientôt à madame Charlton tout ce qu’elle lui avait caché jusqu’alors ; sa passion et les contre-temps qu’elle avait éprouvés intéressèrent vivement cette véritable amie ; elle avait toujours pensé qu’aucun mortel ne pouvait connaître Cécile sans l’aimer, et que si elle n’était pas encore mariée, la difficulté qu’elle avait eue à se décider en était la seule cause. Quel ne fut pas son étonnement, en apprenant qu’il y avait un homme capable de résister aux charmes de la beauté, unis à la douceur, aux talents, et à la fortune ! Elle le détestait, elle le plaignait, en se persuadant que l’extrême froideur de Cécile avait été la véritable cause de son éloignement.

Cécile était dans le plus grand embarras, ne sachant quelles conjectures former au sujet de l’envoi de ce chien ; elle savait que Delvile avait souhaité qu’il le suivît à Bristol ; sa mère, toujours empressée à l’obliger, aurait moins voulu alors que jamais en négliger l’occasion. Elle ne pouvait donc pas douter qu’elle ne le lui eût envoyé ; et c’était, suivant toutes les apparences, de Bristol qu’il venait. Était-il probable que Delvile eût osé prendre la liberté de lui faire ce présent ? Il n’y avait que très-peu de temps qu’il l’avait exhortée à l’oublier, et il aurait été singulier qu’il lui eût envoyé un animal si propre à lui rappeler son souvenir. Quelle pouvait être la lettre qu’on lui avait annoncée ? D’où et de qui devait-elle venir ? Tout ce qu’elle pouvait supposer avec une apparence de vraisemblance, était que ce serait un tour de milady Pemberton, qui aurait persuadé à Delvile de lui envoyer ce chien, en l’assurant peut-être qu’elle l’avait demandé.

Cette idée toute singulière qu’elle était la révolta d’abord, et lui fit naître celle de le renvoyer tout de suite au château ; mais espérant que la lettre qu’on lui avait annoncée contiendrait quelque explication, elle résolut, avant de prendre aucun parti, de l’attendre, ou d’avoir des nouvelles de madame Delvile : elles s’étaient déjà instruites de l’heureuse issue de leurs voyages, et elle s’attendait dans peu à recevoir une nouvelle lettre, bien convaincue, par toute la conduite de madame Delvile, que celle-ci n’avait aucun désir qu’elle revînt habiter son château, et que rien ne s’opposait à ce qu’elle passât le reste de sa minorité chez madame Charlton.

Cependant les jours s’écoulaient, et elle ne recevait pas le moindre éclaircissement, point de lettre. Elle conclut qu’on l’avait trompée en la lui annonçant, et elle se repentit d’avoir ajouté foi à cette promesse. Le silence de M. Delvile lui donnait des inquiétudes sur la santé de son fils ; et l’incertitude sur la manière dont elle devait se conduire, la tenait dans une continuelle irrésolution. Elle tâcha vainement de se comporter comme si cet événement n’eût point eu lieu ; mais son esprit n’était pas dans son assiette ordinaire. Toutes les fois qu’elle travaillait ou qu’elle lisait, la vue de Fidèle, toujours à ses côtés, détournait son attention : il en était de même lorsqu’elle se promenait ; Fidèle ne manquait jamais de la suivre, et lui rappelait la lettre qu’elle attendait, et qu’elle croyait devoir trouver à son retour chez madame Charlton.

Les gentilshommes de la province, qui pendant la vie du doyen avaient recherché Cécile, continuèrent à lui rendre leurs hommages, et renouvelèrent leurs empressements, mais les choses ne pouvaient pas aller bien loin. M. Biddulp fut de ce nombre ; néanmoins Cécile, sans s’en appercevoir, lui témoignait plus d’égards qu’à tous les autres, parce qu’elle savait qu’il était l’ami de Delvile. Après s’être entretenu en général de toutes les personnes qui composaient la maison qu’elle venait de quitter, il s’informa plus particulièrement de son ami, et ajouta : Je suis en vérité, bien affligé de voir, par tout ce que j’apprends de lui, que sa santé soit aussi mauvaise. Cette réflexion réveilla toutes ses craintes ; et plus le silence de madame Delvile, qui n’écrivait pas, devenait alarmant, plus son attachement pour Fidèle augmentait.

Cécile allait entrer dans sa majorité ; elle était occupée des arrangements que son établissement exigeait. Elle se proposait de prendre possession d’une grande maison qui avait appartenu à son oncle, et qui n’était éloignée que de trois milles de celle de madame Charlton. Elle donna ses ordres pour qu’on la réparât ; elle recevait dans cet intervalle les plaintes de ses fermiers, leur promettait d’y avoir égard, et de leur faire du bien. Elle commença à se conduire, comme on a droit de l’attendre d’un vrai père de famille.

Dans ce même temps, on lui apporta une lettre de madame Delvile, qui lui faisait des excuses de ce qu’elle avait tardé si long-temps à lui écrire ; ajoutant qu’elle en avait été empêchée par plusieurs embarras domestiques, qui ne l’étonneraient point, quand elle saurait que Mortimer persistait à vouloir sortir du royaume, et voyager chez l’étranger. Ils étaient tous actuellement de retour au château de Delvile ; elle ne lui disait pas un mot de la santé de son fils, ni de ses regrets ; le reste de sa lettre ne contenait que les nouvelles publiques, et des assurances d’amitié ; elle avait cependant ajouté par apostille : Nous avons perdu notre pauvre Fidèle. Cécile méditait sur le contenu de cette lettre, qui augmentait encore son embarras à se décider sur ce qu’elle devait faire, quand à son grand étonnement, on annonça milady Honora Pemberton. Elle pria aussi-tôt une des demoiselles Charlton d’emmener Fidèle, craignant que si milady ne l’avait pas envoyé elle-même, elle n’eût à essuyer beaucoup de plaisanteries.

Milady, qui était accompagnée de sa gouvernante, lui fit l’histoire succincte de son départ du château de Delvile, et lui dit qu’elle était actuellement en chemin avec son père pour se rendre dans la province de Norfolk, où ils allaient passer quelque temps chez un seigneur de leur connaissance ; qu’il lui avait permis de le laisser à l’auberge où ils avaient couché, et de venir jusqu’à Bury lui faire une petite visite. C’est pourquoi, dit-elle, je ne puis rester qu’une demi-heure avec vous : ainsi rendez-moi compte, aussi vîte qu’il vous sera possible, de tout ce qui vous concerne. Quel compte voulez-vous, milady, que je vous rende ? — Mais, d’abord des gens avec lesquels vous vivez ici, de ceux que vous voyez ; enfin de tout ce que vous faites. — Eh bien, je vous dirai que je vis chez madame Charlton. Quant à mes connaissances, j’ai au moins ses deux petites filles, madame et mademoiselle… Bon, bon ! dit milady en l’interrompant, il est bien question de pareilles connaissances ! Vous allez, sans doute, encore me nommer le curé, sa femme, leurs trois filles, toutes leurs tantes et toutes leurs cousines. J’abhorre ces sortes de gens. Ce que je veux savoir, c’est qui sont vos intimes amis, et si vous faites ici d’aussi longues promenades que celles que vous faisiez au château, et qui est-ce qui vous accompagne. Ensuite, la regardant malignement, elle ajouta : J’imagine qu’un joli petit chien serait bien à sa place dans un pays comme celui-ci… Ah ! miss Beverley ! je vois que vous avez conservé votre ancienne habitude de rougir. Milady se contenta, pendant quelque temps, de rire et de plaisanter ; mais lorsqu’elle eut épuisé tout ce qui pouvait se dire à ce sujet, elle lui avoua franchement que c’était elle qui l’avait fait voler secrètement, et le lui avait envoyé par un paysan.

Vous savez, continua-t-elle, que j’avais de la rancune contre vous, pour avoir eu la méchanceté de vous sauver après que j’avais envoyé chercher Mortimer pour qu’il vînt vous consoler, et prendre congé. — Rêvez-vous, milady ? Quand vous ai-je envoyé ?… Écoutez donc ; n’aviez-vous pas l’air de le souhaiter, et n’était-ce pas la même chose que si vous m’en aviez priée ? Mais vraiment, cela me fit paraître tout-à-fait ridicule après l’avoir obligé de venir avec moi, et l’avoir assuré que vous l’attendiez… Ne plus vous retrouver, et ne point savoir ce que vous étiez devenue ! Il a cru que tout cela n’était qu’une invention de ma part. — Et ne l’était-ce pas réellement ? — Qu’importe ? je voulais qu’il crût que vous m’aviez envoyée ; car sans cela j’étais bien sûre qu’il ne viendrait pas. — Vous êtes certainement trop bonne. Eh bien, supposons que je fusse parvenue à vous faire rencontrer ; quel mal en serait-il arrivé ? Cela n’aurait servi qu’à vous donner à l’un et à l’autre une idée des effets d’un accès de fièvre ; car vous auriez d’abord commencé par avoir chaud, ensuite froid ; après quoi vous seriez devenue rouge, et puis vous auriez été pâle, vous auriez paru rire du tour que je vous aurais joué ; et voilà à quoi tout cela aurait abouti.

Cette façon d’arranger la chose est on ne peut pas plus naturelle, s’écria Cécile en riant : il faut cependant que vous preniez votre parti d’avouer le vol ; car vous ne sauriez exiger en conscience que je m’en charge. Vous êtes bien ingrate, à ce que je vois, dit milady, après toutes les peines, toutes les ruses et toute la dépense auxquelles j’ai été forcée pour vous obliger ; tandis que pendant ce temps, le pauvre Mortimer a donné dans toutes les gazettes le signalement de son chien favori, et l’a fait crier dans tous les bourgs du royaume. Cécile qui n’avait pas oublié ce que madame Delvile lui avait assuré de son étourderie, ne répondit rien. — Ah ! si vous aviez vu, continua-t-elle, la figure niaise de Mortimer, lorsque je lui ai dit que vous mouriez d’envie de le voir avant son départ ! Il a rougi… précisément comme vous rougissez actuellement… Vous vous ressemblez furieusement, bonnes gens. Je crains donc, cria Cécile peu fâchée de cette observation, que vous n’aimiez jamais ni l’un ni l’autre. — Oh ! pardonnez-moi ; personne au monde n’aime autant que moi les gens singuliers. Les gens singuliers ! Et en quoi le sommes nous ? — En mille choses. Vous savez que vous êtes si bonne, si sérieuse et si circonspecte ! Comment ? Mais, oui, vous ne vous moquez jamais des vieilles gens, vous ne vous emportez point contre vos domestiques ; vous ne tournez personne en ridicule ; vous êtes si polie avec les plus plats originaux, qu’on croirait que vous en êtes enchantée. Et à propos d’originaux, je n’ai pu tirer aucun parti de mylord Derfort ; il a prétendu qu’il voyait bien que je plaisantais ; il n’a plus fait attention à ce que j’ai pu lui dire. Je suis pourtant bien sûre qu’il a été redevable de cette découverte à son père ; car sans lui il n’aurait jamais eu l’esprit de s’en appercevoir. Cécile alors la pria très-sérieusement de vouloir bien renvoyer le chien en convenant que c’était elle qui l’avait fait enlever ; elle lui fit connaître de la manière la plus forte, les conséquences fâcheuses que pourrait avoir une pareille étourderie.

Fort bien ! s’écria-t-elle en se levant, tout cela est très-vrai ; malheureusement je n’ai pas le temps à présent d’en entendre davantage ; d’ailleurs, ce serait anticiper sur la première leçon de madame Delvile : vous parlez si parfaitement le même langage qu’elle, que ce n’est pas sans beaucoup de peine que je parviens à distinguer les réprimandes de l’une d’avec celles de l’autre. Elle partit après cela précipitamment, en protestant qu’elle n’avait déjà que trop mis à l’épreuve la patience de son père, et que si elle tardait encore une minute, il ne manquerait pas d’envoyer une demi-douzaine d’exprès pour s’informer si elle avait pris la route d’Écosse ou celle de Flandre.

Cette visite fut cependant agréable et consolante pour Cécile, qui se trouva délivrée de son incertitude, et vit avec plaisir que Delvile ne lui avait point fait ce présent, qui, venant de sa part, aurait été aussi humiliant que déplacé. Elle se reprochait de ne l’avoir pas renvoyé sur le champ au château. Pour réparer cette faute le mieux qu’il lui serait possible, elle résolut de faire partir son laquais, et de lui donner une lettre pour madame Delvile, par laquelle elle l’informerait de ce qui était arrivé. Elle crut ne devoir pas se faire un scrupule de lui apprendre la part que milady Pemberton avait eue dans toute cette affaire, puisqu’elle s’exposerait sans cela aux soupçons les plus fâcheux, et que cette jeune étourdie ne lui saurait pas le moindre gré de sa discrétion.

Lorsqu’elle communiqua ces petits événements à madame Charlton, cette vieille amie, connaissant son attachement pour Fidèle, lui conseilla d’attendre encore quelque temps avant de s’en séparer, et de se contenter de faire savoir à madame Delvile où il était, et ce que milady Pemberton avait fait, en lui laissant le soin de prendre des arrangements pour son retour. Cécile rejetta absolument un pareil expédient ; et puisque Delvile persistait dans sa résolution de l’éviter, elle sentit qu’il était prudent et convenable de renvoyer un animal qu’elle ne pouvait garder que pour se rappeler le souvenir d’un homme qu’elle devait s’efforcer d’oublier.



CHAPITRE III.

Incident.


Le courage de Cécile commençait à s’épuiser : elle regardait sa séparation d’avec Delvile, comme devant durer toute sa vie, puisqu’aucune considération d’intérêt, d’inclination ou de santé, n’était capable d’ébranler sa résolution. Sa mère paraissait faire autant de cas de son nom que de son existence, et elle était convaincue que les préjugés du père seraient encore plus insurmontables. La fierté de Cécile, excitée par la leur, lui faisait envisager avec plus de colère que de chagrin, la facilité avec laquelle ils s’accordaient à rejetter son alliance ; mais son amour-propre et son ressentiment se taisaient lorsqu’elle réfléchissait aux résolutions et à la santé de Delvile : la douleur l’emportait alors. Il était perdu non-seulement pour elle, mais encore pour le monde entier. Ses réflexions devinrent si tristes, que pour se dérober aux observations de madame Charlton, elle se réfugia un soir dans un des cabinets du jardin, où elle ne voulut d’autre compagnie que Fidèle.

Sa douleur et sa tendresse furent un peu soulagées par la liberté de lui exprimer ses regrets sur l’absence de son maître, son exil volontaire, et le mauvais état de sa santé : elle l’invitait à partager sa douleur, et se plaignait de ce qu’elle allait bientôt être privée de cette consolation en le perdant : elle n’aurait plus que son cœur qui conservât le souvenir de Mortimer. Elle s’écria enfin d’un ton romanesque : Va, cher Fidèle, va rejoindre ton maître, et ôte-moi par ton départ tout ce qui me restait de lui ; prie-le de ma part, de ne pas t’aimer moins pour avoir appartenu quelque temps à Cécile : que jamais son cœur superbe ne puisse connaître, ni se glorifier de tout l’attachement qu’à sa considération elle a eu pour toi ! Va, cher Fidèle, garde-le la nuit, et suis-le le jour ; sers-le avec zèle… Ne l’abandonne jamais… Oh, que sa santé n’est-elle aussi constante que sa fierté ! C’est le seul côté faible, le seul vulnérable…

À peine achevait-elle ces derniers mots, que Fidèle aboya de toutes ses forces, et la quitta en courant. Ayant jeté les yeux du côté de la porte pour voir ce qui avait pu l’épouvanter, elle apperçut Delvile lui-même, debout et comme immobile. Son étonnement à cet aspect fut extrême ; il lui parut surnaturel : elle crut plutôt voir son ombre que sa personne ; elle avait peine à se persuader que l’objet qu’elle voyait existât réellement. Delvile fut à son tour quelque temps sans pouvoir rompre le silence. Tourmenté par le chien, qui par ses sauts lui témoignait la joie qu’il avait de le revoir, il fut obligé de faire attention à lui, et ne put s’empêcher de lui rendre ses caresses ; Oui, mon pauvre Fidèle, lui dit-il absorbé en lui-même, tu as droit à mon amitié ; tu peux compter que je ne t’oublierai jamais.

Cécile, à sa voix, commença à respirer ; et Delvile ayant appaisé le chien, entra dans le cabinet, en disant : Est-il possible ! suis-je bien éveillé ?… Bon Dieu ! se peut-il ?… Cécile se rappelant alors les exclamations romanesques que sa douleur lui avait arrachées, fut accablée de honte et de regret, et tomba presque sans force. Delvile vola à son secours, et se jeta à ses pieds pour lui exprimer de la manière la plus passionnée toute l’étendue de sa reconnaissance.

Cécile surprise, tremblante, éprouvant à la fois mille mouvements contraires, s’efforça de se lever, et de lui échapper ; il la retint. Non, trop aimable miss Beverley ! non, ce n’est pas ainsi que nous devons nous séparer ; ce n’est que dans ce moment que je connais tout le prix du trésor auquel j’étais près de renoncer, et sans Fidèle, je l’aurais toujours ignoré. En vérité, s’écria-t-elle avec émotion, vous pouvez m’en croire, Fidèle n’est ici que par un pur hasard… Milady Pemberton l’avait fait enlever sans que j’en susse rien… Elle l’avait volé, elle me l’avait envoyé ; c’est elle qui a tout fait. — Obligeante milady Pemberton, s’écria à son tour Delvile enchanté, comment pourrai-je jamais assez reconnaître ?… Vous aurait-elle aussi recommandé de le chérir, et de le caresser ?… de lui parler de son maître ? Ô ciel ! interrompit Cécile accablée de honte, à quoi mon imprudence m’expose-t-elle ! Faisant alors de nouveaux efforts pour se débarrasser, elle s’écria : Laissez-moi, M. Delvile, laissez-moi… Je ne saurais vous voir plus longtemps… Il m’est impossible de soutenir votre présence. Viens, cher Fidèle, dit-il en continuant à l’arrêter, viens et plaide la cause de ton maître ! Demande qui de nous est le plus obstiné, qui est celui dont la fierté est présentement invincible. Ah ! reprit Cécile détournant la tête en lui parlant, ne répétez pas davantage ces mots odieux, si vous ne voulez me rendre méprisable à moi-même. Trop aimable miss Beverley, lui repliqua-t-il un peu plus sérieusement, pourquoi ce ressentiment ? pourquoi cette injuste douleur ? Mon cœur ne vous est-il pas connu depuis long-temps ? N’avez-vous pas été témoin de ses souffrances ? Pourquoi donc cette réserve déplacée, cette constante froideur ? Pourquoi vouloir me priver de la félicité que vous m’avez procurée sans le vouloir, et empoisonner la douceur d’un moment qui peut seul me faire oublier tout ce que j’ai souffert ? Est-il possible, monsieur, répondit-elle avec impatience, mais un peu radoucie, que vous regardiez votre conduite comme honnête ? De quel droit avez-vous osé me surprendre ?… Venir m’écouter ? — Vous me blâmez trop légèrement ; votre amie madame Charlton m’a permis de venir ici vous chercher. Il est vrai que, lorsque j’ai entendu le son de votre voix… lorsque je vous ai entendu prononcer le nom de Fidèle, lui parler de son maître… Arrêtez, arrêtez ! Je ne saurais supporter que vous me rappeliez cette idée. Il n’est aucun ridicule que mon indiscrétion ne mérite… et cependant il n’est point d’aussi cruel châtiment que celui que mes remords me préparent. — Eh ! pourquoi, ma chère miss Beverley ? qu’avez-vous fait ?… et, permettez que je vous le demande, qu’ai-je fait moi-même, pour que vous témoigniez tant de regrets du peu de sensibilité que vous avez montré pour une passion aussi vive que la mienne ? Ne vous rend-elle pas plus chère à mes yeux ? N’ajoute-t-elle pas une nouvelle force à l’attachement qui me lie éternellement à vous ? Non, non, reprit Cécile, elle doit produire un effet tout différent ; et cette même extravagance qui m’ôte toute l’estime que je conservais encore pour moi-même, ne saurait manquer de me ravir la vôtre !… Je ne puis en soutenir la pensée ; pourquoi vous obstinez-vous à me retenir ?… Juste ciel ! à quelles étranges terreurs vous laissez-vous aller ? êtes-vous moins en sûreté avec moi que vous le seriez avec vous-même ? douteriez-vous de mon honneur ? soupçonneriez-vous ma probité ? Vous me connaissez trop bien pour cela : si j’entreprenais à présent de vous faire de nouvelles protestations, elles ne serviraient qu’à redoubler les alarmes d’une délicatesse qui n’est déjà que trop effarouchée : autrement je vous dirais que je garderai le secret que je viens d’entendre, qu’il me sera plus sacré que ma vie, que les mots que vous avez prononcés sont gravés dans mon cœur, et qu’ils y demeureront constamment ensevelis ; que je conserverai éternellement pour celle qui les a prononcés, non-seulement plus d’amour, mais encore une plus profonde vénération que je n’avais auparavant. Je découvre de nouvelles vertus dans toutes vos actions ; je vois que ce que j’avais pris pour indifférence était dignité ; je m’apperçois que ce que j’imaginais être l’insensibilité la plus marquée, était noblesse, modestie et grandeur d’âme.

Ce discours appaisa un peu Cécile, et après avoir hésité un instant, elle dit avec un léger sourire : Dois-je vous remercier de votre complaisance à chercher à me réconcilier avec moi-même… ou vous gronder de me prodiguer des louanges que vous savez que je mérite si peu ? Ah ! lui répliqua-t-il, si j’entreprenais de vous louer comme je crois que vous le méritez, s’il m’était permis de dire ce que je pense, je vous paraîtrais extrême dans mes louanges, vous douteriez de mon bon sens.

J’aurais pourtant bien peu de raisons, dit encore Cécile en se levant, de vous reprocher de manquer de bon sens, moi qui me conduis comme si j’avais entièrement perdu le mien. À présent, ne vous obstinez pas à me retenir, vous me feriez la plus grande peine. — Permettez-moi donc, demain matin, de bonne heure, de vous rendre mes hommages. — Non, Monsieur, ni après-demain, ni le jour suivant ; l’entrevue d’aujourd’hui est condamnable, une seconde le serait encore plus ; celle-ci peut passer pour une imprudence… une autre mériterait une autre dénomination plus grave.

Se pourrait-il, reprit-il sérieusement, que miss Beverley me crût capable de desirer de la voir uniquement pour satisfaire mon inclination ; que je voulusse abuser de ses moments ou de sa complaisance ? Non, la conference que je lui demande doit être importante et décisive ; je destine cette nuit entière à délibérer ; demain j’agirai. Je n’ose former aucun plan avant d’avoir bien réfléchi sur ce que je dois faire… Je n’entreprendrai point de vous peindre tout ce que je sens au fond de mon âme ; ne refusez pas, je vous prie, d’apprendre le résultat de mes réflexions, et le parti que j’aurai pris.

Cécile, après ce qu’il venait de lui dire, sentit toute la justice de sa demande ; elle ne fit plus aucune difficulté à la lui accorder, et le pria de ne pas rester plus long-temps. Vous avez raison, s’écria-t-il, plus je reste, et plus ma raison, qui m’est si nécessaire dans cette occasion, devient faible. Il lui réitéra alors les assurances du respect qu’il aurait éternellement pour elle, la supplia de ne point avoir de regret de la félicité qu’elle lui avait procurée ; et après avoir encore différé d’obéir à ses ordres, jusqu’au moment où il s’apperçut qu’elle était réellement irritée, il ne la quitta que lorsqu’elle lui eut pardonné et permis de la revoir le lendemain matin de bonne heure.

Cécile étant seule, regarda tout ce qui venait de se passer comme un songe. Elle ne pouvait imaginer que Delvile fût réellement à Bury ; qu’il fût venu la voir chez madame Charlton ; qu’il eût découvert ses plus secrètes pensées : tout cela avait un air si étrange et si invraisemblable, que l’excès de son étonnement lui ôtait la faculté de réfléchir : elle resta presqu’immobile à la place où il l’avait laissée, jusqu’au moment où madame Charlton la fit prier de rentrer. Celle-ci lui dit, avec un sourire très-expressif, qu’elle se flattait qu’elle avait été contente de sa promenade. Cécile lui fit des reproches de l’imprudence qu’elle avait eue de la laisser surprendre au moment où elle s’y attendait le moins. Madame Charlton pensant cependant plus à son bonheur futur qu’à ses terreurs présentes, n’eut aucun regret de ce qu’elle avait fait ; et lorsque Cécile lui eut communiqué ce qui venait de se passer, elle vit avec ravissement que l’entrevue inopinée qu’elle avait favorisée, en leur faisant connaître l’affection mutuelle qu’ils avaient l’un pour l’autre, les engagerait à ne plus différer un mariage qui devait assurer leur félicité. Cécile ayant pénétré que son amie n’avait point agi au hasard dans cette circonstance, et qu’elle avait bien voulu que Delvile interrompît sa solitude, se contenta de se plaindre de son indiscrétion, sans blâmer son zèle. Elle lui demanda ensuite par quel moyen il s’était introduit et fait connaître ; elle apprit qu’il avait demandé à la porte miss Beverley, et qu’ayant dit son nom, on l’avait fait entrer ; que madame Charlton, prévenue par sa figure, avait aussitôt formé le projet de surprendre Cécile : projet dont elle pensait pouvoir se promettre ce qui en était arrivé. Ces informations tranquillisèrent peu Cécile, qui ne pénétrait point les raisons d’une visite si contraire aux projets de Delvile. Mais cette circonstance était peu importante, en comparaison des autres objets que cette entrevue lui faisait envisager. Delvile, en qui elle avait mis depuis long-temps, quoiqu’en secret, toutes ses espérances de bonheur, connaissait à présent tous ses avantages. Il savait que de lui seul dépendait la destinée de Cécile ; il ne lui avait pas caché qu’il la quittait pour se décider, et il devait le lendemain lui faire part de sa résolution, bien assuré qu’elle l’approuverait. Cette situation humiliante l’affligeait ; voir l’homme qu’elle préférait à tous les autres, hésiter s’il accepterait son cœur, était le sentiment le plus pénible qu’elle eût encore éprouvé : l’on s’imaginerait difficilement combien elle fut agitée toute la nuit.



CHAPITRE IV.

Proposition.


Delvile ne manqua pas de revenir le lendemain. Cécile, qui était avec madame Charlton et ses deux petites filles, le reçut d’un air très-embarrassé. Madame Charlton trouva bientôt un prétexte pour s’éloigner avec ses demoiselles. Se trouvant alors seule avec lui, elle s’écria tout-à-coup, et sans savoir ce qu’elle disait : Comment se porte madame Delvile, monsieur ? Est-elle encore à Bristol ? — À Bristol ? Non ; n’avez-vous pas su qu’elle était retournée au château de Delvile ? — Ah, cela est vrai… Je voulais dire au château de Delvile… Je me flatte que les eaux lui auront fait du bien. — Je ne sache pas qu’elle ait eu besoin de les prendre. — Cécile, honteuse de ces deux bévues, rougit, et ne hasarda plus de parler. Delvile qui paraissait occupé de quelque chose qu’il craignait de révéler, se leva, et après s’être promené quelque temps dans l’appartement, s’écria : Que tous les projets que je forme dans ce moment sont vains et inutiles ! Il s’approcha de Cécile, qui paraissait occupée à examiner un ouvrage ; et s’asseyant à côté d’elle, il lui dit : En nous quittant hier, j’ai osé dire qu’une seule nuit serait employée à délibérer… et que ce jour, ce jour même j’agirais… J’avais oublié que, si pour délibérer, je n’avais que moi seul à consulter, je n’étais plus aussi indépendant quand il était question d’agir ; et que lorsque mes doutes seraient dissipés, et que j’aurais une fois pris mon parti, il me resterait encore de nouveaux doutes, et d’autres partis à examiner, qui pourraient retarder mes démarches, peut-être même les rendre impraticables. Il s’arrêta ; mais Cécile, incapable de soupçonner à quoi ce préambule devait aboutir, continua à garder le silence.

C’est de vous, mademoiselle, continua-t-il, que tout le bonheur ou tout le malheur de ma vie dépend maintenant, vous avez l’un ou l’autre dans vos mains : quoique je compte sur vos bontés, et que je vous connaisse au-dessus de tout déguisement, ce que je viens vous proposer… vous demander… vous supplier… Le courage m’abandonne. À quoi s’attendre ! pensa Cécile, tremblante de ce qu’elle venait d’entendre ; va-t-il me prier de solliciter le consentement de madame Delvile, ou de lui ordonner de me quitter pour jamais ?

Miss Beverley, s’écria-t-il, serait-elle décidée à ne pas me parler ? veut-elle m’intimider par ce silence ? Ah ! si elle connaissait combien je la révère, elle m’honorerait de plus de confiance. — Quand comptez-vous, monsieur, lui demanda-t-elle, commencer votre voyage ? Jamais, s’écria-t-il vivement, à moins que vous ne me l’ordonniez : jamais !… Non, trop aimable miss, je ne puis plus vous quitter ! La fortune, la beauté, le mérite et la bonté sont des perfections auxquelles j’ai eu la force de m’arracher ; et quelque pénible que fût ce sacrifice, j’étais parvenu à le faire à mes parents ; mais actuellement que tant de douceur, qu’une pitié si inattendue, une compassion si vive pour mes souffrances viènent s’y joindre… Non, charmante Beverley, il est impossible que je vous abandonne ! Prenant alors sa main, il continua avec encore plus de sentiment : Oui, je vous offre ici mes vœux, je vous reconnais pour l’unique arbitre de ma destinée ; je vous donne mon cœur… Il vous appartient depuis si long-temps !… Ordonnez de ma conduite ; daignez devenir mon guide, mon ange tutélaire, daignerez-vous accepter un pareil emploi, et vous rendre à ma prière ? Oui, répondit Cécile, charmée intérieurement de voir que tel était le résultat de ses réflexions ; je suis prête à vous donner mes conseils, et je crois ne pouvoir vous en donner de meilleur que de partir dès demain pour le continent. Ah, quelle malice ! s’écria-t-il avec un rire forcé, je ne vous demande point encore de conseil ; il reste quelque chose à faire pour vous autoriser à m’en donner. L’esprit, la pénétration, quelque soit le degré éminent auquel vous les possédiez, ne suffisent point encore pour que vous puissiez vous acquitter de cet office ; il faut que vous soyez revêtue de pouvoirs plus amples ; il vous faut un droit incontestable et un titre avoué, non-seulement par le cœur et par la raison, mais qui ait encore l’approbation des lois et la sanction des cérémonies les plus augustes de la religion.

J’imagine donc, dit Cécile en rougissant, que ce que je puis faire de mieux, sera de m’abstenir absolument de vous donner aucun conseil, puisqu’il est si difficile d’acquérir les qualités nécessaires pour le faire.

Que ma présomption n’attire point votre colère, s’écria-t-il, ma chère miss Beverley : que tout ce que j’ai souffert m’obtiène le pardon de ma témérité ; permettez qu’après en avoir éprouvé tant d’amertume, je commence à goûter la douceur du changement avantageux que tout semble m’annoncer.

Cécile honteuse et inquiéte, ne prévoyant point ce qui devait suivre, et ne voulant s’expliquer qu’autant qu’elle serait un peu rassurée, se tut un moment, et voulut se retirer : mais Delvile l’arrêta ; et après une conversation aussi passionnée de sa part qu’embarrassée de celle de Cécile, il en arracha, pour ainsi dire, l’aveu de ses sentiments pour lui, qu’elle aurait vainement cherché à déguiser, après ce qu’il avait entendu la veille. La joie qu’il en témoigna fut aussi grande que l’empressement avec lequel il l’avait demandé : elle ne fut cependant pas de longue durée, un triste souvenir vint l’empoisonner ; et malgré la vivacité qu’il mit dans ses remerciements, Cécile ne tarda pas à s’appercevoir, à son air et au ton de sa voix, d’un changement qui la frappa. Elle se repentit d’un aveu qu’elle ne pouvait plus démentir, et attendit entre l’espoir et la crainte, de savoir à quoi il se déciderait.

Delvile qui pénétra la révolution qui venait de s’opérer chez elle, s’écria avec beaucoup d’émotion : Oh, que la félicité humaine est peu constante ! Que ces moments rares et précieux où elle est parfaite, s’écoulent rapidement ! Ah ! charmante miss, quelles expressions pourrais-je employer pour adoucir ce qui me reste à vous révéler, pour vous dire qu’après tant de bonté, de candeur et de générosité, j’ai encore à vous faire une prière, à vous demander une grâce, et qu’en refusant de me l’accorder, c’est me bannir pour toujours de votre présence !

Cécile, très-déconcertée, désira savoir de quoi il était question ; mais la crainte de lui déplaire l’empêcha pendant quelque temps de poursuivre. Enfin, après lui avoir réitéré plusieurs fois combien il craignait de l’offenser, il avoua que toute espérance d’union entr’eux n’était fondée que sur le consentement qu’il attendait d’elle à leur mariage prompt et secret. La surprise de Cécile à cette déclaration lui fit garder quelque temps le silence ; mais à peine eut-il commencé à entrer en explication, et à vouloir s’excuser, qu’elle lui dit avec indignation : J’aurais cru, monsieur, que mon caractère et ma conduite, indépendamment de ma fortune, m’auraient mise à l’abri d’une proposition à laquelle je n’aurais jamais dû m’attendre, et que je n’ai pu écouter sans m’avilir. Elle voulut après cela se retirer ; mais Delvile s’y opposant de nouveau, lui dit : Je n’ai que trop prévu combien vous en seriez alarmée, et c’est la crainte de vous offenser, qui a empoisonné la félicité dont je jouissais. Je n’osais espérer, quels que fussent vos sentiments à mon égard, que vous consentissiez jamais à un projet qui est cependant le résultat des plus sérieuses réflexions : mais quoiqu’il vous révolte, croyez que les motifs qui l’ont fait naître n’ont rien de condamnable. Quels que puissent être ces motifs relativement à vous, monsieur, dit Cécile, ils ne peuvent être que très-déshonorants pour moi ; il ne me convient point de les adopter. Vous me rendez bien peu de justice, s’écria-t-il avec chaleur ; un instant de réflexion suffirait pour vous convaincre que, si avant d’être unis, votre honneur est séparé du mien, à l’instant où nous le serions, il cesserait de l’être. Ah ! croyez que je renoncerais plutôt à vous, que de donner la moindre atteinte à cette délicatesse, à cette innocence dont la pureté est sans tache, et qui sont le charme le plus puissant qui m’attache à vous. Eh ! pourquoi donc, s’écria Cécile d’un ton de reproche, pourquoi me proposer un projet de cette nature ? Les circonstances les plus singulières et la nécessité la plus pressante, répondit-il, ont pu seules m’y faire penser. Hier matin même, je me serais encore cru incapable de le former ; mais les cas extraordinaires exigent des résolutions qui le soient aussi. Hélas ! la proposition qui vous révolte si fort est ma dernière ressource. C’est la seule barrière qui existe entre le désespoir et moi, le seul expédient qui me reste pour n’être pas séparé de vous pour toujours. Je suis forcé de vous l’avouer, je sais, à n’en pouvoir douter, que ma famille ne donnera jamais les mains à notre mariage… Ni moi non plus, monsieur, s’écria Cécile avec beaucoup de fermeté ; je n’entrerai point dans une famille contre son gré ; je ne consentirai jamais à une alliance qui pourrait m’exposer à des insultes. Rien ne se communique plus facilement que le mépris. L’exemple de vos parents pourrait influer sur vous-même : et qui oserait m’assurer que tous n’en seriez point capable à votre tour ? Ah ! croyez-en mon honneur, s’écria-t-il : si je vous parais emporté, si je conviens de l’impétuosité de mon caractère, j’ose assurer cependant que dans aucune affaire importante je ne suis capable de légèreté ou de caprice. — Quelle sûreté, monsieur, ai-je du contraire ? Ne venez-vous pas dans ce moment de m’avouer que pas plus loin qu’hier, vous abhorriez le projet que vous me proposez aujourd’hui ? Et ne pourriez-vous pas demain reprendre votre première façon de penser ! — Cruelle miss ! que cette conclusion est injuste ! Si je désapprouvais hier la démarche que je fais aujourd’hui ; je n’ai point changé de sentiment, mais bien de situation.

Ici la trop sensible Cécile détourna la tête, convaincue qu’il faisait allusion à la découverte de la veille… Vous-même, continua-t-il, vous avez pu juger de ma constance. N’avez-vous pas été témoin de ma fuite, dans un temps où rien ne s’opposait à mes poursuites ? Ne m’avez-vous pas vu vous éviter soigneusement, quand j’avais à chaque instant l’occasion de vous rencontrer ? Après des preuves aussi incontestables de ma manière de penser, y a-t-il de l’équité ou de la raison à me soupçonner d’irrésolution et d’instabilité ?

Quelle est donc, s’écria-t-elle, cette manière de penser qui vous amène à Bury ? Lorsque toutes les occasions de nous voir jamais semblaient nous être ôtées, après m’avoir assuré que vous alliez quitter le royaume, et m’avoir dit un éternel adieu… où était votre constance, lorsque vous avez entrepris cette course inutile ? Prenez garde, lui repartit-il en tirant une lettre de sa poche, prenez garde à ce que vous dites, et ne me forcez pas à vous montrer mon excuse. Ah ! répondit Cécile en rougissant, c’est sans doute un nouveau tour de milady Pemberton. — Non, sur mon honneur ; mon garant est bien plus sûr. Cécile très-alarmée, tendit la main pour prendre la lettre ; et regardant d’abord la signature, elle fut fort étonnée en voyant le nom de M. Biddulph. Elle jetta les yeux sur les premières lignes, et ayant apperçu son nom, elle lut ce qui suit :


« Vous savez sans doute que miss Beverley est de retour dans cette province ; tout le monder l’y a vue avec la plus grande surprise. Depuis l’instant où j’avais appris qu’elle résidait au château de Delvile, je l’avais regardée comme perdue ; mais en la revoyant au milieu de nous au moment où je m’y attendais le moins, j’ai eu la faiblesse de vouloir essayer de m’en faire aimer ; je me suis cependant bientôt apperçu que vous auriez dû m’épargner la mortification d’un second refus, et que quoiqu’elle eût quitté le château de Delvile, elle ne l’avait pas habité en vain. Elle rougit toutes les fois qu’elle entend prononcer votre nom ; elle pâlit dès qu’on parle de votre indisposition ; le chien que vous lui avez donné, et que j’ai d’abord reconnu, est son plus cher compagnon. Ô fortuné Delvile ! et vous abandonnez une conquête si flatteuse ! »


Cécile n’eut pas la force d’en lire davantage ; la lettre lui tomba des mains. Se voyant ainsi trahie par sa propre faute et par son émotion, elle sentit bien que tout le monde avait découvert son secret ; elle fut si pénétrée que ses forces l’abandonnèrent, et pleura amèrement. Juste ciel ! s’écria Delvile extrêmement touché, qu’est-ce qui peut vous affecter à ce point ? Les soupçons d’un rival jaloux pourraient-ils… Cessez de me parler, lui dit-elle en l’interrompant avec vivacité ; ne m’arrêtez plus… je veux être seule… Je vous prie, je vous supplie de me laisser. — Je vous obéirai en tout, s’écria-t-il avec accablement ; dites-moi seulement quand je pourrai revenir, et quand vous me permettrez de vous expliquer les motifs d’une conduite que vous désapprouvez tant. Jamais, jamais, repartit-elle, je suis déjà assez humiliée, sans chercher à entrer dans une famille qui ose me mépriser.

Vous mépriser ? Non, elle vous respecte ! Qui pourrait être assez injuste ! Cette fatale clause seule… Eh ! mon Dieu ! mon Dieu ! laissez-moi, je vous en prie. En vérité, je ne saurais vous entendre : tout ce que vous pourriez me dire ne servirait actuellement qu’à me tourmenter. Je pars, s’écria-t-il, dans le moment ; je ne voudrais même pas tirer avantage de votre émotion : mon intention n’est point de surprendre votre approbation ; je ne veux que vous expliquer mes vues. Quelles sont-elles en recherchant miss Beverley ? Serait-ce d’épouser une riche héritière ? Non, elle a vu que sous cet aspect j’étais capable de lui résister. Ce n’est pas non plus une beauté périssable, qu’un petit nombre d’années peut flétrir, et qui n’a qu’un temps. Non, non ! c’est une compagne pour la vie ; c’est un consolateur dans l’adversité ; c’est une intime amie que je recherche en miss Beverley ; son estime m’est aussi précieuse que son affection ; comment espérer qu’elle m’aimera dans ma vieillesse, si sa jeunesse et les années les plus brillantes de sa vie sont troublées par les doutes qu’elle aurait sur ma probité ? Tout doit être éclairci, et il ne doit rester aucun sujet d’inquiétude qui puisse troubler notre repos. Nous serons sincères maintenant, afin d’être tranquilles dans la suite, et que notre félicité ne soit point interrompue, le temps s’écoulera sans que nous nous en appercevions, et l’amour qui nous aura unis dans notre printemps, nous aidera à supporter les infirmités attachées à la vieillesse, sur laquelle notre complaisance et notre sympathie mutuelle répandront le calme et la paix. Et alors, ma divine Cécile… Oh, arrêtez ! dit-elle en l’interrompant, radoucie, malgré elle, par un plan si conforme à ses souhaits ; quel langage ! qu’il vous convient peu de le tenir, ou à moi de l’entendre ! Elle le pressa très-sérieusement de s’en aller ; et après avoir répété plusieurs fois ses adieux, promettant de lui obéir, et ne partant point, il lui dit enfin que, si elle consentait à recevoir une de ses lettres, il tâcherait de confier au papier ce qu’il avait à lui communiquer ; que son émotion lui ôtant la faculté de s’expliquer clairement, ne lui permettait pas de donner à ses raisons toute la force dont elles étaient susceptibles.

Il s’éleva alors une nouvelle difficulté, Cécile protestant qu’elle ne recevrait aucune lettre, et ne voulant plus rien entendre à ce sujet, et Delvile déclarant positivement, de son côté, qu’il ne se soumettrait à aucune décision qu’autant qu’il aurait été entendu ; enfin il l’emporta, et se retira.

Cécile, après son départ, sentit avec douleur tout le désagrément de sa situation. Ses principes et sa délicatesse ne lui permettaient pas d’accepter clandestinement la main de Delvile. Le déplaisir qu’elle avait témoigné de cette proposition était sincère : elle croyait même qu’il aurait été de son devoir de ne pas l’écouter ; et cependant la fierté de Delvile cédant à une passion assez forte pour l’engager à renoncer aux vues ambitieuses de sa famille, était une circonstance à laquelle elle n’était point insensible ; mais, quoiqu’elle en fût flattée, elle résolut cependant de ne jamais consentir à un mariage aussi humiliant, et de renoncer à Delvile, ou d’attendre le consentement de ses parents.



CHAPITRE V.

Lettre.


Madame Charlton ne sut pas plutôt que Delvile s’était retiré, qu’elle rejoignit Cécile, impatiente d’apprendre ce qui s’était passé. Le récit qu’elle lui en fit l’irrita autant qu’elle la surprit. Elle ne concevait pas que l’héritière d’une fortune aussi considérable, douée de tant de beauté, issue d’une famille respectable, élevée de manière à faire honneur à celle dans laquelle elle entrerait, pût être rejetée par les gens auxquels son opulence serait extrêmement avantageuse, et qu’on lui proposât de s’y introduire clandestinement. Cette insulte lui paraissait digne de tout son ressentiment : elle approuva donc la résolution de sa jeune amie, et l’exhorta à persister à n’écouter aucune des sollicitations qui lui viendraient d’autre part que de celle de monsieur ou madame Delvile.

Environ deux heures après que Mortimer fut parti, on reçut une de ses lettres. Cécile l’ouvrit en tremblant et lut ce qui suit :


À Miss Beverley.
20 Septembre 1779.

« Quelles craintes, quels soupçons pouvaient engager mademoiselle Beverley à me défendre de lui écrire ? Un caractère aussi franc que le mien, aurait-il dû lui inspirer de la défiance ? Me connaîtrait-elle assez peu pour me croire capable de ruse ou de duplicité ? Peut-elle même m’en soupçonner la volonté. Non, trop chère miss, quoiqu’il puisse m’arriver de vous offenser involontairement par ma vivacité, croyez que jamais je ne chercherai à vous abuser par des raisonnements captieux : mon ambition, comme je vous l’ai déjà dit, est de vous convaincre, et non de vous en imposer ; mes raisonnements seront aussi simples que mes aveux seront sincères.

» Comment oserai-je encore renouveler une proposition que vous avez rejetée presqu’avant de l’avoir entendue ? Souffrez cependant que je vous assure qu’elle ne procède ni d’un manque d’égards pour vos scrupules, ni de l’oubli de mes devoirs. Je ne vous l’ai faite qu’avec la répugnance que m’inspirait la crainte que vous n’en fussiez révoltée… Mais hélas ! je vous ai déjà dit ce qu’il faut que je vous répète avec douleur ; il ne me reste d’autre choix, d’autre parti que celui d’un mariage secret, ou de renoncer à vous pour toujours.

» Vous serez étonnée d’une pareille déclaration, vous aurez raison de l’être. Je prévois déjà que vous êtes prête à me prescrire ce dernier parti, et l’ordre en est déjà sur vos lèvres…

» Dans le moment cruel et désespérant où je m’arrachai d’auprès de vous au château de Delvile, je vous fis part des raisons de ma fuite, et je résolus de ne plus vous voir. Je ne vous parlai point alors de ma famille ; les difficultés que je me faisais à moi-même, et qui me détournaient d’aspirer à votre main, me firent croire qu’il était inutile de vous entretenir des obstacles qu’y apporteraient mes parents : de mon côté, il n’en existe plus… les leurs ont encore toute leur force.

» Mon père, sorti d’une maison dont l’opulence a décliné, mais qui n’en a pas moins conservé la fierté, se considère comme le dépositaire de son honneur, auquel le nom de ses ancêtres est inséparablement attaché. Ma mère, issue de la même famille, élevée dans les mêmes principes, a donné une nouvelle force à cette opinion, en l’adoptant elle-même.

» Vous ne serez donc pas surprise, mademoiselle, que leur fils unique, le seul héritier de leur fortune, et le seul objet de leurs espérances, ait de bonne heure été imbu des mêmes préjugés. La première leçon qu’on m’a donnée, a été le respect pour la famille dont je descendais, et pour le nom que j’avais reçu en naissant, dont on m’a toujours dit que je devais me regarder comme le dernier soutien : on n’a cessé de m’exhorter à m’occuper des moyens d’en augmenter la dignité et le lustre.

» Cette ambition encouragée par mes parents, cette orgueilleuse idée de mon importance avait acquis avec le temps une force que miss Beverley était seule capable de détruire. Combien n’ai-je donc pas été alarmé, lorsque j’ai connu tout le pouvoir de ses charmes, et que j’ai admiré ses perfections ! Tout ce que la vanité pouvait exiger ; tout ce que l’ambition pouvait prétendre, tout ce que la vertu ou la plus scrupuleuse délicatesse pouvait demander, se trouvait réuni en elle ; et tandis que mon cœur était enchaîné par sa beauté, ma raison se glorifiait de ses fers… Mais, renoncer à mon nom, abandonner pour jamais une famille dont toutes les espérances étaient fondées sur moi… Il me semblait que l’honneur me le défendait, mon courage et mon devoir étaient révoltés d’un pareil sacrifice. Abjurer un droit né avec moi, me semblait une espèce de désertion, un abandon du poste qui m’était confié ; je m’abstins donc de solliciter, de désirer même d’acquérir votre affection, et je résolus fermement de vous fuir comme un objet funeste à mon repos, puisque je ne pouvais sans honte aspirer à votre main.

» Telle était la conduite que je venais de me prescrire, lorsque je reçus la lettre de Biddulph ; je devais quitter l’Angleterre trois jours après ; mon père avait enfin consenti à mon départ ; ma mère, qui avait pénétré les raisons qui me faisaient entreprendre ce voyage, ne s’y était jamais opposée. Mais quelle fut la révolution subite qu’opéra la lecture de cette lettre ! Mon courage m’abandonna. Je crus néanmoins qu’il se trompait ; j’attribuai ses soupçons à sa jalousie. Je savais, il est vrai, que Fidèle manquait… mais qu’il fût votre favori !… Était-il possible de quitter l’Angleterre dans cet état d’incertitude ? d’être tourmenté dans des climats éloignés par des doutes que je ne pourrais plus éclaircir ? Non, je partis en diligence pour la province de Suffolk, et ne m’arrêtai que chez madame Charlton.

» Quelle scène m’y attendait ! J’y vis la souveraine de mon cœur, l’objet au pouvoir duquel j’ai vainement cherché à me soustraire, caresser un animal qu’elle savait m’appartenir, s’affliger et se plaindre à lui de la mauvaise santé de son maître, et lui recommander la fidélité… Ah ! pardonnez si je cherche à rappeler cet heureux moment : sans lui, aurais-je jamais connu combien de noblesse et de douceur se trouvent réunies chez miss Beverley ? Avant cette époque, j’étais bien convaincu que ses vertus et ses charmes ne pourraient que donner un nouveau lustre au plus haut rang, et j’aurais méprisé tous les obstacles ; j’aurais recherché son alliance avec l’ardeur et le courage qu’inspirent l’amour et l’ambition, sans cette clause fatale… Ne soyez point irritée de ma franchise ; qu’elle serve à vous convaincre de la sincérité du changement qu’a produit en moi la connaissance de vos sentiments à mon égard ; vous seule maintenant pouvez faire mon bonheur. Réputation, honneur, opulence, ambition, ne seront rien pour moi ; nul espoir de félicité domestique sans vous. En vous perdant, quelle qu’en pût être la cause, mon malheur serait complet, et rien ne pourrait m’en consoler.

» Quant à ce qui me regarde personnellement, le sort en est jeté ; l’orgueil de famille cède, chez moi, au desir du bonheur : ce nom que j’ai si vainement chéri, ne peut plus être opposé au sacrifice que sa conservation exigerait. J’y renonce ; le mal est, au reste, plus imaginaire que réel ; et quoique ce soit une blessure cruelle pour la vanité, ce n’en est point une pour l’honneur.

» Je viens de vous ouvrir mon cœur, de vous faire l’aveu de ma fausse gloire, de vous exposer avec vérité les causes de mon incertitude passée, et les motifs qui me décident à présent. J’ignore comment je dois me conduire ; je crains de vous faire le détail des difficultés que j’aurai encore à surmonter. À peine ai-je le courage de vous parler de la prière qu’il me reste à vous faire.

» Ma famille, confondant l’ambition avec l’honneur, pensait depuis long-temps à contracter pour moi une alliance considérable ; et malgré la répugnance invincible que j’ai témoignée jusqu’à présent, ses vues n’ont pourtant point changé ; je crains donc de faire à cet égard une tentative qui, j’en suis certain, ne réussirait pas.

» Dans une situation aussi désespérée, quel parti prendre ? Faut-il solliciter, quoique certain d’un refus, et braver ensuite l’autorité paternelle ? ou, ce qui serait une tâche bien plus pénible, dois-je renoncer à mes plus chères espérances, au bonheur de ma vie ? Ah ! ma chère miss, faites cesser ce combat ! ma félicité, ma paix, ma tranquillité sont entre vos mains ; le moment de notre union les assurera pour toujours.

» Il pourra vous paraître étrange que j’entreprène ainsi de braver les parents que je n’ai pas le courage de consulter ; mais la connaissance que j’ai de leur caractère et de leurs sentiments ne me laisse que cette ressource.

» Ils chérissent miss Beverley ; et quoique rien ne pût jamais les engager à renoncer à leur nom, lorsqu’ils la verront une fois dans leur maison, dont elle fera l’ornement, ses vertus, ses talents, sa fortune, leur feront bientôt oublier les projets dont ils sont actuellement uniquement occupés. L’idée qu’ils ont de l’honneur n’est point au-dessous de celle qu’ils se sont formée d’une naissance distinguée ; ils sentiront tout le prix de votre complaisance ; et si dans le premier moment de leur surprise, ils étaient irrités contre leur fils, ils auraient soin que celle qui aurait autant fait pour lui n’eût point à se plaindre d’eux.

» Quant aux articles du contrat, le secret de notre union ne saurait leur nuire ; je déposerai entre les mains de la personne que vous jugerez à propos de choisir une obligation par laquelle je m’engagerai à disposer de votre fortune et de la miène, de la manière dont nos amis mutuels le décideront.

» Le temps que ce secret durerait serait désagréable, mais court ; et même, si vous le desiriez, en sortant de l’église, je me rendrais au château de Delvile : mes parents viendraient vous prier eux-mêmes de les honorer de votre présence, et d’habiter leur maison jusqu’à ce que notre résidence fût fixée ailleurs.

» Oh charmante Cécile, qu’un songe aussi flatteur soit réalisé ! Ne détruisez pas un projet si enchanteur ! il n’est point de bonheur parfait sur la terre ; et n’allez pas, par un excès de délicatesse, vous priver de la satisfaction que vous éprouverez vous-même, en épargnant par votre consentement des chagrins amers et de cruels regrets au plus reconnaissant de tous les hommes, au plus humble, au plus soumis de vos serviteurs,

Mortimer Delvile. »


Cécile lut et relut cette lettre, mais avec tant de trouble, qu’elle fut peu en état d’en bien peser toutes les expressions. Chaque phrase lui inspirait des idées différentes, et la faisait changer de sentiment : la chaleur des supplications de Delvile la touchait et la disposait à se prêter à ses desirs ; la fierté de sa famille, dont il convenait, l’irritait ; et la peinture qu’il lui faisait de son affliction, la désespérait. Décidée enfin à ne point se laisser fléchir, la conclusion de la lettre ébranlait sa résolution. Elle ne pouvait se dissimuler que, pour satisfaire à une étiquette de vanité, elle risquait de se rendre malheureuse pour la vie : cependant leur mariage n’avait rien de contraire à la morale. Delvile possédait son cœur ; il y avait long-temps qu’elle était assurée du sien : elle s’était acquis, dès les premiers jours de leur connaissance, l’affection de sa mère ; et l’utilité essentielle dont un revenu tel que le sien pourrait être à la famille, se ferait bientôt sentir assez puissamment pour qu’on cessât de regretter de l’y voir unie. Cependant, se disait-elle, comment oserais-je envisager madame Delvile, après ce mariage clandestin ? Comment soutenir ses regards sévères, quand elle imaginera que j’ai engagé son fils à lui désobéir ? son fils, la seule consolation et l’unique soutien de son existence, dont les vertus font toute sa félicité, et dont la piété filiale est la seule gloire !… Et certainement elle a bien raison de se glorifier d’un tel fils. Il a su, dans les situations les plus critiques, montrer autant de courage que de noblesse : il a préféré sa famille et les notions qu’elle a de l’honneur, à sa tranquillité et à sa santé ; il a rempli avec fermeté, avec exactitude tous ses devoirs. Peut-être même dans le cas présent, il ne se croit engagé que parce qu’il sait que je ne suis plus libre ; et sa sensibilité généreuse pour ma faiblesse peut l’avoir déterminé à me faire cette proposition.

Une idée aussi mortifiante changeait la résolution de Cécile, et la portait à l’éloigner pour toujours. Cet état d’incertitude ne lui laissait pas la faculté d’écrire. Ne sachant ce qu’elle devait souhaiter, il lui était impossible de rien décider. Elle repoussait tout ce qui pouvait avoir la moindre apparence de finesse ; sa répugnance pour tout ce qui sentait l’artifice, ne lui permettait pas d’y avoir recours. La candeur et la franchise de Delvile méritaient d’être payées de retour ; et ç’aurait été le tromper que de paraître décidée lorsqu’elle avait encore des doutes.

Madame Charlton, après avoir lu la lettre, prit de nouveau le parti de Delvile ; la bonne foi avec laquelle il exposait les difficultés qui l’embarrassaient, lui prouvait son honnêteté ; et la manière dont il rendait compte de sa conduite précédente, l’assurait de l’innocence de ses intentions pour la suite. Gardez-vous bien, ma chère fille, s’écria-t-elle, de faire votre malheur en lui refusant votre main : ses principes et son affection sont également dignes de tout votre attachement. Je ne vois pas cependant qu’il y ait aucune nécessité de vous exposer au désagrément d’un mariage clandestin : il n’est point de famille qui ne fût honorée de votre alliance ; celles qui n’auront pas le discernement de connaître tout ce que vous valez sont peu dignes que vous cherchiez à leur plaire, et encore moins de vous posséder. Que M. Delvile s’adresse donc hardiment à ses parents ; et s’ils lui refusent leur consentement, leurs préjugés même seront leur châtiment. Vous auriez fait ce que vous deviez ; et comme ils n’auront agi que par caprice, personne ne les approuvera : vous pourrez alors avouer hautement votre choix. Cécile adopta volontiers ce conseil, quoique la lettre de Delvile ne lui permît guères de se flatter qu’il voulût s’y conformer.


Fin du quatrième Volume.






CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME CINQUIÈME.



À PARIS
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No182.

L’AN TROISIÈME.





CHAPITRE VI.

Discussion.


La journée s’écoula sans que Cécile eût fait de réponse. Le soir vint, et elle continuait à être indécise. Enfin on annonça Delvile ; et quoiqu’elle redoutât ses sollicitations, la nécessité de se décider l’empêcha de refuser de le voir. Madame Charlton se trouvait avec elle, lorsqu’il entra. Il essaya d’abord de parler de choses indifférentes ; mais son air n’annonçait que trop l’agitation de son esprit. Cécile, à son tour, voulut aussi se mêler de la conversation, et ne s’en tira pas mieux ; à peine savait-elle ce qu’elle disait.

Alors Delvile désirant s’éclaircir, et ne voulant plus vivre plus long-temps dans l’incertitude, se tournant vers madame Charlton, lui dit : Vous êtes vraisemblablement instruite, madame, de ce que contenait la lettre que j’ai eu l’honneur de faire remettre ce matin à miss Beverley ? Oui, monsieur, répondit-elle, et tout ce que vous pouvez desirer, c’est qu’elle en soit aussi contente que je le suis. Delvile lui fit une révérence, et fixant Cécile, sans oser lui adresser la parole, il lui trouva un air triste et confus, qui lui prouva que, quelle que fût sa manière de penser à son égard, sa tranquillité en était altérée.

Mais, monsieur, lui dit madame Charlton, quelles raisons auriez-vous d’être persuadé que vos parents s’opposeraient à votre mariage ? Ne feriez-vous pas mieux de savoir ce qu’ils pourraient alléguer ? Je ne le sais que trop, madame, repliqua-t-il. Depuis que je suis au monde, leurs principes ont toujours été les mêmes, et leur langage n’a jamais varié ; m’adresser à eux pour leur demander un consentement que je suis sûr qu’ils ne m’accorderont pas, serait chercher à les rendre responsables de tous les maux qu’un pareil refus me causerait. — Et s’ils sont assez cruels pour cela, méritent-ils que vous les ménagiez ? dit madame Charlton. Parlez-leur cependant, et alors vous aurez fait ce que vous deviez ; s’ils s’obstinent à être injustes, rien ne vous empêchera plus d’agir et de travailler à votre bonheur. Braver leur autorité, reprit Delvile, serait plus offensant que de s’y soustraire ; demander leur consentement, et après leur refus agir d’une manière contraire à leur volonté, serait s’attirer leur indignation… Non, si je dois m’adresser à eux, il faudra nécessairement que je leur obéisse.

Madame Charlton n’ayant rien à répondre à ce raisonnement, resta encore quelques minutes et sortit. Miss Beverley, dit Delvile, serait-elle aussi de ce sentiment ? M’a-t-elle condamné à être éternellement malheureux, et veut-elle que cette sentence soit confirmée par mes plus proches parents ? Si vous êtes sûr, répondit Cécile, que vos parents soient inflexibles, il serait insensé de s’exposer à leur indignation. Il est certain, répondit-il, que mes sollicitations les trouveront inflexibles aussi long-temps qu’ils croiront que leur refus empêchera notre union ; ils ne le seront pas lorsqu’il sera question de pardon. Mon père, quoique très-vain, m’aime tendrement ; ma mère, toute fière qu’elle est, n’en est pas moins équitable, noble et généreuse. Miss Beverley me paraît seule née pour devenir sa fille… Non, non, dit Cécile en l’interrompant, comme sa fille elle me haïrait. Elle vous aime, elle vous idolâtre, s’écria-t-il avec chaleur, et si je n’étais pas certain qu’elle connaît tout votre mérite, le respect que j’ai pour l’une et l’autre m’empêcherait de vous renouveller mes supplications. Mais je ne doute pas un instant que vous ne fassiez le bonheur de sa vie ; elle verrait en vous toute la félicité de son fils. Oh ! monsieur, s’écria Cécile émue, je ne veux pas qu’on puisse me reprocher d’être cause que vous manquiez à une pareille mère ; à peine la respectez-vous autant que je la respecte moi-même ; et je déclare ici solemnellement… Arrêtez, dit Delvile, et ne prenez de résolution qu’après m’avoir entendu. Si elle n’existait plus, si mon père avait aussi cessé de vivre, persisteriez-vous à me refuser ? Pourquoi cette question ? répondit Cécile en rougissant ; vous seriez alors votre maître, et peut-être… Elle hésita, et Delvile s’écria avec énergie : Arrêtez ; ne me forcez point à souhaiter la mort de ceux qui m’ont donné la vie ! Ne relâchez pas les liens qui me les rendent chers, et ne me contraignez pas à les regarder comme les seules barrières qui s’opposent à ma félicité ! Le ciel m’en préserve ! répliqua Cécile ; si je pouvais vous croire assez dénaturé pour en agir ainsi, il m’en coûterait peu de rompre avec vous — Pourquoi donc ne dois-je espérer de vous posséder qu’après leur mort ?

Cécile, ébranlée par cette question, ne sut que lui répondre. Delvile s’appercevant de son embarras, redoubla ses prières, et avant qu’elle eût eu le temps de revenir à elle-même, elle avait presque consenti à son projet ; mais Henriette Belfield lui étant tout-à-coup revenue dans l’esprit, elle s’écria : il me reste encore une inquiétude que je ne sais comment manifester, et qui doit cependant être éclaircie… Vous connaissez… vous vous rappelez mademoiselle Belfield ? — Assurément ; mais quelle inquiétude mademoiselle Belfield pourrait-elle faire naître dans l’esprit de miss Beverley ? Cécile rougit, et garda le silence. Est-il possible, continua-t-il, que vous ayez supposé un seul instant !… Mais il est inutile de parler d’une supposition si peu vraisemblable. — Elle est cependant très-aimable. — Oui, répondit-il ; elle est ingénue, honnête, et je souhaiterais que sa situation fût meilleure. — N’avez-vous jamais été, soit par occasion, soit par hasard, dans le cas de lui écrire ? — Jamais. — Et vos visites au frère n’étaient-elles pas quelquefois ?… Prenez garde, interrompit-il en riant, que je ne vous demande à mon tour, si vos visites à la sœur n’étaient pas quelquefois pour le frère. Mais pour ce qui me regarde, miss Beverley pourrait-elle imaginer qu’après l’avoir connue, les charmes de mademoiselle Belfield fussent capables de faire la moindre impression sur moi ?

Cécile, que sa délicatesse et son amitié pour Henriette retenaient, et qui se faisait un devoir de ne point trahir son secret, persuadée d’ailleurs, de l’innocence de Delvile par la manière franche dont il s’était expliqué, évita de lui répondre, et aurait abandonné ce sujet, si Delvile, assez satisfait de ces questions, qui prouvaient qu’il ne lui était pas indifférent, et empressé à se justifier pleinement, n’eût jugé à propos de continuer cette explication. J’avoue, dit-il, qu’il y a je ne sais quoi d’attrayant dans l’ingénuité des manières de mademoiselle Belfield : son cœur paraît pur, son caractère est la douceur même. Vous voyez que son mérite ne m’a point échappé ; je l’ai plainte et admirée ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elle ait produit un sentiment durable. À la première vue, il est certain qu’elle attache ; mais l’ingénuité dénuée de connaissances, devient fatigante à la longue ; la douceur et la bonté sans noblesse n’ont rien d’assez piquant pour faire impression. On cherche à se distraire, quand on est rassasié de certaines douceurs ; la vie devient à charge, quand la compagne de nos loisirs manque d’esprit, de discernement et de culture. Avec miss Bererley, toutes ces… Ne parlez point de toutes ces qualités, s’écria Cécile, puisqu’un obstacle seul peut les rendre inutiles, et leur ôter tout leur prix. Cet obstacle est surmonté. — Surmonté pour le moment ; car par votre lettre de ce matin vous avouez combien il vous en coûtait… Et pourquoi vous tromperais-je ? Prétendrais-je être indifférent sur un obstacle qui a eu si long-temps le pouvoir de me rendre malheureux ? Mais est-il quelque bonheur sans mélange ? La félicité parfaite est-elle le partage de l’humanité ? Ah ! si nous refusions d’en jouir avant qu’elle eût atteint ce degré de perfection, nous serions condamnés à des larmes, à des peines continuelles. Oui, dit Cécile en soupirant, je craindrais que vos regrets ne fussent éternels, et que celle qui les causerait n’en fût la première victime. Ô miss Beverley ! comment me suis-je attiré ce reproche de votre part ? N’ai-je pas réfléchi assez long-temps avant de me décider ? Ai-je rien précipité ? Me suis-je laissé aveugler par ma passion ? N’ai-je pas, au contraire, usé de prudence et de circonspection, et résisté à mon penchant ? Et en quoi cependant, repartit Cécile, consiste cette fermeté que vous me vantez ? Oui, vous en avez montré au château de Delvile ; mais ici… La fierté et vos rigueurs me soutenaient alors. D’où me venait la force de vous fuir ? N’était-ce pas de votre indifférence invincible ? La contrainte que j’imposais à ma sensibilité, me paraissait de la force et du courage… J’ignorais alors que l’aimable Cécile daignât me payer de quelque retour. Oh, que ne l’ignorez-vous encore ! s’écria-t-elle en rougissant ; avant ce fatal moment votre façon de penser sur mon compte m’était, je crois, bien plus honorable. — Cela est impossible ! Je pensais différemment, mais jamais plus honorablement, jamais aussi favorablement qu’à présent. Votre beauté me charmait alors, j’admirais votre vertu ; mais c’était la vertu indifférente, non telle que je la vois à présent réunie à la plus douce sensibilité… — Hélas ! repartit Cécile, combien ce portrait est flatté ! — Non, il n’est que naturel ; c’est la sublimité d’un ange, et tout ce qu’une femme a de plus attrayant… Mais quelle est la personne à qui nous puissions nous confier ? À qui puis-je remettre mon contrat ? et des mains de qui recevrai-je un trésor qui fera tout le bonheur du reste de mes jours ? — Où trouver, s’écria Cécile, un ami qui, dans ce moment critique, veuille me dire ce que je dois faire ? Vous en trouverez un, lui répondit-il, dans votre propre cœur ; faites-vous seulement à vous-même cette simple question : quelle vertu, quelle loi s’oppose au don de votre main ? — C’est le devoir, puisque ce mariage sera contraire à la volonté de vos parents. Mais n’est-il pas des occasions où il est permis de ne pas s’y soumettre ? et ne suis-je pas d’âge à choisir moi-même la compagne de ma vie ? Ne serez-vous pas dans peu de jours maîtresse absolue de vos actions ? Ne sommes-nous pas l’un et l’autre indépendants ? Votre fortune n’est-elle pas à votre disposition ? et les biens de mon père ne me sont-ils pas substitués de manière à ne pouvoir passer en d’autres mains que les miennes ?

Sont-ce là des considérations, reprit Cécile, qui puissent nous affranchir de notre devoir ? — Non ; mais elles doivent nous affranchir de l’esclavage. Oserai-je m’expliquer plus clairement ? Notre mariage ne blesse ni les lois divines, ni les lois humaines ; l’unique objection qu’on peut opposer à mille raisons de convenance, dont dépend notre bonheur, n’est fondée que sur l’orgueil et la vanité ; et nous consentirions à être malheureux l’un et l’autre, uniquement pour céder à de pareils travers !

Cette question, qui l’avait si souvent occupée, et qu’elle avait tant de fois cherché à résoudre, sans pouvoir s’empêcher d’en être révoltée, lui paraissant trop délicate, elle s’abstint de rien répondre ; et Delvile, avec la vivacité d’un homme qui se croit sur le point de vaincre, continua ses sollicitations. Consentez à être à moi, s’écria-t-il, charmante Cécile, et tout ira bien. M’ordonner de m’adresser à mes parents, c’est me perdre pour toujours. Épargnez-moi donc cette démarche inutile, et sauvez-moi les remontrances d’une mère dont les moindres volontés m’ont toujours été sacrées, dont les désirs ont été des lois. Ô généreuse Cécile, évitez-moi l’affreuse alternative de blesser son cœur maternel par un refus absolu, ou de déchirer le mien par les tourments affreux qui seraient les suites inévitables d’une obéissance forcée ? Hélas ! s’écria Cécile, il est impossible que je puisse vous donner aucun conseil. Et pourquoi ? Une fois à moi, irrévocablement à moi… — Non, ce ne serait qu’irriter… et irriter au point de ne plus espérer de pardon. — En vérité, vous vous abusez : ils ne sont point insensibles à votre mérite ; votre fortune est telle qu’ils la désireraient. Fiez-vous en donc à moi, lorsque je vous assure que leur mécontentement sera bientôt passé.

Cécile, dont les espérances prêtaient de nouvelles forces à ce raisonnement, ne trouva pas grand-chose à lui opposer ; et après quelques faibles objections de sa part, il obtint enfin son consentement, qu’elle ne donna cependant qu’en tremblant, et avec la répugnance la plus marquée. Mais il ne lui restait point d’autre parti à prendre : il fallait ou l’épouser, ou se séparer pour toujours, et cette dernière résolution était trop douloureuse pour ne pas chercher à s’y soustraire.

Les remerciements de Delvile furent aussi vifs que ses sollicitations avaient été pressantes. Cependant le consentement de Cécile n’était rien, à moins que le mariage ne s’accomplît immédiatement ; aussi ne négligea-t-il rien pour l’y déterminer. Cécile, aussi ingénue que vertueuse, ne chercha point, par de vaines difficultés, à donner plus de prix à sa complaisance. Ils firent alors avertir madame Charlton, et lui communiquèrent le résultat de leur conférence. Elle n’approuva d’abord point le projet du mariage secret ; mais elle était trop satisfaite de voir enfin sa jeune amie au moment de s’établir, pour s’opposer à rien de ce qui pouvait le hâter.

Delvile demanda encore qu’on lui indiquât à qui il pourrait confier leur secret. Cécile se rappella sur-le-champ M. Monckton ; mais étant presque sûre qu’il désapprouverait ce mariage, elle eut quelque peine à se résoudre à le nommer. Sa longue et constante amitié, son empressement à l’obliger, à lui donner ses conseils, et la promesse qu’elle lui avait faite de ne rien entreprendre sans son avis, tout concourut à lui persuader que, dans une circonstance aussi importante, elle lui devait de la confiance, et qu’elle serait coupable, si elle ne l’informait pas de son dessein. Ce fut donc sur lui qu’elle jetta les yeux ; mais ne voulant pas lui en parler elle-même, Delvile, aussi prompt à agir, que fertile en expédients, s’en chargea, ainsi que de tous les arrangements à prendre en pareille occasion. Pour éviter tout soupçon, il résolut de quitter Cécile, et aussi-tôt qu’il aurait vu M. Monckton, de se rendre sans perdre de temps, à Londres, afin que les préparatifs de leur mariage pussent se faire promptement et en secret. Il se proposa aussi de chercher M. Belfield, pour qu’il dressât le contrat qu’il comptait remettre à M. Monckton. Cécile s’opposa à cette précaution ; mais il ne voulut point écouter ce qu’elle lui dit à ce sujet. Madame Charlton elle-même, quoique son grand âge et ses infirmités l’empêchassent depuis long-temps de sortir, eut la complaisance de promettre qu’elle accompagnerait Cécile à l’autel. On comptait sur M. Monckton pour lui servir de père, et la conduire à l’église ; Londres était le lieu choisi pour cette cérémonie. Cécile n’avait plus que trois jours à attendre pour être majeure, ce qui faisait disparaître la plus grande difficulté ; et il fut arrêté qu’au cinquième on se rencontrerait dans la capitale. Delvile promit que, dès qu’ils seraient mariés, il partirait pour le château de son père, tandis que Cécile retournerait chez madame Charlton. Les choses ainsi arrangées, il la conjura de s’y conformer exactement, et après s’être recommandé à ses bontés, il prit congé d’elle avec les effusions de la tendresse la plus vive.



CHAPITRE VII.

Rétrogradation.


Abandonnée à elle-même, Cécile éprouva un trouble qui lui avait été inconnu jusqu’alors. Tout ce qui lui était arrivé depuis peu lui paraissait un songe ; elle n’avait qu’un souvenir imparfait de ce qui venait de se passer dans l’instant, et de la promesse qu’elle s’était engagée d’accomplir. Tout chez elle était doute, inquiétude et agitation. Mais lorsqu’enfin l’usage de sa raison lui revint, et qu’elle vit sa situation telle qu’elle était réellement, dégagée de fausses terreurs ou d’espérances trompeuses, elle s’apperçut que la tranquillité d’esprit était plus éloignée d’elle que jamais.

Quoique jusqu’alors les chagrins ne lui eussent point été étrangers, que la maladie et la perte prématurée de ses parents les lui eussent fait connaître de bonne heure, que les peines d’esprit qu’elle avait éprouvées ensuite lui eussent appris à les supporter ; elle avait toujours été soutenue et consolée dans ses afflictions par la persuasion de n’avoir aucun reproche à se faire : mais la démarche qu’elle allait risquer, était contraire à ses principes ; elle lui paraissait condamnable. À peine eut-elle perdu Delvile de vue, qu’elle se repentit d’y avoir consenti ; et regardant cette faiblesse de sa part comme déshonorante, elle se persuada que si les parents de Delvile se réconciliaient jamais avec lui, le souvenir d’une faute volontaire continuerait à la tourmenter, ternirait sa réputation. Elle avait trop d’équité pour chercher à excuser le consentement qu’elle avait imprudemment donné, en rejetant la faute sur l’importunité des sollicitations de Delvile ; elle ne pouvait se dissimuler que, sans son amour pour lui, ses prières auraient été infructueuses, et que de toute autre part que de la sienne, elles n’auraient produit aucun effet. Le souvenir de madame Delvile augmentait encore sa douleur et ses remords ; elle se reprochait les chagrins qu’elle allait causer à cette dame pour qui elle était pénétrée de respect et d’attachement. Elle redoutait leur première entrevue, à laquelle elle pensait continuellement ; elle frémissait en songeant aux reproches et au mépris dont elle l’accablerait. Mais il était trop tard pour manquer à une promesse solemnelle et pour se rétracter au moment où Delvile se croyait certain… L’honneur, la justice et les convenances s’accordaient à lui faire sentir qu’il n’en était plus temps. Et cependant, s’écria-t-elle, n’est-ce pas s’attacher aux apparences aux dépens de la réalité ? Si l’on est criminel en consentant à ce qui est mal, ne l’est-on pas davantage en le faisant soi-même ? Cette idée l’affecta si vivement, qu’étouffant ses regrets, elle prit le parti d’écrire sur-le-champ à Delvile, qu’elle avait changé de sentiment.

Après les engagements qu’elle avait pris avec lui, il était assez difficile de lui faire approuver un pareil changement. Elle commença plusieurs lettres, et n’en fit aucune ; elle fut obligée de renoncer à ce moyen, d’autant plus qu’elle ne savait point son adresse. La promptitude avec laquelle leur projet avait été conçu et arrangé, les avait empêchés d’imaginer qu’ils pussent être dans le cas de s’écrire. Delvile savait bien que l’adresse de Cécile serait toujours la même, et qu’elle ne changerait pas de demeure dans cet intervalle ; et quant à lui, comme son voyage de Londres devait être secret, il se proposait de n’avoir aucune habitation fixe. Ils étaient convenus de se rencontrer le jour même du mariage, chez madame Roberts, d’où ils se rendraient directement à l’église. Il lui était cependant aisé de lui écrire sous le couvert de madame Hill, en la chargeant de lui remettre sa lettre lorsqu’il viendrait chercher Cécile le jour convenu ; mais attendre jusqu’au dernier moment, après que M. Belfield aurait dressé l’engagement, que les dispenses ecclésiastiques auraient été obtenues, que le ministre serait prêt à leur donner la bénédiction nuptiale, dans l’instant où Delvile serait persuadé qu’ils allaient être unis pour toujours, lui manquer serait trahison et tyrannie ; Delvile n’avait rien fait qui méritât un pareil traitement ; il n’était coupable d’aucune perfidie. Il lui avait ouvert son cœur, et après s’être montré tel qu’il était, il n’avait tenu qu’à elle de l’accepter, ou de le refuser.

Un rayon d’espérance commença à percer au travers de ses craintes. Il ne m’est donc plus possible, s’écria-t-elle, de reculer ! Manquer sans raison à ma promesse, au moment de la réaliser, serait changer seulement la manière de mal faire, sans que ma conduite en fût pour cela plus recommandable. Cette idée la calma : il lui paraissait qu’elle ne pouvait plus éviter de devenir l’épouse de Delvile ; et elle s’en consolait, en pensant qu’il n’était plus en son pouvoir de se soustraire à sa destinée.

Le lendemain M. Monckton arriva. Delvile n’avait pas eu plus d’empressement à lui communiquer son projet, que celui-ci inspiré par le désespoir, n’en eut à faire auprès de Cécile tous ses efforts pour le renverser. Ni sa philosophie, ni l’empire qu’il avait sur ses passions, ni le soin qu’il avait toujours eu de subordonner son amour à ses intérêts, ne furent capables de le contenir. Les raffinements de l’hypocrisie ne lui présentaient plus que des ressources trop éloignées, et exigeaient des ménagements trop délicats pour une conjoncture aussi alarmante. Depuis plusieurs années il s’était conduit avec beaucoup d’adresse et l’attention la mieux soutenue ; le succès dans ces derniers temps avait paru couronner ses efforts : les infirmités de sa femme, qui augmentaient chaque jour, la retraite de Cécile, tout le flattait qu’il touchait au moment attendu si impatiemment. La surprise et la fureur que lui inspirait une pareille situation, lui ayant fait oublier sa circonspection ordinaire, il entra dans l’appartement d’un air si agité, si ému, que madame Charlton et ses petites-filles ne purent s’empêcher de lui demander ce qu’il avait. Je suis venu, répondit-il brusquement, en tâchant cependant de se remettre, pour parler à miss Beverley d’affaires importantes. Ma chère, dit madame Charlton, vous feriez bien en ce cas de passer avec monsieur dans votre cabinet de toilette. Cécile, rougissant, se leva, et lui montra le chemin assez froidement ; elle redoutait une conférence dans laquelle elle prévoyait que tout se passerait de sa part en exhortations et en reproches, auxquels elle ne répondrait que par un silence qui exprimerait sa confusion et sa timidité.

Grand dieu, s’écria-t-il, que venez-vous de faire ? Vous vous êtes engagée à épouser un homme qui vous méprise, qui vous avilit, qui refuse de vous connaître pour sa femme ! Choquée de ce préambule, elle frémit, et n’eut pas la force de répondre. Ne vous appercevez-vous pas, continua-t-il, de l’indignité avec laquelle on vous traite ! Le voile dont cette insulte est couverte peut-il vous la dérober ? Est-il possible qu’elle ait échappé à votre délicatesse et à votre discernement ? — Je ne croyais pas… je ne pensais pas, dit-elle avec confusion, m’exposer à aucune indignité, en faisant céder mon amour-propre aux convenances, dans une circonstance aussi extraordinaire et pour un temps. Aux convenances ? répéta-t-il, dites au mépris, à la dérision, à l’insolence ! Ah, M. Monckton ! interrompit Cécile, n’employez pas ces expressions ; elles sont trop dures pour que je puisse les entendre.

Vous vous trompez, vous vous abusez grossièrement, répliqua-t-il, si vous doutez un seul instant de leur justesse ; on ne s’est pas seulement donné la peine de vous cacher la trame ourdie contre vous ; et il n’y a qu’un aveuglement volontaire qui puisse vous empêcher de l’appercevoir. Je suis fâchée, monsieur, dit Cécile, dont la confusion commençait à faire place au ressentiment, que vous en pensiez ainsi ; je le suis aussi de la liberté que j’ai prise de vous importuner dans cette occasion.

Cette manière de s’excuser, qui ne lui prouvait que du mécontentement, fit bientôt sentir à M. Monckton qu’il avait mis trop de chaleur dans ses reproches ; il tâcha de prendre un ton plus modéré et lui dit : Ne soyez point offensée, ma chère Beverley, d’une liberté qui ne vient que du desir que j’aurais de vous être utile. Je croyais, je l’avoue, que notre intimité, notre ancienne liaison l’autorisait. Il m’est impossible, vous voyant sur le bord du précipice, de ne pas vous dire ce que je pense. Cependant, si ma sincérité vous offense, je me tairai. Non, non, vous ne vous tairez point, s’écria Cécile, votre sincérité ne saurait que me plaire, puisque jusqu’à présent elle m’a été utile. Peut-être ai-je mérité la censure la plus sévère de votre part ; j’avoue qu’avant votre arrivée je la redoutais ; j’aurais dû par conséquent y être mieux préparée. Vous devez, reprit-il, connaître mon zèle et le désintéressement avec lequel je vous suis dévoué ; je ne veux que prévoir et vous indiquer les périls auxquels pourraient vous exposer la mauvaise foi et la duplicité de ceux qui ont des vues opposées à votre repos et à votre félicité. La mauvaise foi et la duplicité, s’écria Cécile, voulant défendre l’honneur de Delvile, n’ont point été employées contre moi. Les bonnes raisons, et non la séduction, m’ont décidée, et si j’ai mal fait, ceux qui m’y ont engagée ont erré aussi involontairement que moi. Si ma franchise, reprit M. Monckton, ne vous offense pas, j’entreprendrai, avant qu’il soit trop tard, de vous faire appercevoir des malheurs qui vous menacent. Cécile, effrayée restait indécise. Je vois, lui dit-il après une assez longue pause, que votre résolution est immuable. Il est certain que vous en porterez seule toute la peine ; je suis fâché que vous sentiez si peu le danger que vous courez. Peut-être vous repentirez-vous un jour d’avoir refusé les conseils d’un ami qui l’a été depuis votre enfance ; à présent il ne vous paraît qu’officieux et trop hardi ; tout ce qu’il peut faire de plus prudent, est de vous quitter. Quoi, M. Monckton, vous m’abandonneriez ? Ce ne sera qu’autant que vous le desirerez. — Hélas ! je ne sais ce que je dois desirer, excepté le rétablissement de cette sécurité intérieure, qui même, au milieu des chagrins les plus amers, me soutenait et me consolait, et qui ne s’est éloignée de moi que depuis vingt-quatre heures.

Si l’on vous persuadait que vous avez eu tort, seriez-vous encore déterminée à persister dans votre résolution ? — Si je savais, si je voyais, s’écria-t-elle vivement, le vrai chemin que je dois suivre, je n’hésiterais pas un moment à le prendre ; mon cœur ne serait point consulté… Rien ne me coûtera pour regagner ma propre estime. Quels peuvent donc être vos doutes ? Pour vous retrouver dans le même état où vous étiez hier, il ne faut que le vouloir. Hélas ! tout s’y oppose, la justice, l’honneur ; tout ce qui lie les honnêtes gens, et tout ce que ceux qui ont quelque délicatesse regardent comme sacré. — Ces scrupules sont romanesques. Si votre bon sens n’était ni gêné, ni offusqué, il les condamnerait sans hésiter : actuellement il est livré aux préjugés et aux passions.

Non, s’écria-t-elle, rougissant d’une pareille prévention. J’ai peut-être contracté avec trop de précipitation un engagement sur lequel j’aurais dû réfléchir davantage ; c’est une faiblesse du jugement, et non du cœur, qui m’empêche de réparer mon erreur.

Vous ne voulez cependant pas que je vous dise les suites qu’elle aura, et comment vous pourriez vous y soustraire ? Pourquoi non, monsieur, s’écria-t-elle en tremblant ; parlez en toute assurance, je suis prête à vous entendre.

Je vous dirai donc en peu de mots, que vous entrer dans une famille dont chaque individu vous méprisera ; ils vous regarderont tous comme fort au-dessous d’eux ; on trouvera mauvais que vous vous y soyiez introduite, pour ainsi dire furtivement ; votre naissance sera le sujet de leurs plaisanteries ; on ne parlera de vos ancêtres que par dérision ; et tandis que les orgueilleux propriétaires du vieux château vous témoigneront ouvertement leur dédain, l’homme pour lequel vous souffrirez toutes ces mortifications n’osera pas vous en faire sentir tout le ridicule. Cela est impossible de toute impossibilité, s’écria Cécile avec beaucoup d’émotion ; ce tableau est exagéré, et le dernier trait n’a pas la moindre vraisemblance. — Il est le moins douteux, repartit M. Monckton ; l’homme qui n’ose pas actuellement vous avouer, sera bien moins capable alors de vous défendre : au contraire, pour mieux faire sa paix, il sera le premier à vous négliger. Les terres de ses ancêtres, qui tombent en ruine, seront réparées aux dépens de votre fortune, tandis que le nom que vous apporterez dans la famille sera toujours considéré comme une tache : on profitera de vos dépouilles en vous méprisant. Les maux qu’une pareille alliance ne saurait manquer d’attirer sur vous ne se borneront pas encore là… Vos enfants mêmes, supposé que vous en ayiez, seront élevés dans leurs principes ; on leur apprendra, dès le berceau, à faire peu de cas de leur mère.

Ce que vous dites est horrible ! s’écria Cécile… Je ne saurais en entendre davantage. Quelle perspective vous venez de m’offrir ! — Il faut donc vous y dérober, tandis que vous le pouvez encore… Deux routes se présentent devant vous : ne choisissez pas celle qui vous perd ; faites sur le champ courir après Delvile ; dites-lui que vous avez recouvré votre raison. — Il y a long-temps que je l’aurais fait… Je n’avais pas besoin pour cela de représentations telles que les vôtres… Mais je ne sais où adresser ma lettre, ni le chemin qu’il a pris. — Vil artifice de sa part, pour empêcher que vous ne retiriez votre parole. — Non, monsieur, non, s’écria-t-elle vivement ; quelque vraie que puisse être votre peinture en général, tout ce qui concerne… Honteuse de la justification qu’elle était prête d’entreprendre, quoique persuadée intérieurement de son innocence, elle s’arrêta, et n’acheva point.

N’étiez-vous pas convenus du lieu où vous vous rencontreriez ? dit monsieur Monckton ; vous pourriez y envoyer votre lettre. — Nous ne devions nous y rencontrer, répondit-elle très-confuse, qu’au dernier moment… et il serait trop tard… il serait trop… Je ne saurais, sans l’en prévenir, manquer à une promesse faite sans restriction et sans condition. — Est-ce là votre seule objection ? Oui ; mais c’est une objection que rien ne saurait réfuter. — C’est-à-dire, que vous renonceriez à ce mariage mal assorti, si vous n’étiez retenue par vos scrupules relativement au peu de temps que vous aurez pour le lui annoncer ? — C’était mon intention avant votre arrivée. — Eh bien, je me charge de faire disparaître cette objection : chargez-moi seulement de cette commission, soit verbalement ou par écrit ; j’entreprends de le trouver, et de m’en acquitter avant qu’il soit nuit.

Cécile qui ne s’attendait guères à cette offre, devint tout-à-coup extrêmement pâle, et après une pause de quelques moments, elle lui dit d’une voix tremblante : Quel est donc votre avis, monsieur ? de quelle manière… Je lui dirai ce qu’il faut ; vous pouvez vous en fier à moi. — Non… il mérite du moins des excuses de ma part… Mais comment… Elle s’arrêta, hésita, sortit de la chambre pour aller chercher des plumes et de l’encre, et rentra sans en apporter ; son agitation augmentant à chaque instant, elle le pria d’une voix faible, de l’excuser, et de lui permettre d’aller consulter madame Charlton ; et promettant de ne pas tarder à revenir, elle se hâta de la joindre.

Monsieur Monckton en la voyant si émue, crut qu’il y aurait trop de risque à la perdre de vue ; il lui dit donc qu’elle ne ferait qu’augmenter son embarras sans retirer le moindre avantage des avis de madame Charlton, et que si elle desirait sincèrement de se rétracter, il ne lui restait pas un seul moment à perdre, et qu’il fallait qu’il suivît immédiatement Delvile. Cécile convaincue qu’il lui disait vrai, et se souvenant qu’une heure ou deux auparavant elle avait elle-même désiré ardemment de renoncer à cet engagement ; rappelant alors toutes ses forces, après un court, mais pénible combat, elle résolut d’agir conformément à sa déclaration et à son caractère, et par un grand et dernier effort, de mettre fin à son incertitude, en faisant triompher sa raison de son inclination. Elle ordonna qu’on lui apportât de l’encre, des plumes et du papier ; car il lui semblait que tout lui manquait, quoiqu’elle en eût sous les yeux ; et elle écrivit la lettre suivante :


À Mortimer-Delvile, Écuyer.

« Ne m’accusez pas de caprice, et pardonnez mon irrésolution, si je frémis de la promesse que je vous ai faite, et si je n’ai plus la force ou la volonté de l’accomplir. J’aurais peine à soutenir les reproches de votre famille ; mais ceux que je me ferais à moi-même d’une action que je ne saurais ni approuver, ni justifier, seraient encore plus accablants. Chargée d’un poids aussi pesant, la vie me deviendrait insupportable ; l’idée que je serais coupable en abrégeant des jours qu’elle empoisonnerait, rendrait ma mort affreuse ! Telle étant ma façon de penser relativement à l’engagement que nous avons contracté, vous ne sauriez blâmer les craintes qui m’agitent au moment de le remplir. Hélas ! comment pourriez-vous vous flatter d’être heureux avec une femme qui, en vous donnant la main, perdrait à jamais tout espoir de bonheur !

» Je rougis d’une rétractation si tardive, et je m’afflige d’avance du chagrin qu’elle vous causera : mais je n’ai pu résister aux reproches de ma conscience, qu’on ne dédaigne jamais impunément. Consultez la vôtre, et je n’aurai pas besoin d’autre défenseur.

» Adieu. Puisse la félicité la plus constante être votre partage ! Si l’assurance de la perte de ma tranquillité était capable de diminuer le ressentiment que vous causera la lecture de cette lettre, je puis vous la donner sans hésiter. Je ne consentirai cependant jamais à un mariage clandestin : et en convenant que je ne suis point heureuse, je vous déclare solemnellement que ma résolution est inaltérable. Un peu de réflexion, vous convaincra que j’ai raison ; mais il vous faudra beaucoup de modération pour me pardonner de l’avoir eue si tard.

Cécile Beverley.


Cette lettre qu’elle plia et cacheta à la hâte, crainte que son courage ne vînt à se démentir, fut remise à monsieur Monckton, qui, agité de la même crainte qu’elle, se donna à peine le temps de lui dire adieu, et prit le chemin de Londres.

Cécile fut rejoindre madame Charlton pour lui rendre compte de ce qui venait de se passer ; et malgré le chagrin qu’elle ressentait de faire de la peine à l’homme du monde qu’elle aurait le plus desiré d’obliger, elle trouvait cependant une secrette satisfaction dans le sacrifice auquel elle s’était décidée, qui la récompensait d’une partie de ses souffrances, et lui procurait une espèce de tranquillité : elle n’avait point encore éprouvé tout le pouvoir de la vertu, elle y trouvait alors une ressource contre les plus vives afflictions, et un soutien dans l’adversité.



CHAPITRE VIII.

Embarras.


Le jour de la majorité de Cécile arriva dans ces moments d’incertitude et de peine. Les préparatifs que les fermiers de Cécile avaient faits depuis long-temps pour célébrer cet événement, parurent l’intéresser ; elle fit tout ce qu’elle put pour avoir l’air de s’en réjouir. Elle donna un grand dîner à tous ceux qui voulurent s’y trouver, et promit de remédier aux sujets de plaintes de ceux qui prétendaient en avoir ; elle remit plusieurs dettes, et distribua de l’argent, des vivres et des vêtements aux plus pauvres. Ces occupations charitables lui rendirent le temps moins long, et adoucirent un peu ses inquiétudes. Elle continua cependant à habiter la maison de madame Charlton, les ouvriers n’ayant point encore fini les réparations de la sienne.

Malgré tous ses efforts, sa perplexité vers le soir de cette même journée devint presqu’insupportable. Elle avait promis à Delvile de partir le lendemain pour Londres, et il espérait que le jour suivant elle serait sa femme. M. Monckton n’envoyait personne, et ne venait point lui-même : elle ignorait si sa lettre avait été rendue, ou si Delvile ignorait encore le coup dont il était menacé. Le chagrin qu’elle allait lui causer se présentait à son esprit et déchirait son âme. Elle se le représentait indigné, offensé, l’accusant d’inconstance, la soupçonnant peut-être même d’artifice, attribuant son changement à des motifs vains et frivoles, et finissant par la bannir avec mépris de son esprit. Mais bientôt ce tableau changeait à ses yeux, elle ne voyait plus Delvile furieux et déraisonnable ; elle le voyait triste, consterné, désespéré d’avoir été trompé. Il ne lui faisait point de reproche ; mais ses regards étaient plus mortifiants que les expressions les plus dures n’auraient pu l’être.

Ces idées la poursuivaient par-tout, et faisaient couler ses larmes : en vain elle réfléchissait à la noblesse des motifs qui la faisaient agir ; son innocence, dans laquelle elle s’enveloppait, n’était qu’un faible soulagement aux tourments dont elle était la proie.

Le lendemain matin, avant six heures, sa femme-de-chambre se présenta avec la lettre suivante, qu’un exprès venait de lui remettre.


À Miss Beverley.

« Puisse cette lettre être la dernière que miss Beverley reçoive jamais !

» Quelque flatteuse que soit pour moi une pareille espérance, je vous écris cependant avec beaucoup d’inquiétude. On vient de m’apprendre qu’un gentilhomme, que j’imagine, d’après la description qu’on m’en a faite, devoir être M. Monckton, m’a cherché avec une lettre qu’il paraissait très-pressé de me remettre.

» Peut-être cette lettre est-elle de miss Beverley ; peut-être contient-elle des instructions auxquelles il faudrait se conformer sans perdre de temps. Si je pouvais deviner ce qu’elles exigent, avec quel empressement ne chercherais-je pas d’avance à m’y conformer. Il ne sera pas trop tard, j’espère, de recevoir vos ordres samedi, alors tous ceux que vous jugerez à propos de me donner, seront exécutés avec reconnaissance, avec zèle et délices.

» C’est en vain que j’ai cherché Belfield ; il a quitté mylord Vannelt, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Il a donc fallu me confier à un étranger pour dresser le contrat ; c’est un homme dont on m’a rendu un excellent témoignage ; d’ailleurs, l’intervalle sera trop court pour qu’on ait le temps de tenter sa discrétion. J’emploierai toute la journée de demain, vendredi, à chercher M. Monkton ; j’ai tout le loisir nécessaire pour cela, mes soins ayant si bien réussi que tout est prêt.

» J’ai vu un logement dans Pall-Mall qui m’a paru commode : je crois qu’il vous conviendra ; faites-vous précéder par un domestique, pour qu’il s’en assure. Si, lorsque vous serez arrivée, je prenais la liberté de vous y aller voir, n’en soyez, je vous supplie, ni fâchée, ni alarmée. J’userai de toutes les précautions possibles pour n’être ni vu ni reconnu ; je ne resterai que trois minutes avec vous. L’exprès qui vous porte ma lettre, ignore de qui elle vient ; je n’ai pas voulu qu’il pût me nommer aux domestiques de votre maison ; d’ailleurs, à peine aurait-il le temps de revenir à Londres avant vous. Oui, trop aimable Cécile, j’espère qu’à l’instant où vous recevrez cette lettre, vous monterez dans la voiture qui doit m’amener l’objet destiné à faire le bonheur de tous les instants de ma vie. Puisse celle à qui j’en serai redevable en éprouver une partie, et alors il n’y aura rien d’aussi pur, d’aussi parfait que la félicité de

Mortimer Delvile.


Le trouble de Cécile à la lecture de cette lettre fut extrême ; elle vit que M. Monckton n’avait point réussi. La résolution héroïque qu’elle avait formée n’avait abouti à rien, et les choses étaient encore moins avancées qu’auparavant. Il était impossible d’écrire à Delvile, puisqu’elle ne savait où le trouver ; lui manquer de parole, précisément au dernier moment, lui paraissait trop cruel, et elle ne pouvait s’y résoudre ; elle pensa cependant d’abord à envoyer quelqu’un à Londres, qui arriverait à l’entrée de la nuit, et lui remettrait une lettre de sa part : mais la difficulté de savoir qui elle pourrait charger d’une pareille commission, et l’incertitude qu’on pût le trouver, supposé qu’il eût pris ses mesures pour n’être pas connu, rendaient cet expédient trop périlleux, et l’empêchèrent d’y avoir recours. Un seul se présenta à son esprit ; et quoiqu’elle en prévît tous les inconvénients, elle crut qu’il était l’unique dans cette circonstance. Cet expédient était de se rendre à Londres, de consentir à l’entrevue qu’il lui avait proposée dans Pall-Mall ; et alors, après lui avoir exposé ses doutes, avoué l’inquiétude qu’ils lui causaient, de piquer à la fois sa générosité et sa fierté, en le déliant des engagements qu’il avait pris avec elle. Il lui restait fort peu de temps pour délibérer : son plan fut presqu’aussi-tôt adopté que formé ; et tous les instants étant précieux, elle fut obligée de reveiller madame Charlton, pour lui communiquer la lettre de Delvile et la nouvelle résolution qu’elle venait de prendre.

Madame Charlton n’ayant d’autre desir que celui de contribuer au bonheur de sa jeune amie, consentit à ce voyage, et lui promit affectueusement de l’accompagner. Quoique Cécile craignît pour elle la fatigue du voyage, elle sentait trop combien sa présence lui était nécessaire, pour hésiter à profiter de ses bontés. On fit venir une chaise et des chevaux de poste, et elles se mirent en route, escortées par deux laquais à cheval.

À peine étaient-elles éloignées de deux milles qu’elles rencontrèrent M. Monckton qui se rendait en diligence chez elles. Étonné et alarmé d’une rencontre à laquelle il s’attendait si peu, il arrêta la voiture pour s’informer où elles allaient. Cécile, sans répondre à sa question, lui demanda si sa lettre avait été remise. Je n’ai pas pu, répliqua M. Monckton, la remettre à un homme qu’il était impossible de trouver ; j’étais actuellement en chemin pour aller vous apprendre que toutes mes recherches avaient été inutiles, et vous dire que votre voyage, supposé que vous n’eussiez pas d’autre but, ne servirait à rien, puisque j’ai laissé votre lettre aux gens de la maison où vous m’aviez dit que vous deviez vous rencontrer demain matin, et où il est certain qu’elle lui sera exactement remise. En vérité, monsieur, s’écria Cécile, demain matin serait trop tard ; l’équité, la conscience, la décence même, tout me dit que j’ai trop attendu ; il est indispensable que je me rende à Londres. Cependant, ne croyez pas que ce voyage soit une preuve du peu de cas que je fais de vos conseils ; je ne l’entreprends, au contraire, que pour mieux m’y conformer ; et pour qu’on ne puisse pas me soupçonner d’artifice ou de fausseté. M. Monckton, atterré et confondu, ne répondit rien jusqu’à ce que Cécile eût ordonné au postillon de poursuivre. Il cria pour lors d’arrêter, et lui fit les plus vives remontrances ; mais Cécile, inébranlable toutes les fois qu’elle croyait avoir raison, lui dit qu’il était trop tard pour changer son plan ; et réitérant ses ordres au postillon, elle oublia bientôt toutes les objections qu’on venait de lui faire.



CHAPITRE IX.

Tourment.


Nos voyageurs s’arrêtèrent à ***, madame Charlton étant trop fatiguée pour pouvoir aller plus loin sans se reposer ; quoique l’empressement que Cécile avait de joindre Delvile assez tôt pour s’expliquer avec lui, lui fît regretter tous les moments qu’elle perdait en route. Elles étaient prêtes à remonter en voiture, lorsqu’elles furent apperçues par monsieur Morrice qui descendait de cheval au même instant. Il se félicita du bonheur qu’il avait de les rencontrer, comme un homme persuadé qu’on était aussi fort aise de le voir, et se mit tout de suite à parler de la maison de M. Monckton. Ils ont eu toutes les peines du monde à me laisser partir ; mon ami Monckton ne saurait se passer de moi. Oh, j’en suis persuadée, dit Cécile ; elle commanda au postillon d’avancer ; mais avant leur arrivée à la première poste, Morrice les joignit, et se plaça à côté de leur voiture, les priant de remarquer combien il avait fait de diligence pour avoir l’avantage de les escorter. Cet empressement de sa part déplut beaucoup à madame Charlton, accoutumée à recevoir de tout ce qui l’entourait des marques de déférence et de respect, mais Cécile ne pensant qu’à hâter son voyage, était indifférente pour tout ce qui ne la retardait pas.

Ils changèrent encore les uns et les autres de chevaux à la même auberge ; il continua toujours à marcher à côté de leur voiture, et à les entretenir jusqu’au moment où se trouvant à une vingtaine de milles de Londres, sa curiosité fut excitée par le désordre et la confusion qu’il crut appercevoir sur le grand chemin. Il partit en diligence pour en connaître la cause. En approchant du lieu de la scène, il vit nombre de gens à cheval, escortant une chaise qui venait de verser ; et lorsque cet embarras eut obligé le postillon d’arrêter, Cécile entendit la voix de mademoiselle Larolles, et la crainte d’être découverte et retardée lui fit ordonner au cocher d’avancer le plus qu’il pourrait. Celui-ci se préparait à lui obéir ; mais Morrice, galopant après elles, leur cria : Miss Beverley, une des dames dont la voiture vient de verser est de votre connaissance ; je me souviens de l’avoir vue avec vous chez madame Harrel. — Réellement ? repartit Cécile un peu déconcertée ; je me flatte qu’elle n’est point blessée ? — Non, point du tout ; mais la dame qui est avec elle est abîmée ; ne voulez-vous pas les voir ? — Je suis actuellement trop pressée, je ne saurais leur être d’aucun secours ; mais madame Charlton voudra bien, j’espère, leur prêter son laquais, au cas qu’il puisse leur être utile. — La jeune dame souhaite vous parler ; elle vient pour vous joindre, et marche le plus vîte qu’elle peut. — Eh, comment m’aurait-elle reconnue ? s’écria Cécile étonnée, je suis sûre qu’il lui a été impossible de me voir. — Oh ! je vous ai nommée, répondit Morrice d’un air de satisfaction ; je lui ai appris que c’était vous, et que j’étais sûr de vous ratraper bientôt.

Il aurait été inutile de lui témoigner du mécontentement de son trop de zèle ; car, en regardant à travers la portière, elle apperçut mademoiselle Larolles, suivie d’une partie de sa compagnie, qui n’était plus qu’à trois pas de la voiture. — Oh, ma chère amie, s’écria-t-elle, le terrible accident ! Je vous assure que je suis horriblement effrayée ; vous ne sauriez vous en former l’idée. Il est bien heureux pour moi que vous vous trouviez faire la même route. Jamais il n’est rien arrivé de si piquant ; vous ne pouvez vous représenter la chûte que nous avons faite. Comment vous êtes-vous portée, et qu’êtes-vous devenue depuis que je ne vous ai vue ? Je ne saurais vous exprimer combien je suis enchantée de vous retrouver.

Cécile aussi surprise que mortifiée d’une pareille rencontre, sur-tout dans une circonstance où elle cherchait à être inconnue, avait jusqu’alors gardé le silence ; mais reprenant un peu ses esprits, elle fit ses excuses à mademoiselle Larolles et aux personnes qui l’accompagnaient, de ce qu’elle ne restait pas plus long-temps avec elles, des affaires très-instantes l’obligeant de se rendre en diligence à Londres ; cependant madame Charlton, toujours compâtissante, et prête à obliger ceux qui paraissaient être dans l’embarras, ayant appris par M. Morrice qu’une de ces dames avait beaucoup souffert dans sa chûte, voulait s’arrêter pour lui donner quelque secours, et lui offrir même sa voiture ; cette bonté d’âme à laquelle Cécile aurait applaudi dans toute autre circonstance, était pour elle dans ce moment un contre-temps qui la tourmentait ; elle fit sentir à madame Charlton la nécessité indispensable d’être arrivée à Londres le soir même.


Fin du septième livre.






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LIVRE VIII.


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CHAPITRE PREMIER.

Interruption.


Cécile était désolée de rencontrer à chaque pas quelqu’obstacle aux projets qu’elle avait conçus. La journée était déjà bien avancée, et elle ne voulait pas manquer le but de son voyage. Delvile, disait-elle en elle-même, pensera que j’en ai mal agi avec lui, et pour réparation, il exigera peut-être que je me soumette à toutes les conditions qu’il jugera à propos de m’imposer. Madame Charlton, toujours bonne et complaisante, ne put résister à ces sollicitations, auxquelles Cécile elle-même n’eut recours qu’avec peine ; car il lui en coûtait infiniment d’exposer sa digne et vieille amie à tant de fatigues et de dangers : mais la situation où elle se trouvait, ne lui laissait d’autre ressource que d’accélérer son voyage le plus qu’il lui serait possible, afin de se faire auprès de Delvile un mérite de sa ponctualité à venir le joindre, et lui rendre plus supportable le refus de remplir les autres engagements qu’elle avait pris avec lui. Elles continuèrent leur route, et le reste du voyage se fit tranquillement et sans mauvaise rencontre. Cécile, convaincue que son secret était généralement connu, et fâchée d’avoir différé si longtemps à se rétracter, ne prévoyait pour elle-même que de nouvelles mortifications et de sanglants reproches de la part de Delvile. Il était près de dix heures du soir lorsqu’elles arrivèrent dans Pall-Mall. Elles n’eurent pas de peine à trouver la maison dont Delvile leur avait donné l’adresse, le domestique qui les avait devancées ayant prévenu les propriétaires de leur arrivée.

Cécile compta avec beaucoup d’inquiétude les moments qui précédèrent l’arrivée de Delvile. Elle employa toute son adresse à arranger une apologie de sa conduite, et résolut de supporter son mécontentement et son indignation avec fermeté. À l’instant où l’on frappa à la porte, elle courut au-devant de lui, mais entendant cette voix qui lui était si bien connue, elle retourna joindre madame Charlton, et lui dit : Ah ! madame, aidez-moi, je vous prie ; voici le moment où je vais mériter ou perdre pour jamais votre estime. Me pardonnerez-vous cette visite ? s’écria Delvile en entrant. Il n’en avait point été question dans nos arrangements ; mais aurais-je pu attendre jusqu’à demain, vous sachant arrivée ? il fit après cela son compliment à madame Charlton, et après s’être informé comment elle se trouvait du voyage, il se tourna de nouveau vers Cécile, ne s’appercevant que trop de l’agitation qu’elle éprouvait. Seriez-vous fâchée, s’écria-t-il avec inquiétude, de ce que j’ose me montrer ici ce soir ? Non, répondit-elle, faisant tous ses efforts pour vaincre son émotion : on excuse aisément ce qu’on desire ; et je suis très-aise de vous voir dans ce moment, parce qu’autrement… Elle hésita ; et Delvile, bien éloigné d’en deviner la raison, employa les expressions les plus tendres pour lui témoigner combien il était reconnaissant de sa complaisance. Il lui demanda ensuite pourquoi M. Monckton ne l’avait point accompagnée, et ce qui pouvait l’avoir engagée à partir si tard. Je ne suis point étonnée, répondit-elle plus posément, de votre surprise ; mais je n’ai pas actuellement le temps d’entrer en explication. Je vois que vous n’avez point reçu ma lettre. — Non, s’écria-t-il, très-étonné de son ton ; était-ce pour me défendre de venir vous voir ?… Vos regards… la lettre dont vous me parlez… tout concourt à me causer les plus vives alarmes, et quoique j’ignore de quoi il s’agit, et ce que je dois redouter, il m’est impossible d’être tranquille un seul moment tant que nous ne nous serons pas expliqués. Dites-moi donc pourquoi vous avez un air si réservé, si triste. Dites-moi ce que cette lettre me défendait. Dites-moi tout pourvu que vous ne me disiez pas que vous vous repentez de votre condescendance. — Cette lettre, lui répondit Cécile, vous aurait tout expliqué ; à peine sais-je comment vous faire part de ce qu’elle contenait ; je me flatte cependant que vous écouterez avec patience la résolution que la nécessité seule m’a forcée de prendre. Le but de ma lettre était de vous prévenir que nous ne devions pas nous voir demain ;… elle devait vous préparer à ne nous revoir peut-être jamais. — Grand dieu, s’écria-t-il ! qu’entendez-vous par-là ? — Que ma promesse était téméraire, et que je ne saurais la tenir ; que vous devez me pardonner d’avoir attendu jusqu’au dernier moment à la rétracter, puisque je suis convaincue que je n’avais aucun droit de la faire, et qu’en l’accomplissant, je serais nécessairement malheureuse.

Confus, désespéré, Delvile garda quelque temps le silence, et s’écria ensuite avec emportement : Qui est celui qui a pu me desservir auprès de vous ? Qui a pu, depuis lundi que je vous ai quittée, me calomnier d’une manière si cruelle ? M. Monckton m’a reçu froidement ; m’aurait-il ravi votre estime ? Dites-moi à qui je dois imputer votre changement. Que ma vengeance, si elle ne me rend pas vos bontés, empêche du moins que vous ne rougissiez d’avoir daigné m’en honorer autrefois. Vous ne les avez point perdues, dit Cécile attendrie ; je suis toujours la même à votre égard. Soyez certain que ma façon de penser sur votre compte est encore telle qu’elle était lorsque vous m’avez quittée ; cessez, par générosité, de me rien reprocher : j’agis conformément à des principes que vous ne sauriez désapprouver. Seriez-vous toujours la même ? s’écria-t-il un peu calmé, et votre estime serait-elle toujours… — J’ai cru devoir une fois faire cet aveu, dit-elle en l’interrompant ; mais ne demandez rien de plus. Il est actuellement trop tard pour que nous restions plus long-temps ensemble ; demain vous trouverez ma lettre chez madame Roberts ; quoique très-courte, vous y verrez ma résolution et les raisons qui m’ont déterminée à me conduire ainsi. — Jamais, s’écria-t-il vivement, il ne me sera possible de vous quitter avant d’en être informé. Je vous l’ai déjà dit, monsieur, tout ce qui est clandestin entraîne avec soi l’idée d’une action condamnable, et répugne si fort à ma façon de penser, que jusqu’à ce que vous me dégagiez de la promesse que je vous ai faite si mal-à-propos, je ne saurais avoir le moindre repos, parce que je serai toujours en contradiction avec moi-même.

Reprenez donc votre paix et votre tranquillité, repartit Delvile très-ému et très-piqué ; je vous rends votre promesse !… Il y aurait trop d’inhumanité à vous enchaîner, à vous contraindre ; cela ne me rendrait point heureux ; écoutez-moi cependant, et réfléchissez un instant avant de me réduire au désespoir. Je n’entreprendrai point actuellement de combattre vos scrupules ; je gémis du pouvoir qu’ils ont sur votre esprit ; quoique je n’aye rien de nouveau à leur opposer, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il est à présent trop tard pour les écouter. — Cela est vrai, monsieur ; cela n’est que trop vrai ! Cependant il n’est jamais trop tard pour se bien conduire, et il vaut toujours mieux se repentir à temps que persister à mal faire. — Ô ma chère Cécile, que la crainte de déplaire à ma famille ne vous fasse pas oublier ce que vous vous devez à vous-même ainsi qu’à moi. Le bonheur dont je m’étais flatté est déjà su de plusieurs personnes, et avant peu tout le monde en sera informé.

Ah, cruelle, aurais-je jamais pu imaginer que notre entrevue dût être… Je me flattais que tous vos doutes, toutes vos craintes seraient dissipées, et que je vous trouverais prête à ratifier sans regret la promesse que vous avez daigné me faire avec tant de bonté ! Que sont devenues toutes ces espérances ? Il est bien tard, s’écria Cécile inquiète, il est en vérité trop tard pour rester plus long-temps. Dites moi auparavant, repliqua-t-il, avec encore plus d’énergie, et que madame Charlton daigne aussi nous apprendre ce qu’elle en pense… Toutes les raisons qu’on pourrait opposer à notre mariage, quelque fortes qu’elles soient, ne doivent-elles pas céder à la certitude que nous avons que le public ne saurait ignorer long-temps ce qui s’est passé entre nous ? Tous ceux qui entendront parler de notre entrevue à Londres dans cette saison, dans ces circonstances et à cette heure… Pourquoi, repartit Cécile, vous obstinez-vous à rester ? Je dois parler maintenant, répondit-il avec chaleur, ou perdre pour toujours ce que j’ai de plus cher au monde, et ajouter encore au malheur d’une si grande perte le regret déchirant d’avoir fait tort à la personne que je chéris, que j’estime et que je respecte le plus. — Comment fait tort ? s’écria Cécile alarmée ; il faudrait que ma conduite eût été bien étrange pour avoir quelque chose à craindre de la calomnie. Si quelqu’un s’est jamais conduit, reprit-il, de manière à ne pas la craindre, c’est assurément miss Beverley ; mais quoique parfaitement en sûreté, par la connaissance que le public a de votre innocence, il est d’autres attaques presque aussi dangereuses, que personne ne peut éviter, et dont la sensibilité de votre cœur ne vous rendrait que plus susceptible : le ridicule est une arme dont on fera usage ; et quoique votre innocence et votre réputation n’ayent rien à en redouter, il peut par ses atteintes troubler votre tranquillité.

Frappée d’une vérité qu’il lui était impossible de démentir, Cécile soupirait sans parler. M. Delvile a raison, dit madame Charlton ; et quoique votre projet, ma chère Cécile, fût véritablement juste et convenable, à votre départ du Bury, il cesse de l’être dès que le motif de votre voyage peut être connu. Delvile se voyant appuyé d’une pareille autorité, répéta tout ce qu’il avait déjà dit, et d’une manière si pressante, que ses raisons en acquirent une nouvelle force.

Cécile, troublée, incertaine, se promenait dans la chambre, délibérait, et après bien des réflexions était encore plus embarrassée que jamais. Delvile lui représenta pour lors avec tant d’énergie les mortifications qui suivraient nécessairement ce changement de résolution, qu’incertaine, épouvantée, et craignant que la rupture de ce mariage ne lui fût plus nuisible que sa conclusion, elle n’opposa plus rien à ses raisons, et se contenta de le presser de se retirer. Je pars, s’écria-t-il, je pars dans le moment ! Promettez-moi seulement de penser à ce que je viens de vous dire. Ne me renvoyez pas à votre lettre ; mais daignez prononcer vous-même mon arrêt, et l’adoucir, s’il est possible. Elle y consentit tacitement ; et Delvile qui se recommanda à la protection de madame Charlton, prit congé de Cécile. Je m’en vais, lui dit-il, quoiqu’il me reste encore mille choses à vous dire. Ma situation est cruelle ; mais si je ne devais votre consentement qu’à mes sollicitations, je me croirais encore plus à plaindre. Adieu ; je vous abandonne donc à vos réflexions. Adieu, ma chère Cécile, ma chère amie ; et baisant sa main avec tendresse, il s’arrache d’auprès d’elle.

Cécile, sensible à la fatigue qu’elle avait occasionnée à sa vieille amie, l’obligea de se coucher, et destina le reste de la nuit aux réflexions. Elle se trouvait encore une fois maîtresse absolue de sa destinée ; mais cette liberté qu’elle avait tant désirée, devenait pour elle le plus pesant fardeau ; elle aurait préféré d’être contrainte plutôt que conseillée. Elle devenait responsable non-seulement au public, mais encore à elle-même, de toute sa conduite, et la crainte de mécontenter l’un ou l’autre lui rendait son indépendance pénible. Quoique la félicité ou le malheur de sa vie dépendîssent de sa décision, ce n’était cependant point le premier objet de ses réflexions ; elle regardait le consentement qu’elle avait donné à un mariage clandestin comme une tache éternelle faite à sa réputation. Mais la publicité de ce consentement, soit qu’elle se rétractât, soit qu’elle remplît ses engagements, ne pouvait que lui nuire dans l’opinion publique, et l’amertume de ses regrets pour cette faiblesse, lui faisait croire que le bonheur n’était plus fait pour elle.

Elle passa le reste de la nuit sans pouvoir prendre aucun parti. Le matin il fallait absolument se déterminer. Elle s’occupa enfin à peser les inconvénients qui résulteraient de son refus, ou de son union avec Delvile. En lui donnant sa main, elle s’exposait au mécontentement de ses parents, et, ce qui l’affectait encore davantage, à l’indignation de sa mère : il est vrai que c’était le seul obstacle important qui s’y opposât. En le refusant, elle devenait le but des plaisanteries du public, des sarcasmes des indifférents, et des remontrances de ses amis ; elle risquait de fournir matière au ridicule, peut-être même à la calomnie, et se voyait au moins l’objet de la curiosité, supposé qu’elle ne devînt pas celui du mépris. Les inconvénients qu’entraînerait son mariage, quoiqu’affligeants, étaient donc moins désagréables que ceux qui en suivraient la rupture. Enfin, après avoir pesé le pour et le contre autant que le trouble de son esprit put le lui permettre, elle en conclut que renoncer à épouser Delvile, après tout ce qui s’était passé, serait s’attirer des chagrins que rien ne compenserait ; tandis qu’en l’acceptant, si elle s’attirait des reproches, il lui resterait encore un rayon d’espérance, et peut-être l’expectative de jours plus heureux. Elle résolut donc de remplir ses engagements.



CHAPITRE II.

Événement.


Cécile était encore si agitée et si inquiète au moment où Delvile revint le lendemain, qu’il ne s’informa qu’en tremblant du parti qu’elle avait pris ; mais elle était trop au-dessus de tout artifice pour le tenir en suspens un seul instant après s’être décidée elle-même. Vous croirez peut-être, lui dit-elle, qu’il y a eu du caprice dans ma conduite ; mais vous ne m’en accuseriez pas, si vous pouviez connaître combien de scrupules, combien de répugnances il m’a fallu surmonter. Dans cet instant même où je vous annonce mon consentement, je suis si inquiète sur les conséquences de notre union, que je ne verrais pas sans surprise que vous hésitassiez vous-même à l’accomplir. — Vous n’hésitez donc plus ? s’écria-t-il, respirant à peine. Est-il possible, ô ma Cécile !… Se pourrait-il que vous m’eussiez exaucé ! Hélas, répondit-elle, que vous avez peu de raison de vous en réjouir, et que le don que vous recevrez est triste et peu satisfaisant. Avant de me l’accorder, s’écria-t-il d’une voix qui exprimait en même temps la joie et la crainte dont il était agité, dites-moi si j’ai personnellement donné lieu à quelque incertitude ; j’aimerais encore mieux renoncer au bonheur de vous posséder, que de ne le devoir qu’à mes sollicitations. — Votre fierté, répondit-elle en souriant, a peut-être raison de s’alarmer ; mais mon intention n’est point de lui en fournir le moindre sujet. Non, c’est avec moi seule que je suis en contradiction ; c’est de ma faiblesse et de mon peu de jugement que je me plains ; j’ai en vous toute la confiance que m’inspire l’idée avantageuse que je me suis formée de votre honneur et de votre probité.

C’en fut assez pour transporter de joie le cœur sensible de Delvile ; il était alors presque aussi heureux qu’il avait été tourmenté auparavant, et il exprima sa reconnaissance avec tant de vivacité, que Cécile réconciliée avec elle-même ne put s’empêcher de partager sa satisfaction. Elle le quitta dès qu’il lui fut possible, pour faire part à madame Charlton de ce qui venait de se passer, et l’aider à s’habiller, afin qu’elle pût l’accompagner à l’église. Delvile se hâta d’aller joindre sa nouvelle connaissance, l’avocat Singleton, pour le prier de remplacer monsieur Monckton dans la cérémonie.

Ces préparatifs se firent avec la plus grande promptitude ; et pour éviter le moindre air de cortège, ils convinrent qu’ils se rendraient, chacun de leur côté, à l’église, où, malgré le desir qu’ils avaient que leur mariage restât secret, ils avaient résolu que la cérémonie se ferait, leur délicatesse ne permettant pas qu’ils fissent choix d’un lieu moins public. Lorsque les deux voitures qui devaient y transporter les dames arrivèrent, Cécile trembla, et parut balancer. La grandeur de l’entreprise, dont allait dépendre son bonheur, le secret qu’elle ne gardait qu’à regret, les reproches de madame Delvile auxquels elles s’attendait, le peu de délicatesse de la démarche qu’elle était sur le point de faire, toutes ces considérations la tourmentaient si cruellement, qu’au moment où l’on vint l’avertir qu’il était temps de partir, sa fermeté chancela de nouveau, et elle aurait presque souhaité n’avoir jamais connu Delvile. Elle différa encore pour se livrer toute entière à ses tristes réflexions.

La bonne madame Charlton essaya en vain de la rassurer ; une horreur soudaine s’était emparée de ses esprits épuisés par de longs combats. L’inquiétude qu’avait éprouvée Delvile en voyant qu’elle n’arrivait point à l’heure convenue, fit place à l’étonnement, et il la surprit dans cette situation. Il lui en demanda la cause avec autant de crainte que de tendresse. Ah ! mon cher Delvile, s’écria-t-elle en soupirant, quelle n’est pas notre faiblesse, lorsque nous ne sommes point rassurés par notre propre estime ! Combien nous sommes inconséquents, variables, lorsque le courage n’est plus soutenu par le devoir !

Delvile, un peu plus tranquille en voyant que sa douleur ne provenait d’aucune nouvelle cause, lui reprocha avec ménagement qu’elle manquait à sa promesse, et la pria sérieusement de ne pas différer plus long-temps à s’en acquitter. Le ministre, ajouta-t-il, nous attend ; je l’ai laissé avec monsieur Singleton ; vous n’avez plus rien à opposer ; il ne s’est élevé aucun nouvel obstacle ; pourquoi donc nous tourmenter à discuter les anciens, que nous avons déjà mûrement examinés ? Tranquillisez-vous, je vous en conjure ; et si la plus vive tendresse, l’estime la plus sincère et l’admiration la plus vraie sont capables d’adoucir vos peines et d’assurer votre tranquillité, chaque anniversaire de cet heureux jour récompensera ma Cécile, et lui fera oublier les tourments qu’elle éprouve dans ce moment.

Cécile un peu honteuse, et voyant qu’en effet elle n’avait rien de nouveau à alléguer, fit un effort sur elle-même, et promit de le suivre. Il ne voulut cependant point la perdre de vue, et il la pria de lui permettre de l’accompagner. Cécile eut à peine le temps de respirer avant de se trouver à la porte de l’église de… En y arrivant, Delvile la remit à M. Singleton, qui lui donna la main pour la conduire à l’autel.

La cérémonie commencée, Cécile ne pensa plus qu’à s’en occuper ; elle mit toute son attention à la liturgie, et l’écouta avec beaucoup de respect. Contente de l’époux qui lui tombait en partage, elle ne fut point effrayée des engagements qu’elle prenait avec lui ; mais lorsque le ministre en vint à cette injonction solemnelle : S’il y a quelqu’un dans cette assemblée qui sache quelque chose qui doive empêcher ce mariage, qu’il parle maintenant, ou se taise pour jamais ; on entendit à quelque distance une voix de femme qui s’écria : Je m’y oppose !

La cérémonie fut interrompue. Le ministre étonné, ferma sur le champ son livre, et regarda les prétendus époux. Delvile frémit, et chercha à découvrir le lieu d’où était partie cette voix. Cécile hors d’elle-même, et saisie d’horreur, fit un cri, et tomba sur madame Charlton. La consternation devint générale, ainsi que le silence ; tous les yeux étaient tournés du côté d’où la voix était partie : on vit alors une femme sortir avec précipitation d’un des bancs, se glisser dans la foule, gagner la porte, et disparaître avec la promptitude de l’éclair. Ils étaient tous immobiles, les yeux fixés sur l’endroit où ils avaient perdu cette femme de vue. — Delvile s’écria enfin : Qu’est-ce que cela signifie ? — Connaîtriez-vous cette femme ? lui demanda le ministre. — Non, M., je n’ai pas même pu l’envisager. — Ni vous, mademoiselle ? dit-il en s’adressant à Cécile. — Non, monsieur, répondit-elle d’une voix si faible, qu’à peine ces deux mots purent-ils être entendus. Elle changeait si souvent de couleur, que Delvile craignant qu’elle ne s’évanouît, vola à son secours, en s’écriant : Permettez que je vous soutiène ! Mais Cécile lui tourna le dos ; et continuant à s’appuyer sur madame Charlton, elle s’éloigna de l’autel. — Où voulez-vous aller ! s’écria Delvile en la suivant, où voulez-vous aller ? — Elle ne lui fit point de réponse, et continua de s’éloigner.

Pourquoi, monsieur, avez-vous suspendu la cérémonie ? s’écria Delvile avec impatience en s’adressant au ministre. Après une pareille opposition, monsieur, repliqua-t-il, je ne pouvais faire autrement. Elle ne mérite aucune attention, reprit-il ; nous ne connaissons ni l’un ni l’autre cette femme, qui ne saurait avoir le droit d’en former aucune. Et suivant après cela Cécile avec encore plus d’inquiétude : pourquoi, continua-t-il, vous éloigner ?… Pourquoi laisser la cérémonie imparfaite ?… Madame Charlton, que voulez-vous faire ?… Cécile, revenez, je vous en supplie, et terminons. Cécile, par un signe expressif, lui défendit de s’approcher, et s’éloignait en silence, quoiqu’elle eût beaucoup de peine à marcher, ainsi que madame Charlton.

Ceci devient inconcevable ! s’écria Delvile avec vivacité. Revenez, je vous en conjure !… ma Cécile… ma femme !… quoi, c’est vous qui m’abandonnez ainsi ?… Revenez, je vous en supplie, et recevez mes vœux les plus solemnels !… Madame Charlton, ramenez-la… Cécile, au nom de Dieu ne m’abandonnez pas !… Il voulut essayer de prendre sa main ; mais elle la retira, et parut redouter qu’il ne la touchât. Elle lui dit d’un ton ferme, quoique très-bas : oui, monsieur, je le dois !… Une opposition telle que celle qu’on vient de former !… Je ne voudrais pas pour le monde entier… Elle fit alors de nouveaux efforts pour doubler le pas. Où est cette abominable femme, s’écria Delvile ne se possédant plus, cette malheureuse qui s’est fait un plaisir de me désespérer ! Et sortant précipitamment de l’église, il courut la chercher.

Le ministre et M. Singleton, qui, jusqu’alors, s’étaient contentés d’être simples spectateurs, et n’avaient encore manifesté que leur surprise, crurent devoir offrir leurs services à Cécile. Elle les refusa pour elle-même, mais les accepta avec reconnaissance pour madame Charlton qui, extrêmement frappée de tout ce qui s’était passé, en avait presqu’entièrement perdu ses forces. Monsieur Singleton proposa d’envoyer chercher une voiture : elle y consentit, et ils attendirent à l’entrée de l’église, qu’elle fût arrivée.

Le ministre fit appeler la personne qui ouvrait les bancs, et lui demanda si elle avait quelque connaissance de la femme qui avait commis ce scandale, qui elle était, et comment elle s’était trouvée là. Elle répondit qu’elle ne savait absolument point qui elle pouvait être ; qu’elle était venue assister aux prières du matin ; et qu’après le service, elle s’était vraisemblablement cachée dans un des bancs fermés, puisqu’elle ne l’avait point apperçue, et qu’elle avait cru que tout le monde était sorti.

La voiture étant arrivée, on aidait madame Charlton à y monter, lorsque Delvile revint. Mes recherches, mes questions ont été vaines ; je n’ai pu découvrir ce qu’est devenue cette malheureuse femme, ni apprendre la moindre chose à son sujet… Mais qu’est-ce que c’est que tout ceci ? Où prétendez-vous aller ?… Pourquoi ce carrosse ?… Madame Charlton, qu’en voulez-vous faire ?… Cécile quelle est votre intention ? Cécile, gardant le silence, tourna la tête d’un autre côté ; son trouble et sa consternation lui avaient ôté la force de parler, tandis que la surprise et la terreur la privaient même du soulagement que les larmes lui auraient procuré. Elle croyait Delvile blâmable, sans savoir pourtant de quoi, et le doute de ce qui lui restait encore à craindre ne servait qu’à la tourmenter plus cruellement. Elle allait monter dans la voiture, lorsque Delvile, qui ne pouvait ni supporter son mécontentement, ni souffrir qu’elle partît, saisit une de ses mains, malgré les efforts qu’elle fit pour la dégager, et s’écria : Vous êtes à moi, vous êtes ma femme !… Je ne veux plus me séparer de vous. Allez où vous voudrez, je vous suivrai, et ne cesserai de réclamer mes droits ! Ne m’arrêtez pas, lui repartit-elle impatientée et d’une voix faible ; je suis malade, je me sens mal… Si vous me retenez plus long-temps, je ne pourrai plus me soutenir. Eh bien, appuyez-vous sur moi jusqu’à ce que la cérémonie soit finie… Vous me mettez au désespoir ; j’en perdrai la raison, si vous me quittez aussi cruellement.

Le peuple commençait à s’attrouper, et les mots d’époux et d’épouse parvinrent aux oreilles de Cécile, qui mourant de honte, de crainte et de douleur, lui dit : Vous voulez donc absolument me tourmenter ? Et retirant sa main, qu’il n’osa plus retenir, elle s’élança dans la voiture. Delvile y entra cependant après elle, et d’un air d’autorité ordonna au cocher de les conduire dans Pall-Mall ; il leva ensuite les glaces, et regarda fièrement la populace.

Cécile n’eut ni le courage ni la force de lui résister ; mais choquée de son trop de vivacité, et offensée qu’il eût osé la suivre en public, ses regards exprimaient un ressentiment cent fois plus mortifiant que les reproches qu’elle aurait pu lui faire. Cruelle Cécile ! s’écria-t-il avec passion, quoi, m’abandonner à l’autel même !… renoncer à moi à l’instant où les nœuds les plus sacrés allaient nous unir !… et me traiter avec tant de dédain dans une conjoncture aussi terrible, me mépriser indignement au moment où vous m’abandonnez avec tant d’injustice !… À quelle affreuse scène, lui dit Cécile en se remettant un peu de sa consternation, m’avez-vous exposée ! à quelle honte, à quelle indignité, à quelle horrible disgrâce !

Ô ciel ! s’écria-t-il avec effroi, si le moindre crime, la moindre offense de ma part avaient pu l’occasionner, il n’y aurait pas au monde un malheureux plus coupable que moi ! Mon respect, ma vénération pour vous ont toujours égalé mon affection ; et si je croyais que vous eussiez souffert à cause de moi le moindre outrage, je me haïrais bientôt moi-même autant que vous paraissez m’abhorrer. Mais qu’ai-je fait ? Comment ai-je pu vous irriter ? Par quelle action, par quel crime me suis-je attiré votre haine ?

D’où venait, s’écria-t-elle, cette voix que je crois encore entendre ? Cette opposition ne saurait avoir rapport à moi, puisqu’aucun de ceux qui me connaissent n’a ni le droit ni même le moindre intérêt à souhaiter que ce mariage n’ait pas lieu. Quelle conclusion ! Quoi, vous imagineriez que cette femme aurait des droits sur moi ? le carrosse arriva à leur logement. Delvile aida les dames à descendre. Cécile desirant se dérober à ses importunités, le devança, et monta fort vîte l’escalier, tandis que madame Charlton s’appuyait sur Delvile. Arrivée dans sa chambre, elle ordonna à son laquais de faire venir à l’instant une chaise de poste. Delvile parut piqué à son tour ; mais réprimant sa vivacité, il lui dit d’un ton posé : décidée comme vous l’êtes à me quitter, vous embarrassant peu de ma tranquillité, et doutant de ma sincérité, daignez du moins, avant que nous nous séparions, vous expliquer plus clairement sur l’accusation que vous formez contre moi ; pouvez-vous soupçonner que la malheureuse qui a interrompu la cérémonie, ait jamais reçu les moindres assurances de ma part, qui l’ayent autorisée à une pareille action. J’ignore ce que je dois soupçonner, dit Cécile, dans une affaire aussi obscure ; j’avoue que j’ai peine à croire que les mots qu’elle a prononcés l’ayent été au hasard, ou qu’elle se fût cachée sans dessein. En ce cas, mademoiselle, vous avez raison de me traiter avec mépris, de me bannir sans hésiter, puisqu’il est clair que vous me croyez capable de duplicité, et que vous pensez que je suis mieux informé de cette affaire que je ne paraîs l’être. Vous disiez que je vous rendrais malheureuse… Non, mademoiselle, non, votre destinée ne dépendra jamais d’un homme que vous jugez si peu digne de vous. C’est ce que je ne puis examiner dans ce moment, reprit Cécile en retenant à peine ses larmes… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aucun de nos projets n’a réussi ; et comme le secret qu’ils exigeaient a toujours été opposé à ma raison et à mes principes, je ne saurais me plaindre d’un mauvais succès que j’ai peut-être mérité… Ma chère dame Charlton, la voiture va venir ; préparez-vous, je vous supplie, afin que nous partions aussi-tôt.

Delvile, trop irrité pour continuer la conversation, se promenait dans la chambre, et tâchait de se calmer ; mais il y parvint si peu, que, quoiqu’il eût gardé le silence jusqu’au moment où l’on vint annoncer que la chaise était arrivée, lorsqu’il vit que Cécile s’obstinait à partir, il fut si révolté et si affligé, que joignant les mains, dans un transport de douleur, il s’écria : Cécile, voilà donc l’effet de vos promesses ! Voilà la félicité que vous m’aviez fait espérer ! voilà la récompense de mes tourments, et la manière dont vous remplissez vos engagements !

Cécile, frappée de ces reproches, fit un pas en arrière ; mais tandis qu’elle hésitait, incertaine de ce qu’elle lui répondrait, il continua : Vous êtes insensible à ma douleur et sourde à mes prières ; empressée à m’abandonner et à me condamner, vous ajoutez plutôt foi à de vagues conjectures, qu’à tout ce que vous avez pu connaître de mon caractère et de ma probité ; vous êtes disposée à me croire criminel sans en savoir la raison, sans daigner me dire pourquoi vous êtes si décidée à m’interdire votre présence. L’assurance même que je serais coupable, pourrait à peine me faire autant de tort que le seul soupçon de mon crime.

Irai-je une seconde fois, s’écria Cécile, m’exposer à une pareille scène ! Non, jamais !… Je suis assez punie de ma faute pour ne plus y retomber. Au reste, si je mérite vos reproches, je ne suis plus digne de votre estime, cessez donc de m’en faire. Ah ! s’écria-t-il, montrez au moins que vous êtes sensible à mon infortune : alors je cesserai d’en murmurer ; je m’efforcerai de supporter ma disgrace ; mais m’accabler sans daigner m’honorer d’un regard, percer sans pitié un cœur qui vous est tout dévoué !… Qu’est devenue cette candeur que j’avais toujours crue le partage de Cécile ? Quoi, cette justice, ce discernement, cette équité, qui me paraissait la base de son caractère, n’existent plus ?

Après tout ce qui s’est passé, repartit Cécile, sensiblement touchée de son désespoir, je ne m’attendais point à de pareilles plaintes, et que vous eussiez besoin de nouvelles assurances de ma part ; cependant, s’il ne faut que cela pour vous tranquilliser, et si elles peuvent contribuer à vous rendre notre séparation plus supportable… Non, dit-il en l’interrompant, quand il s’agit de vous perdre, rien au monde ne saurait adoucir ma douleur… N’ayez pour moi, à cet égard, aucune complaisance… conservez toute votre indifférence, toute votre froideur ; continuez à user du pouvoir que vous avez d’inspirer des sentiments que vous ne partagez jamais. Rien ne me sera aussi dur, aussi cruel que de vous entendre parler de séparation : et cependant, repartit-elle, après l’opposition qui ne nous permet plus de penser à l’alliance projetée, comment pourrais-je l’éviter ? Fiez-vous en à ma probité, accordez-moi seulement la confiance que je crois mériter, et alors notre union ne rencontrera plus d’obstacles, et je suis certain que vous n’aurez jamais lieu de vous en repentir. Juste ciel, quelle demande me faites-vous ! C’est bien dans ce cas qu’une confiance aveugle et entière serait une véritable folie. Vous doutez donc de ma probité ? vous me soupçonnez de… — Non, croyez qu’il n’en est rien ; mais dans une affaire de cette importance, quel meilleur guide puis-je choisir que ma propre raison, ma conscience, les notions que j’ai de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas ? Cessez donc de m’affliger par de nouveaux reproches, ne me tourmentez plus par vos sollicitations, puisque je vous déclare solemnellement qu’aucune considération ne pourra m’engager à vous promettre une seconde fois ma main, tant que je craindrai de déplaire à madame Delvile. Adieu. — Vous m’abandonnez donc ? — Ayez de la patience, je vous en conjure, et gardez-vous de me suivre ; le devoir exige que je vous le défende. — Ne pas vous suivre ; et qui aurait le droit de m’en empêcher ? — Moi, monsieur, si vous craignez de m’offenser, et de vous attirer mon indignation. — Alors elle s’avança courageusement vers la porte, madame Charlton ayant déjà, à l’aide des domestiques, gagné l’escalier. Ô tyrannie ! s’écria-t-il, quelle soumission vous exigez de moi !… Me sera-t-il permis de chercher à pénétrer l’affreux mystère de ce matin ? — Assurément. — Et si je parvenais à le découvrir, me permettriez-vous de vous en faire part ? Je ne serai pas fâchée de l’apprendre. Adieu. À peine était-elle parvenue au milieu de l’escalier, que courant précipitamment après elle, et tâchant de l’arrêter, il lui dit : si vous ne me haïssez pas, si vous ne me détestez pas, si je ne vous suis pas odieux et insupportable, ne me quittez pas avec autant de dureté !… Cécile, ma bien-aimée Cécile… daignez me dire un mot. Regardez-moi encore une fois, et daignez me consoler, en m’assurant que notre séparation ne sera pas éternelle.

Cécile tourna la tête ; et quoique ses yeux pleins de larmes prouvassent sa sensibilité, elle lui dit : pourquoi continuez-vous à me tourmenter par des prières auxquelles je ne dois point prêter l’oreille ?… Ne vous ai-je pas suivi à l’autel ? Pourriez-vous avoir le moindre doute sur la façon dont j’ai pensé à votre égard ? — Dont vous avez pensé !… Cécile ne serait-elle donc plus la même ? — Laissez-moi partir, je vous prie, et soyez persuadé qu’il n’y a que la raison qui puisse me décider à vous fuir. Cachez-moi une partie de votre sensibilité, plutôt que de chercher à réveiller la mienne. Hélas, rien ne m’est moins nécessaire !… Ah, Delvile ! si le devoir ne s’opposait pas à notre union ; si elle avait l’approbation de vos parents, vous n’auriez pas sujet de m’accuser d’indifférence ; le choix de mon cœur en serait la gloire, et tout ce que je rougis de sentir actuellement, je me ferais alors un plaisir et un honneur de le publier.

En finissant ces derniers mots, elle s’avança vers la voiture. Delvile la suivit, en lui prodiguant ses remerciements ; et en l’aidant à y monter, il l’assura qu’il lui obéirait scrupuleusement, et ne tenterait même pas de la voir, jusqu’à ce qu’il pût lui donner quelqu’éclaircissement au sujet de ce qui s’était passé à l’église.



CHAPITRE III.

Consternation.


Le voyage fut triste. Madame Charlton, extrêmement harassée par la précipitation extraordinaire avec laquelle elles avaient fait la route, et la fatigue de corps et d’esprit qu’elle venait d’essuyer, ne put continuer à voyager aussi vîte. Cécile était aussi beaucoup moins pressée qu’en allant ; elle n’espérait point, à son retour, rencontrer rien qui pût lui causer le moindre plaisir. La malheureuse course qu’elle venait de faire ne lui laissait que le regret de l’avoir entreprise, et ne lui présageait pour la suite que du chagrin et des mortifications. L’indisposition de madame Charlton, loin de diminuer après son retour, ne fit qu’augmenter ; et Cécile qui ne la quittait pas, eut encore le chagrin de croire qu’elle en était la cause. Elle imaginait que tout conspirait à la punir de sa faute. Ses démarches avaient été découvertes ; la famille Delvile ne pouvait manquer d’être instruite de son projet, qu’elle traiterait de téméraire, et qu’elle se réjouirait de savoir échoué. Mais ce qui la tourmentait le plus, était l’opposition inconcevable qui avait empêché la célébration de son mariage. Elle ne pouvait deviner de quelle part elle était venue. Elle imaginait quelquefois que c’était peut-être une plaisanterie de la part de Morrice, une perfidie de M. Monckton, un tour que quelque étranger leur avait joué. Aucune de ces suppositions n’avait cependant la moindre probabilité. Morrice, supposé même qu’il eût observé toutes leurs démarches, et qu’il les eût suivis jusqu’à l’église, ce que son imprudente curiosité rendait assez vraisemblable, aurait à peine eu le temps et les moyens de trouver une femme qui se fût prêtée à le seconder. M. Monckton, quelqu’opposé qu’il fût à ce mariage, avait trop d’honneur pour vouloir le rompre par un moyen aussi violent et aussi malhonnête. De la part d’un étranger, il aurait fallu une effronterie peu commune. Ces considérations lui faisaient sentir le peu de fondement de ses conjectures. Elle en revenait quelquefois à croire que Delvile avait pu avoir pris autrefois des engagements avec quelque personne qui, ayant eu par hasard connaissance de ses intentions, avait eu recours à cette voie pour les traverser. Mais cette idée avait encore moins de vraisemblance que les précédentes. La probité, l’honneur de Delvile lui avait inspiré trop de confiance pour qu’elle eût le moindre soupçon qui pût lui faire tort dans son esprit ; elle était bien persuadée qu’il était aussi malheureux qu’elle, et son unique consolation était de le croire aussi exempt de blâme qu’elle l’était elle-même. Elle passa trois jours entiers dans cette situation, occupée pendant tout ce temps à prendre soin de la santé de madame Charlton ; le quatrième, on vint lui dire qu’une dame qui demandait à lui parler l’attendait dans la salle. Elle y descendit sur-le-champ, et apperçut madame Delvile. Saisie d’étonnement et de crainte, elle s’arrêta tout-à-coup d’un air effrayé, et s’appuya contre la porte, ne se sentant pas la force de recevoir une visite qu’elle n’avait ni désirée ni prévue, et que la faute qu’elle croyait avoir commise lui rendait redoutable.

Madame Delvile lui adressant la parole avec beaucoup de réserve et une politesse froide, lui dit : Je crains de vous avoir surprise. Je suis fâchée de n’avoir pas eu le temps de vous prévenir de mon arrivée. Cécile s’avançant, lui répondit d’une voix faible : Je ne saurais, madame, qu’être fort honorée de vos visites dans tous les temps. Après cela, elles s’assirent, madame Delvile conservant son air froid et sérieux, et Cécile faisant tous ses efforts pour cacher des craintes qu’elle ne pouvait vaincre.

Après un silence qui n’annonçait rien d’agréable : mon intention, dit madame Delvile, n’est point de vous inquiéter ; je ne veux pas vous tenir plus long-temps en suspens sur le but de ma visite. Je ne viens point ici pour vous faire des questions, pour mettre votre sincérité à l’épreuve, ni pour blesser votre délicatesse. Je vous dispense de toute explication ; il ne me reste aucun doute à éclaircir ; je sais tout ce qui s’est passé ; je sais que mon fils vous aime. Les craintes de Cécile et sa frayeur ne l’avaient point encore préparée à une attaque aussi directe : il lui fut impossible de parler, ni de regarder madame Delvile ; confondue, le visage en feu, elle se couvrit de ses deux mains, et tomba sur une chaise. Madame Delvile se tut pendant quelques moments, après quoi elle continua ainsi : n’imaginez pas que je cherche à faire aucune découverte, et ne me soupçonnez point de vouloir sonder vos pensées. Je n’ai jamais cru que Mortimer aimât sans être payé de retour, ni que miss Beverley, ayant autant de mérite qu’elle en a, pût ne pas s’appercevoir de celui des autres. Je ne veux donc exiger d’elle, ni des détails, ni des explications ; la seule chose que je lui demande, c’est de m’écouter patiemment, et la permission de m’exprimer avec franchise et avec vérité.

Cécile, soulagée par cette manière calme et tranquille, lui trouvait cependant une froideur qui annonçait assez qu’elle ne conservait plus la moindre affection pour elle, et que ce qu’elle allait décider serait irrévocable. Elle se découvrit le visage, pour marquer une attention plus respectueuse ; mais elle ne put ni lever les yeux, ni articuler une seule parole. Madame Delvile s’assit alors à ses côtés, et continua d’un ton très-sérieux : quoique miss Beverley n’ait point été dans le cas de s’instruire de l’état des affaires de notre famille, elle n’a cependant pas pu ignorer qu’une fortune telle que la sienne était capable de remplir toutes nos espérances, elle a dû s’appercevoir aussi que son mérite n’a jamais été mieux connu et mieux apprécié que par nous : elle n’a donc pas pu douter que le choix de Mortimer n’eût notre approbation ; et lorsqu’elle a daigné agréer ses propositions, elle a dû naturellement s’attendre que son consentement serait aussi agréable que satisfaisant pour tous ses parents.

Cécile, supérieure à de vains ménagements, et dédaignant des louanges dont elle ne se sentait pas digne, leva la tête, et faisant un effort pour parler, dit : non, madame, je ne me suis jamais trompée à cet égard ; je n’ai jamais présumé que j’aurais votre approbation, et c’est ce qui m’a pour toujours privée de la mienne. Mortimer, s’écria-t-elle avec chaleur, a donc toujours agi honorablement ? Il ne vous a donc ni trompée, ni trahie ? Non, madame, répondit-elle en rougissant ; je n’ai rien à lui reprocher. En ce cas, je le reconnais véritablement pour mon fils, s’écria madame Delvile avec émotion ; s’il avait osé vous en imposer, je l’aurais abandonné pour jamais.

Cécile paraissant alors la seule coupable, se trouva réduite à un état d’humiliation bien pénible. Elle s’arma de tout son courage, et dit : je viens de justifier M. Delvile ; à présent, madame, permettez que j’allègue quelque chose en ma faveur. — Vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir qu’en me parlant sans déguisement. — Ce n’est point dans l’espérance de regagner votre estime… que je ne vois que trop que j’ai perdue, mais uniquement… Non, vous ne l’avez point perdue, dit madame Delvile ; et si elle a été plus entière, c’est que j’avais cru trop légèrement à une perfection dont la nature humaine n’est peut-être pas susceptible. Tout est donc fini, pensa Cécile en elle-même ; le mépris que j’avais tant redouté est mon partage, et quoiqu’il puisse s’affaiblir dans la suite, il existera toujours !

Parlez donc, et parlez sincèrement, continua madame Delvile ; après cela, accordez-moi votre attention, pour que je vous instruise du but de mon voyage. J’ai très-peu de choses à vous dire, repartit la triste Cécile ; vous m’assurez que vous êtes déjà informée de tout ce qui s’est passé, je ne prétends donc point me faire un mérite de vous l’apprendre : j’ajouterai seulement que la faiblesse que j’avais eue de consentir à ce mariage, m’avait rendue malheureuse ; que la réflexion ne m’avait pas plutôt démontré mon erreur, que j’avais cherché à la réparer en me rétractant : ce sont les circonstances les plus funestes qui m’ont poussée à cette fatale condescendance, dont le souvenir, jusqu’à la dernière heure, me causera autant de chagrin que de honte.

Je ne m’étonne point, reprit madame Delvile, que dans une situation où la délicatesse était bien moins nécessaire que le courage, miss Beverley ait pu se trouver embarrassée et malheureuse. Un cœur tel que le sien ne pouvait jamais errer impunément ; et ce n’est que parce que je suis convaincue que personne ne connaît mieux qu’elle ce que l’on peut, ou ne peut pas faire, que je me suis hasardée à venir la trouver dans cette conjoncture : c’est sur cette connaissance qu’est fondé l’espoir que j’ai de gagner quelque chose sur l’esprit de celle qui doit décider du sort de toute notre famille. Dois-je continuer, ou jugeriez-vous à propos de parler auparavant ? Non, madame, je n’ai rien à dire. Écoutez-moi donc, je vous en prie, sans prévention, et ne prenez aucune résolution avant que de m’avoir entendue jusqu’au bout ; daignez n’écouter que la raison, la candeur et la bonne foi. J’avoue qu’une pareille tâche n’est point aisée pour une âme préoccupée, et peut-être déterminée à ne prendre conseil que de son penchant… Vous me faites tort, madame, dit Cécile en l’interrompant ; ce n’est point là mon intention, je n’ai d’autre desir que celui de suivre mon devoir ; je ne suis malheureuse que parce que je sens que je m’en suis écartée. Je souffre, je languis jusqu’au moment où je pourrai recouvrer la bonne opinion que j’avais de moi-même : alors je ne me croirai plus indigne de la vôtre ; et soit que je l’obtiène ou que vous me la refusiez, je serai du moins délivrée du sentiment de honte qui m’humilie beaucoup. Pour la regagner, reprit madame Delvile, il suffirait d’employer l’influence que vous avez sur mon esprit ; je ne suis déjà que trop portée à adopter les idées les plus favorables sur votre compte, et il ne tiendra qu’à vous de les augmenter. Consentez-vous à cette épreuve, et vous paraît-elle en valoir la peine ?

Cécile émue à cette question, prévit toute l’importance du sacrifice qu’on allait exiger d’elle ; et sa fierté révoltée lui fit envisager la honte qu’il y aurait à ne pas prévenir la renonciation qu’on attendait de sa part ; son penchant néanmoins s’opposait à cette résolution ; elle craignit de se presser trop, et vit clairement qu’un mot prononcé sans réflexion, la séparerait peut-être pour toujours de Delvile. Cet état était pénible, elle se hasarda de dire à madame Delvile, qui en avait attendu tranquillement cette espèce d’explication : malgré le cas que je fais, madame, de votre approbation et de votre estime ; quoique rien ne me fût difficile pour les regagner… c’est cependant un bonheur qu’à peine j’ose espérer. Ah ! ne le croyez pas, s’écria-t-elle, il suffirait que vous le desirassiez. Je me propose de vous indiquer les moyens de les recouvrer, et de vous exprimer combien je vous devrai de reconnaissance, si vous daignez vous en servir. Mais Cécile, irrésolue, se défiant de ses propres forces, n’osa lui rien promettre ; elle ne savait cependant si elle devait se prêter à ses vues ou refuser de les seconder.

Je viens donc, reprit gravement madame Delvile, vous trouver au nom de M. Delvile, et de toute une famille aussi ancienne qu’honorable. Regardez-moi comme la représentant ; elle vous exprime par ma bouche ses craintes et ses espérances. Mon fils, le soutien de notre maison, le seul de son nom, et l’unique héritier de nos fortunes, vous a choisie, nous le savons, pour l’objet de ses vœux ; il vous est tellement attaché, qu’il renoncerait plutôt à nous qu’à la passion que vous lui avez inspirée. Ce n’est donc qu’à vous seule que nous pouvons avoir recours, et je viens pour… Arrêtez, madame, arrêtez ! interrompit Cécile, dont le ressentiment ranimait le courage, je sais d’avance ce que vous voulez dire : vous venez pour me témoigner votre mépris, pour me reprocher ma présomption, pour m’accabler de vos dédains. Cette démarche était peu nécessaire ; je me suis déjà condamnée moi-même ; épargnez-moi cette dure humiliation, et ne me surchargez pas du poids de votre supériorité. Je ne cherche point à m’égaler à vous ; je n’entreprends nullement de me justifier. Je reconnais aussi volontiers ma petitesse et mon néant, que vous pourriez vouloir me les faire sentir ; il n’y aurait que l’insulte qui pût me révolter assez pour m’empêcher d’en convenir.

Croyez-moi, repartit madame Delvile, je ne viens point ici pour vous blesser, ni vous outrager ; je suis fâchée d’avoir pu vous paraître trop fière. La situation singulière et périlleuse de ma famille m’a peut-être, sans que je m’en doutasse, mise dans le cas de me servir d’expressions qui ont pu vous offenser. Il est peu de personnes qui puissent traiter de sang-froid des sujets qui les touchent de près ; daignez cependant, je vous prie, être bien persuadée que je n’ai jamais eu l’intention de vous insulter ; n’imaginez pas qu’en parlant avantageusement de ma famille, j’aye voulu rabaisser la vôtre : je sais, au contraire, qu’elle est respectable ; je sais même que, fût-elle la dernière du royaume, les plus relevées pourraient envier le bonheur d’avoir produit une personne telle que vous.

Cécile un peu radoucie par la fin de ce discours, lui demanda excuse de l’avoir interrompue, et elle continua. Je vous assure donc que, quant à votre famille, quelle que soit la fierté de la nôtre, il suffit que vous en soyez sortie pour que nous n’ayons aucune objection à former contr’elle. Nous connaissons tout votre mérite ; votre caractère est digne de toute notre estime, et votre fortune surpasse nos espérances. Il est aussi étrange qu’affligeant que toutes ces circonstances, capables de satisfaire la raison, ces qualités si propres à faire le bonheur d’un époux, ne soient point encore suffisantes, et ne puissent s’accorder avec des prétentions peut-être chimériques, mais que nous ne saurions refuser à la mémoire de nos ancêtres, et auxquelles nous ne saurions renoncer impunément.

Cécile, quoique très-affectée de ce qu’elle venait d’entendre, n’en fut cependant pas fort étonnée ; elle n’était que trop persuadée que, quoiqu’il n’y eût qu’un seul obstacle à son mariage, il était absolument invincible. Ce n’est donc point par aversion pour votre nom, continua-t-elle, mais parce que le nôtre nous est plus cher. Il est certain qu’il y aurait de la bassesse et de l’indignité à le changer contre un autre… Quelle ne serait donc pas ma douleur, si Mortimer Delvile, l’objet de toutes mes espérances, le dernier rejeton qui assure la durée de sa maison, et dont la naissance m’a causé la plus vive satisfaction, dont les belles qualités faisaient toute ma consolation, parce que j’espérais qu’elles en relèveraient l’éclat ; si Mortimer venait à y renoncer ; s’il l’abandonnait, s’il quittait le nom qu’il paraissait né pour éterniser, et qu’il l’anéantît pour jamais ! Comment reconnaîtrais-je un fils devenu étranger à sa famille ! Comment supporter l’idée d’avoir nourri dans mon sein celui qui en aurait trahi les plus chers intérêts !

Cécile aussi affligée qu’offensée, se hâta de lui répondre : Non, madame, je n’exigerai point un pareil sacrifice ; je ne voudrais pas, pour l’univers entier, l’engager à rien faire d’indigne de lui. Que cela est noblement pensé ! s’écria madame Delvile, dont tout annonçait la satisfaction ; je retrouve dans ce moment miss Beverley ; je revois cette vertueuse, cette excellente personne, dont le caractère noble m’annonçait qu’elle saurait renoncer même à sa propre félicité, dès qu’elle la croirait incompatible avec son devoir.

Cécile, tremblante et pâle, savait à peine ce qu’elle avait dit ; mais elle reconnut, d’après la façon de s’énoncer de madame Delvile, que cette dame en avait conclu qu’elle renonçait absolument à son fils. Elle desirait ardemment de quitter l’appartement avant que celle-ci exigeât d’elle qu’elle confirmât ce que sa fierté offensée lui avait fait avancer ; elle n’eut cependant pas le courage de se lever, de parler, ni même de faire le moindre mouvement.

Je suis sincèrement affligée, continua madame Delvile, dont la froideur et l’austérité s’étaient changées en douceur, de la nécessité dans laquelle je me suis trouvée d’exiger de vous une conférence aussi pénible ; mais cette ressource était l’unique qui me restât. Je n’avais aucun droit, quel que puisse être mon crédit sur l’esprit de Mortimer, d’en faire l’épreuve, avant que vous y eussiez préalablement consenti. Je regardais mon fils comme attaché à vous par l’honneur ; je savais que vous étiez seule capable de l’affranchir de ses liens. Je vais vous quitter à présent ; car je m’apperçois que ma présence vous gêne. Adieu. Dès que vous pourrez me pardonner, je me flatte que vous n’y manquerez pas. Je n’ai rien à pardonner, madame, répondit Cécile froidement ; vous n’avez fait que soutenir votre dignité, et je ne saurais blâmer que moi-même de vous avoir mise dans ce cas. Hélas ! s’écria madame Delvile, si le mérite et la noblesse d’âme de votre part, l’estime et la plus tendre affection de la mienne, étaient suffisantes pour satisfaire à cette dignité qui vous blesse, avec quel empressement ne désirerais-je pas une fille telle que vous ! Quel plaisir n’aurais-je pas d’unir mon fils à une personne dont les excellentes qualités qui ont tant de rapport avec les siènes, assureraient son bonheur !

Ne me parlez plus d’affection, madame, dit Cécile en détournant la tête ; celle que vous aviez pour moi est passée… votre estime même a cessé… Il est possible que vous me plaigniez ; mais votre pitié est mêlée de mépris, et je ne suis pas encore assez vile pour trouver de la consolation à l’exciter. Que vous connaissez peu, s’écria madame Delvile en la regardant avec beaucoup de douceur, que vous pénétrez mal l’état de mon cœur ! Jamais vous ne m’avez paru aussi digne d’admiration que dans ce moment. En vous arrachant à mon fils, je partage les peines que j’occasionne ; mais l’idée juste que vous vous êtes formée des devoirs qui nous sont imposés, doit en quelque façon plaider en ma faveur, et vous faire oublier l’espèce de rigueur avec laquelle je remplis le mien.

En finissant elle s’avança vers la porte. Votre carrosse serait-il prêt ? lui dit Cécile s’efforçant de cacher son émotion sous un air de tristesse. Madame Delvile attendrie, lui tendit la main ; et ses yeux se remplissant de larmes, elle lui dit : il m’est impossible de me résoudre à me séparer de vous avec autant de froideur. Ô charmante Cécile ! ne blâmez point une mère qui, en s’acquittant de ce qu’elle croit être son devoir, regarde cette obligation comme la chose du monde la plus pénible, qui prévoit dans le désespoir de son mari et la résistance de son fils toutes les horreurs qu’entraîne après soi la discorde entre des parents, et qui ne peut assurer l’honneur de sa famille qu’en détruisant son repos et son bonheur !… Vous ne voulez donc pas me donner la main ?…

Cécile qui avait affecté de ne pas s’apperçevoir qu’elle la lui offrait, lui présenta la sienne, en lui faisant une révérence d’un air de réserve, et tâchant de conserver sa fermeté en évitant de parler. Madame Delvile la prit, et en lui répétant ses adieux, elle la pressa affectueusement contre ses lèvres. Cécile en fut émue ; l’agitation qu’elle tâchait de déguiser augmentant à chaque instant, et lui laissant à peine la force de respirer, elle s’écria : Pourquoi, pourquoi ?… je vous prie… je vous supplie, madame… Le ciel vous comble de ses bénédictions ! dit madame Delvile, laissant couler des larmes sur la main qu’elle tenait encore. Le ciel vous soit propice, et vous rende cette tranquillité qui vous est si justement due ! Ah, madame, s’écria à son tour Cécile, s’efforçant en vain de retenir ses larmes qui coulaient alors en abondance, pourquoi me désespérer par ces preuves de bonté ? pourquoi me forcer à vous aimer encore… quand je souhaite presque de vous haïr !… Non, ne me haïssez pas, lui dit madame Delvile en l’embrassant ; ne me haïssez pas, aimable Cécile ; la scène cruelle que je vais avoir avec mon fils ne saurait m’affecter davantage que celle-ci… Mais adieu… Il faut que je m’y prépare ! Elle sortit ensuite : mais Cécile, dont la fierté ne put tenir contre tant de bonté, courut promptement après elle, en lui disant : Ne vous reverrai-je plus, madame ? Vous en déciderez vous-même, répondit-elle ; si ma vue ne vous cause pas plus de peine que de plaisir, je viendrai dès que cela vous conviendra. Cécile soupira et se tut ; elle ne savait ce qu’elle devait souhaiter, elle craignait de rester entièrement livrée à ses tristes et éternelles réflexions. Attendrai-je, continua madame Delvile, jusqu’à demain matin pour m’en retourner. Si je revenais dans l’après-midi, consentiriez-vous à me recevoir ? Je serais fâchée, répondit-elle toujours en hésitant, de vous empêcher de partir… Vous m’obligerez, s’écria madame Delvile, de souffrir ma présence. Elle monta en carrosse.

Cécile hors d’état de soigner sa vieille amie, et n’ayant pas la force de lui faire le détail de la cruelle scène qui venait de se passer, se hâta de gagner son appartement. L’émotion qu’elle avait étouffée jusqu’alors, éclata enfin par ses larmes et ses regrets ; son sort venait d’être décidé d’une manière aussi triste qu’humiliante ; elle était ouvertement réprouvée par la famille dont on savait qu’elle desirait l’alliance ; elle avait été forcée à refuser l’homme sur lequel son choix s’était arrêté, quoique bien convaincue qu’il l’aimait. Elle éprouvait combien il était cruel de se voir réduite à supporter une infortune aussi peu ordinaire ; son cœur oppressé, en butte à des passions opposées, écoutait tour-à-tour sa fierté révoltée, ou son amitié méprisée. On peut se faire difficilement une idée de l’état où se trouvait son ame.



CHAPITRE IV.

Inquiétude.


Cécile était encore très-agitée, lorsqu’on vint l’avertir qu’un monsieur souhaitait avoir l’honneur de la voir. Elle conclut que c’était Delvile, et l’idée que leur entrevue n’aboutirait qu’à lui communiquer ce qui ne pourrait que l’affliger amèrement, augmenta encore le chagrin dont elle était accablée. Elle descendit néanmoins. Il s’avança jusqu’à la porte pour la recevoir ; mais avant qu’il eût eu le temps de parler, elle lui dit d’un ton affligé : Monsieur Delvile, que venez-vous faire ici ? Pourquoi vous obstiner à me voir, malgré tous les obstacles et au mépris de ma défense ! Juste ciel ! s’écria-t-il surpris ; pourquoi ce reproche ? Ne m’avez-vous pas permis de venir vous faire part du résultat de mes recherches ? N’ai-je pas votre consentement ? Mais d’où vient cet air embarrassé ?… Vous avez pleuré… Ô ma chère Cécile ! aurais-je contribué à votre affliction ? Ces larmes que vous ne versez jamais sans cause, dites-moi, auraient-elles coulé à mon occasion ? — Et quel a été, s’écria-t-elle, le résultat de vos recherches ? Parlez promptement ; car je souhaite de l’apprendre, et je ne saurais m’arrêter qu’un instant. Que ce langage, s’écria Delvile, me paraît étrange ! Qu’est-il donc arrivé ? Auriez-vous essuyé quelque nouveau malheur ? Dois-je encore m’attendre à des revers imprévus ? Pourquoi ne voulez-vous pas commencer par me répondre ? ajouta-t-elle. Lorsque j’aurai parlé, peut-être ne le pourrez vous plus. Vous m’effrayez ! quel est donc le coup affreux qui me menace ? À quelle horreur me préparez-vous ? Le fatal accident qui vous a arrachée de mes bras au pied même de l’autel, continue à être enveloppé de ténèbres impénétrables : il m’a été impossible de trouver la moindre trace de la malheureuse qui nous a séparés. — Vous n’avez donc pu vous procurer aucun éclaircissement ? — Non, aucun, quoique depuis que nous nous sommes séparés, j’aye employé tout mon temps à faire des perquisitions. — N’en faites donc plus ; car tous les éclaircissements deviendraient inutiles : il est certain que nous avons été séparés, quoique nous soyons hors d’état de dire pourquoi : mais que nous ne nous rejoignions jamais… Elle s’arrêta, les yeux humides, levés au ciel, et poussant un profond soupir. Comment, s’écria Delvile, en tâchant de prendre sa main qu’elle retira. Aimable, chère Cécile, mon amie, mon épouse, pourquoi ces larmes que le désespoir est seul capable de vous arracher ? Pourquoi me refuser cette main qui était il n’y a pas long-temps le gage de votre foi ? Ne suis-je plus le même Delvile auquel il y a si peu de jours que vous l’aviez donnée ? Pourquoi refusez-vous de m’ouvrir votre cœur ? Pourquoi vous défier de ma probité ? Pourquoi vous dérober à ma tendresse ? Après m’avoir causé des chagrins si cuisants, pourquoi me refuser la plus légère consolation ? Quelle consolation, s’écria la désolée Cécile, puis-je vous donner ? Hélas ! vous n’êtes peut-être pas celui de nous deux qui en avez le plus besoin.

Dans ce moment, une des demoiselles Charlton ouvrit la porte, et dit à Cécile que sa grand’mère desirait lui parler. Elle fut honteuse qu’on l’eût surprise en pleurs avec Delvile ; elle ne se donna pas le temps de lui faire la moindre excuse, ou de répondre à mademoiselle Charlton, et se hâta de sortir de la chambre… non pour se rendre auprès de sa vieille amie qu’elle était alors encore moins en état de voir qu’auparavant, mais dans son appartement, où après avoir donné quelque temps à sa douleur, elle examina scrupuleusement sa conduite. Elle se repentait de tout ce qu’elle avait fait, elle désapprouvait tout ce qu’elle avait dit ; et les reproches de sa conscience lui faisaient oublier pour un temps les motifs qui l’avaient égarée.

La douleur à laquelle elle s’était abandonnée en présence de Delvile, lui parut une faiblesse contraire aux bienséances. Le pouvoir qu’il a sur mon cœur, s’écriait-elle, a trop éclaté, il serait trop tard pour le lui cacher. Il est cependant encore temps de mettre des bornes à celui qu’il a sur mon esprit. Je ne serai jamais à lui, puisque j’y ai renoncé ; les égards que je me dois à moi-même m’obligent donc également à le fuir, jusqu’à ce que sa vue ne soit plus aussi dangereuse pour moi. C’est pourquoi, lorsque Delvile la fit supplier de permettre qu’il se présentât encore devant elle, elle lui fit répondre qu’elle était indisposée, et ne pouvait voir personne. Il sortit de la maison, et peu de temps après elle reçut le billet suivant :


À Mademoiselle Beverley.

« Vous m’éloignez de vous, Cécile, accablé d’inquiétudes et désespéré par mes craintes….. Vous me renvoyez, vous qui connaissez tout le poids de mon infortune ; vous me laissez le soin de la supporter comme je pourrai. Je vous accuserais d’insensibilité, si je ne m’étais apperçu que vous êtes malheureuse ; je vous regarderais comme mon tyran, si, en vous quittant, je n’avais pas vu couler vos larmes. Je pars donc, j’obéis, puisque vous désirez que je m’éloigne : je me renfermerai chez Bidulphe jusqu’à ce que je reçoive vos ordres. Daignez, je vous prie, vous rappeler que les moments vont me paraître des siècles, tant que je croirai Cécile injuste, et que mon ame sera déchirée tant que je me la représenterai dans l’état de douleur où je l’ai laissée.

Mortimer Delvile.


Le mélange de tendresse et de ressentiment qui régnait dans cette lettre, exprimait si bien la douleur et le désordre qui l’avaient dictée, que la fermeté de Cécile en fut ébranlée, et qu’elle céda au désir de calmer son inquiétude, en l’assurant que rien ne serait capable d’altérer l’estime qu’elle avait pour lui. Elle résolut cependant de ne plus se hasarder à le revoir, certaine que leur entrevue ne servirait qu’à les attendrir mutuellement ; qu’en se communiquant leur affliction, ils ne feraient qu’augmenter leur penchant réciproque. Appelant donc le devoir à son secours pour l’opposer à son inclination, elle prit le parti de s’en remettre entièrement à la volonté de madame Delvile ; et quoiqu’elle ne lui eût rien promis, elle ne s’en crut pas moins engagée avec elle. Souhaitant néanmoins de mettre promptement fin à l’incertitude de Delvile, elle ne voulut point attendre jusqu’au moment où elle était convenue de recevoir sa mère, et elle lui écrivit le billet suivant, pour la prier d’avancer le moment de sa visite :


À l’honorable Madame Delvile.
Madame,

« Monsieur votre fils est actuellement à Bury, lui apprendrai-je que vous y êtes arrivée, ou voulez-vous le lui annoncer vous-même ? Faites-moi connaître vos intentions, et je tâcherai de m’y conformer. Je ne me regarde plus comme libre ; et si en agissant sous votre direction je puis vous procurer quelque satisfaction, je recevrai vos ordres avec empressement.

» J’ai l’honneur d’être,

Madame,
Votre très-obéissante servante,
Cécile Beverley.


Lorsqu’elle eut envoyé ce billet, elle se trouva plus à son aise : elle avait sacrifié le fils, elle s’était résignée aux volontés de la mère, il ne s’agissait plus que de soutenir cet effort avec la dignité convenable, et de recouvrer la tranquillité. Mais elle se rappela pour lors avec peine la conduite froide et réservée qu’elle avait eue avec madame Delvile. Cette dame n’avait fait que ce qu’elle croyait être son devoir, et rien que ce qu’elle-même avait prévu de sa part. Si au commencement de sa visite, et tandis qu’elle doutait encore de l’issue, elle avait paru sévère ; aussitôt qu’elle avait apperçu une lueur de succès, elle était devenue douce, tendre et affectueuse. Cécile condamnait donc pour cette raison le ressentiment qu’elle avait trop écouté, et désira sincèrement de réparer, à l’égard de madame Delvile, tout ce qui s’était passé. Elle s’affermit encore dans cette résolution, en réfléchissant combien la félicité qu’elle s’était promise en épousant Delvile aurait été troublée par l’idée humiliante de s’être introduite dans une famille qui l’y aurait vue à regret, et peut-être l’aurait méprisée. Plus elle l’estimait et l’aimait, plus elle s’intéressait à son bonheur ; et comment supporter l’idée d’y donner atteinte elle-même !

Son plan de conduite une fois fixé, elle se rendit chez madame Charlton ; mais craignant de perdre cette fermeté qu’elle venait d’acquérir, si elle se hasardait à raconter ce qui venait de se passer, elle la pria de la dispenser pour le moment de ce récit, et elle rejetta la conversation sur des objets moins intéressants. Cette prudence produisit tout l’effet qu’elle s’en était promis ; et lorsqu’on vint annoncer de nouveau madame Delvile, elle apprit avec assez de tranquillité son arrivée, et fut la recevoir sans la moindre émotion. Il n’en fut pas de même de madame Delvile. Empressée à lui donner des témoignages d’amitié, elle courut à sa rencontre au moment où elle l’apperçut, et s’écria en l’embrassant : Ô charmante fille ! protectrice de notre famille ! conservatrice de son honneur ! que les expressions sont faibles pour vous marquer toute mon admiration ! Que mes remerciements sont peu proportionnés aux obligations que je vous ai ! Vous ne m’en avez aucune, madame, répondit Cécile en étouffant un soupir ; c’est moi qui vous serai redevable, si vous pouvez me pardonner mon emportement de ce matin. Ne donnez pas un nom si peu mérité, répondit madame Delvile, à un excès de sensibilité dont vous seule avez souffert. Vous avez soutenu l’épreuve la plus pénible ; et quelque soit le courage que vous avez montré, il était impossible que vous n’en souffrîssiez pas. Vous avez trop de délicatesse pour que je puisse m’étonner de vous voir renoncer à un homme dont les parents ne verraient point de bon-œil votre alliance ; mais la générosité que vous avez eue dans cette occasion prouve toute la dignité de votre ame, et mérite encore plus mes hommages que mes remerciements ; jamais je ne saurais vous louer autant que je vous admire.

Cécile qui ne reçut ces louanges que comme la confirmation de ce qu’elle lui avait déjà dit, qu’elle ne consentirait point à l’admettre dans sa famille, lui fit pour tout remerciement une simple révérence, et madame Delvile s’étant assise auprès d’elle, continua : vous avez eu la bonté de m’écrire que mon fils était ici ; l’avez-vous vu ? Oui, madame, répondit-elle en rougissant ; il n’a été ici qu’un moment. Et sait-il que j’y suis ? Non… Du moins, je crois qu’il n’en sait rien. L’épreuve qui l’attend va donc lui être bien pénible ; j’ai une tâche bien rude à remplir vis-à-vis de lui. Comptez-vous le revoir ? Non,… oui,… peut-être… en vérité à peine je… Elle bégaya ; et madame Delvile lui prenant la main, et voyant qu’elle avait de la peine à respirer, lui dit : miss Beverley, pourquoi le verriez-vous encore ? Cécile fut étourdie de cette question, et baissa les yeux sans pouvoir répondre.

Considérez, continua madame Delvile, que pour votre repos, vous devez éviter soigneusement de vous revoir ; vous ne feriez que vous rendre plus malheureux : votre mariage ne saurait avoir lieu ; vous y avez généreusement renoncé, pourquoi déchirer de nouveau votre cœur et le sien par une entrevue, qui ne servirait qu’à renouveler des regrets inutiles ? Cécile continua à se taire. Elle sentait bien la vérité de ces réflexions ; mais son cœur avait peine à en admettre les conséquences. Je suis sûre, reprit madame Delvile, que ce triomphe dont la petite vanité d’une femme ordinaire serait flattée, ne s’accorderait guères avec la façon de penser de celle qui a été capable d’un renoncement aussi généreux. Parlez donc, et avouez franchement ; de bonne-foi, convenez… qu’il serait plus prudent d’éviter un objet qui ne peut que causer des regrets, une entrevue qui ne saurait exciter que des sensations tristes et douloureuses. Cécile pâlit ; elle fit des efforts pour parler, sans pouvoir y parvenir ; elle aurait voulu consentir… Mais l’idée qu’elle avait vu Delvile pour la dernière fois, qu’elle l’avait quitté brusquement, et la crainte de l’avoir traité trop durement, s’opposaient encore à une pareille résolution.

Pourriez-vous, dit madame Delvile, après un petit moment de silence, pourriez-vous souhaiter de revoir Mortimer pour être témoin de son chagrin ? pourriez-vous desirer qu’il vous vît, pour redoubler ses regrets ? Oh ! non, s’écria Cécile, à laquelle ce reproche rendit la parole et la fermeté ; je ne suis pas assez inconsidérée ; je m’abandonne entièrement à votre direction ; je vous soumets toutes mes démarches. Je voudrais cependant encore une fois, et peut-être… pour la dernière… Ah, ma chère miss ! vous revoir, sachant que ce serait pour la dernière fois, ne serait-ce pas enfoncer un poignard dans le cœur de Mortimer ? Ne serait-ce pas verser un poison mortel dans le vôtre ? Si vous le croyez, madame, dit-elle, j’aimerais mieux… Je veux certainement… Elle soupira, bégaya, et s’arrêta. Écoutez, reprit madame Delvile, s’il était possible de trouver un moyen, quel qu’il pût être, de lever les obstacles qui s’opposent à votre mariage, alors vous feriez bien de voir mon fils, parce qu’en vous communiquant mutuellement vos idées, il pourrait en résulter quelque heureux expédient : mais ici…

Elle hésita ; Cécile honteuse, indignée, détourna la tête, et s’écria : Je sais très-bien, madame, ce que vous voulez dire… Tout est fini ! ainsi… Souffrez, je vous prie, dit-elle en l’interrompant, que je m’explique sans réserve, puisque nous traitons cette matière pour la dernière fois. Lorsqu’il ne reste plus aucun doute, lorsque tout est décidé, que peut-on se promettre d’une entrevue ? Des peines, des chagrins et des remords. Imagineriez-vous, en l’accordant, favoriser Mortimer, ne pouvoir la refuser à ses prières, et adoucir par-là ses souffrances ? Vous vous tromperiez beaucoup ; rien ne contribuerait plus à les augmenter : ce serait enflammer toutes ses passions ; sa prudence se trouverait en défaut ; son ame serait déchirée par la colère et la douleur ; il n’y aurait que la force et la contrainte qui pussent le séparer de vous, sur-tout s’il était prévenu qu’en vous quittant, ce serait pour toujours. Pour vous-même… Ne parlez point de moi, madame, s’écria la malheureuse Cécile, ce que vous venez de dire de monsieur votre fils suffit, et je me soumettrai. Écoutez-moi cependant, reprit madame Delvile, et ne me croyez pas assez injuste pour ne considérer que lui seul. Je ne sens que trop que vous-même n’en souffririez pas moins que lui. Vous vous imaginez dans ce moment, qu’en le voyant encore une fois, sa présence calmerait votre inquiétude, et que le congé que vous prendrez de lui diminuerait l’amertume de cette séparation. Que ce raisonnement est peu juste ! Que cette consolation serait dangereuse ! Prévenue en le voyant, que vous ne le reverriez plus, votre cœur attendri n’écouterait plus que sa douleur ; et l’amour, au moment même où il serait entièrement banni de vos discours, surmonterait tous les obstacles : vous attacheriez le plus grand sens à chaque mot, parce que vous le croiriez le dernier ; chaque regard, chaque expression se graveraient si profondément dans votre mémoire, que rien ne serait plus capable de les effacer. C’en est assez, madame, c’en est assez, dit Cécile… Je ne le verrai point… Je ne souhaiterai même pas de le voir.

Est-ce complaisance ou conviction de votre part ? L’une et l’autre. Je crois, en effet, que cette entrevue aurait été au-dessus de mes forces. Je vois que vous avez raison… et je vous remercie, madame, de m’avoir épargné une scène dont j’aurais eu cruellement à souffrir.

Ô fille suivant mon cœur ! s’écria madame Delvile, se levant et l’embrassant, noble, généreuse, charmante Cécile ! quel lien, quelle parenté pourrait jamais m’attacher plus tendrement à vous ? Quelle femme au monde vous ressemble ! Vous êtes trop bonne, madame, repartit Cécile avec une tranquillité et une sérénité apparentes, et je vois avec bien de la reconnaissance que vous daignez oublier le passé, que votre ressentiment ne diminue point l’indulgence que vous me marquez. Hélas ! ma chère amie, comment pourrais-je témoigner du ressentiment du passé, moi qui devrais avoir prévu ce fatal événement ? Je l’aurais sûrement prévenu, si l’on ne m’eût pas assuré que vous étiez promise, et si je n’avais pas fondé notre sécurité sur cet engagement. J’aurais sans cela été plus clairvoyante ; le charme qui m’entraînait vers vous, m’aurait fait sentir combien il importait que je prîsse des précautions pour empêcher que mon fils n’en éprouvât à son tour toute la force. Comment aurait-il pu vous résister ? Votre caractère était précisément tel qu’il devait être pour lui plaire. À la douceur la plus attrayante vous joignez une dignité qui élève jusqu’aux plus humbles de vos adorateurs. Vous paraissez née pour que tout le monde desire votre élévation, et il n’y a personne qui ose murmurer de votre supériorité. Si tout autre obstacle moins invincible que celui qui existe actuellement, s’opposait à votre mariage, les plus grands seigneurs, les princes même m’offriraient vainement leurs filles, je rejèterais, sans hésiter, les propositions les plus brillantes, et je leur préférerais le noble objet que mon fils a choisi. Oh, madame, s’écria Cécile, c’en est trop ! ne me donnez plus des louanges aussi flatteuses, et accablez-moi plutôt de reproches ; dites-moi que vous abhorrez mon caractère, ma famille et mes liaisons ; chargez-moi de mépris, et ne me tourmentez plus par des éloges. Pardonnez, chère enfant, si j’ai réveillé ces sentiments que vous cherchez à vaincre. Puisse mon fils imiter votre exemple, et la satisfaction que j’en aurais adoucirait l’affliction que me cause son malheur. Elle l’embrassa ensuite tendrement, et elles se séparèrent.

Cécile avait rempli son rôle ; elle s’en était mieux tirée qu’elle ne l’avait d’abord espéré. Après que madame Delvile fut sortie, la nature reprit ses droits ; elle ne chercha plus à déguiser ou à réprimer sa douleur. Jusqu’à ce moment elle avait eu une faible lueur d’espérance qui venait de se dissiper. Elle s’était solemnellement engagée à ne plus revoir Delvile, et sa mère même venait de l’assurer qu’il n’en serait plus question.

Madame Charlton, impatiente de savoir quelques détails de ce qui s’était passé dans la matinée, envoya bientôt prier Cécile de se rendre auprès d’elle ; celle-ci obéit à regret ; elle craignait d’augmenter son indisposition par les nouvelles qu’elle avait à lui apprendre : elle fit son possible pour paraître un peu moins agitée ; en lui racontant succinctement ce qui venait d’arriver ; elle se garda bien d’y mêler un seul mot de ses souffrances et de son mécontentement.

Madame Charlton entendit ce récit avec beaucoup de chagrin : elle accusa Madame Delvile de trop de sévérité, et même de barbarie ; elle déplora l’étrange accident qui avait arrêté la cérémonie du mariage, et regréta qu’on ne l’eût pas recommencée, comme le seul expédient capable de faire échouer toutes les oppositions qu’on voulait y mettre.

La douleur de Cécile, quoique très-forte et très-naturelle, ne l’engagea point à joindre ses plaintes aux siennes : elle n’était affligée que de l’obstacle qui occasionnait cette séparation, et non de l’incident qui avait simplement arrêté la cérémonie. Convaincue, par les deux conversations qu’elle venait d’avoir, de l’inflexibilité de madame Delvile, elle se réjouissait de ce qu’elle avait eu occasion d’en faire l’épreuve : le seul sentiment qu’elle éprouvait dans cette occurrence était la tristesse ; son cœur était trop généreux pour conserver le moindre ressentiment d’une conduite dictée par la prudence et le devoir ; elle était trop tendre pour n’être pas touchée des honnêtetés et des bontés qui avaient adouci ce refus, et qui lui prouvaient que, quoiqu’elle le regardât comme indispensable, madame Delvile en était elle-même très-mortifiée.

Ce qui l’embarrassait le plus était de savoir comment et par qui madame Delvile avait été instruite de ce qui s’était passé ; toutes ses conjectures à cet égard furent vaines ; rien n’était pourtant moins surprenant, puisque par une suite de circonstances malheureuses, Delvile et elle n’avaient pas imaginé, dans la confusion qu’avait occasionnée une opposition aussi inattendue, à recommander aux différents témoins de cette scène de ne pas la raconter ; ce qui vraisemblablement aurait été assez inutile, cet incident étant trop extraordinaire et trop singulier pour qu’il fût possible d’empêcher qu’il ne se répandît.

Cette conversation durait encore, lorsqu’un domestique vint dire à Cécile qu’un homme était venu demander la réponse au billet qu’il avait apporté avant midi. Cécile, embarrassée, ne savait à quoi se résoudre. Elle n’était point surprise que la patience de Delvile se trouvât épuisée ; elle desirait de le tirer de cet état d’inquiétude, et elle lui aurait écrit, sur le champ, pour lui avouer qu’elle compatissait à ses souffrances, et pour le prier de supporter avec courage un malheur auquel il n’y avait plus de remède ; elle ignorait encore s’il était informé du voyage de sa mère et de son arrivée à Bury ; mais s’étant engagée à laisser à cette dame la conduite de cette affaire, elle craignait de hasarder la moindre démarche sans l’en prévenir ; c’est pourquoi elle fit dire au commissionnaire que sa réponse n’était pas encore prête.

Quelques minutes après, Delvile vint lui-même, et la fit supplier de permettre qu’il la vît. Elle n’eut plus alors aucune incertitude. Il demandait une entrevue ; elle avait donné sa parole qu’elle n’en accorderait jamais aucune : elle n’hésita donc pas un instant à lui faire dire qu’elle était occupée, et qu’il ne lui était pas possible de recevoir personne. Il quitta la maison en donnant des marques de l’agitation la plus vive, et écrivit immédiatement le billet suivant :


À Mademoiselle Beverley.

« Je vous supplie de consentir à me voir, ne fût-ce qu’un instant ; je vous prie, je vous conjure de me recevoir ! Madame Charlton sera présente. Tout l’univers, si vous le souhaitez, pourra être témoin de cette entrevue, mais au nom de dieu, ne me la refusez pas.

» Je repasserai dans une heure ; si ce temps n’est pas suffisant pour vous débarrasser de vos occupations, j’attendrai plus long-temps, et je reviendrai. J’espère que vous ne m’interdirez pas votre porte jusqu’à ce que j’aye pu vous voir. Je ne saurais vivre ailleurs.

Mortimer Delvile
.


L’homme qui apporta ce billet n’en attendit point la réponse. Cécile le lut avec un trouble inexprimable : elle s’apperçut par le style combien Delvile était irrité de ses refus. Elle aurait bien souhaité l’appaiser et le tranquilliser : elle était désolée de se montrer obstinée et insensible, mais c’était une nécessité à laquelle il fallait se soumettre : elle avait promis de se laisser conduire par madame Delvile ; elle ne pouvait donc pas se dispenser de lui obéir. Et cependant, interdire sa porte (comme il le disait dans sa lettre) à un homme qui, sans l’incident le plus incompréhensible, se trouverait actuellement maître de sa personne et seul arbitre de ses actions, lui paraissait un procédé si dur et si tirannique, qu’elle se crut hors d’état de soutenir ses reproches. Elle pria donc madame Charlton de lui prêter sa voiture, et résolut d’aller passer quelque temps avec madame Harrel, jusqu’à ce que Delvile et sa mère eussent quitté Bury. Elle se faisait quelque scrupule d’habiter la maison de M. Arnott ; mais elle était trop pressée pour être arrêtée par un pareil obstacle.

Elle écrivit un mot à madame Delvile, pour lui communiquer son intention, les raisons qu’elle avait eues pour s’y déterminer, et lui réitérer les assurances qu’elle s’abandonnait aveuglément à ses conseils. Après quoi, embrassant madame Charlton, qu’elle recommanda aux soins de ses petites-filles, elle se rendit chez M. Arnott.



CHAPITRE V.

Chaumière.


La mal-adresse du postillon retarda son arrivée ; sa voiture fut renversée en entrant dans l’avenue de la maison ; un homme qui vint à son secours, ayant engagé son pied sous une des roues, fut assez blessé pour ne pouvoir presque plus marcher ; Cécile le fit mettre dans sa voiture, et fit le reste du chemin à pied.

Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied. page 137. volume 5
Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied. page 137. volume 5
Cécile le fit mettre dans sa voiture et fit le reste du chemin à pied.

À son arrivée, madame Harrel entendant la voix de Cécile, se hâta de venir s’informer de ce qui pouvait l’avoir engagée à se mettre si tard en route. Elle fut suivie par M. Arnott, dont l’étonnement était accompagné de mille autres sensations qu’il serait difficile d’exprimer. Après leur avoir témoigné tout le plaisir qu’elle avait de les revoir, on la pria d’aller se reposer, remettant à s’entretenir plus au long le lendemain. Elle ne se fit pas presser pour se rendre à leurs sollicitations ; heureuse de s’éviter l’embarras de répondre à toutes leurs questions, et enchantée de n’avoir pas la peine de soutenir une plus longue conversation.

Elle passa la nuit dans les plus grandes inquiétudes, continuellement occupée de la manière dont Delvile aurait pris sa fuite ; il lui tardait de savoir s’il obéirait ou résisterait à sa mère. Elle était, au reste, bien décidée à refuser de le voir, ou du moins de ne rien faire dans la suite qui pût lui attirer le moindre reproche.

Madame Harrel vint la voir le lendemain de bonne heure. Elle desirait beaucoup de savoir pourquoi, après avoir constamment refusé toutes ses invitations, elle était arrivée au moment où on ne l’attendait plus. Elle était cependant encore plus empressée de lui parler de ce qui la concernait elle-même, et de la vie ennuyeuse qu’elle menait, séquestrée à la campagne, et réduite à la société de son frère. Cécile évita de répondre à ses questions ; et madame Harrel charmée d’avoir occasion de répéter ses lamentations, eut bientôt oublié ce qui regardait son amie.

Il n’en fut pas de même de M. Arnott. Lorsque Cécile descendis pour déjeuner, elle s’apperçut avec chagrin qu’il n’avait pas mieux dormi qu’elle : une visite aussi subite, aussi inattendue de la part d’une personne à laquelle, malgré le peu d’encouragement qu’il en avait reçu, il n’avait jamais pu penser avec indifférence, était pour lui un sujet de conjectures et de surprise, qui avait ranimé toutes ses espérances et toutes ses craintes. Il n’osa cependant pas renouveler les questions que sa sœur avait perdues de vue. Quelle que pût être la cause de la visite de Cécile, il se trouvait encore trop heureux de jouir de sa présence. Il ne tarda pas à s’appercevoir de sa tristesse ; ce qui ne manqua pas de redoubler la sienne. Madame Harrel lui trouva aussi l’air malade ; mais elle attribua son indisposition à la fatigue du voyage et à l’accident qui lui était arrivé.

Pendant le déjeûné, Cécile envoya chercher son postillon, pour s’informer de l’état de l’homme qui l’avait secourue avec tant de bonne volonté et de malheur. Il répondit que c’était un laboureur travaillant à la journée, et qui demeurait dans le voisinage. Cécile, pour lors, proposa d’aller, en se promenant, jusqu’à la demeure de ce pauvre homme, pour le dédommager de ce qu’il avait souffert. Tout le monde y consentit. Cette habitation était une chaumière située au milieu d’une prairie ; ils y entrèrent sans cérémonie, et trouvèrent une femme assez proprement mise pour son état, qui travaillait. Cécile lui demanda des nouvelles de son mari, elle lui répondit qu’il était allé à la journée. Je suis charmée de ce que vous me dites, repartit-elle ; il faut donc que son accident d’hier au soir n’ait eu aucune suite ? Ce n’est pas lui, madame, répondit cette femme, à qui cet accident est arrivé, c’est Jean… Le voilà dans le jardin, où il travaille. Ils y furent tous, et le virent assis à terre, occupé à arracher les mauvaises herbes. Au moment où ils s’approchèrent, il se leva, et sans prononcer un seul mot, il s’éloigna, en se traînant avec beaucoup de peine. Je suis fâchée, mon ami, lui dit Cécile, que vous vous soyez blessé. A-t-on eu soin de panser votre pied ? Il ne répondait rien, et continuait à s’éloigner en détournant la tête ; mais Cécile, frappée d’un regard qu’il avait dirigé sur elle, fit le tour pour le voir une seconde fois, et reconnut Belfield. Juste ciel ! s’écria-t-elle. Mais voyant qu’il continuait à se retirer, elle pensa qu’il serait peut-être fâché qu’elle le fît connaître, et le laissant aller tranquillement, elle retourna joindre sa compagnie, et fut la première à reprendre le chemin de la chaumière.

Aussi-tôt que l’émotion causée par sa surprise fut un peu dissipée, elle demanda depuis quand Jean habitait cette chaumière, et ce qu’il y faisait. La femme lui répondit qu’il n’y avait que huit jours qu’il demeurait avec eux, et qu’il travaillait à la journée avec son mari. Cécile, voyant que leur présence le gênait, et l’empêchait de continuer son ouvrage, voulant d’ailleurs lui sauver le désagrément d’être reconnu par M. Arnott ou par madame Harrel, proposa de s’en retourner. Elle était mortifiée de voir un jeune homme de son mérite, et avec ses talents, employé à de pareils travaux ; elle desirait de lui être utile, et s’occupait déjà des moyens d’y parvenir, quand tout-à-coup, en s’éloignant de la chaumière, on entendit, à quelque distance, une voix qui disait : Madame, miss Beverley ! et s’étant retournée, elle vit, avec la plus grande surprise, Belfield qui s’efforçait de la suivre. Elle s’arrêta sur-le-champ ; il s’avançait le chapeau à la main, sans paraître chercher à se cacher.

Frappée d’un changement de conduite aussi subit, elle fut à sa rencontre, suivie de ses deux compagnons : mais lorsqu’ils furent près l’un de l’autre, elle résista au desir qu’elle avait de parler, pour lui laisser la liberté de se découvrir, ou de rester inconnu. Il la salua en affectant un air d’aisance et de gaieté ; mais la rougeur de son visage témoignait assez combien il était confus ; et d’une voix qu’il tâchait vainement de rendre assurée, il s’écria : Est-il possible que miss Beverley daigne faire attention à un misérable journalier tel que moi ? La vue d’un pareil objet ne devrait lui causer que du mépris. Je m’estime heureuse, lui répondit Cécile, de vous trouver tant de courage ; j’avoue cependant que je souffre en vous voyant dans cette étrange situation. Mon courage, s’écria-t-il d’un air d’assurance, n’a jamais été plus ferme que dans cet instant. Quelqu’étrange que ma situation paraisse, elle est telle que je la desire ; j’ai enfin trouvé le véritable secret de me rendre heureux, ce secret que j’avais si long-temps cherché en vain ; qui m’avait toujours échappé jusqu’au moment où, désespérant de le trouver, j’ai renoncé au genre humain, pour n’être plus la dupe des illusions.

Cet enthousiasme romanesque surprit Cécile, quoique familiarisée avec son caractère, et frappa extrêmement madame Harrel et M. Arnott. Son extérieur et ce qu’ils savaient de lui ne les avait nullement préparés à des sentiments de cette nature, et à un pareil langage. Ce grand secret de savoir se rendre heureux, ne consisterait-il donc, dit Cécile, qu’à se séquestrer du monde entier ? Non, mademoiselle, répondit-il, il se trouve dans le travail et l’indépendance.

Cécile aurait desiré quelques éclaircissements sur ses affaires ; mais craignant qu’il n’eût quelque peine à la satisfaire en présence de madame Harrel, et de M. Arnott, et fâchée de le tenir plus long-temps debout, elle lui dit qu’elle avait assez abusé de sa patience pour le moment, et qu’avant de quitter ses amis, elle ferait en sorte de le revoir. M. Arnott se mêlant alors de la conversation, assura miss Beverley qu’elle était la maîtresse chez lui, et que tous ceux auxquels elle permettrait d’y venir seraient bien reçus. Cécile le remercia, et pria sur-le-champ Belfield de venir la voir dans l’après-midi. Non, mademoiselle, non, s’écria-t-il ; les visites et la société ne sont plus faites pour moi ; je ne me départirai pas si-tôt du plan que j’ai eu tant de peine à former : toute la tranquillité des jours qui me restent, dépend de mon exactitude à m’y conformer. La méchanceté des hommes m’a dégoûté du monde, et ma résolution d’y renoncer sera aussi constante que sa perversité. — Je ne dois donc pas vous demander ?… Demandez, mademoiselle, interrompit-il vivement, tout ce qu’il vous plaira : il n’est rien sur quoi je ne sois prêt à répondre… Que pourrais-je cacher ? J’avoue qu’au premier moment où je vous ai vue, j’ai tremblé involontairement : une honte déplacée m’a saisie, je me suis cru dégradé, j’ai cherché à vous éviter : mais un peu de réflexion m’a rendu mon courage. Et où serait, me suis-je dit, le déshonneur d’employer à ma subsistance la force dont j’ai été doué ? Et pourquoi rougirais-je de suivre un genre de vie que la nature avait prescrit à l’homme, avant qu’il fût dégénéré ? Si vous persistez, reprit Cécile, à refuser de nous venir voir, voulez-vous du moins permettre que nous retournions avec vous quelque part où vous puissiez vous asseoir ? De tout mon cœur, repartit-il ; j’irai par-tout où vous pourrez vous-même vous reposer. Ils retournèrent alors tous ensemble à la chaumière, qui se trouva vide, la maîtresse étant allée travailler aux environs.

Voulez-vous bien, monsieur, dit Cécile, me permettre de vous demander si mylord Vannelt a connaissance de votre retraite, et si votre résolution ne l’a pas surpris et affecté ? Mylord Vannelt, s’écria-t-il avec hauteur, n’a aucun droit d’être surpris de mes actions ; j’aurais quitté sa maison, eût-elle été la seule dans l’univers. Je suis sincèrement fâchée de ce que vous m’apprenez, reprit Cécile ; je me flattais qu’il aurait mieux connu votre mérite, et qu’il aurait su captiver votre estime. Les mauvais traitements, répondit-il, sont presqu’aussi durs à raconter qu’à souffrir. Les plaintes ont toujours quelque chose de désagréable, et ne vont pas à de certains caractères. Ceux qui commettent l’offense peuvent être détestés d’un petit nombre d’honnêtes gens ; mais ceux qui la reçoivent deviènent presque toujours l’objet du mépris des hommes. Convaincu de cette vérité, j’ai dédaigné d’avoir recours à la plainte. Je n’ai pas besoin d’autre juge que moi-même ; et en m’affranchissant des vils liens de l’intérêt et de la servitude, j’ai quitté sa maison avec une indignation muette ; j’ai épargné de vaines remontrances à un homme avec lequel je ne voulais plus rien avoir de commun. Ne vous restait-il pas d’autre choix, repartit Cécile, que celui de vivre avec mylord Vannelt, ou de renoncer au monde entier ? — J’ai tout mûrement examiné avant de me décider ; et ce choix m’a paru d’autant plus raisonnable, que je suis sûr de ne m’en jamais repentir : j’avais des amis qui se seraient fait un plaisir de me présenter à quelqu’autre seigneur ; mais j’étais révolté contre un pareil genre de vie, et je ne voulais pas errer, courir d’un grand à l’autre, dévorant de nouveaux affronts, et me livrer, en dépit du bon sens, à des espérances mal fondées. Non, après avoir quitté mylord Vannelt, j’ai renoncé pour toujours aux prétendus protecteurs. J’avais déjà suivi plusieurs vocations, dans lesquelles j’avais été malheureux ou imprudent. J’avais essayé de la jurisprudence ; mais son étude était ennuyeuse et dégoûtante. Quant au militaire, l’oisiveté qui y est attachée m’avait révolté, et j’en étais plus fatigué que je ne l’aurais été du plus violent exercice. J’avais eu recours, après cela, à la plus grande dissipation ; la dépense qu’elle m’occasionnait était ruineuse, et les reproches que je m’en faisais détruisaient les plaisirs qu’elle m’offrait. J’avais même… oui, il est peu de choses que je n’aye éprouvées… j’ai encore… Car pourquoi cacher à présent ?… Il s’arrêta, rougit, et reprit ensuite d’un ton plus animé : le commerce avait aussi fait partie de mes épreuves ; et cet état était véritablement celui auquel ma naissance m’appelait… Mon éducation m’avait mal préparé pour cette profession, et je m’étais conduit d’une manière absolument opposée à la première règle du négociant, en dissipant au lieu d’amasser. Quel parti me restait-il donc à prendre ? Recommencer à parcourir le même cercle : je n’en avais pas la volonté, et j’étais hors d’état d’entreprendre rien de nouveau : je n’avais plus d’argent ; il m’était impossible de me voir plus long-temps à charge à mes parents et à mes amis. Je languis pendant une quinzaine de jours dans cette incertitude, au bout desquels un accident assez ordinaire m’engagea heureusement à me décider. Je me promenais un matin dans Hyde-Parc, formant dans ma tête mille projets pour l’avenir, sans pouvoir me fixer à aucun, quand tout-à-coup je rencontrai un gentilhomme à cheval, qui m’avait comblé de politesses pendant mon séjour chez mylord Vannelf. Je détournai la tête pour qu’il ne me vît pas ; mais à peine s’était-il éloigné de quelques pas, que, soit par accident, ou pour ne s’être pas bien tenu, il fit une chûte. Je volai à son secours. Il s’était extrêmement meurtri, sans s’être grièvement blessé ; je l’aidai à se relever, et il s’appuya sur mon bras. Dans l’empressement que j’avais de savoir comment il se trouvait, je le nommai ; il me reconnut et parut surpris de mon ajustement qui était, il est vrai, bien différent de celui dans lequel il m’avait vu lorsque j’étais chez mylord Vannelt : ce qui n’empêcha cependant pas qu’il ne me parlât poliment ; mais ayant apperçu des gens de sa connaissance, qui avaient galopé pour le joindre, il se dégagea promptement de mes mains ; et s’empressant de leur raconter ce qui venait de lui arriver, il affecta de regarder d’un autre côté. Se joignant ensuite à cette nouvelle compagnie, il s’éloigna sans faire la moindre attention à moi. Je fus presque tenté de lui donner la peine de revenir sur ses pas ; mais un peu de réflexion suffit pour me faire sentir qu’un homme de cette espèce était peu digne de ma colère.

Cet événement mit fin à toutes mes incertitudes, et me confirma dans le dégoût que j’avais conçu pour le monde : je vis clairement qu’il n’était fait que pour les riches et les grands ; pauvre et humble, qu’avais-je à en espérer ? Je résolus donc d’y renoncer pour toujours, et de ne plus craindre ses revers, en cessant de prétendre à ses faveurs.

J’écrivis à mylord Vannelt pour le prier d’envoyer mes malles chez ma mère, à qui je fis savoir que je me portais bien, et que je ne tarderais pas à lui donner de mes nouvelles : après quoi, je dis adieu à Londres pour long-temps. Remettant alors au hasard la direction de mes pas, je parcourus la campagne sans m’embarrasser où ils me conduiraient. Ma première pensée fut d’abord de chercher une retraite, et d’assurer ma tranquillité, en renonçant entièrement à la société. Ma manière lente de voyager me laissa tout le temps dont j’avais besoin pour réfléchir, et me fit bientôt reconnaître l’erreur qui m’égarait. La solitude, m’écriai-je, me mettra, il est vrai, à l’abri du crime ; mais comment échapperai-je aux regrets, au chagrin, à l’ennui ? Ils se feront sentir plus fortement que jamais, quand le travail ne remplira plus mes moments, quand l’espérance n’offrira plus rien à mon imagination.

Convaincu par l’exemple de Cowley et les leçons du premier de nos moralistes [le docteur Johnson], combien il est absurde de chercher la solitude, je résolus de ne point me confiner dans une cellule ; mais comme j’ai toujours évité cette imitation servile qui nous fait penser et agir comme les autres, je donnai à ma retraite le caractère d’originalité qui vous frappe. Je me réfugiai dans cette chaumière ; j’y suis éloigné de toute société ; j’évite le plus grand inconvénient de la solitude, qui est l’ennui. Je suis constamment occupé ; l’exercice qui est utile à ma santé, élève mon courage au-dessus de l’adversité. Je suis à l’abri de toute tentation ; à peine ai-je la faculté de mal faire. Je n’ai devant moi aucun objet d’ambition, et n’ai pas même le loisir de me plaindre : j’ai trouvé, je le répète, le vrai secret d’être heureux, qui ne consiste que dans le travail et l’indépendance.

Il s’arrêta. Cécile qui l’avait écouté avec un mêlange de compassion et d’admiration, mais sans être toujours du même avis que lui, était trop frappée de la singularité de sa conduite pour pouvoir lui répondre. La curiosité qu’elle avait eue de l’entendre ne provenait que du désir de le secourir ; elle avait espéré de découvrir par son récit les moyens de l’obliger ; elle fut trompée dans son attente ; il assurait être parfaitement content de sa situation ; et quoique la raison et les apparences le démentîssent, elle ne pouvait honnêtement le contredire.

J’aurais tort, lui dit-elle, de vous témoigner du chagrin des malheurs qui vous ont conduit à la félicité dont vous prétendez jouir, encore plus de vous faire des remontrances sur le parti que vous avez embrassé, puisque vous l’avez pris par choix ; pardonnez cependant, si je ne puis m’empêcher d’espérer vous voir quelque jour plus heureux. — Non, jamais, jamais ! Je suis excédé du genre humain : ce n’est point par théorie, mais après une longue pratique. Votre sœur, monsieur, est-elle prévenue du changement que votre situation et vos sentiments ont éprouvé ? — La pauvre fille ! non. Elle et sa malheureuse mère n’ont que trop long-temps souffert de mon inconstance et de mes malheurs. Actuellement même, elles sacrifieraient encore tout ce qu’elles possèdent pour me mettre en état de recommencer les épreuves dont j’ai si souvent été la dupe ; mais c’est assez abuser de leur affection : je ne veux plus qu’elles soient les esclaves de mes fantaisies, ni les dupes de mes espérances. Je leur ai mandé que j’étais heureux ; je ne leur ai point encore dit où et comment. Je crains leur affliction, lorsqu’elles se verront trompées dans leur attente ; c’est pourquoi je veux leur cacher pendant quelque temps ma situation, qu’elles croiraient désagréable.

Ne l’est-elle point en effet ? dit Cécile ; le travail et la peine sont-ils donc si doux ? et pouvez-vous sérieusement tirer votre félicité de ce que les autres regardent comme un malheur ? Ils ne sont point agréables, répondit-il, par eux-mêmes, mais par leurs effets. En travaillant, j’oublie tout, mes projets pour l’avenir, mes chagrins passés. Je m’occupe jusqu’au moment où j’ai besoin de repos ; et ce repos que la nature exige, ne me conduit point à de vaines méditations, mais à un sommeil salutaire et profond. Je me réveille le lendemain pour reprendre les mêmes fonction, qui ne me laissent point le temps de réfléchir ; je travaille de nouveau tant que mes forces me le permettent, et la nuit ramène pour moi la même insensibilité. Ah ! s’écria Cécile, si c’est là ce que vous nommez une vie heureuse, pourquoi les pauvres se plaignent-ils continuellement de leurs peines et de leur misère ? Ils n’ont jamais connu d’autre vie que celle qu’ils mènent ; par conséquent ils ne conçoivent point combien leur sort est heureux. S’ils avaient vécu dans le monde, qu’ils se fussent bercés de vaines espérances ; s’ils avaient été recherchés par les grands, qu’on leur eût prodigué les louanges, et que quand ils se seraient trouvés dans la peine, on ne leur eût rien offert de plus ;… s’ils avaient vu un cercle nombreux n’attendre que d’eux seuls et de leurs talents tout le plaisir que donnent ces sortes d’assemblées, et les oublier aussitôt qu’on les aurait perdus de vue ;… s’ils eussent éprouvé les injustices que le monde fait souffrir à ceux qui en dépendent : avec quel empressement ils s’éloigneraient d’une race perverse et insensible ! Combien ils respecteraient ce travail qui les dérobe à l’ingratitude qu’ils détestent !

Seriez-vous assez satisfait de votre situation actuelle, s’écria Cécile, pour penser qu’elle puisse compenser les maux que vous avez soufferts ? — Satisfait ! répéta-t-il avec énergie, oh, plus que satisfait ! Je suis glorieux de ma situation présente ; je me fais un plaisir de montrer au public, et sur-tout à moi-même, que je puis défier ceux qui m’ont méprisé ; et que je serais bien fâché de recevoir le moindre service de ceux qui m’ont traité indignement.

Pardonnez, reprit Cécile, si j’ose vous demander encore pourquoi, en quittant mylord Vannelt, vous avez cru qu’il ne restait plus personne dont vous pussiez éprouver l’amitié. — Parce que j’étais encore moins dégouté de mylord Vannelt que de ma situation : quoique je fusse mécontent de sa conduite à mon égard, il m’a paru qu’il était trop généralement estimé pour oser me flatter d’être mieux traité chez un autre. Je crois bien que son intention n’a jamais été de m’offenser ; mais ce qui m’a le plus piqué, c’est qu’il ait pu me croire capable de recevoir des affronts sans y être sensible. Ces torts qui, quoique trop peu sérieux pour en témoigner du ressentiment, le sont cependant assez pour qu’on les supporte impatiemment ; il n’est point de terme qui puisse en donner une juste idée ; il faut les sentir pour les bien comprendre.

Mais, repartit Cécile, quoique les gens capables de sentir soient rares, il s’en trouve cependant : pourquoi donc vous ôter à vous-même la possibilité d’en rencontrer ? Faut-il que je parcoure tout le royaume, s’écria-t-il, que je publie ma misère ; que j’apprène à l’univers, que quoique dans le besoin, j’exige des égards aussi bien que des secours, et que, quoique pauvre, je n’accepterai des dons qu’autant qu’ils me seront offerts de bonne grace, et qu’on ne cherchera point à m’humilier ? Qui est-ce qui voudrait se prêter à de pareils sentiments, ou écouter le récit des mortifications que j’ai essuyées, à moins que ce ne fût pour dire que je les ai méritées ? Pourquoi le public s’embarrasserait-il de ma façon de penser et de mes singularités ? Je le connais trop pour croire que mes malheurs pussent l’attendrir ; je n’ai pas besoin de nouvelles leçons pour savoir qu’il y a plus de sagesse et de courage à supporter l’infortune, qu’à s’en plaindre.

Malheureux comme vous l’avez été, reprit Cécile, je ne saurais m’étonner de votre mauvaise humeur ; mais l’équité exige que l’on conviène, qu’en général, la dureté envers les malheureux, n’est pas le défaut de ce siècle. Au contraire, à peine leur misère est-elle connue, que tout le monde s’empresse à la soulager. Et comment la soulage-t-on ? s’écria-t-il ; en donnant quelqu’argent ? l’homme qui n’a besoin que d’un petit secours pécuniaire, peut, il est vrai, l’obtenir ; mais celui qui demande des égards et de la protection, dont le courage abattu exigerait d’être ranimé et consolé encore plus que sa fortune n’a besoin de secours, comment son âme agitée et luttant contre le malheur, supportera-t-elle les hauteurs des protecteurs et l’insolence de ceux qui s’attendent à des complaisances de sa part ? Oui, sans doute, le public veut bien soulager l’homme mourant de faim ; mais l’infortuné qui refuse de ramper pour obtenir sa subsistance, périra dans la misère, sans pitié ni soulagement.

Cécile connut alors que la blessure faite à sa sensibilité était trop profonde pour n’être pas incurable. Elle ne voulut donc pas l’arrêter plus longtemps, et après avoir fait les vœux les plus sincères en sa faveur, sans oser lui offrir ses services, elle se leva et prit congé de lui. — Belfield se hâta, lorsqu’ils furent partis, de retourner au jardin, où ils virent qu’il s’était remis à arracher les herbes avec tout l’empressement d’un homme occupé de l’ouvrage pour lequel il aurait le plus d’inclination. Cécile oublia une partie de ses peines et de son chagrin, en pensant aux malheurs de cet infortuné et singulier jeune homme. Elle aurait bien souhaité trouver le moyen de le tirer d’un genre de vie aussi dur et aussi obscur ; mais que proposer à un être aussi susceptible sur l’honneur, et d’une délicatesse aussi scrupuleuse, sans risquer de l’offenser, plutôt que de l’obliger ? Son récit l’avait convaincue combien il avait besoin de secours ; mais elle avait senti en même temps la peine qu’il y aurait à le faire consentir à en recevoir. Elle n’était pas non plus sans crainte que l’empressement qu’elle montrerait à lui rendre service, sa jeunesse, ses manières et ses attentions ne mîssent Belfield lui-même dans le cas de mal interprêter ses motifs, et ne produisîssent sur lui un effet semblable à celui qu’ils avaient précédemment produit sur l’esprit de sa mère. C’est pourquoi, après avoir pesé mûrement toutes ces circonstances, le moment présent ne lui parut point propre à exercer sa générosité, et elle résolut d’en attendre un plus convenable. Elle savait où le retrouver, et cette idée la consola un peu de l’état où elle le voyait.



CHAPITRE VI.

Dispute.


Le reste de la journée se passa à s’entretenir de cette aventure ; mais la lettre suivante, que Cécile reçut de madame Delvile, lui fit bientôt oublier l’intérêt qu’elle y prenait.


À Miss Beverley.

» C’est avec chagrin que je trouble la tranquillité d’une retraite si prudemment choisie ; je gémis de la nécessité où je me trouve de mettre de nouveau à l’épreuve une vertu dont l’exercice, quoique très-fréquent, est pourtant si pénible ; mais, hélas ! ma jeune et excellente amie, nous ne sommes point dans ce monde pour jouir, mais pour souffrir : il n’y a d’heureux que ceux qui ne se sont point attiré leurs malheurs par leur imprudence, ou ne les ont point mérités par leurs crimes, et qui résistent courageusement, ou les souffrent avec patience.

» J’ai été informée de la louable fermeté que vous avez montrée ; elle est telle que je l’attendais de vous, et digne de mon admiration. J’espérais vous éviter tout éclaircissement pour la suite, et pouvoir m’en remettre à votre sagesse et à votre raison pour le rétablissement de votre tranquillité ; mais Mortimer dérange toutes mes vues, et notre ouvrage n’est point encore fini. Il prétend avoir pris des engagements solemnels avec vous, et en m’alléguant son honneur, il a mis fin à mes remontrances. Il ne veut convenir qu’il soit libre qu’autant que vous le lui déclarerez vous-même de bouche ; et malgré ma répugnance à vous imposer cette tâche, je ne saurais le faire taire, ni le tranquilliser, sans vous prier de vous en charger. Voulez-vous donc nous recevoir pour cet effet ? Pourrez-vous consentir à lui confirmer verbalement cette décision irrévocable ? Je suis sûre que vous serez sensible à l’affliction du pauvre Mortimer ; j’aurais bien souhaité qu’il m’eût été possible de vous l’épargner ; cependant, je compte si fort sur votre prudence, que le voyant absolument décidé à vous parler, je ne saurais m’empêcher d’espérer qu’étant lui-même témoin de la noblesse de vos sentiments, cette entrevue ne soit très-propre à le calmer.

» Vous voudrez bien réfléchir à ma proposition ; et si vous croyez, à ces conditions, être en état de recevoir mon fils, nous nous rendrons ensemble chez vous, où, et à l’heure qu’il vous plaira de nous indiquer ; mais si cet effort vous paraissait au-dessus de vos forces, ne craignez point de refuser notre visite. Dès que Mortimer connaîtra vos volontés, il ne manquera pas de s’y soumettre.

» Adieu, trop charmante et trop aimable Cécile. Quelle que soit votre décision, je m’y conformerai ; vous avez justement mérité, et vous conserverez éternellement l’estime, l’affection et la reconnaissance de

Augusta Delvile


Hélas ! s’écria Cécile, quand cesserai-je d’être tourmentée par de nouveaux combats ? Pourquoi faut-il que je refuse si souvent avec tant de dureté le seul homme que j’accepterais, et auquel j’aurais le plus d’envie de plaire !

Quel que fût cependant le chagrin qu’elle ressentait de cette nécessité, elle n’hésita pas un moment à se rendre à la prière de madame Delvile, et lui répondit sur le champ qu’elle serait le lendemain matin chez madame Charlton, où elle la recevrait. Elle retourna ensuite au sallon, fit ses excuses à madame Harrel et à monsieur Arnott de s’être si peu arrêtée chez eux, et d’être obligée de les quitter sitôt. Monsieur Arnott consterné, l’écouta en silence, et madame Harrel fit tout ce qu’elle put pour l’engager à rester, sa présence adoucissant un peu sa solitude ; mais voyant que ses sollicitations ne la persuadaient pas, elle la pria sérieusement de hâter le moment où elle irait habiter sa maison, afin d’abréger le temps de leur séparation ; et qu’elles pussent se rejoindre plutôt.

Cécile passa la nuit à penser à la manière dont elle se conduirait le lendemain ; elle vit tout ce que madame Delvile attendait d’elle ; puisqu’elle l’avait exhortée à refuser leur visite pour peu qu’elle se méfiât de ses forces. La constance de Delvile à exiger que le refus vînt directement de sa part, la surprit, lui plut, et l’affligea tour-à-tour ; elle avait imaginé qu’il se serait soumis sans réserve à la décision d’une mère aussi respectée que chérie, et elle avait peine à concevoir qu’il eût eu le courage de lui résister. Ce courage ne l’étonnait cependant pas plus qu’il ne la flattait ; car, connaissant toute l’étendue de sa piété filiale, il lui paraissait la preuve la plus indubitable qu’elle eût encore reçue de la sincérité et de la constance de son attachement. Mais après qu’elle aurait ratifié la décision de sa mère, ses combats intérieurs cesseraient-ils ? renoncerait-il pour toujours à ses prétentions ? C’était-là ce qui causait son incertitude, et le principal objet de ses réflexions. Quelle que fût néanmoins sa conduite, elle était bien décidée à ne point se laisser ébranler, et à persister dans sa résolution ; c’était à cela seul que se bornait toute son ambition ; mais elle craignait d’être témoin de la douleur de Delvile, et elle redoutait encore plus la faiblesse de son propre cœur.

Le lendemain matin, elle vit à regret que monsieur Arnott l’attendait au bas de l’escalier, et qu’il était si affecté de son départ, qu’il la conduisit à sa voiture sans avoir la force de lui dire un mot. Elle arriva de très-bonne heure chez madame Charlton, et retrouva sa vieille amie à peu près dans le même état où elle l’avait laissée. Elle lui apprit la raison pour laquelle elle avait avancé son retour, et la pria d’empêcher que ses petites filles la quittassent, afin que la conférence qui devait avoir lieu ne fût ni entendue ni interrompue. Elle descendit alors dans le sallon, pour recevoir la visite qu’elle attendait. Elle n’eut lieu qu’à onze heures ; et le temps qui s’écoula jusqu’à ce moment, fut employé aux réflexions les plus sombres et les plus accablantes.

Cécile, malgré tous ses efforts, avait eu peine à se tenir debout pour les recevoir. Ils entrèrent ensemble ; mais madame Delvile devançant son fils, et se plaçant de manière à empêcher qu’il ne la vît, dans l’espoir qu’il ne faudrait que quelques moments à Cécile pour que son émotion fût moins apparente, elle dit du ton le plus doux : miss Beverley nous fait autant de plaisir que d’honneur en consentant à recevoir notre visite. J’aurais été mortifiée de quitter la province, sans avoir eu la satisfaction de la revoir ; et mon fils, convaincu du respect et des égards qu’il lui doit, n’aurait pas voulu partir sans lui rendre son hommage. Cécile fit une révérence ; mais, mortifiée de la cruelle tâche dont il lui restait à s’acquitter, elle n’eut pas la force de parler ; et madame Delvile s’appercevant qu’elle tremblait, la pria de s’asseoir, et se plaça à côté d’elle. Delvile, encore plus ému, parce qu’il ne cherchait point à cacher son agitation, attendit impatiemment la fin des compliments d’usage ; après quoi, s’approchant de Cécile, il lui dit d’une voix émue et d’un air de dépit : j’espère, au moins, que vous ne refuserez pas de m’écouter en présence de ma mère, quoique mes lettres n’ayent point obtenu de réponse, que mes visites ayent été refusées, que vous m’ayez cruellement et inexorablement évité…

Mortimer, dit madame Delvile en l’interrompant, n’oubliez pas que ce que je vous ai annoncé est irrévocable ; vous ne voyez dans ce moment miss Beverley que pour lui donner et pour en recevoir l’assurance que vous renoncez mutuellement à tous les nœuds, à tous les engagements qui vous liaient l’un à l’autre. Pardonnez, madame, s’écria-t-il ; c’est une condition à laquelle je ne me suis jamais soumis. Je ne viens point ici pour m’en séparer, mais pour la réclamer. Je suis à elle, et j’y suis tout entier. Je le proteste à la face de l’univers. Il n’est actuellement plus temps d’exiger un pareil sacrifice ; car vous n’êtes pas plus ma mère qu’elle n’est mon épouse. Cécile, surprise de la hardiesse de sa déclaration, resta stupéfaite, tandis que madame Delvile, d’un air calme, quoique mécontente, lui répondit : ce n’est point à présent de cela qu’il est question ; j’avais espéré que vous auriez mieux connu ce que vous nous devez à l’une et à l’autre. Je n’ai consenti à cette entrevue, que pour vous procurer l’occasion de donner cette marque de respect à miss Berverley, qui se trouve obligée par les convenances de rompre les liaisons qui subsistaient entre vous. Cécile, hors d’elle-même, rassembla toutes ses forces pour dire : j’ai déjà renoncé, autant que cela dépend de moi, à tous les engagements qui subsistaient entre nous, et je suis actuellement prête à déclarer… Que vous m’abandonnez absolument ? interrompit Delvile ; c’est là sans doute ce que vous vouliez dire ?… En quoi vous ai-je offensée ? Comment ai-je mérité une pareille réprobation ?… Répondez, parlez-moi, Cécile, que vous ai-je fait ? Rien, monsieur, lui répartit Cécile, confondue d’un pareil langage en présence de sa mère, vous ne m’avez rien fait… et pourtant… — Et pourtant ?… Auriez-vous conçu de l’aversion pour moi ? Une affreuse antipathie aurait-elle fait place à votre estime ? Avouez-le de bonne foi, vous me haïssez ? Cécile soupira, détourna la tête, et madame Delvile indignée s’écria : quelle folie et quelle absurdité ! J’ai peine à vous reconnaître à cet emportement. Pourquoi interrompez-vous miss Beverley, et l’empêchez-vous de finir le seul discours que vous deviez écouter de sa part ? Pourquoi la tourmenter et l’irriter par des expressions auxquelles la passion a plus de part que la raison ? Continuez, charmante fille, finissez ce que vous avez si sagement, si judicieusement commencé, et par-là, vous serez délivrée de cette persécution.

Non, madame, il ne faut point qu’elle continue ! s’écria Delvile. Si elle daigne encore avoir quelque bonté pour moi, je ne souffrirai point qu’elle pousse plus loin… Pardonnez ; pardonnez, Cécile : votre trop de délicatesse détruit non-seulement ma félicité, mais la vôtre même. Je vous conjure encore une fois de m’écouter ; et après cela, si de votre propre mouvement, et sans y être forcée, vous renoncez à moi, je ne vous tourmenterai plus, je cesserai de m’opposer à vos volontés. Cécile honteuse se tut, et il continua : tout ce qui s’est passé entre nous, les promesses que je vous ai faites de fidélité, de constance et d’amour, le consentement que vous m’avez donné, et l’assurance que vous seriez à moi, le contrat qui a été dressé relativement à la disposition de vos biens, et l’honneur que vous m’avez fait en consentant que je vous conduise à l’autel… toutes ces circonstances sont déjà connues de tant de gens, que la moindre réflexion doit vous convaincre qu’elles ne seront bientôt plus ignorées de personne. Dites-moi donc si votre propre réputation ne parle pas en ma faveur, et si les scrupules qui vous portent à me refuser, ne devraient pas au contraire vous engager, que dis-je, vous obliger à accepter ma main… Vous hésitez, du moins… Ô miss Beverley ! je vois dans cette incertitude… Rien, rien ! s’écria-t-elle vivement ; il n’y a rien à voir pour vous, si ce n’est que, quelque puisse être le parti que j’embrasse, je ne saurais qu’être malheureuse.

Mortimer, dit madame Delvile, saisie de frayeur en voyant ce qui se passait intérieurement chez Cécile, vous avez parlé à miss Beverley ; il est nécessaire qu’après vous avoir écouté, je lui demande à mon tour la même condescendance. Laissez-la parler premièrement, repartit Delvile qui commençait à fonder de nouvelles espérances sur l’incertitude qu’il avait remarquée en elle ; laissez-la d’abord répondre aux questions qu’elle a bien voulu ne pas interrompre. Non, non : qu’elle m’entende, reprit madame Delvile ; ce n’est que d’après ce qu’il me reste à lui dire, qu’elle pourra juger de la réponse qu’il lui convient de faire. Et se tournant gravement du côté de Cécile, elle continua : vous voyez devant vous, miss Beverley, un jeune homme qui vous adore, et auquel l’excès de son amour fait oublier ses parents, sa famille et ses amis, les sentiments qu’on lui a inspirés dès sa naissance, l’honneur de sa maison ; ses premières vues, et ses devoirs… Une passion fondée sur l’oubli de tous les principes, est assurément indigne de vous ; ce mariage, par lequel il renoncerait au nom de ses aïeux, ne serait pas plus honteux pour lui qu’il serait révoltant pour votre délicatesse ; et je suis persuadée qu’à de pareilles conditions vous vous feriez scrupule d’y consentir.

Juste ciel, madame ! s’écria Delvile, quel discours ! Oh, puissé-je, reprit Cécile, n’en plus entendre de cette nature ! En vérité, madame, il est inutile de continuer à m’éprouver : rien au monde, après ce que vous venez de me dire, ne pourrait me résoudre à entrer dans votre famille. Enfin donc, madame, dit Delvile en se tournant d’un air piqué du côté de sa mère, vous êtes satisfaite, votre but est rempli ; et le poignard que vous avez plongé dans mon sein a-t-il pénétré assez avant pour vous appaiser ? Oh, que ne puis-je l’en retirer ! s’écria madame Delvile ; avec quel plaisir je consentirais à le voir enfoncé dans le mien, si cela pouvait guérir la blessure que je me vois forcée de vous faire ! Si cette charmante personne était sans fortune, je n’hésiterais pas un instant à vous donner mon consentement ; ses vertus l’emporteraient sur toutes les vues d’intérêt ; je ne m’affligerais point de votre indigence ; je ne m’occuperais que de votre félicité : mais céder dans cette conjoncture, ce serait renoncer à toutes les espérances que j’avais jusqu’à présent fondées sur mon fils.

Finissons donc, madame, cette conversation, dit Cécile ; j’ai parlé, j’ai écouté, vous avez prononcé ; ainsi… Vous êtes un ange ! s’écria madame Delvile, se levant et l’embrassant ; comment pourrais-je jamais reprocher à mon fils ce qui s’est passé, quand je considère l’objet en faveur duquel il faisait un si grand sacrifice ? Quant à vous, vous ne sauriez être malheureuse ; le témoignage de votre conscience ne saurait manquer de vous dédommager du sacrifice que vous faites… Mais puisque vous le trouvez convenable, nous allons nous séparer : j’aurais tort de différer encore. Non, non, nous ne nous séparerons pas ! s’écria Delvile avec une nouvelle chaleur. Si vous m’arrachez d’auprès d’elle, madame, vous me réduirez au désespoir ? Y a-t-il quelque chose au monde qui puisse me consoler de cette privation ? La vanité pourrait-elle offrir au plus orgueilleux des hommes le moindre équivalent ? Vous convenez de ses perfections ; la noblesse de ses procédés rend sa conduite semblable à la vôtre ; elle m’a généreusement donné son cœur… Ô dépôt enchanteur et sacré ! Après un présent si précieux, consentirais-je à une éternelle séparation ? Revenez sur vous même, ma Cécile ; vivons pour nous, et suivons les mouvements de notre conscience ; méprisons les vains préjugés du monde, et laissons-les à ceux auxquels ils tiènent lieu de tout.

Ne finirons-nous donc jamais, dit madame Delvile, ces vaines contestations ? Ô Mortimer ! il est temps de les terminer, renoncez-y, et rendez-moi heureuse ! Elle est équitable, et vous pardonnera : elle est généreuse, et vous estimera. Fuyez donc : dans cet instant critique, il n’y a que la fuite qui puisse vous sauver ; alors votre père retrouvera un fils, l’unique objet de ses espérances, et les bénédictions d’une mère qui vous chérit, adouciront vos afflictions, et dissiperont vos regrets. Ô madame ! s’écria Delvile, par pitié, par humanité, épargnez-moi ces remontrances cruelles. Si elles ne sont pas suffisantes, j’y ajouterai des ordres, et comme jusqu’à présent vous ne les avez jamais enfreints, cette première transgression serait suivie pour vous des plus affreux remords. Écoutez-moi, Mortimer ; je vous parle prophétiquement. Je connais votre cœur, je sais qu’il est toujours prêt à céder aux loix de l’équité et du devoir ; s’il venait à y manquer, il ne pourrait échapper au repentir vengeur.

Delvile, frappé de ces dernières paroles, détourna tout-à-coup les yeux de l’une et de l’autre, et alla dans le plus grand abattement se promener à l’autre extrémité de l’appartement. Madame Delvile sentit que l’instant était venu où elle reprenait tout son ascendant, et ne voulant pas lui donner le temps de s’y soustraire, elle prit la main de Cécile, et d’un air qui annonçait l’espoir qui venait de renaître dans son cœur : voyez, lui dit-elle, en lui montrant son fils, voyez si je me suis trompée ! Il est incapable de supporter la simple idée des remords dont il serait tourmenté par la suite. S’il venait à les éprouver réellement, comment pourrait-il les soutenir ? Non, il en serait accablé. Et vous, dont l’ame est si pure, et qui êtes si fidèle à vos principes, quel espoir de bonheur vous resterait-il avec un homme, qui n’ayant jamais commis de faute jusqu’au moment où il vous a connue, ne pourrait plus vous envisager sans le plus vif regret, quelle que fût d’ailleurs sa tendresse.

Ô madame ! s’écria Cécile, extrêmement alarmée, qu’il ne me voye donc plus !… Gardez-le, gardez-le pour vous seule ! pardonnez-lui ; consolez-le ! Je ne veux point qu’on puisse m’accuser de lui occasionner des remords, ni m’attirer les reproches d’une mère qu’il chérit si tendrement ! Ensuite, s’adressant d’un air triomphant à son fils : voyez, ajouta-t-elle, avec quelle grandeur d’ame une femme se conduit, lorsqu’elle est animée par le courage et la connaissance éclairée de ses devoirs. Suivez à votre tour l’exemple qu’elle aurait dû recevoir de vous, et méritez mon estime et mon amitié, ou renoncez-y pour toujours.

Ne saurais-je les mériter, dit Delvile du ton le plus douloureux, que par un sacrifice auquel mon bonheur et ma raison s’opposent également ? L’honneur que j’offense est un honneur imaginaire, qui n’a rien de réel. Quels sont les maux dont notre mariage est menacé ? ne sont-ils pas chimériques ? Dans le commerce ordinaire de la vie, on peut quelquefois céder aux préjugés reçus : mais dans les affaires importantes, c’est une faiblesse de se laisser gouverner par des scrupules aussi frivoles ; et il y a de la lâcheté à se conduire d’après des usages que nous condamnons. La religion et les loix de notre patrie doivent dans ce cas être seules consultées ; et toutes les fois qu’elles ne sont ni blessées, ni enfreintes, nous devons nous mettre au-dessus de toute autre considération.

Illusions, chimères ! répartit madame Delvile, et combien vous flattez-vous que cette félicité indépendante durerait ? Comment pourriez-vous vivre tranquille, au mépris de la censure publique, du mécontentement de vos parents, et de la malédiction paternelle ? La malédiction paternelle ! répéta-t-il en frémissant : oh non jamais mon père ne serait assez barbare ! Il le serait, n’en doutez pas, repartit-elle avec fermeté ; je connais sa manière de penser ; et si vous êtes si affecté de l’idée qu’il pourrait vous méconnaître pour son fils, pensez à tout ce que vous éprouveriez lorsque nous vous aurions interdit l’un et l’autre notre présence ; et représentez-vous quels seraient vos regrets d’avoir enveloppé miss Beverley dans votre disgrâce ! Épargnez-moi ces menaces, s’écria-t-il consterné ; lui faire partager ma disgrâce… être méconnu par vous… Je vous conjure de ne plus me présenter des objets aussi effrayants ! Ils seraient cependant inévitables, continua-t-elle ; encore ne vous ai-je pas tout dit : pensez aux reproches amers que vous vous feriez, lorsque votre nom sera devenu étranger à vos oreilles, et que vous vous entendrez appeler de celui que vous aurez si lâchement adopté ! Arrêtez, arrêtez, madame, interrompit-il, en voilà beaucoup plus que je ne puis en soutenir. Juste ciel ! continua-t-elle sans l’écouter : y a-t-il rien au monde qui puisse dédommager d’une pareille ignominie ! Pensez-y bien tandis qu’il est encore temps. Songez au sang qui coule dans vos veines, et combien vous seriez confus, lorsque vous recevriez les compliments qu’on vous ferait sur votre mariage, et que vous vous entendriez nommer monsieur Beverley.

Delvile, cruellement blessé, mais sans faire le moindre effort pour lui répondre, se contenta de continuer à se promener dans la chambre avec beaucoup d’émotion. Cécile aurait voulu se retirer ; mais elle craignit de l’irriter au point de lui faire commettre quelqu’extravagance ; et madame Delvile ajouta : quant à Cécile, je ne cesserais point de la voir ; car je plaindrais votre femme… Mais jamais je ne voudrais voir mon fils dégradé, et devenu l’objet du mépris. Non, cela n’arrivera jamais, s’écria-t-elle dans un accès de rage ; cessez, cessez de me désespérer !… Soyez satisfaite, madame, vous m’avez vaincu. Et vous êtes véritablement mon fils, dit-elle en l’embrassant avec transport ; je reconnais à présent mon cher Mortimer ; je revois en lui tout ce que ses premières années me promettaient.

Cécile croyant que tout était fini, voulut aussi les féliciter de leur réconciliation ; mais ayant seulement articulé, permettez… la voix lui manqua : elle s’arrêta tout-à-coup ; et se flattant qu’on ne l’aurait pas entendue, elle chercha à s’échapper. Mais Delvile, pénétré et charmé de sa sensibilité, se dégagea des bras de sa mère, et saisissant une de ses mains, s’écria : ô miss Beverley, si vous n’êtes pas heureuse… Je le suis, je le suis, repartit-elle avec promptitude, laissez-moi passer… et ne pensez plus à moi. Cette voix… ce regard… s’écria-t-il en continuant à la retenir, n’annoncent point la sérénité dont vous vous vantez… Oh ! si j’ai troublé votre repos… si ce cœur pur comme les intelligences célestes, et qui mérite autant qu’elles d’être exempt de douleur, cessait à cause de moi de jouir de la tranquillité !… Je reconnais toute l’élévation de votre âme ; et si cet affreux sacrifice n’accablait que moi ; si je croyais que vous pussiez recouvrer votre première félicité… je m’efforcerais de le soutenir. Vous pouvez en être assûré, lui répondit-elle avec sa dignité ordinaire ; je ne dois pas espérer d’être exempte de toutes les calamités attachées à l’humanité ; mais je saurai les supporter patiemment, et sans m’en plaindre. Que le ciel vous comble de ses bénédictions, reprit-il. Et laissant sa main il s’empressa de sortir. Ô devoir ! que ton triomphe est glorieux ! s’écria madame Delvile en courant à Cécile et la serrant entre ses bras. Fille généreuse et incomparable ! je n’aurais jamais cru que tant de vertu fût compatible avec la faiblesse humaine.

L’héroïsme de Cécile, en perdant son objet, perdit aussi sa force ; elle soupira, ne put parler, ses yeux se remplirent de larmes ; et baisant la main de madame Delvile d’un air qui lui prouva qu’il était impossible de s’entretenir plus long-temps avec elle, elle se hâta de se retirer, quoiqu’elle eût à peine la force de se soutenir, dans l’intention d’aller se renfermer dans son appartement ; et madame Delvile qui s’apperçut qu’elle était épuisée par les efforts qu’elle avait été obligée de faire, ne s’opposa point à sa retraite, et évita prudemment d’augmenter son trouble en la suivant.

En entrant dans le corridor, Cécile fut saisie d’effroi à la vue de Delvile, qui, ne se croyant pas en état de paraître, par l’extrême agitation dans laquelle il se trouvait, s’y était arrêté pour tâcher de se remettre un peu avant de quitter la maison. Au premier bruit que fit la porte en s’ouvrant, il voulut chercher à se cacher ; mais appercevant Cécile, et voyant sa situation, il retourna promptement sur ses pas, en disant : est-il possible !… Serait-ce moi que vous chercheriez ? Elle fit signe de la tête et de la main que non, et voulut s’en aller. Vous pleurez ! s’écria-t-il. Ô miss Beverley, est-ce là votre bonheur ? Je suis très-bien, continua-t-elle, sachant à peine ce qu’elle lui disait ; je suis tout-à-fait bien… Je vous prie, allez… je suis… La voix lui manqua. Ô quels sons inarticulés ! dit-il, ils me percent l’âme ! Madame Delvile s’avança alors à la porte de la salle, et fut frappée de la situation dans laquelle elle les trouva. Cécile continua à s’éloigner, et étant parvenue au pied de l’escalier, elle chancela, et fut obligée de s’appuyer à la balustrade. Permettez que je vous donne le bras, s’écria-t-il ; vous êtes hors d’état de vous soutenir… Où voulez-vous aller ? Cela est égal… Je l’ignore, répondit-elle, pourvu que vous me laissiez, je serai bien. En s’éloignant de lui, elle retourna du côté de la salle, s’appercevant à sa faiblesse, et au tremblement général de tous ses membres, qu’il lui serait impossible de parvenir jusqu’à son appartement. Donnez-moi la main, ma chère, lui dit Mme Delvile, cruellement alarmée de son retour ; et au moment où ils rentrèrent tous dans la salle, elle dit d’un air impatienté, à son fils : Mortimer, pourquoi n’êtes-vous pas parti ? Il ne l’entendit pas ; toute son attention était pour Cécile, qui, se laissant tomber sur une chaise, cacha son visage en l’appuyant contre madame Delvile ; mais bientôt s’étant un peu remise, et rougissant de la faiblesse qu’elle avait fait paraître, elle leva la tête et dit avec une fermeté affectée… Je me trouve mieux… beaucoup mieux… J’étais un peu indisposée… Voilà qui est passé ; et à présent, si vous daignez le permettre, j’irai dans ma chambre. Elle se leva ; mais ses genoux tremblaient ; la tête lui tourna ; et s’étant rassise, elle s’efforça de sourire, et dit : je ferai peut-être mieux de me tenir tranquille.

Est il possible que je supporte une pareille épreuve ! s’écria Delvile. Non, j’y succombe… Trop charmante, trop adorable Cécile ! pardonnez la déclaration trop précipitée que je viens de faire. Je la désavoue, et je la rétracte ; un faux orgueil, une fierté déplacée ne m’en arracheront jamais une pareille ! Daignez lever les yeux, imprudent jeune homme, dit madame Delvile en l’interrompant avec hauteur et colère ; si vous ne pouvez être raisonnable, soyez du moins assez prudent pour vous taire. Venez, miss Beverley, et laissons-le.

La honte et ses propres réflexions rendirent alors un peu de forces à Cécile, qui vit avec effroi dans les regards de madame Delvile les différents mouvements dont elle était agitée ; elle voulut sortir, mais son fils s’y opposa en se plaçant entr’elles et la porte : Arrêtez, madame, arrêtez ! Je ne saurais vous laisser aller : je vois votre intention, je vois votre projet ; vous voulez piquer la fierté de miss Beverley, vous voulez en extorquer la promesse de ne plus me voir. Gardez-vous de vous opposer à ma sortie, repartit madame Delvile, dont la voix, l’air et le ton annonçaient l’agitation la plus violente. Je ne vous ai que trop long-temps parlé en vain : il faut à présent que je prène des mesures plus efficaces pour assurer l’honneur de ma famille.

Ce moment parut décisif à Delvile ; et son désespoir ayant vaincu sa timidité, rien ne fut plus capable de le retenir : il s’avança hardiment, et arrachant la main de Cécile d’entre celles de sa mère, il s’écria : je ne puis ni ne veux l’abandonner… ni à présent, madame, ni jamais ! Je le déclare solemnellement, j’en jure par mes espérances les plus flatteuses, j’en jure par tout ce qu’il y a de plus sacré.

À la vue d’un dénouement aussi imprévu et aussi décisif, l’horreur et la douleur du désespoir s’emparèrent de madame Delvile qui, se frappant le front de sa main, s’écria, j’ai la tête en feu ! et sortit brusquement de la salle. Cécile se dégagea pour lors des mains de Delvile qui, étourdi de cette exclamation, et confondu de la retraite soudaine de sa mère, se hâta de la suivre. Elle n’avait fait que passer dans la salle voisine ; il y entra, et frémit de la trouver étendue sur le plancher, le visage, les mains et la gorge couverts de sang.

Grand dieu, s’écria-t-il en se précipitant à ses côtés ; qu’avez-vous fait ?… Êtes-vous blessée ?… Quelle affreuse malédiction avez-vous prononcée contre votre fils ? Ne pouvant parler, elle secoua la tête avec colère et indignation, et fit un signe de la main pour lui commander de s’éloigner. Cécile, qui l’avait suivie, quoiqu’extrêmement troublée, eut cependant encore assez de présence d’esprit pour appeler du secours. Un domestique vint sur-le-champ ; et Delvile se levant d’auprès de sa mère, ordonna qu’on allât chercher le premier médecin ou le premier chirurgien qu’on pourrait trouver.

L’alarme s’étant répandue dans la maison, le reste des domestiques ne tarda pas à paraître ; l’on releva madame Delvile, qu’on plaça sur un fauteuil. Elle continuait à garder le silence, et témoignait sa répugnance à recevoir le moindre secours de son fils, qui, s’en étant apperçu, la remit entre les mains des gens de la maison, et plongé lui-même dans le plus affreux désespoir, la regardait en silence. Cécile n’osait l’approcher, incertaine de ce qui était arrivé ; elle se regardait néanmoins comme la principale cause de cette scène affreuse, et redoutait d’augmenter encore son émotion par sa présence.

Le domestique revint au bout de quelques minutes avec un chirurgien. Cécile, hors d’état d’attendre et d’écouter ce qu’il disait, se déroba promptement de la salle ; et Delvile, encore plus agité, s’empressa de la suivre dans la chambre voisine, où s’étant avancé précipitamment pour lui parler, il se détourna tout-à-coup d’elle, et repassa dans la salle, la parcourut à pas redoublés, sans avoir le courage de faire la moindre question. Enfin le chirurgien sortit. Delvile vola après lui, et l’arrêta sans pouvoir lui parler ; sa contenance cependant rendit toute explication inutile ; le chirurgien le comprit, et lui dit : madame sera bientôt rétablie ; un des vaisseaux s’est rompu, et je ne crois pas que cela ait aucune suite fâcheuse. Il faut qu’elle soit tranquille, et empêcher absolument qu’elle parle, ou fasse le moindre mouvement.

Delvile le laissa aller, et s’en fut à l’écart remercier le ciel de ce que cet accident, quoique considérable, l’était pourtant moins qu’il ne l’avait d’abord craint. Après quoi il alla retrouver Cécile, en s’écriant vivement : dieu soit loué ! ma mère ne m’a pas maudit. Eh bien donc, repartit Cécile ; allez, et faites en sorte qu’elle vous bénisse encore ; la violence de son agitation l’a presque mise au tombeau ; son tempérament est trop faible pour soutenir le choc de tant de passions opposées : allez la trouver, calmez le trouble de ses esprits, en acquiesçant entièrement à sa volonté, et rendez-lui le fils qu’elle croit avoir perdu. Hélas ! repartit-il du ton le plus touché, je viens de m’y préparer, et je n’attendais plus que vos ordres pour achever de me décider. Allons tous deux la trouver, dit Cécile ; le moindre délai pourrait lui être funeste. Elle entra la première, et s’approcha de madame Delvile qui, languissante et faible, était dans le fauteuil, la tête appuyée contre l’épaule d’une domestique dont elle prit la place, en lui disant : penchez-vous, ma chère dame, sur moi ; ne parlez pas, mais écoutez-nous.

Delvile s’avança alors ; mais à sa vue, les yeux de sa mère reprenant leur air courroucé, lui lancèrent un regard qui exprimait un si grand mécontentement, que tremblant d’exciter de nouveau des mouvements qui lui avaient déjà été si funestes, il mit un genou en terre, et s’écria tout-à-coup : regardez-moi avec moins de colère ; je ne viens que pour me résigner à vos volontés. J’en fais de même, ajouta Cécile ; nous les connaissons, et il est inutile que vous nous les répétiez ; nous promettons ici solemnellement de nous séparer pour toujours. Vivez donc, ma mère, dit Delvile ; comptez sur la parole d’honneur que nous vous donnons, et ne vous occupez plus que de votre santé ; votre fils ne vous offensera plus.

Madame Delvile, étonnée et affectée, lui présenta la main d’un air de compassion et de gratitude ; et laissant tomber sa tête sur le sein de Cécile, qu’elle pressa de son autre bras, elle versa un torrent de larmes. Allez, allez, monsieur, s’écria Cécile alarmée, vous avez dit tout ce qu’il fallait ; laissez à présent madame. Il obéit sans hésiter, et sa mère, dont la bouche continuait à se remplir de sang, quoiqu’il ne coulât plus avec la même violence, voulut bien, à la prière de Cécile, qu’on la conduisît dans l’appartement de miss ; et comme il aurait été dangereux de la transporter ailleurs, elle consentit aussi, quoiqu’à regret, à l’occuper jusqu’au lendemain.

Cette affaire arrangée, Cécile la quitta pour aller faire part à madame Charlton de ce qui venait de se passer ; mais un des domestiques vint lui dire que M. Delvile était dans la chambre voisine, et souhaitait lui parler. Elle hésita un moment, ne sachant si elle devait consentir à ce qu’il exigeait ; mais réfléchissant qu’il convenait de l’informer que sa mère passerait la nuit chez madame Charlton, elle fut le trouver. Que vous êtes indulgente ! s’écria-t-il d’une voix triste et dolente au moment où elle ouvrit la porte ; je vais courir en poste chez le docteur Lyster, que je prierai de se rendre ici sur-le-champ. Comme je craindrais de causer une nouvelle émotion à ma mère, j’ose m’en remettre à vous du soin de lui apprendre ce que je suis devenu. Vous pouvez y compter ; je l’ai suppliée de passer ici la nuit, et j’espère avoir assez de crédit sur elle pour l’engager à y rester jusqu’à l’arrivée du docteur, après quoi, elle suivra sans doute ses conseils, soit en demeurant plus long-temps avec moi, ou en se faisant transporter ailleurs.

Vous êtes en vérité trop bonne, dit-il en poussant un profond soupir ; et comment pourrais-je soutenir ?… Mais je ne compte point revenir ici, du moins dans cette maison… à moins pourtant que les rapports du docteur Lyster ne fussent alarmants. J’abandonne donc ma mère à vos soins et à vos bontés : tout ce que j’espère, tout ce dont je vous supplie, c’est que votre propre santé… votre paix, votre tranquillité… par les veilles que vous lui donnerez… par votre pitié pour son fils… Il s’arrêta, et parut chercher à reprendre haleine. Cécile détourna la tête pour cacher son émotion, et il continua avec une précipitation qui prouvait combien il craignait de rester plus long-temps avec elle, et la peine qu’il avait à la quitter. La promesse que vous avez faite à ma mère, au nom de nous deux, me lie ; je l’observerai religieusement. Je ne vois que trop que de nouvelles contradictions lui feraient perdre la raison ou la vie. Il n’est donc plus temps de m’occuper de moi… Je ne vous dis point adieu… Je ne le pourrais ! Je voudrais pourtant bien vous assurer du profond respect ;… mais il vaut encore mieux me taire. Beaucoup mieux, s’écria Cécile avec un sourire faible et forcé. Ne perdez donc pas un instant, et hâtez-vous de vous rendre chez le docteur Lyster. Je vais partir, répondit-il en s’avançant vers la porte ; quand il y fut, il s’arrêta, et se retournant, il ajouta : je voudrais encore dire une seule chose… J’avoue que j’ai été emporté, violent, déraisonnable : j’ai blâmé la noblesse même de cette conduite, qui excitait mon admiration, mon estime, mon attachement pour vous ; je ne saurais oublier la douceur avec laquelle vous m’avez supporté, dans le temps où je vous offensais le plus grièvement, par mon impatience et mes emportements ; j’en ai les plus vifs regrets ; je vous en demande bien sincèrement pardon ; et si, avant mon départ, vous daignez me l’accorder, il me semble que je vous quitterai avec moins de douleur. Ne parlez point de pardon, repartit Cécile ; vous ne m’avez jamais offensée. J’ai toujours connu… toujours été sûre… Elle ne put en dire davantage.

Pénétré d’un embarras et d’une anxiété qui n’étaient que trop visibles, il eut peine à s’empêcher de tomber à ses pieds ; mais après un moment de silence et de réflexion, il lui dit : je conçois tout le prix de l’indulgence généreuse que vous m’avez témoignée ; j’en conserverai toute ma vie la plus sincère reconnaissance, et je me repentirai toujours d’en avoir abusé ; je ne vous demande point de vous ressouvenir de moi… Je vous souhaite trop de bonheur, et des idées plus agréables que celles que pourrait vous procurer un pareil souvenir ; je ne veux pas vous faire souffrir plus long-temps. Vous direz à ma mère… non, cela est inutile… Le ciel vous préserve, mon angélique Cécile !… miss Beverley !… Le ciel vous guide, vous protège et vous bénisse ! Et si je ne vous revoyais plus, si ce triste moment était le dernier… Puissé-je du moins apprendre bientôt que vous avez recouvré votre première tranquillité ! C’est la seule chose qui puisse modérer ma douleur, et apporter quelque soulagement aux maux que je souffre. Après quoi il se retira brusquement. Cécile resta quelque temps dans la même position où il l’avait laissée, sans mouvement et presque insensible.



CHAPITRE VII.

Message.


Le retour du chirurgien la tira bientôt de cette espèce de léthargie ; il avait amené avec lui un médecin pour consulter ensemble sur l’état de madame Delvile. Cécile attendit avec une impatience mêlée de crainte le résultat de cette consultation. Le médecin ne dit rien de positif, et ayant donné son ordonnance, il réitéra l’ordre du chirurgien, recommandant qu’on la laissât tranquille, et que, sous aucun prétexte, on ne souffrît qu’elle parlât. Cécile, quoique touchée de l’accident qui occasionnait cet ordre, fut cependant bien aise qu’il l’exemptât d’une conversation que ses chagrins lui auraient rendue pénible.

La digne madame Charlton apprit avec une véritable peine les événements de la matinée ; elle chargea ses petites-filles d’aider sa jeune amie à faire les honneurs de sa maison à madame Delvile, et ordonna qu’on préparât un autre appartement pour Cécile, à qui elle prodigua toutes les consolations que son zèle et son amitié purent lui suggérer. Cécile, toute affligée qu’elle était, pensait cependant trop noblement pour n’écouter que ses douleurs dans un temps où il était question d’agir pour soulager celle des autres. Tout son temps fut employé à soigner ses deux malades, partageant également son attention entr’elles.

Deux jours entiers se passèrent dans cette situation, durant lesquels elle fut constamment occupée auprès d’elles ; et ce qui, en tout autre temps, l’aurait extrêmement fatiguée, devint alors le seul soulagement qu’elle pût recevoir. Madame Delvile, visiblement affectée de sa tendresse vigilante, paraissait aussi attentive que Cécile à observer la défense qu’on lui avait faite de parler. Elle ne s’informa pas même de son fils, quoique ses regards qu’elle ne manquait jamais de fixer sur la porte toutes les fois qu’elle s’ouvrait, témoignassent l’espérance ou la crainte qu’elle avait que ce ne fût lui qui entrait. Cécile aurait voulu l’informer de ce qu’il était devenu ; mais elle redoutait de prononcer son nom.

L’arrivée du docteur Lyster lui fut fort agréable ; c’était sur lui qu’elle fondait toutes ses espérances pour la guérison de madame Delvile. Il la fit prier de descendre, pour s’informer s’il était attendu ; et apprenant que non, il la chargea de l’annoncer, craignant dans cette circonstance, que la plus petite émotion ne fût dangereuse. Elle remonta, et dit : votre médecin de confiance, madame, le docteur Lyster est arrivé, et je suis enchantée qu’il puisse vous donner ses soins. Le docteur Lyster ! s’écria-t-elle ; qui l’a envoyé chercher ? Je crois….. j’imagine….. que c’est M. Delvile qui y a été lui-même. Mon fils ?… Serait-il donc ici ? Non… Au moment où il vous a quittée, il est allé chez le docteur Lyster, et celui-ci est venu seul. Vous a-t-il écrit ? Non, en vérité !… il n’a pas écrit….. il ne vient point….. soyez satisfaite, il ne m’écrira plus ; il ne reviendra plus ici. Incomparable jeune homme ! s’écria-t-elle d’une voix à peine intelligible, que sa perte est cruelle !… Malheureux Mortimer !… Quelle destinée ! quelle récompense !

Elle soupira, et se tut ; mais cette conversation, la seule qu’elles eussent eue depuis sa maladie, l’agita au point que le docteur qui entra dans ce moment, la trouva faible, tremblante, et fut alarmé de son état. Cécile saisit cette occasion qu’elle attendait avec impatience, pour se retirer, et à la réquisition du docteur Lyster, elle envoya chercher le médecin et le chirurgien dont on s’était déjà servi. Après qu’ils eurent été quelque temps auprès de la malade, ils passèrent dans une autre chambre pour consulter. Quand ils eurent fini, le docteur Lyster, fut joindre Cécile, et l’assura que la vie de madame Delvile n’était point en danger, mais qu’il fallait encore huit jours de repos, pour qu’elle fût en état d’être transportée. Ayez soin, dit-il, je vous prie, que rien ne trouble sa tranquillité ; que personne ne l’approche, pas même son fils. Soit dit en passant, il m’attend à l’hôtellerie, j’ai encore quelque chose à dire à sa mère et je partirai.

Cécile apprit avec satisfaction l’inquiétude de Delvile pour sa mère, et sa constance à l’éviter elle-même. Lorsque le docteur descendit, il dit qu’il resterait jusqu’au lendemain ; et j’espère, ajouta-t-il, qu’avant quinze jours, elle sera en état de se rendre à Bristol. Cependant, ma bonne jeune demoiselle, en lui continuant vos soins, ne négligez pas votre santé ; je ne suis pas aussi content que je le voudrais de votre visage. J’avoue que ce compliment est bien d’un homme qui ne se pique guères d’être à la mode….. Mais dites-moi, je vous prie, qu’avez-vous fait pour être si pâle ? Rien, repartit-elle un peu confuse….. Mais, n’auriez-vous pas besoin de prendre du thé ? — Mais, oui ; je crois que je ferais bien : et pendant ce temps-là, que deviendra mon jeune ami ? Cécile comprit ce qu’il voulait dire ; elle rougit, et ne lui répondit point. Il m’attend à l’auberge, continua-t-il ; mais comme je n’ai point encore vu de jeune homme que je préférasse à une jeune demoiselle, si vous persistez à vouloir me donner du thé, il est certain que je lui manquerai de parole. Cécile en fit servir. Eh bien, songez, dit-il, que vous répondrez de ma faute, et que c’est vous qui m’empêchez de remplir ma promesse. Je lui dirai que vous m’avez pressé, et si cela n’est pas suffisant pour m’excuser, je le prierai d’essayer s’il aurait plus de force que moi, et s’il pourrait mieux vous résister. Mais, y aurait-il un grand inconvénient pour vous, si je l’envoyais chercher, et lui faisais dire de venir nous joindre ?… Je pense….. répondit-elle en hésitant, qu’il se pourrait fort bien qu’il ne le pût. Allons, allons, mon intention n’est point de vous engager à une fausse démarche ; excusez mon ignorance ; je me connais fort peu en étiquette, sur-tout celle des jeunes demoiselles. C’est une science trop compliquée, pour laquelle il faudrait plus de temps que nous autres gens occupés ne pouvons y en mettre. Cependant, quand j’aurai une fois renoncé à composer des ordonnances, j’en ferai une étude particulière, pourvu que vous consentiez à m’en donner les premiers éléments.

Cécile ne répondit point ; il lui était également impossible d’envoyer chercher Delvile, ou d’expliquer les raisons qui l’en empêchaient ; le thé n’était pas encore pris, lorsqu’on remit un billet au docteur. Tenez, voyez, s’écria-t-il après qu’il l’eut lu, combien il est agréable d’être jeune ! En vérité, monsieur Mortimer s’entend aussi bien en étiquette que vous, car son billet n’est que pour s’informer de la santé de sa mère.

Cécile connaissant bien les motifs louables et honnêtes qui retenaient Delvile, eut peine à s’empêcher de le justifier. Le docteur répondit sur le champ à son billet, et avant que de quitter Cécile, il voulut avoir un entretien particulier avec elle. Elle n’avait point encore soupçonné son intention, elle fut fort inquiète de savoir ce qu’il avait à lui faire savoir.

Madame Delvile, dit-il, quoique je l’aye empêchée de prononcer plus d’une vingtaine de mots, en a employé dix à m’apprendre que vous vous étiez conduite avec elle comme un ange. Cela ne m’étonne pas, lui ai-je répondu ; car sans cela, pourquoi en aurait-elle la figure ? Je l’ai donc assurée que rien n’était plus naturel ; et pour vous montrer que je le crois, je vais vous éprouver. La vérité est, que je me trouve chargé d’une petite commission, et je suis fort embarrassé comment m’y prendre. Cécile inquiète et alarmée, le pria de s’expliquer. Il quitta alors le ton badin avec lequel il avait entamé la conversation, et après un préambule honnête et sérieux, qui prouvait combien il craignait de lui faire de la peine, et l’idée avantageuse qu’il s’était formée de son mérite, il lui avoua qu’il n’ignorait point la position dans laquelle elle se trouvait à l’égard de la famille Delvile. Grand Dieu, s’écria-t-elle en rougissant, et qui… J’en ai été informé, répliqua-t-il, depuis le moment où je fus appelé au château de Delvile, lors de l’indisposition de monsieur Mortimer. Il ne put pas me dissimuler que le siège de sa maladie était au cœur ; et il ne me fut pas difficile d’en deviner la cause, lorsque je vis celle qui habitait alors la maison. Il s’apperçut que j’avais découvert son secret ; et en lui conseillant un voyage, il comprit d’abord mon intention. Sa sincérité, et la fermeté mâle qu’il témoignait en vous quittant, me firent croire que le péril n’existait plus ; mais la semaine dernière, ayant été appelé au château pour monsieur Delvile, qu’une violente attaque de goutte tourmentait, et que le trouble et l’agitation extraordinaire de son esprit pouvait rendre fâcheuse, je priai madame Delvile d’employer tout le crédit qu’elle avait sur lui pour le calmer. Malheureusement son émotion était encore plus forte que celle de son époux ; elle me déclara qu’elle était obligée de le quitter, et m’enjoignit de lui donner tous les moments dont il me serait possible de disposer. Je restai donc auprès de lui pendant l’absence de madame ; et dans le cours de nos entretiens, il m’a avoué le chagrin cruel qui le dévorait, causé par les nouvelles qu’il venait d’apprendre de son fils. Cécile aurait voulu lui demander comment elles lui étaient parvenues, et par qui ; elle n’en eut pas la force, et il continua.

J’étais encore auprès du père, lorsque monsieur Mortimer est arrivé en poste chez moi pour m’amener ici. On m’a envoyé chercher : il m’a informé très-exactement de tout ce qui s’était passé ; car il savait, à n’en pouvoir douter, que je n’ignorais pas la véritable cause d’où provenait tout le mal. Je lui ai dit l’embarras où je me trouvais, ne sachant comment je ferais pour quitter son père ; et il a été extrêmement inquiet lui-même lorsque je l’ai informé de sa situation. Nous sommes convenus qu’il serait inutile de vouloir lui cacher l’indisposition de madame Delvile, que son retard et mille autres accidents pouvaient lui faire connaître. Il m’a donc chargé de le prévenir à cet égard, afin qu’il consentît à mon voyage, et de le tranquilliser en même temps, en l’assurant que ce qu’il avait craint n’aurait point lieu, et que tout était absolument rompu. Il s’arrêta et fixa Cécile pour voir l’effet que ces derniers mots produiraient sur elle. Tout est fini, monsieur ; dit-elle avec fermeté ; mais vous ne m’avez point encore parlé de votre commission. Quelle est-elle, et qui vous en a chargé ? Je suis convaincu qu’elle devient inutile, répondit-il, puisque tout ce qu’on peut exiger du jeune homme, est qu’il obéisse ; et vous ne pouvez rien faire de plus que de renoncer à lui. — Cependant, si vous êtes chargé d’une commission, il me paraît qu’il conviendrait que vous vous en acquittassiez. — Puisque vous le voulez, la voici : monsieur Delvile ayant su que je venais ici, et informé des assurances que son fils m’avait données, s’est trouvé soulagé, mais point encore satisfait. Il a refusé de le voir, et la défense a été des plus sévères… Il m’a enjoint de vous dire — … C’est donc de sa part que vient cette commission ? s’écria Cécile déconcertée. Oui, dit-il ; car le fils, après sa première confidence, a eu la prudence et la discrétion de ne pas vous nommer une seule fois. Je suis charmée, répondit-elle, de ce que vous m’apprenez ; mais que vous a dit monsieur Delvile ! Il m’a recommandé de vous assurer qu’il fallait que vous ou lui renonçassiez à revoir son fils. Il était inutile, s’écria-t-elle en rougissant, de vous donner une pareille commission. Je ne compte point le revoir, et il ne le souhaite plus lui-même. Je ne veux pourtant pas lui répondre, ni lui rien promettre. Je n’ai pris d’engagements qu’avec madame Delvile ; quant à lui, quelles que soient ses volontés, je me croirai toujours parfaitement libre. Mais vous pouvez être persuadé, monsieur le docteur, que si son fils avec son nom avait encore hérité de son caractère, le desir qu’il aurait de nous séparer serait à peine égal au mien.

Je suis fâché, ma belle jeune demoiselle, reprit-il, de vous avoir causé le moindre chagrin ; je ne saurais pourtant qu’admirer votre courage, et je suis persuadé qu’il vous mettra en état d’oublier les petits désagréments que vous avez essuyés. Dans le fond, qu’auriez-vous à regretter ? J’avoue que Mortimer Delvile est un jeune homme qu’aucune femme ne dédaignerait ; mais toutes les femmes ne peuvent pas l’avoir, et vous êtes celle qui doit le moins regretter sa perte ; à peine existe-t-il un autre homme sur la terre, que vous ne puissiez prendre ou rejetter à votre choix.

Quelque peu consolant que ce discours fût pour Cécile, elle sentit que sa situation lui interdisait toute espèce de plainte ; et elle mit fin à cette conversation.

Je retourne un moment auprès de madame Delvile, et je sors. Je reviendrai demain matin pour savoir comment elle aura passé la nuit ; je laisserai quelques instructions, et partirai tout de suite avec monsieur Delvile : il compte pourtant revenir ici au bout de huit jours, afin de conduire sa mère à Bristol. En attendant je me flatte de parvenir à le réconcilier avec son père, dont les préjugés sont plus enracinés et plus invincibles que jamais. Il serait étrange, dit Cécile, que dans cette circonstance leur réconciliation fût si difficile. Cela est vrai ; mais il y a bien du temps qu’il n’est plus jeune ; il n’a jamais connu les passions tendres, il les regarde chez son fils comme dérogeant à l’honneur de ses aïeux. Il faut avouer aussi que, s’il n’existait pas un petit nombre d’hommes de cette espèce, il resterait à peine une seule famille dans le royaume, qui pût remonter jusqu’à son bisaïeul. Quant à moi, je ne suis point de ce caractère ; mais au reste, quoique celui de M. Delvile me paraisse étrange, je ne le trouve pas plus ridicule que celui de beaucoup d’autres. Par exemple, celui de votre oncle ne l’était-il pas pour le moins autant ? Il était aussi entiché de son nom, que si, comme M. Delvile, il en eût hérité en droite ligne des rois Saxons. Cécile sentit la force de ce raisonnement : mais voulant éviter toute discussion, elle ne répondit rien ; et le docteur après quelques excuses pour ses amis Delvile et pour lui-même, alla voir de nouveau la malade.



CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME SIXIÈME.



À PARIS
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No182.

L’AN TROISIÈME.





CHAPITRE VIII.

Départ.


Le lendemain matin le docteur Lyster vint de très-bonne heure : après avoir passé quelque temps auprès de madame Delvile, et avoir donné ses instructions au médecin et au chirurgien auxquels il la confiait, il prit congé, mais ce ne fut qu’après avoir trouvé moyen de s’entretenir un instant en particulier avec Cécile. Il profita de cette occasion pour lui recommander de prendre soin de sa santé, et de ne pas se laisser abattre par le chagrin. N’allez pas imaginer, lui dit-il, que parce que je suis l’ami de la famille Delvile, je ne rende pas justice à votre mérite, ou que je m’aveugle sur ses faiblesses et ses travers. J’en suis bien éloigné ; mais pourquoi y aurait-il quelque chose de commun entr’elle et vous ? Qu’elle garde ses préjugés qui, quoique différents, ne sont pas plus ridicules que ceux de leurs voisins ; et vous, conservez vos perfections, sachez en tirer tout le bonheur qu’elles sont capables de vous procurer. Les gens trop sensibles se rendent souvent très à plaindre, en se persuadant qu’il n’est pour eux qu’une seule manière d’être heureux ; tandis que s’ils voulaient se donner la peine de les chercher, ils en trouveraient cinquante qui leur réussiraient aussi bien.

Je crois que vous avez raison, répondit Cécile, et je vous remercie de l’avis ; je ferai mon possible pour adopter votre systême. Vous êtes spirituelle et charmante, dit le docteur ; et quand M. Mortimer trouverait une belle princesse, descendue en droite ligne d’Egbert premier, je l’estimerais moins heureux que s’il obtenait votre main. Néanmoins, tout bien considéré, le vieux Delvile a droit de chercher à se satisfaire à sa manière ; et après l’avoir bien blâmé, nous verrons peut-être que ce qui nous y a engagés n’a été que la différence qui se rencontre entre sa façon de penser et la nôtre.

Rien n’est plus vrai, repartit Cécile ; Mais voudriez-vous me permettre de vous faire encore une question ?… Pourriez-vous me dire de qui, comment, et quand est arrivé l’avis qui a causé tout cet accident ?… Elle hésita ; mais le docteur ayant facilement saisi son idée, lui répondit : je n’ai point su comment ils étaient parvenus à s’en instruire, parce que je n’ai jamais cru qu’il valût la peine de m’en informer, puisque cette affaire était si généralement connue, que je ne rencontrais personne qui parût l’ignorer.

Ces dernières paroles furent accablantes pour Cécile : ce que le docteur ayant apperçu, il chercha de nouveau à la consoler. Que le bruit s’en soit répandu, dit-il, c’est un accident auquel il n’y a plus de remède, par conséquent il est inutile d’y penser : tout le monde conviendra que votre choix mutuel fait honneur à l’un et à l’autre, et personne ne saurait avoir honte de vous remplacer l’un et l’autre, lorsque le cours ordinaire des choses de cette vie vous engagera, ainsi que M. Mortimer, à jeter les yeux sur quelqu’autre. Il a pris la résolution sage et prudente d’aller voyager et de ne revenir dans sa patrie que lorsqu’il sera plus maître de lui. Quant à vous, ma bonne jeune demoiselle, après avoir donné les premiers moments à votre douleur, je ne vois plus rien qui puisse troubler votre félicité. Tout l’univers est à votre disposition ; vous avez de la jeunesse, de l’esprit, de la fortune, de la beauté ; et vous êtes indépendante ; ôtez donc de votre esprit cette malheureuse affaire, et souvenez-vous qu’à l’exception de cette famille, il ne s’en trouverait peut-être pas une seconde dans tout le royaume, qui ne fût très-flattée de s’allier avec vous. Il prit ensuite affectueusement congé d’elle, et monta dans sa voiture.

Quoique Cécile eût dès le commencement fort bien remarqué la facilité et l’esprit philosophique qu’on apporte ordinairement toutes les fois qu’il est question d’argumenter sur les calamités, et de moraliser sur l’inconduite des autres, elle eut pourtant la bonne foi et le bon sens de voir que ce qu’il lui avait dit n’était point dénué de raison ; et elle résolut de faire le meilleur usage qu’il lui serait possible des motifs de consolation qu’il venait de lui présenter.

Pendant le cours de la semaine suivante, elle se dévoua toute entière au service de madame Delvile, qui se montrait de plus en plus sensible à son empressement. Cette semaine expirée, le docteur Lyster consentit à revenir à Bury pour en repartir avec madame Delvile et l’accompagner à Bristol. Eh bien, s’écria-t-il, profitant de la première occasion pour tirer Cécile à l’écart, comment vous trouvez-vous ? Avez-vous, ainsi que vous me l’aviez promis, cherché à vous approprier mon systême ? Oui, sans doute, repartit-elle ; je me flatte même d’avoir fait quelques progrès à cet égard. Vous êtes une charmante personne, reprit-il, et bien extraordinaire ; sur mon honneur, je plains de tout mon cœur le pauvre Mortimer. C’est un jeune homme de mérite, qui pense noblement, et qui se conduit avec un courage et une prudence admirables. Il aurait remué ciel et terre, s’il avait cru pouvoir vous obtenir ; mais voyant qu’il ne saurait s’en flatter, il se soumet avec grandeur d’âme à sa destinée.

Les yeux de Cécile s’animèrent à ce discours. « Oui, répondit-elle, on a dit depuis long-temps que c’était l’incertitude qui faisait notre malheur ;… car c’est alors que les passions ont tout pouvoir et que la raison n’en a plus ; mais lorsque les maux sont sans remède, et que nous n’avons plus la ressource de nous abuser par des chimères, nous trouvons dans la nécessité et dans la philosophie les consolations dont nous avons besoin, et insensiblement nous croyons n’avoir fait que suivre notre penchant. Mais il me semble, dit-il, que vous avez bien approfondi cette matière ; je ne veux pourtant pas que vous vous livriez trop à des réflexions aussi sérieuses ; elles sont en général très-opposées au bonheur : je voudrais, autant que vous le pourrez convenablement, que vous les évitassiez. Promenez-vous, et cherchez à vous distraire : c’est ce que vous pourrez faire de mieux. Tout l’art de se rendre heureux dans ce monde, me paraît consister uniquement dans ceci ; que ceux qui ont du loisir sachent s’occuper, et que ceux qui ont des occupations sachent se procurer du loisir. Il lui apprit ensuite que le père de Delvile était beaucoup mieux, et ne gardait plus la chambre ; qu’il avait eu le plaisir d’être témoin de sa réconciliation avec son fils, dont il était plus enchanté et plus vain qu’aucun père ne le fut jamais. Ne pensez pourtant plus à lui, ma chère demoiselle, continua-t-il, car l’affaire me paraît tout-à-fait désespérée. Il faut que vous me pardonniez d’avoir été un peu trop officieux ; je vous avoue que je n’ai pu m’empêcher de proposer à ce vieillard un expédient de mon invention ; j’avais imaginé un tempérament. En vérité, mon projet était assez sensé. Il est vrai que quand les gens sont une fois prévenus, tous les raisonnements deviènent inutiles. Je proposais que l’un et l’autre renonçant à vos noms, puisqu’ils ont tant de peine à s’accorder ensemble, vous en adoptassiez un troisième, qui serait un titre ; mais M. Delvile m’a déclaré en colère que, quoiqu’un pareil expédient pût convenir au pauvre mylord Ernolf, dont la pairie était récente, jamais il ne consentirait que ses nobles aïeux vîssent un de leurs descendants abandonner celui que tant de siècles avaient rendu illustre. Son fils Mortimer, a-t-il ajouté, devait nécessairement hériter du titre de son grand-père, son oncle étant âgé et non marié ; que, supposé même que cela n’arrivât pas, il préférerait de lui voir mendier son pain plutôt que de renoncer à sa plus chère espérance, qui était que le nom de Delvile, de mylord Delvile, se perpétuât de génération en génération sans interruption et sans tache.

Je suis fâchée, dit Cécile, que vous ayez fait une pareille proposition : je vous prie très-sérieusement de ne jamais penser à la renouveler. — Fort bien, fort bien, repartit-il ; je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine ; mais qui aurait pu supposer que cet expédient eût déplu ? M. Mortimer, ajouta-t-il, doit venir au-devant de nous à ***. Il m’a déclaré que rien au monde ne serait capable de l’engager à reparaître ici, où il lui serait impossible de soutenir une épreuve pareille à celle de la semaine passée.

Le carrosse se trouva prêt, et madame Delvile le fut bientôt aussi. Cécile s’approcha pour prendre congé d’elle ; mais le docteur qui la suivait lui dit : point de discours, point de remerciements ! point de compliments d’aucune espèce ! J’emmènerai ma malade sans permettre un seul mot, et je veux bien me rendre responsable de son peu de politesse, je consens qu’on s’en prène à moi.

Cécile voulut alors se retirer ; mais madame Delvile lui tendit les bras, disant : je me soumettrai volontiers, docteur, à tout ce que vous pourrez exiger de moi ; mais dussé-je mourir en prononçant ces mots, je ne saurais quitter cette incomparable fille, sans l’avoir assurée combien elle m’est chère, combien je l’estime, et combien je suis reconnaissante. Elle l’embrassa et s’avança vers la porte. Cécile, au signe que lui fit le docteur, s’abstint de la suivre.

Voilà donc, s’écria-t-elle, lorsqu’ils furent partis, à quoi aboutissent mes liaisons avec cette famille, qu’il semble que je n’ai connue que pour avoir une nouvelle preuve de l’insuffisance de la fortune pour le bonheur. Qui ne regarderait celle dont je jouis comme propre à assurer ma félicité ?… C’est ainsi que, par des réflexions tristes et philosophiques sur les misères dont cette vie est semée, elle cherchait à adoucir l’amertume de ses chagrins, et à calmer l’agitation de son cœur oppressé.

Le lendemain lui procura un peu de consolation. Madame Charlton, à peu près rétablie, fut en état de descendre, et Cécile eut du moins la satisfaction de voir se terminer heureusement une maladie dont elle avait cru être la cause. Elle l’avait soignée avec tout le soin possible, et s’efforçait de paraître satisfaite, espérant qu’en continuant de prendre sur soi, cette apparence se changerait bientôt en réalité. Madame Charlton se retira de bonne heure, et Cécile, la suivit dans sa chambre. Tandis qu’elles étaient ensemble, on vint l’avertir que M. Monckton était dans la salle.

L’esprit occupé des tristes événements qui s’étaient succédés depuis leur séparation, et craignant ses questions relativement aux disgrâces qu’il lui avait presque prédites, elle entendit avec peine qu’on l’annonçait, et alla le recevoir avec beaucoup de confusion : tout la manifestait ; il en triomphait en secret ; sa douleur mal déguisée assurait le succès de ses desseins. Cécile se hâta, dès qu’elle fut entrée, de lui parler des sommes qu’elle lui devait, et lui fit des excuses de ne les avoir pas payées au moment où elle avait atteint sa majorité. Il ne savait que trop la manière dont elle avait employé son temps, et il l’assura que ce délai ne lui avait fait aucun tort, qu’il n’était nullement pressé.

Ce préambule le conduisit naturellement à s’informer de l’état actuel de ses affaires. Incapable d’entrer dans des explications qui ne pouvaient que lui attirer de nouvelles mortifications, elle l’arrêta. N’exigez de moi, je vous prie monsieur, aucun détail de ce qui s’est passé… L’événement m’a causé des chagrins qui doivent me mettre à couvert des censures et des reproches… Je conviens de la justesse et de la prudence de vos conseils ; j’avoue et je sens mon erreur : mais l’affaire est absolument finie, et la malheureuse alliance que j’étais prête à former est rompue pour toujours. C’en fut assez pour Monckton, qui, après cette assurance, n’eut pas besoin de grands efforts pour réprimer sa curiosité ; il ne se fit plus presser pour changer de conversation, et la soutint avec adresse et avec gaieté. Il lui parla de madame Charlton, pour laquelle il n’avait pas la moindre considération ; il l’entretint de madame Harrel, dont l’existence lui était tout-à-fait indifférente, et de leurs connaissances de la province, parmi lesquelles il ne s’en trouvait aucune qui l’intéressât : mais ses espérances qui commençaient à renaître, lui rendaient tout sujet de discours également agréable. Il se trouvait allégé d’un poids qui l’avait accablé ; l’objet de ses poursuites se trouvait encore à sa disposition. Le rival entre les mains duquel il l’avait vue livrée, n’était plus à redouter. Une pareille résolution lui présentait une perspective plus flatteuse que jamais. En quittant la maison de Cécile, il se considérait avec complaisance comme ayant surmonté tous les obstacles qui s’opposaient à ses projets…



CHAPITRE IX.

Récit.


Une semaine s’écoula, pendant laquelle Cécile, quoique mélancolique, évita avec soin la solitude qui aurait pu entretenir son affliction. Elle ne prononçait jamais le nom de Delvile ; elle avait prié madame Charlton de ne lui en point parler ; elle appela à son aide tout ce que le docteur Lyster lui avait appris de la fermeté de son amant, inspirée par la noble émulation de l’imiter.

Cette semaine, où elle avait éprouvé les plus rudes combats, venait de finir, lorsqu’elle reçut par la poste la lettre suivante de madame Delvile.


À Miss Beverley.
Bristol, le 21 Octobre.

« J’espère que ma jeune et tendre amie ne sera pas fâchée d’apprendre mon heureuse arrivée dans cette ville. Pour moi, aucune nouvelle ne saurait m’être plus agréable que celle qui m’instruira de sa bonne santé et de sa prospérité. Je ne prétends pas pour cela lui demander une réponse ; je m’en remettrai au hasard pour en être informée ; et je ne lui écris actuellement que pour lui dire que je ne lui écrirai plus.

» Ce que je vous dois est au-dessus de tout remerciement, et ce que je pense de vous est au-dessus de toute expression. Ne me souhaitez donc point de mal, quoique j’aye paru le mériter ; je suis désespérée de la tyrannie dont j’ai été forcée de faire usage à votre égard.

» Mon admirable Cécile, je vais vous dire adieu pour long-temps : vous ne serez plus tourmentée d’une correspondance inutile, qui ne servirait qu’à rappeler des souvenirs pénibles, ou à renouveler des regrets encore plus cuisants. Je ne cesserai d’adresser des prières ferventes au ciel pour votre bonheur, auquel rien n’est plus propre à contribuer que l’empire que vous avez sagement et constamment conservé sur vos passions. Je l’ai souvent admiré, mais jamais avec autant d’attention que dans cette circonstance critique, où ma santé a été la victime de mouvements trop prompts et trop violents que je n’ai pas eu la force de réprimer.

» Ne me répondez point ; toutes les preuves que vous pourriez encore me donner de la noblesse de vos sentiments, seraient pour moi de nouvelles blessures. Oubliez-nous donc tout à fait… Hélas ! vous ne nous avez connus que pour votre malheur… Oubliez-nous, chère et inestimable Cécile ; cela n’empêchera pas que la reconnaissance ne grave profondément votre souvenir dans mon cœur.

Augusta Delvile.


La philosophie dont Cécile s’était armée, et sa résignation apparente ne purent tenir contre cette lettre ; elle versa un torrent de larmes. En renonçant à Delvile, elle sentait qu’il convenait de ne plus le voir : elle était convaincue que parler de lui serait une folie, une imprudence ; mais qu’on lui dît que par la suite ils devaient mutuellement ignorer leur existence… elle voyait en cela une cruauté inconcevable.

Ce premier moment donné à sa douleur, fut court, et bientôt interrompu. On vint lui dire qu’un étranger la demandait ; n’ayant aucune envie de se montrer, elle le fit prier de se nommer, et d’avoir la complaisance de revenir dans un autre moment. Sa femme-de-chambre vint de nouveau lui rapporter sa réponse, et lui dire qu’il l’avait assurée que son nom lui était inconnu, et qu’à moins qu’elle n’eût des affaires de la plus grande importance, il souhaiterait extrêmement de lui parler. Elle serra sa lettre, et descendit dans la salle, où, à son grand étonnement, elle apperçut M. Albani. Je ne m’attendais guères, monsieur, lui dit-elle, au plaisir de vous voir. Au plaisir ! répéta-t-il ; ma présence peut-elle vous en causer ?… Quel étrange abus des mots ? Pourquoi se jouer des termes de cette manière ? Le langage ne sert-il donc qu’à offenser les oreilles par des faussetés ? Le don de la parole ne nous aurait-il été accordé que pour pervertir l’usage de la raison ? Je ne saurais vous causer aucun plaisir ; je n’ai plus la faculté d’en procurer à personne : vous ne sauriez m’en donner… le monde entier ne pourrait vous en fournir les moyens. Eh bien, monsieur, lui répondit Cécile qui n’avait pas la force de le contredire, je ne chercherai point à excuser cette expression. Ce dont je peux vous assurer avec vérité, c’est que je suis du moins aussi aise de vous voir à présent, que je pourrais l’être de la présence de la personne qui me serait le plus agréable. Vos yeux, s’écria-t-il, sont rouges ; votre voix est tremblante… Jeune, riche, et faite pour plaire, ayant le monde à vos pieds, ce monde que vous ne connaissez encore qu’imparfaitement, et dont vous n’avez point éprouvé la fausseté… Auriez-vous trouvé moyen de hâter le moment de la douleur ? Comment vous y êtes-vous prise pour ouvrir la boite qui renferme les misères humaines ? Précipitation fatale et précoce ! Une fois ouverte, elle ne peut plus se refermer, et les maux qu’elle contenait ne vous quitteront plus qu’au terme de votre carrière. Hélas ! répondit Cécile, ce que vous m’annoncez est bien cruel, et n’en est pas moins vrai. Pourquoi, reprit-il, vous êtes-vous approchée de la source fatale ? Elle ne s’est sûrement pas approchée de vous. Ce n’est point le mal qui cherche l’homme ; mais c’est l’homme qui cherche le mal. Il se promène au soleil, le nuage ne l’arrête point ; il poursuit sa course, tandis qu’il aurait pu éviter l’orage dont il avait apperçu les avant-coureurs, et qui finit par éclater sur sa tête. Surpris, épouvanté, il se repent de sa témérité ; il crie, il appèle du secours ; il est alors trop tard ; il fuit, l’éclair et le tonnerre le poursuivent. Telle est la présomption de l’homme ! Et toi, simple et aveugle colombe, aurais-tu suivi la route ordinaire, sans faire attention que ta carrière était trop précipitée pour te conduire au port, sans t’appercevoir que tu risquais ta tranquillité, cette compagne de ta première jeunesse, que tu n’as connue que par hasard, et lorsque tu y pensais le moins. Si tu l’avais réellement perdue, tu espérerais vainement de la recouvrer.

Dans l’état de faiblesse où Cécile se trouvait, cette attaque était trop forte pour elle, et les larmes qu’elle avait jusqu’alors eu peine à retenir, coulèrent de nouveau. Ce que vous dites n’est que trop vrai, lui répondit-elle, je l’ai perdue pour toujours. Pauvre malheureuse ! reprit-il, sa figure s’adoucissant peu-à-peu, et n’exprimant plus que la pitié ; si jeune… si innocente… Il est cruel… Et ne t’aurait-on rien laissé ? pas la moindre espérance ? Abuser, abuser inhumainement de cette ingénuité primitive qui n’est point encore totalement effacée ! Cécile pleura sans répondre. Ne permets pas, dit-il, que ma compassion s’épuise pour rien, elle n’est point affectée chez moi ; dis-moi donc si tu en es digne, ou si tes maux sont imaginaires et ta douleur feinte. Feinte ! répéta-t-elle grand dieu !… Réponds donc à mes questions ; elles te feront connaître les seules infortunes qui peuvent la rendre excusable. Dis-moi si la mort t’aurait enlevé ton plus cher ami ? Non. Aurais-tu dissipé ta fortune par tes extravagances, et te serais-tu mise pour la suite hors d’état de secourir les malheureux ? Non ; je me flatte qu’il m’en reste encore la volonté et le pouvoir. En ce cas, tu es trop heureuse ! Te serais-tu souillée de quelque crime, et ta conscience en serait-elle chargée ? Serais-tu en proie aux remords vengeurs ? — Non, non, grâces au ciel, tous ces maux me sont absolument étrangers.

Sa figure reprit alors sa première austérité, et il lui dit du ton le plus sévère : d’où viènent donc ces larmes ? et quel est ce caprice que tu décores du nom d’affliction ?… Étrange effet de l’indolence et du luxe ! murmures indiscrets de l’ingrate opulence ! Oh, si tu avais éprouvé une partie de ce que j’ai souffert ! Ah ! dit Cécile, il faudrait que vos souffrances eussent été bien violentes pour que les miennes, en comparaison, méritassent d’être traitées de caprice. Caprice ! répéta-t-il ; comparée à la mienne, ton infortune est une jouissance, un excès de plaisir. Tu n’as point dissipé ton héritage par de folles prodigalités ; tes remords ne t’ont point interdit toute espèce de félicité ; et la tombe ne renferme point encore l’objet le plus cher à ton cœur. Je me flatte, répondit Cécile, que les maux que vous avez éprouvés ne sont point de ce genre, et qu’il est encore possible d’y remédier ? — Je les ai tous ressentis… Je les ai supportés, je les supporterai tant que je vivrai, et peut-être encore après que je n’existerai plus. Bon dieu ! s’écria Cécile en frémissant, combien ce monde est pervers et rempli de misères ! — Et cependant tu oses te plaindre, s’écria-t-il, quoique tu possèdes le plus grand de tous les biens, l’innocence ! Tu murmures, quoique le crime te soit inconnu. Si ce n’est point lui qui cause tes malheurs, ne t’embarrasse pas du reste, et sois plus que contente de ton sort ! Ah ! s’écria-t-elle en soupirant profondément, qui est-ce qui pourrait m’apprendre à goûter ce contentement que tout semble m’interdire ? Moi, répliqua-t-il, je te l’apprendrai ; car je veux te faire le récit de ma triste histoire. Alors tu connaîtras combien ton sort est plus heureux que le mien.

Oh non, il n’est guères possible. Cependant, si vous voulez me confier les particularités de votre vie, je serai bien aise de les entendre, et je vous aurai obligation de me les avoir communiquées. Malgré tout ce qu’il m’en coûtera et tout ce que j’aurai à souffrir, reprit-il, je vais te satisfaire : ce sera le moyen de dissiper ton affliction imaginaire ; je vais r’ouvrir toutes mes blessures, et renouveler ma honte. Non, s’écria Cécile avec précipitation, je refuse de vous entendre, si ce récit doit vous être si pénible.

Ta pitié et ton humanité sont avec moi tout-à-fait inutiles, dit-il, puisqu’il n’y a que les remords qui puissent me procurer quelque consolation. Je veux donc te raconter mes crimes, pour que tu puisses sentir toute ta félicité, afin que tu saches qu’elle consiste uniquement dans l’innocence ; de peur que, ne connaissant pas tout le prix de celle-ci, tu la perdisses faute de l’estimer ce qu’elle vaut. Écoute donc, et tu sauras ce que c’est que le malheur.

Il n’y a que le crime qui puisse nous rendre vraiment malheureux, et c’est lui qui a causé tous les maux de ma vie ; c’est par lui que je souffrirai éternellement. Cécile aurait voulu lui épargner cette mortification ; mais il refusa de profiter de cette condescendance ; et comme il y avait long-temps qu’elle desirait de savoir quelque chose de son histoire, et de connaître les motifs de sa conduite extraordinaire, elle l’écouta très-attentivement.

Je ne parlerai point de ma famille, dit-il ; l’exactitude historique est ici fort peu nécessaire, et ne fait rien à notre but.

Je suis né en Amérique, d’où l’on me fit passer de bonne heure en Europe, pour y être instruit. Pendant que j’étais encore à l’université, je vis, j’adorai et je recherchai une charmante personne qui était à peine dans son printemps ; jamais cœur plus tendre n’éprouva traitement plus indigne. Elle était pauvre et sans appui, fille d’un simple paysan, sans expérience, sans prétentions, le modèle de l’innocence. Elle n’avait que quinze ans, et son cœur fut une conquête facile ; cependant, une fois à moi, rien ne fut plus capable de la tenter. Elle fut en butte à toutes les ruses auxquelles on a recours pour séduire les personnes de son sexe : la flatterie, les présents, les prières, tout fut employé inutilement : elle était toute à moi, et avec une bonne foi si touchante, que je résolus, malgré toutes les objections possibles, de l’épouser.

La mort subite de mon père m’obligea de partir promptement pour la Jamaïque. Je redoutai d’abandonner ce précieux trésor sans protection ; cependant la décence ne me permettait ni de me marier, ni de l’emmener avec moi. Je lui engageai ma foi, je lui promis de venir la rejoindre aussi-tôt que j’aurais arrangé mes affaires, et je chargeai un de mes intimes amis de veiller sur sa conduite en mon absence. La laisser était une folie… me fier à un homme en était une autre… Ô race maudite ! à quel point depuis lors le genre humain m’est devenu odieux ! J’ai détesté la lumière du soleil ; j’ai fui le commerce de mes semblables ; la voix de l’homme m’a été insupportable ; j’ai abhorré sa vue… Mais c’est moi-même que je devais abhorrer encore plus que tout le reste.

Lorsque j’eus recueilli ma fortune, enivré de mon opulence, j’oubliai cette jeune plante ; je me livrai tout entier à la débauche, au vice, et l’abandonnai sans secours à sa malheureuse destinée. Les excès succédaient aux excès jusqu’au moment où la fièvre, suite de mon intempérance, me donna le temps de faire des réflexions. Elle fut vengée ; ce fut alors pour la première fois que les remords devinrent mon partage : son image se présenta de nouveau à mon esprit, ranima ma passion, et m’inspira le plus vif repentir. Dès que je fus guéri, je repris la route d’Angleterre : au moment de mon arrivée, je courus la chercher… Mais elle était perdue ; personne ne savait ce qu’elle était devenue. Le malheureux à qui je l’avais confiée prétendit en être moins informé que personne ; cependant, après de longues et pénibles recherches, je la découvris dans une chaumière, où lui-même l’avait reléguée. Lorsqu’elle me vit, elle poussa des cris, et voulut fuir. Je l’arrêtai, et lui dis que je venais pour m’acquitter fidèlement de ma promesse en l’épousant… La candeur et la probité, quoique dégradées chez elle, n’étaient point effacées : elle m’avoua qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire. J’aurais dû récompenser cette preuve étonnante de son ingénuité, de sa bonne foi. Ce sacrifice sans exemple que lui valut-il de ma part ? Des malédictions !… Je la chargeai d’injures ; je l’outrageai par les expressions les plus révoltantes ; je lui reprochai jusqu’à son aveu ; je lui souhaitai tous les maux imaginables….. Elle se prosterna à mes pieds, elle me demanda pardon, me supplia d’avoir pitié d’elle ; elle pleurait amèrement….. et je la repoussai cruellement….. Il est inutile de vouloir vous cacher ma honte. Je la frappai avec fureur….. et non content d’un seul coup, je redoublai à plusieurs reprises. Ah, malheureux barbare et sans pitié ! à quel titre pourrais-tu te flatter d’obtenir miséricorde ? Une infidèle, mais si touchante, si jeune, indignement séduite, si repentante !

Dans cette affreuse situation, abandonnée et sans secours, déchirée par ces mains barbares, et insultée par cette langue perfide, je la laissai pour chercher le scélérat qui l’avait perdue. Aussi lâche que traître, il eut soin de se cacher. Me repentant alors de ma fureur, je me hâtai de retourner la joindre ; honteux de ma conduite, la mémoire des outrages que je lui avais fait essuyer m’attendrit ; je me promis de les réparer… Tous mes soins furent inutiles, elle avait disparu ! Effrayée, et redoutant mes mauvais traitements, elle se déroba à toutes mes perquisitions. J’employai vainement deux années entières sans succès, négligeant mes affaires, et ne m’occupant que de cette recherche. Enfin, je crus l’avoir apperçue… à Londres, seule, et parcourant les rues à minuit… Je la suivis en frémissant… et j’entrai après elle dans un de ces infâmes réduits dont cette grande ville abonde. Les malheureux qui l’entouraient faisaient beaucoup de bruit. Occupés à boire, ils ne s’apperçurent point de mon arrivée… Pour elle, il n’en fut pas de même ; à peine me vit-elle qu’elle me reconnut. Nous ne nous parlâmes point ;… mais au bout d’un moment elle s’évanouit. Je ne la secourus point ; les gens de la maison en prirent soin, et la firent revenir ; et lorsqu’elle fut en état de se soutenir, ils voulurent la faire passer dans une autre chambre. Je m’avançai pour-lors ; et le désespoir me prêtant des forces, je les contraignis à l’abandonner. Elle paraissait s’en remettre à la destinée de ce qu’elle deviendrait. Je m’écriai : laissez-moi vous arracher de ces lieux abominables, pour lesquels vous n’êtes point faite ! Venez et fiez-vous à moi. Je saisis sa main, et l’entraînai. Elle tremblait ; à peine pouvait-elle faire un pas ; elle ne consentait ni ne refusait ; elle ne versait pas une larme, et ne disait pas un seul mot : sa figure présentait une image frappante de l’effroi, de l’horreur et du trouble. Je la conduisis dans une maison de campagne, où nous nous rendîmes l’une et l’autre sans ouvrir la bouche une seule fois. Je lui donnai un appartement convenable, et une femme pour la soigner ; je lui fis fournir tout ce dont j’imaginai qu’elle pourrait avoir besoin. Je continuai moi-même à habiter cette maison ; mais accablé de remords pour les crimes où mes mauvais traitements l’avaient précipitée, il m’était impossible de supporter sa vue.

Au bout de peu de jours, la femme que j’avais placée auprès d’elle pour la servir, m’assura que la manière dont elle se conduisait devait nécessairement lui causer la mort ; qu’elle ne voulait faire usage que de pain et d’eau ; qu’elle ne dormait ni ne parlait. Alarmé d’un pareil avis, je volai à son appartement. La fierté et le ressentiment firent place à la tendresse et à la pitié ; je la priai de se tranquilliser, de prendre courage. Tout ce que je pus dire fut sans effet, elle continua à garder le silence, et ne parut pas même m’entendre. Je m’humiliai devant elle comme aux jours de son innocence ; la suppliant de prêter l’oreille à mes discours ; j’allai même jusqu’à implorer sa pitié. Tout fut inutile ; elle fut également sourde à mes exhortations et à mes prières. Je passai des heures entières à ses pieds, jurant de ne point me relever qu’elle ne m’eût parlé… Ce fut sans aucun succès ; elle paraissait sourde, muette, insensible ; ses yeux éteints et sans mouvement annonçaient le plus affreux désespoir… ces yeux qui autrefois ne s’arrêtaient jamais sur moi qu’avec douceur et avec complaisance… Elle resta constamment assise sur la même chaise ; elle ne changea point d’habits ; on ne put jamais parvenir à l’engager à se coucher. Aux repas elle mangeait un peu de pain sec, et précisément ce qu’il en fallait pour l’empêcher de mourir de faim. Comment vous peindre mes alarmes, en voyant que rien n’était capable de la faire changer de résolution ?… C’est ainsi qu’elle hâta son dernier moment. Lorsqu’elle fut près d’expirer, elle m’avoua que, dès l’instant qu’elle était entrée dans la maison, elle avait fait vœu d’y vivre sans parler : pénitence qu’elle s’était imposée pour l’expiation de ses péchés. Je restai auprès de son corps que je défendis aussi long-temps que mes forces me le permirent ;… ce ne fut que lorsqu’elles commencèrent à s’épuiser, qu’on parvint à m’en arracher… J’ai entièrement perdu toute idée des trois années de mon existence qui ont suivi cette affreuse catastrophe.

Cécile frémit à cet article de son récit, quoiqu’elle en fût peu surprise. Elle avait appris qu’il avait été renfermé ; et son imagination exaltée, sa singularité, son langage emphatique et sa conduite extraordinaire lui avaient fait soupçonner depuis long-temps que sa raison était altérée.

La première chose qui me revint à la mémoire, continua-t-il, fut ce terrible évènement ; je m’empressai d’aller visiter son tombeau, et ce fut là qu’à son exemple je me liai par un vœu solemnel, quoique moins sévère que le sien ; je jurai par ses mânes de ne jamais laisser passer un seul jour sans avoir rendu service à quelqu’un de mes semblables avant de prendre la nourriture ou le sommeil. J’ai pour cet effet erré de ville en ville, de la ville à la campagne, et du riche au pauvre. J’entre dans toutes les maisons où l’on veut bien m’admettre ; j’exhorte ceux qui consentent à m’entendre, et je fais honte à ceux qui ne le veulent pas. Je cherche les malheureux par-tout où ils se tiènent cachés. Je poursuis les opulents pour leur demander leur superflu. J’épie les prodigues dans les lieux publics, où je ne crains point de les réprimander au milieu de leurs dissolutions. Je visite l’infortuné dans sa retraite, où je le conseille, et m’efforce de le secourir. Mes moyens sont peu considérables, mes parents, pendant ma détention, m’ayant réduit à une pension modique ; mais il n’y a personne que je n’ose solliciter, et mon zèle supplée au manque de facultés.

Ô vie dure, pénitente, laborieuse, fatigante et humiliante ! tu es telle que je l’ai méritée, et je n’en murmure pas. J’ai fait vœu de m’y soumettre, et je le tiendrai. Le seul délassement que je me permets de temps en temps, est celui que me procure la musique, à laquelle je suis extrêmement sensible : elle calme et suspend mes chagrins ; elle me ravit, me fait oublier tous mes malheurs et les souvenirs même les plus pénibles.

Jeune fille, à présent que tu m’as entendu, dis-moi, as-tu raison de t’affliger ? Hélas ! s’écria Cécile, mon sort, comparé aux événements dont vous venez de faire le récit, doit sans doute me paraître trop doux. Te prêtes-tu si facilement à la conviction ? s’écria-t-il avec douceur, ne crains-tu point le langage de la vérité ? car la vérité et la censure ne sont souvent qu’une seule et même chose. Non : je l’aime, je la recherche ; mais je me trouve malheureuse, quelque légère qu’en soit la cause. Je voudrais être plus résignée ; et si vous pouviez m’apprendre ce qu’il faudrait faire pour y parvenir, j’écouterais attentivement vos préceptes.

Ô toi ! que le monde n’a point encore pervertie, s’écria-t-il, je serai toujours empressé à te donner mes conseils… C’est une satisfaction dont je n’ai pas joui depuis long-temps. Combien de gens n’ai-je pas desiré de servir ! Tous jusqu’ici ont rejeté mes bons offices ; trop honnête pour les flatter, ils n’ont pas eu le courage de m’entendre : incapable par mon crédit de contribuer à la réussite de leurs vues ambitieuses, ils n’ont pas eu assez de vertu pour me souffrir. Tu es la seule que j’ai trouvée assez juste pour souhaiter de l’être davantage. Cependant il faut, pour me contenter, plus que des paroles : je veux des effets. Il ne suffit pas non plus d’ouvrir volontiers ta bourse ; il me faut de plus ton temps et tes soins ; l’argent distribué par d’autres ne sert qu’à soulager ceux qui le reçoivent ; pour dissiper et alléger tes peines, il faut que tu le donnes toi-même. Vous me trouverez toujours, répondit-elle, docile à vos leçons, et empressée d’apprendre ce que je dois faire pour rendre mon existence utile à mes semblables.

Heureuse donc, reprit-il, l’heure où je suis arrivé dans cette province ! Ce n’était pourtant pas vous que j’y venais chercher, mais bien l’infortuné et inconstant Belfield. Ce jeune homme avec de l’esprit ne cesse de s’égarer. Quelle leçon pour ceux qui se vantent de leurs talents et en font vanité ! Où peut-il être actuellement, monsieur ? Labourant par choix avec ceux qui ne labourent que par nécessité : tels sont les humains en général ; mécontents, pervers et volages, quoique tous n’ayent pas le courage de se montrer tels ; et il en est peu qui, comme Belfield, méritent, lorsqu’ils le font, qu’on daigne s’en appercevoir. Il m’a dit qu’il était heureux. J’étais bien persuadé que cela ne pouvait pas être ; mais cette occupation ne nuit à personne, et je ne lui en ai fait aucun reproche. J’ai ouï parler de vous dans le voisinage, et l’on ne vous a jamais nommée sans éloges ; je suis venu voir si vous les méritiez ; je vous ai vue, et je m’en retourne satisfait. En ce cas vous êtes peu difficile ; car ce que j’ai fait jusqu’à présent ne mérite guères de louanges. Par où faut-il commencer à m’acquitter de la tâche que vous me prescrivez, et qui peut seule me procurer les consolations dont j’ai besoin ? Nous travaillerons, s’écria-t-il, conjointement, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus de sujets d’affliction : les bénédictions des orphelins, les prières de l’enfance seront pour vos blessures un baume salutaire : elles dissiperont vos chagrins, transformeront votre tristesse en joie, et vos plaintes en actions de grâces. Nous irons dans leurs chaumières exposées à tous les vents, et nous les ferons réparer ; nous les mettrons à l’abri de la rigueur des saisons ; nous les préserverons par de bons vêtements, des horreurs des frimats, et nous appaiserons leur faim : au lieu des cris des malheureux, on n’entendra plus que des cantiques et des chants d’allégresse ; votre cœur sera consolé, et le mien revivra… où vais-je m’égarer ? Et tandis que je perds le temps en paroles, qui sait si quelque misérable ne périt pas faute de secours ?… Adieu : je vole visiter le séjour de la détresse ; demain je viendrai vous rejoindre, pour qu’il ne soit plus que celui de la félicité. Cette visite singulière arriva fort à propos pour Cécile : elle suspendit et adoucit son affliction, par la perspective qu’elle lui présenta. Quoique son langage et ses conseils fussent exaltés et extraordinaires, la morale cependant en était excellente, et l’on ne pouvait qu’être frappé de leur utilité, ainsi que des vues bienfaisantes qui les dictaient. Exhortée à comparer sa situation à celle de la moitié du genre humain, elle trouva que la balance penchait encore en sa faveur ; le projet qu’il lui avait présenté et les bonnes œuvres qu’il lui avait prescrites étaient parfaitement conformes à sa manière de penser et à ses inclinations ; la charité active à laquelle il l’invitait, échauffa ses esprits, et fit renaître des espérances bien différentes cependant de celles qu’elle avait nourries autrefois, et dont le peu de succès l’avait tant affligée. Tout autre projet qui n’aurait eu pour but qu’une félicité mondaine, lui aurait déplu, et elle l’aurait rejetté : mais elle se trouvait alors dans la situation qu’il fallait pour adopter avec empressement tout ce qui pouvait contribuer à ranimer son zèle, sa piété, et l’engager à embrasser tous les plans où le devoir et la vertu réunis, en flattant son penchant, lui feraient oublier ses peines.



CHAPITRE X.

Coup imprévu.


Cécile passa le reste de la journée à s’occuper de ses projets de bienfaisance ; elle résolut de suivre son nouvel et romanesque mentor par-tout où il voudrait la conduire, et de n’épargner ni sa fortune, ni son temps, ni sa peine, à chercher et à soulager les malheureux. Des efforts qu’elle avait faits pour calmer sa douleur, aucun n’avait réussi aussi efficacement que ce nouveau projet ; son affliction ne l’occupait plus toute entière ; l’espérance de faire du bien, et la résolution de consacrer son temps au service des malheureux, flattaient son cœur, et plaisaient à son imagination… C’était pour elle une source pure de jouissances. Elle voulut épargner à madame Charlton la lecture de la lettre qui l’avait si fort affectée ; mais elle lui raconta la visite d’Albani, et lui fit plaisir en lui communiquant le plan qu’ils avaient formé. Elle se coucha beaucoup moins triste qu’elle ne l’avait été jusqu’alors ; mais elle fut réveillée par sa femme-de-chambre, qui vint lui apprendre que madame Charlton était morte dans la nuit, sans qu’on sût précisément le moment : une femme-de-chambre, qui couchait près d’elle, s’étant approchée de son lit pour s’informer de sa santé, l’avait trouvée froide et sans mouvement ; d’où l’on conclut qu’une apoplexie avait terminé sa carrière. L’émotion qu’un événement si subit causa à Cécile fut extrême. Elle perdait en madame Charlton une amie qu’elle s’était accoutumée presque depuis son enfance à considérer comme une seconde mère, qui l’avait chérie avec la plus vive tendresse. Ce n’était point une femme d’un esprit transcendant, ou fort instruite ; mais elle avait le cœur excellent, et était d’un caractère doux et aimable. Cécile la connaissait d’aussi loin qu’elle se connaissait elle-même. Depuis son entrée dans le monde, depuis qu’elle avait connu combien le rôle dont elle se trouvait chargée était difficile, cette digne dame avait été la seule à qui elle eût ouvert son cœur et confié ses inquiétudes. Quoique ses conseils ne lui eussent pas été fort utiles, elle avait toujours été convaincue de son amitié et du sincère intérêt qu’elle prenait à elle ; et tandis que son jugement fort supérieur à celui de son amie dirigeait sa conduite, elle avait la consolation de communiquer ses projets, et de confier ses peines à une amie à laquelle rien de ce qui la regardait n’était indifférent.

Elle ressentit donc très-douloureusement sa perte, qu’elle ne voyait aucun moyen de remplacer : elle lui parut irréparable, et elle la pleura amèrement.

Lorsque la première douleur de ce cruel événement fut un peu dissipée, elle dépêcha un exprès à monsieur Monckton pour lui en faire part, et le prier de venir la voir le plutôt possible. Il arriva bientôt, et elle lui demanda conseil sur le parti qu’elle avait à prendre dans cette circonstance. Sa maison n’était point encore en état d’être habitée ; elle avait négligé de presser les ouvriers, et presque oublié que son intention fût jamais de changer de demeure. Il fallait pourtant absolument qu’elle prît sur le champ un parti ; elle ne se trouvait plus chez madame Charlton, mais chez ses petites-filles qui étaient ses co-héritières, qui lui déplaisaient l’une et l’autre, et avec lesquelles elle n’avait que peu ou point de relations.

Monsieur Monckton, avec la promptitude d’un homme qui fait part d’une idée qui lui vient tout-à-coup, lui communiqua un projet dont il s’était occupé pendant le chemin, qui était de la loger chez lui, et de l’engager à y rester jusqu’à ce que tous ses arrangements fussent finis. Cécile lui représenta qu’elle se ferait un scrupule de surprendre et de déranger milady Marguerite ; mais sans se donner le temps de discuter la validité de cette objection, craignant qu’elle n’en formât de nouvelles, il la quitta pour aller engager sa femme à l’inviter. Cécile n’en voyait pour le moment aucune autre à adopter ; tout lui semblait préférable à rejoindre madame Harrel.

Monsieur Monckton revint bientôt avec un compliment de son invention ; car sa femme, quoiqu’obligée de recevoir tous ceux qui lui plaisaient, avait eu soin de conserver précieusement le droit de faire connaître sa volonté, soit en se taisant opiniâtrement, ou en ne disant que ce qu’elle savait faire de la peine à son mari. Cécile se hâta de prendre congé des demoiselles Charlton, qui, peu touchées de ce qu’elles perdaient, et empressées d’examiner ce qu’elles gagnaient, s’en séparèrent sans regret. Cécile, le cœur gros et les yeux pleins de larmes, emprunta pour la dernière fois la voiture de sa digne amie, et quittant pour toujours sa maison, elle prit tristement le chemin de celle de monsieur Monckton.



CHAPITRE XI.

Réflexion.


Milady Marguerite Monckton reçut Cécile avec la froideur la plus marquée. Celle-ci s’excusa de la liberté qu’elle prenait de venir loger chez elle ; mais voyant que cette femme acariâtre ne répondait point à ses honnêtetés, elle se retira dans l’appartement qu’on lui avait destiné, se promettant bien de la voir le moins qu’il lui serait possible. Elle se trouva alors dans la nécessité absolue de se former un nouveau plan de conduite, et de fixer le lieu de sa résidence. Elle fit venir l’économe qui était chargé de l’administration de ses biens, pour savoir quand il lui serait possible d’habiter sa maison, et apprit avec chagrin qu’il faudrait encore deux mois pour finir tous les ouvrages commencés. Pour ne pas être si long-temps à charge à milady Marguerite, et s’épargner le désagrément d’habiter la maison d’une femme à laquelle sa présence déplaisait, elle résolut de se mettre en pension à Bury, chez d’honnêtes gens, et d’employer les deux mois qu’elle devait passer hors de chez elle, à arranger toutes ses affaires, et à régler ses comptes avec ses tuteurs. Pour cet effet, il était absolument indispensable qu’elle se rendît à Londres ; mais avec qui, et de quelle façon ? C’est ce qui l’embarrassait, et ce qu’elle ne pouvait décider seule : elle communiqua son projet à monsieur Monckton, et le pria de la conseiller. Il fut enchanté de ce qu’elle s’adressait à lui, et de ce qu’elle pensât à se mettre en pension à Bury, où il pourrait l’observer, et jouir encore mieux de sa société que dans sa propre maison ; car la vigilance avec laquelle il épiait ses démarches était encore fort au-dessous de celle avec laquelle milady Marguerite observait toutes les siennes. Il chercha pourtant à la dissuader d’aller à Londres ; mais son empressement à lui rembourser la somme considérable qu’elle lui devait, était trop fort pour qu’il pût le vaincre. Elle était majeure ; sa fortune se trouvait à sa disposition ; elle avait perdu madame Charlton, et ne dépendait plus de personne. Il ne convenait pas qu’elle eût un seul créancier, et qu’on pût lui reprocher, en commençant sa nouvelle carrière, une négligence qu’elle avait souvent blâmée dans les autres. Monsieur Monckton lui dit que, pour régler ses comptes avec ses tuteurs, il fallait qu’elle leur écrivît formellement pour leur demander l’état des sommes dépensées pendant sa minorité, et de leur déclarer que son intention, pour l’avenir, était de se charger elle-même de l’administration de sa fortune. Ce conseil fut suivi sur-le-champ, et Cécile consentit à rester chez lui jusqu’à ce qu’elle eût reçu leurs réponses. Au bout d’une semaine, elles arrivèrent ; la lettre de monsieur Delvile ne faisait mention que de ce qui concernait les affaires de sa tutèle ; elle était d’un style analogue à sa fierté. Il disait que, n’ayant jamais eu son bien entre les mains, il n’avait aucun compte à rendre ; et que, comme il se proposait d’aller sous peu de jours à Londres, il la verrait un moment en présence de monsieur Briggs, pour qu’elle lui signât une décharge générale, au moyen de laquelle on ne pût plus, par la suite, s’adresser à lui, ou le rechercher à ce sujet.

Cécile se plaignit beaucoup de la nécessité qu’il y avait de le voir, et cette entrevue lui parut d’avance la chose la plus mortifiante qui pût lui arriver. Monsieur Briggs, quoiqu’encore plus laconique, était pourtant beaucoup plus honnête. Il lui conseillait de différer à lui retirer son argent, l’assurant qu’elle courait risque d’être dupée, et qu’elle ferait prudemment de le laisser entre ses mains.

Lorsqu’elle communiqua ces deux lettres à monsieur Monckton, il ne manqua pas de lire celle de monsieur Delvile, avec une emphase qui en fit encore mieux sentir toute la vanité et l’arrogance. Il y joignit des commentaires de sa façon, qui la rendirent encore plus humiliante. Cécile n’approuva ni ne contredit les raisonnements qu’il lui fit à ce sujet, se contentant, lorsqu’il eut fini, de lui présenter la seconde, et après l’avoir lue, il parla de monsieur Briggs, comme d’un avare, avide du bien d’autrui. Il la prévint des dangers auxquels son ignorance des affaires la laissoit en butte ; elle lui avoua qu’elle ne savait absolument comment s’y prendre, et qu’elle se serait estimée trop heureuse qu’il eût été sur les lieux, pour pouvoir recourir à ses conseils. C’était là précisément ce qu’il attendait ; dès que c’était elle qui l’en priait, il n’y avait plus lieu de lui soupçonner des vues intéressées. Il répondit que la situation dans laquelle elle se trouvait lui paraissait si critique, l’arrangement ou le dérangement total de ses affaires en dépendant absolument, qu’il tâcherait d’être à Londres en même temps qu’elle. Cécile le remercia beaucoup de cette attention, et résolut de s’en rapporter à lui pour le placement et la disposition de sa fortune.

Il vit alors qu’il avait sur l’esprit de Cécile tout le crédit dont il avait besoin, et que n’ayant pas le moindre soupçon de ses vues, elle était persuadée qu’elles étaient droites et pures ; mais il connaissait trop le monde pour se flatter que le public en jugeât de même. Voulant donc éviter les conjectures que pourraient occasionner son voyage et son empressement à la suivre, il n’avait pas manqué d’en prévenir milady Marguerite, et lui en avait parlé de manière à lui faire désirer d’être de la partie.

La demoiselle Bennet, qui était le vil instrument de ses différents projets, et la méprisable complaisante de sa femme, s’était prêtée à réveiller la jalousie de milady Marguerite, en l’instruisant secrètement de l’intention qu’il avait de se rendre à Londres en même temps que Cécile, pour arranger ses comptes avec ses tuteurs. Elle prétendit qu’elle avait appris cette nouvelle par hasard, et qu’elle avait cru que son attachement pour elle ne lui permettait pas de la lui taire, afin qu’elle prît ses mesures pour traverser les desseins de son mari, et empêcher par sa présence qu’il ne se livrât librement à tous ses goûts. Les infirmités de milady, qui augmentaient tous les jours, rendaient ce conseil difficile à suivre ; mais la demoiselle Bennet se conformant aux instructions insidieuses qu’on lui donnait, employa auprès d’elle un motif irrésistible, en lui faisant sentir que monsieur Monckton redoutait beaucoup qu’elle n’eût envie d’aller aussi à Londres. Il n’en fallut pas davantage pour la décider à entreprendre cette course ; et s’embarrassant fort peu de ce qu’elle en souffrirait elle-même, par l’espoir qu’elle avait de lui causer de la peine, son infidèle confidente trouva encore le moyen de l’engager à inviter Cécile à loger dans sa maison de Londres.

Monsieur Monckton, pour qui la feinte était presque devenue une nécessité, connaissant toute la malice de sa femme, affecta de paraître très-déconcerté à cette proposition, tandis que Cécile ne croyant point qu’il fût nécessaire de pousser la complaisance au point de s’imposer une pareille gêne, lui fit sur le champ ses excuses, et refusa son invitation. Monsieur Monckton, qui craignait qu’elle ne lui échappât, eut grand soin de lui représenter qu’elle était encore trop jeune pour avoir un logement particulier, sans être sous la conduite de quelqu’un à Londres ; et il trouva moyen, sans paraître en avoir le dessein, de lui faire entendre qu’en faisant ce voyage, et n’y séjournant qu’avec des domestiques, elle donnerait lieu de soupçonner que le plan et les vues qu’elle se proposait étaient absolument différentes de celles qu’elle avait d’abord annoncées. Elle sentit très-bien qu’il voulait insinuer qu’on imaginerait qu’elle n’y allait que pour voir Delvile ; cette idée prit assez sur son esprit pour qu’elle adoptât le parti qui plaisait à M. Monckton. Ainsi l’affaire s’arrangea à la satisfaction de ce fourbe, qui possédait mieux que personne l’art d’amener les gens à son but, en leur laissant l’apparence d’agir par eux-mêmes. Il partit un jour avant les dames, quoiqu’il eût fort désiré de les accompagner ; mais comme il ne lui était jamais arrivé de se rendre à Londres dans le même carrosse que milady, il ne voulut point fournir dans cette occasion à ses voisins et à ses domestiques un sujet de réflexions et de commentaires.

Cécile, forcée par cet arrangement de se contenter de la compagnie de milady et de la demoiselle Bennet, fit un voyage fort triste et fort désagréable, et ne resta que deux jours dans la capitale. Elle avait déjà jeté les yeux sur une famille à Bury, chez laquelle elle comptait se mettre en pension jusqu’à ce qu’elle pût habiter sa propre maison.

Milady, enchantée de l’idée qu’elle avait dérangé les projets de son mari, se ressentit à peine de la fatigue d’un voyage incommode et peu de son goût, bien éloignée d’imaginer qu’elle ne faisait en cela que favoriser un projet qui le flattait, et qu’elle s’acquittait simplement du rôle qu’il lui avait destiné.



CHAPITRE XII.

Surprise.


À peine Cécile fut-elle arrivée, qu’elle écrivit à Londres un billet à chacun de ses tuteurs, pour les prier, si rien ne s’y opposait, de permettre que leur entrevue eût lieu le lendemain. Elle reçut tout de suite les deux réponses suivantes.


La présente à Mademoiselle Cécile Beverley.


8 Novembre 1779
Miss,

« J’ai reçu la vôtre de même date ; je ne saurais venir demain, je viendrai mercredi le 10, et suis, etc.

Jean Briggs.


À Miss Beverley.

» M. Delvile est trop accablé d’affaires importantes, pour donner de rendez-vous avant d’avoir mûrement délibéré sur le temps où il peut le fixer. M. Delvile fera savoir à miss Beverley le moment où il lui sera possible de la voir.

Place Saint-James,
8 Novembre.


Ces lettres, qui caractérisaient si bien ceux qui les avaient écrites, qui dans toute autre occasion auraient diverti Cécile, ne servirent qu’à la tourmenter. Elle desirait fort de s’en retourner ; elle aurait encore plus souhaité que son entrevue avec M. Delvile n’eût pas été différée ; elle prévoyait que dans ce moment, où il était irrité contre elle, il ne manquerait pas de pousser la fierté et l’arrogance jusqu’à la grossièreté. Souhaitant cependant n’avoir pas besoin de les voir séparément, elle aurait voulu que ses deux tuteurs se fussent rencontrés ensemble et qu’après leur avoir parlé, ce qui ne pourrait se terminer alors, se finît ensuite par lettres. Elle écrivit de nouveau à M. Briggs pour l’informer du délai que demandait M. Delvile ; elle le pria de ne point se donner la peine de venir qu’elle ne le fît avertir.

Deux jours s’écoulèrent sans qu’elle eût de leurs nouvelles ; elle les passa presque toujours seule. Le troisième, dans la matinée, ennuyée de ses tristes et continuelles réflexions, ainsi que de l’aspect sombre de la mauvaise humeur de milady, et encore plus des bassesses de la demoiselle Bennet, elle se rendit chez son libraire, pour voir les nouveaux ouvrages, et choisir, pour emporter avec elle en province, ceux qui lui paraîtraient le mériter. En entrant dans la boutique, elle trouva le libraire en conférence avec un homme très-mal vêtu, et fort enveloppé dans sa redingote, qui paraissait s’entretenir très-sérieusement, et qui lui dit, précisément à l’instant où elle s’approcha : les conditions me sont très-indifférentes ; car composer n’est point un travail pour moi : au contraire, j’en ai de tout temps fait mon principal amusement ; en conséquence, ce n’est point un vil salaire qui m’engage à choisir cette vocation. Ces paroles frappèrent Cécile, et elle fut encore plus étonnée du son de la voix qui les prononçait ; c’était celle de Belfield. Elle s’arrêta tout-à-coup pour le fixer. Le libraire l’ayant alors apperçue, fut à elle ; et Belfield, se tournant pour voir la personne qui les interrompait, fort interdit en l’appercevant, enfonça son chapeau sur ses yeux, et sortit brusquement.

Cécile très-étonnée d’une métamorphose si subite, et de ce qu’elle avait entendu, eut le plus grand desir de connaître la situation actuelle de Belfield ; et après avoir mis quelques livres à part, elle demanda si la personne qui venait de s’en aller, et qu’elle avait reconnue, à son discours, pour un auteur, avait déjà publié quelque chose. Non, madame, répondit le libraire, rien d’un peu important ; on sait pourtant qu’il a donné quelques brochures auxquelles il n’a pas mis son nom ; et j’imagine que nous ne tarderons pas à voir sortir de la presse quelqu’ouvrage considérable de sa façon. — Il est donc occupé de quelque grande entreprise ? — Mais, non, ce n’est pas précisément cela. Peut-être à présent convient-il d’essayer, et de sonder le goût du public par quelque essai, par quelque production courte et badine avant d’entreprendre un ouvrage sérieux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a beaucoup de génie, et je suis persuadé qu’il donnera quelque chose de très-extraordinaire.

Cécile ne jugea pas à propos de pousser plus loin ses questions : elle se contenta de demander un exemplaire de ce qu’il publierait. La vue de Belfield lui avait rappelé l’aimable Henriette, que ses inquiétudes et ses chagrins avaient pour un temps effacée de sa mémoire ; elle ne s’était occupée que de Delvile, mais l’estime qu’elle avait toujours eue pour cette aimable fille, réveilla chez elle le desir de cultiver une liaison si long-temps négligée ; ses scrupules au sujet de Delvile n’existaient plus, et tout l’invitait à rechercher le seul plaisir qu’elle pût avoir. Elle se rendit dans la rue de Portland ; Henriette poussa un cri en la voyant ; elle eut peine à contenir sa joie et sa surprise, et courant à elle, la serra dans ses bras avec la plus vive émotion ; et tout de suite s’éloignant un peu d’un air timide et honteux, elle lui demanda humblement pardon de sa hardiesse. En vérité, ma chère miss Beverley, ce n’est point manque de respect de ma part ; mais j’ai été si aise de vous voir, que je me suis un peu oubliée.

Cécile enchantée d’une réception aussi cordiale, l’eut bientôt rassurée par les remerciements qu’elle lui fit de penser encore à elle, et lui prodigua à son tour les plus tendres caresses. Dieu nous soit en aide, mademoiselle ! s’écria madame Belfield. Henriette, pourquoi tourmentez-vous ainsi mademoiselle ? Je ne vous avais jamais vue agir de cette manière. Miss Beverley, madame, répondit sa fille, a la bonté de me pardonner ; et j’ai été si surprise de la voir, qu’à peine ai-je su ce que je faisais.

Mademoiselle, dit madame Belfield, vous avez eu, du moins je le suppose, des nouvelles de mon fils ? Il a disparu, et est allé personne ne sait où ! Il a quitté la maison de ce seigneur, où il ne tenait qu’à lui d’être heureux comme un roi, et il erre dans le monde et sur la surface de la terre, sans qu’on sache pourquoi ! Réellement, dit Cécile qui, l’ayant rencontré à Londres, en avait conclu qu’il était venu rejoindre ses parents ; et ne vous a-t-il point informée du lieu qu’il habitait ? Non, mademoiselle, non, s’écria madame Belfield ; il ne m’a pas seulement dit où il allait, et il m’a caché soigneusement son dessein ; car s’il m’en avait dit un mot, je serais encore capable de ne pas avaler une seule tasse de thé d’un an entier, qu’il ne fût rentré chez ce mylord, qui selon moi, n’a pas son pareil dans les trois royaumes ; il a envoyé ici vingt fois pour savoir de ses nouvelles : ce qui m’étonne d’autant moins, que j’ose dire que, tout mylord qu’il est, il ne trouvera pas si-tôt quelqu’un qui vaille mon fils.

Je suis fâchée, dit Cécile, de cette conduite de sa part ; mais je suis persuadée que vous ne tarderez pas à en recevoir des nouvelles.

Fatiguée déjà des propos aussi plats qu’indiscrets de madame Belfield, et ne voyant pas d’apparence de pouvoir s’entretenir en particulier avec Henriette, elle se leva pour prendre congé ; elle s’arrêta un instant dans le corridor pour lui demander quand il lui serait possible de la trouver seule. Henriette l’assura que si elle daignait se donner la peine de passer quelque jour dans la matinée, elles pourraient se voir plus à leur aise, et ajouta : en vérité, je le desire fort ; car je suis très-malheureuse, et n’ai personne à qui je puisse confier mes chagrins. Ah, miss Beverley, vous qui avez tant d’amis, et méritez d’en avoir encore un plus grand nombre, vous ignorez combien il est dur de n’en point avoir !… Mais la manière étrange dont mon frère a disparu nous a presque mises au désespoir.

Cécile se préparait à la consoler par les assurances qu’elle se proposait de lui donner de sa santé et de son existence, lorsqu’elle fut interrompue par M. Albani, qui parut tout-à-coup. Henriette le reçut d’un air gracieux, et lui demanda pourquoi elle avait été si long-temps sans le voir ; mais surpris de rencontrer Cécile, il s’écria sans lui répondre : pourquoi m’as-tu trompé ? pourquoi me donner un rendez-vous dans une maison que tu savais devoir quitter ? toi à qui les promesses ne coûtent rien ; toi qui avais surpris mon estime ; toi qui m’avais vainement présenté une perspective riante et flatteuse. Vous vous pressez trop de me condamner ; répondit Cécile ; si j’ai manqué à ma promesse, ce n’a point été un caprice ni un dessein de vous en imposer, mais un malheur réel et très-sensible, qui m’a mise hors d’état de la tenir. Je serai cependant bientôt… ou pour mieux dire, je suis actuellement à votre disposition ; vous n’avez qu’à me faire connaître ce que vous desirez. Je desire toujours, et en tout temps des secours de la part des gens riches ; car je ne cesse point de m’attendrir sur le sort des pauvres. Venez donc me trouver chez M. Monckton, lui dit-elle, et prenant congé d’Henriette, elle partit.

Ce n’avait pas été sans beaucoup de peine qu’elle n’avait pas communiqué ce qu’elle savait de Belfield à sa mère et à sa sœur, qui en étaient si fort inquiètes. Mais ignorant absolument son dessein, et sachant combien il souhaitait de rester caché, elle craignit que son trop d’empressement à le découvrir ne lui déplût, et elle crut que le parti le plus sage était de ne rien dire. Cependant, désirant abréger une incertitude aussi douloureuse, elle résolut de prier M. Monckton de tâcher de le découvrir.

Lorsqu’elle rentra chez lui, il était dans une situation d’esprit peu agréable. L’absence de Cécile l’avait inquiété ; il s’était flatté qu’habituée à prendre toujours ses conseils, elle ne ferait aucune démarche sans l’en prévenir, et comptait l’amener enfin au point de ne pouvoir plus se passer de lui. Il vit aussi avec une sorte de peine qu’elle eût cherché par cette sortie à dissiper son chagrin. Ce n’est pas qu’il souhaitât qu’elle s’ennuyât ; mais il aurait voulu qu’elle ne reçût de consolation que de lui seul.

Cependant il était tout aussi essentiel pour lui de déguiser son mécontentement que ses espérances ; et certain que ce n’était qu’en trouvant moyen de lui plaire qu’il pourrait se flatter de gagner son cœur, il eut soin, au retour de Cécile, de prendre un air plus ouvert : miss Beverley bien persuadée qu’elle ne lui devait que des égards, se conserva précieusement le droit d’agir par elle-même, desirant néanmoins de pouvoir dans l’occasion recourir à ses conseils. Elle lui dit d’où elle venait, la rencontre qu’elle avait faite de Belfield, l’inquiétude des parents, et lui témoigna l’envie qu’elle aurait qu’il en fût informé. M. Monckton empressé de l’obliger, alla aussi-tôt le chercher, et lui dit en rentrant, que par le moyen du libraire, qui n’avait pas eu l’adresse de se défier de ses questions, il était parvenu à le découvrir, et l’avait invité à déjeûner pour le lendemain. Il l’avait trouvé, ajouta-t-il, occupé à écrire, et content de son sort. Il avait d’abord refusé son invitation, parce qu’il ne se croyait pas assez bien vêtu ; mais lorsque M. Monckton l’eut plaisanté sur la vaine et la fausse gloire qu’il conservait encore, il l’avait assuré gaiement qu’il ne tarderait pas à s’en défaire, et qu’elle s’accordait peu avec sa philosophie, déclarant qu’il voulait absolument y renoncer, et malgré sa métamorphose, continuer à le voir comme auparavant.

Je n’ai pas cru devoir lui parler, continua M. Monckton, de l’inquiétude de sa famille ; j’ai pensé que venant de vous, cet avis produirait plus d’effet. Comme vous en avez été témoin, vous la lui peindrez mieux.

Cécile fut très-reconnaissante de cette complaisance, et elle jouit d’avance de la satisfaction qu’elle espérait procurer bientôt à Henriette, en lui rendant un frère qu’elle aimait et regrètait si vivement. En attendant, elle envoya chez M. Briggs, pour lui dire que M. Delvile se rendrait chez elle le surlendemain à midi, et qu’elle espérait qu’il voudrait bien s’y trouver.



CHAPITRE XIII.

Entretien.


M. Belfield arriva le lendemain. Il rougit beaucoup en se rappelant vraisemblablement la triste révolution que sa fortune avait éprouvée, et réfléchissant à son ajustement ; quoiqu’il s’efforçât de déguiser ses sentiments sous une gaieté et une indifférence apparentes, la contrainte qu’il s’imposait donnait à ses manières un air tout-à-fait extraordinaire. M. Monckton le reçut avec politesse ; et Cécile qui s’apperçut du combat qu’il y avait entre sa philosophie et sa vanité, affecta de l’accueillir avec la plus grande cordialité pour lui donner du courage, et le mettre un peu plus à son aise. Les amitiés de M. Monckton, la politesse et les égards de Cécile dissipèrent bientôt son inquiétude ; il reprit sa gaieté, et son esprit parut tout aussi brillant qu’il l’eût jamais été.

Je me flatte que cette bonne compagnie, dit-il en s’adressant à Cécile, connaît trop les usages pour critiquer mon déshabillé, qui est parfaitement dans le costume du corps auquel je me suis attaché ; j’espère que vous voudrez bien le respecter, et le considérer comme une preuve évidente d’esprit et de savoir. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous méritez notre admiration, répondit Cécile, pour savoir prendre aussi gaiement votre parti, et en plaisanter aussi agréablement que vous le faites. Ah ! mademoiselle ! ajouta-t-il plus sérieusement ; ce n’est point de votre part que je dois attendre de l’admiration. Je devrais, au contraire, vous paraître le plus lâche et le plus inconséquent de tous les hommes. Il n’y a que très-peu de temps que j’ai rougi devant vous de ma misère, quoiqu’occupé d’une manière plus utile que lorsque vous m’avez vu dans l’aisance ; cette honte une fois surmontée, une autre tout aussi déplacée lui a succédé ; avant-hier encore, j’ai de nouveau paru confus de ce que vous m’aviez trouvé dans un état tout différent, quoique je n’eusse quitté l’autre que parce qu’il m’avait paru mal choisi. On dirait que la nature humaine est susceptible d’une légèreté et d’une inconstance que rien ne serait capable de vaincre !

Votre façon de penser a furieusement changé dans l’espace d’un an, reprit Monckton. Aigri par les disgrâces, répondit-il, je parle peut-être avec trop d’humeur ; malgré cela, ma façon de penser n’a pas beaucoup changé. La félicité est plus commune, et nous est dispensée plus libéralement que nous ne sommes portés à le reconnaître ; ce n’est que le bon sens qui nous est donné avec poids et mesure ; notre portion de ce dernier est si peu considérable, que lorsque le bonheur est à notre portée et devant nos yeux, nous ne prenons jamais la route qu’il nous présente. Telle a été ma conduite ; je le croyais éloigné, entouré d’épines et de périls, tandis que tout ce que je pouvais desirer était immédiatement sous ma main. Il faut avouer, reprit M. Monckton, après tout ce que vous avez souffert de la part de ce monde, dont vous preniez ordinairement la défense, qu’on a peu de raison d’être surpris que vous ayez un peu changé à son égard. Je reconnais pourtant, quelles qu’ayent été mes peines, répondit-il, que je me les suis en général attirées par mon étourderie et mes caprices. Ma dernière entreprise, sur-tout, dont je me promettais le plus de satisfaction, était peut-être la plus imprudente de toutes. Je n’avais point considéré combien la vie que j’avais menée jusques-là m’avait mis hors d’état de tenter une pareille expérience, combien j’avais été énervé par une oisiveté habituelle, et combien mes forces répondaient peu à ma résolution. Nous pouvons entreprendre de combattre certains préjugés, notre constance et notre fermeté sont souvent propres à les détruire ; mais on ne saurait jamais vaincre ceux que nous avons sucés avec le lait, et qui ont été fortifiés par l’éducation.

Ne voulez-vous donc pas, lui demanda Cécile, à présent que votre expérience vous a si mal réussi, retourner dans le sein de votre famille, et reprendre le genre de vie auquel vous aviez renoncé ? Vous parlez de ces deux choses, et vous les confondez, repartit-il en souriant, comme si elles vous paraissaient inséparables ; et la crainte que j’ai que mes parents ne les regardent du même œil, m’a fait redouter de les revoir, n’aimant point à m’exposer aux contradictions, et ne pouvant embrasser une seconde fois le genre de vie qui leur ferait le plus de plaisir. J’ai renoncé à ma chaumière, ce qui n’empêche pas que mon indépendance ne me soit aussi précieuse que jamais ; tout ce que l’expérience m’a appris, est de la conserver par ces occupations auxquelles mon éducation m’a rendu propre, au lieu de la chercher imprudemment par la seule voie qu’elle semble m’avoir interdite.

Qu’est-ce donc que cette indépendance, s’écria M. Monckton, qui a si fort exalté votre imagination ? Un vain songe, produit par des idées romanesques, qui n’existe point dans la nature, et est absolument incompatible avec l’ordre ordinaire des choses. Dans les pays sauvages, ou dans des temps d’anarchie, l’indépendance peut-être existe pendant quelques instants ; mais dans un gouvernement régulier, elle n’est que pure illusion. Il est absolument nécessaire qu’une partie de la société soit subordonnée à l’autre. Le soldat n’a pas plus besoin de l’officier que ce dernier n’a besoin de lui, ni le vassal du seigneur, plus que le seigneur du vassal. Les riches sont redevables de leurs distinctions, de leur luxe, aux pauvres, autant que les pauvres le sont de leur salaire et de leur subsistance aux riches.

Si vous considérez l’homme comme un simple automate, reprit Belfield, et eu égard à ses opérations animales, vous avez certainement raison de le traiter d’être subordonné et dépendant ; puisque les aliments dont il ne peut se passer pour vivre, ne sauraient être tous cultivés et préparés de ses propres mains. Observé néanmoins sous un jour plus favorable et sous un plus noble aspect, il ne mérite point une épithète aussi humiliante. Parlez-en donc comme d’un être doué de sensibilité et d’intelligence, dont l’amour-propre peut être révolté, qui a des nerfs flexibles, un honneur à satisfaire, et une âme immortelle !… Comme tel n’a-t-il pas le droit de s’attribuer la liberté de penser ? et ne peut-il pas l’étendre jusqu’à celui de parler ?

Je regarde comme indépendant, continua-t-il avec énergie, l’homme qui, n’ayant pas plus d’égards pour les grands que pour les petits, en agit également avec les uns et les autres ; qui ne tire aucune vanité de ses richesses, et ne rougit point de sa pauvreté.

Il est sûr que vous ne devez pas vous attendre à former un grand nombre de liaisons, si ceux avec lesquels vous vous proposez de vivre doivent être exactement conformes à la description que vous venez de nous en faire. Mais est-il possible que vous imaginiez pouvoir conserver des idées de cette espèce ? et quel est l’homme d’esprit qui pourrait vivre au milieu du monde avec des principes aussi austères ?

Je me les suis non-seulement imposés, répliqua Belfield, mais je les ai déjà pratiqués. Et loin qu’ils m’ayent paru durs, je ne me suis jamais trouvé aussi heureux. Actuellement, quoique pauvre, j’ai choisi par nécessité le genre de vie que j’aurais adopté si j’avais été riche ; mon occupation est devenue mon amusement. Dès ma plus tendre jeunesse, jusqu’à ce moment, la littérature a été mon étude favorite, la récréation de mes heures de loisir, et celle dont je m’étais promis de l’avancement. J’avoue que mon penchant pour elle a été si peu réglé, que je pourrais avec quelque raison le regarder comme la source des disgrâces que j’ai essuyées. Il s’est opposé à mes succès en m’inspirant un dégoût marqué pour toute autre occupation. Il a été la cause de l’inconstance qu’on m’a reprochée, parce que je l’ai toujours préféré à tout. Il m’a plongé dans la détresse, il m’a causé les plus grands embarras, et m’a conduit au bord du précipice, en me faisant négliger les moyens de pourvoir à mes besoins ; et néanmoins jamais jusqu’à présent je n’avais pensé qu’il pût servir à ma subsistance.

Je suis charmé, monsieur, lui dit Cécile que vos diverses tentatives ayent enfin abouti à un projet qui vous promet tant de satisfaction. Je suis sûre pourtant que vous le communiquerez à votre mère et à votre sœur, car personne au monde ne prend le même intérêt, ni ne sera plus touché qu’elles de votre félicité.

Vous leur faites le plus grand honneur, mademoiselle, en daignant vous intéresser à ce qui les regarde. Mais, à vous parler franchement, ce qui me paraît à moi un bonheur, pourrait bien ne pas l’être à leurs yeux. Elles ont regardé mon élévation, quelque peu vraisemblable qu’elle fût, comme certaine ; et avec une simplicité incroyable, elles ont imaginé que rien n’était au-dessus de mon mérite, que tout était à ma disposition. Quoique leurs espérances fussent chimériques, ce n’est qu’avec peine que je les vois trompées ; et je n’ose point être témoin des gémissements et des larmes qu’il leur sera sûrement impossible de retenir en me voyant.

C’est donc par délicatesse, repartit Cécile, que vous vous montrez cruel ; et par affection pour votre mère et pour votre sœur, que vous leur laissez croire que vous les avez oubliées ? Ce reproche avait quelque chose de fin, et il était tourné précisément de manière à faire effet sur l’esprit de Belfield qui, en sentant toute la force, s’écria : il me semble que j’ai tort… je vais dans le moment les voir. Cécile s’empressa d’applaudir à ce premier transport. Elles n’éprouveront jamais, lui dit-elle, de plus vive mortification que celle que leur cause votre absence volontaire ; et dès qu’elles sauront que vous êtes heureux, elles ne tarderont pas à être contentes du genre de vie que vous avez choisi, et qui vous a rendu tel. Heureux ! repartit-il avec feu. Oh ! je me crois en paradis ; la région que je viens de quitter était inculte et barbare, et celle où je me trouve est polie, éclairée et civilisée. La vie que j’ai menée dans la chaumière que j’ai abandonnée, était celle d’un sauvage, sans la moindre communication avec personne, sans le secours des livres ; mon esprit renfermé en lui-même se trouvait privé de toutes ressources ; une nourriture grossière et le sommeil étaient mes seules jouissances. Fatigué d’une existence qui me plaçait au niveau de l’animal, j’étais honteux de m’en trouver si rapproché ; et prêtant l’oreille aux conseils de ma raison, j’ai renoncé à ce projet peu réfléchi. Je me suis rendu à Londres, j’y ai loué une chambre, j’ai envoyé chercher de l’encre, des plumes et du papier. Jusqu’à présent je n’ai encore publié que des bagatelles, le libraire ne les a point dédaignées. Je me suis par conséquent trouvé tout de suite établi ; et comparant mes nouvelles occupations avec celles que je venais de quitter, je me suis cru tout-à-coup, d’un animal privé d’intelligence, transformé en un être raisonnable.

Mais, monsieur, dit Cécile, n’étiez-vous pas dernièrement aussi enthousiasmé de votre chaumière et de vos occupations champêtres ?… Je l’avoue, mademoiselle, mais en cela ma philosophie m’abusait : dans mon empressement à me dérober à l’humiliation et à la servitude, j’avais cru que le travail et la retraite me procureraient le bonheur et la liberté ; mais j’oubliais qu’un esprit qui avait commencé par acquérir des connaissances, aurait peine à s’accoutumer à ne plus recevoir d’instruction ; ajoutez à cela que l’approche de l’hyver m’a fait encore mieux connaître mon erreur. Le temps devenait sombre et froid ; peu en état de me préserver de la rigueur de la saison, tous mes membres se ressentaient de son influence, et je me trouvais privé de mille commodités, dont tant que j’en avais joui, la valeur m’était peu connue. Obligé de me lever à l’aube du jour, gelé, morfondu, et sans avoir rien pour me réchauffer ! point de feu dans la chaumière, et le soleil se cachant au dehors ! forcé, quelque temps qu’il fît, de sortir pour travailler en plein air, et m’occuper d’ouvrages rudes, pénibles et grossiers !… Je sentis qu’il m’était impossible de supporter ces fatigues, et quoique malgré moi, j’ai été forcé d’y renoncer. Il se leva alors pour prendre congé.

Vous vous en allez donc, monsieur, dit Cécile, voir tout de suite mademoiselle Belfield ! Non, mademoiselle, répondit-il après avoir un peu hésité, pas précisément dans ce moment ; demain matin peut-être… Actuellement il est tard ; et j’ai affaire pour tout le reste de la journée. Je dois vous avouer que, quoique dans un premier mouvement j’aye pensé à m’aller présenter à elle et à ma mère, actuellement que je suis un peu plus de sang-froid, je voudrais fort m’épargner l’embarras de leur apprendre ma situation ; et je me propose, avant de les voir, de leur écrire pour les en prévenir. — Vous ne manquerez donc pas de les voir demain ? — Certainement… Du moins je l’espère. — Vous auriez, en vérité, tort d’y manquer. Je compte aller chez elles dans la journée, et je leur annoncerai votre visite.

Voilà, dit M. Monckton lorsqu’il fut sorti, un homme bien inconstant, et d’un caractère singulier, quoique plein de talents et de génie. Si son imagination était moins vive, moins exaltée et mieux réglée, il n’y a rien au monde à quoi il ne fût propre ; il ne tiendrait qu’à lui d’embrasser la profession qu’il jugerait convenable, et qui lui plairait le plus ; il ne saurait manquer de s’y distinguer.

Je n’avais point encore connu, répliqua Cécile, jusqu’au moment où j’ai vu ce jeune homme, tout le mérite de la persévérance. M. Belfield a des talents, l’attachement le plus sincère à la vertu, des manières très-distinguées ; et malheureusement il ne saurait ni agir conséquemment, ni être long-temps heureux.

Cécile se rendit dans la journée chez madame Belfield qu’elle trouva avec sa fille ; ne voulant pas les alarmer, elle adoucit ce qu’elle avait à dire de désagréable relativement au genre de vie que Belfield venait d’embrasser, en commençant par les assurer qu’elles ne tarderaient pas à le voir. Elle leur conseilla de ne point lui témoigner toute leur sensibilité à ses malheurs, parce qu’il pourrait croire qu’elles lui reprocheraient sa mauvaise conduite, et leur représenta que, lorsqu’il serait une fois réuni avec sa famille, il leur serait facile de l’engager peu à peu et imperceptiblement à suivre une vocation moins précaire et plus utile que celle qu’il avait embrassée. Après leur avoir dit tout ce qu’elle crut devoir leur apprendre, mêlant à son récit des conseils et des consolations, elle termina sa visite ; car la douleur de madame Belfield en apprenant la situation actuelle de son fils, fut si bruyante et si difficile à contenir, qu’elle ne fut plus étonnée que Belfield n’eût pas eu le courage de s’y exposer, et n’ayant aucun espoir de pouvoir consoler la tendre Henriette qui pleurait amèrement la disgrâce de son frère, elle se contenta de lui promettre, qu’avant son départ de Londres, elle la reverrait.

Le reste de la journée se passa dans de tristes réflexions sur l’entrevue qu’elle devait avoir le lendemain avec M. Delvile. Elle desirait ardemment de savoir si son fils avait quitté le royaume, et si madame Delvile, qui dans sa propre lettre parlait de sa santé en termes assez alarmants, était rétablie. Cependant elle n’osait même penser à lui faire de questions à ce sujet, puisqu’elle avait d’ailleurs toutes les raisons de s’attendre à des reproches de sa part.


Fin du huitième livre.






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LIVRE IX.


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CHAPITRE PREMIER.

Dispute.


Monsieur Monckton sortit de bonne heure le lendemain, pour éviter de manifester, même à Cécile, son inquiétude relativement au compte qu’on devait lui rendre de sa fortune, et à l’arrangement de ses affaires. Il lui recommanda très-expressément de ne faire aucune mention de sa dette considérable qui, quoique contractée par les motifs les plus généreux, ne pourrait qu’être blâmée, et lui attirer des reproches, sur-tout lorsqu’ils sauraient que cet argent avait été donné en pure perte.

M. Briggs arriva à l’heure indiquée. Après avoir fait quelques reproches sur les dépenses extraordinaires qu’elle lui avait occasionnées lorsqu’elle devait loger chez lui, il lui dit que ses comptes étaient dressés, et qu’il les lui remettrait à l’instant qu’elle les demanderait ; il lui conseilla en même temps de ne point se charger elle-même du soin de faire valoir ses fonds, et lui offrit de les administrer jusqu’à son mariage. Cécile, après l’avoir remercié de cette offre, l’assura qu’elle comptait lui témoigner sa reconnaissance de toutes les peines qu’il avait bien voulu se donner jusqu’alors, et ne voulait point l’embarrasser plus long-temps de ses affaires. Il contesta long-temps et vivement avec elle sur cette matière. Elle ne pourrait, disait-il, éviter les piéges que les frippons lui tendraient, qu’en se confiant à lui, et lui apprenant à combien les profits qu’il avait tirés de son argent se montaient déjà, il lui demanda comment elle s’y prendrait pour les augmenter encore.

Cécile, quoique prévenue contre lui par M. Monckton, ne sut trop comment lui répondre. Convaincue néanmoins qu’il n’y avait plus qu’une très-petite partie de la somme en question qui lui appartînt, elle ne pouvait accepter ses offres. Il fut pourtant si obstiné, et il lui fut si difficile de traiter avec lui, qu’elle prit à la fin le parti de le laisser parler sans lui répondre, et de prier M. Monckton de vouloir bien agir en son nom.

Elle n’était point fâchée que cette conférence fût interrompue, mais elle fut un peu étonnée de voir entrer Albani. Sa visite dans ce moment lui fit plus de peine que de plaisir : les affaires qu’elle avait à traiter avec ses tuteurs étaient de nature à desirer que leur conférence ne fût pas interrompue, et Albani n’était point un homme qu’elle pût conduire. Elle n’avait pris aucune précaution pour se mettre à l’abri des importuns, le peu de connaissance qu’elle avait à Londres ne lui donnant pas lieu de s’attendre à recevoir des visites. Il s’approcha de Cécile avec beaucoup de gravité, paraissant ne savoir s’il devait lui parler sévèrement ou avec douceur. Je reviens, lui dit-il, encore une fois éprouver ta sincérité. Veux-tu me suivre, et venir où le malheur t’appèle ? malheur que ta charité pourrait alléger.

Je suis très-fâchée, répondit-elle, que dans ce moment cela me soit absolument impossible. Encore, s’écria-t-il d’un air sévère et mécontent, encore ! tu trompes une seconde fois mes espérances ! Pourquoi me jouer ainsi ? Pourquoi flatter un esprit faible et épuisé, pour lui faire ensuite mieux sentir sa crédulité déplacée ? Ou pourquoi, après m’avoir persuadé que tu étais l’ange que je cherchais, me désabuser si cruellement ? En vérité, répartit Cécile très-sensible à ce reproche, si vous saviez la perte cruelle que je viens de faire… Je la connais, s’écria-t-il ; j’y ai été sensible. Tu as perdu une ancienne et fidèle amie ; tu auras raison de la pleurer toutes les fois que le soleil se couchera ; car il se lèvera en vain, et ne la réparera pas. Mais est-ce là une raison valable pour t’exempter de secourir tes semblables ? La vue de la mort est-elle un motif assez puissant pour te refuser à la pitié ? Ne doit-elle pas au contraire l’exciter, et t’engager à t’acquitter de ce qu’elle exige de toi ? Et ton expérience, qui t’a fait connaître combien la vie est courte, n’a-t-elle pas dû t’apprendre que tout ici bas n’était que vanité, et qu’on ne pouvait trop tôt se préparer à sa fin ? — Cela peut être ; mais ma douleur à cette époque ne m’a permis de penser qu’à moi. — Et actuellement t’occuperais-tu d’autre chose ? — Probablement de la personne que j’ai perdue, dit-elle en souriant. Cependant, vous pouvez m’en croire, j’ai dans ce moment des affaires très-sérieuses. — Excuses frivoles, qui ne signifient rien, et auxquelles on ne manque jamais de recourir ! Quelle affaire pourrait être aussi importante que celle de soulager ton semblable ? — J’espère, répondit-elle d’un air satisfait, que je ne négligerai point de m’acquitter de ce devoir ; mais pour ce matin il faut que je vous prie de vous charger de la distribution de mes aumônes. Elle tira alors sa bourse. Cécile lui demanda ce qu’il voulait qu’elle lui donnât. — Une demi-guinée, lui répondit-il. — Cela suffira-t-il ? — Pour ceux qui n’ont rien, c’est beaucoup. Par la suite, il ne tiendra qu’à vous de leur faire de nouvelles charités. Venez seulement, voyez leur misère, et vous desirerez de leur donner tous les secours qui dépendront de vous.

M. Briggs appercevant alors la demi-guinée qu’elle tenait encore, ne put se contenir plus long-temps ; vous serez bientôt ruinée, s’écria-t-il, volée, dépouillée ; une demi-guinée à la fois !…

Ô cruauté d’une parcimonie portée à l’excès ! s’écria Albani. Murmures-tu de ce présent, qui n’est qu’un prêt fait par celle qui en possède des milliers, à des malheureux qui ont moins que rien ; qui, pour se rassasier, payent aujourd’hui le pain qu’ils achètent de l’argent qu’ils ont emprunté hier de la charité ; qui, pour se soustraire aux horreurs de la faim, sollicitent ce que les riches ignorent presque posséder, et qu’ils donnent sans rien diminuer de leur opulence ? — Plaît-il ? s’écria M. Briggs recouvrant son sang-froid par les efforts qu’il fit pour comprendre un discours auquel ses oreilles n’étaient point accoutumées ; que dites-vous ? — Si l’adversité t’implore vainement, continua Albani ; si ton cœur est fermé aux supplications de l’indigent, que ses pleurs l’endurcissent, et que rien ne soit capable de l’émouvoir, souffre du moins qu’un être encore dans toute sa pureté, qui jouit encore de sa première innocence, que la douleur et l’affliction trouvèrent toujours sensible, et ne manquèrent jamais d’enflammer du feu de la charité, paye par une très-petite portion de son immense fortune un tribut généreux qui prouve sa reconnaissance, afin que la providence ne renverse pas l’état actuel des choses, et qu’elle ne soit pas à son tour dans le cas d’attendre des secours de ceux à qui elle en accordait.

Cette conversation allait continuer lorsque M. Delvile entra dans l’appartement, la tête haute, et d’un air des plus avantageux. Il ne fit pas la moindre excuse à M. Briggs de ce qu’il arrivait long-temps après l’heure convenue ; et s’étant avancé, sans jeter les yeux ni à droite ni à gauche, il dit : comme je n’ai jamais été chargé de rien, j’aurais fort bien pu me dispenser de venir ici ; mais mon nom se trouvant dans le testament du doyen, et m’étant rencontré une ou deux fois avec les autres exécuteurs dont il y est fait mention, j’ai cru remplir un devoir envers mes propres héritiers, et prévenir par-là toutes les recherches et toutes les difficultés qu’on aurait pu leur susciter par la suite.

Ce discours n’était adressé à personne en particulier, quoique destiné pour toute l’assemblée, et paraissait n’avoir d’autre but, en flattant sa vanité, que de s’excuser de ne s’être pas refusé à cette entrevue.

M. Delvile et M. Briggs, tous deux fatigués et tous deux pressés de finir, arrangèrent en moins de cinq minutes les affaires qui faisaient l’objet de leur assemblée, après avoir employé plus d’une heure à convenir entr’eux de leur nature. Après quoi, M. Briggs, disant qu’il était attendu, et ne pouvait s’arrêter plus long-temps, remettant à un autre moment à régler ses comptes, promit qu’il verrait de nouveau Cécile. M. Delvile resta seul avec Cécile. Après une assez longue pause, il la déconcerta et la surprit également par le discours suivant : comme il est probable que ce moment sera le dernier, où je me trouverai tête-à-tête avec vous, miss Beverley, pour traiter d’affaires, je ne saurais, sans me manquer à moi-même, ainsi qu’aux égards que je conserve pour la mémoire du doyen votre oncle, m’empêcher, en me dépouillant entièrement des fonctions de l’emploi dont il avait jugé à propos de me charger par son testament, de m’acquitter des obligations que j’imagine qu’il m’impose, en vous donnant quelques conseils relativement à votre futur établissement.

Ce préambule n’était guères propre à ranimer Cécile : il lui annonçait qu’elle allait entendre des choses dont son amour-propre ne pourrait qu’être alarmé et qui lui feraient nécessairement de la peine.

Le grand nombre d’affaires dont je suis accablé, continua-t-il, ne me permettra pas de m’étendre beaucoup dans les remontrances que j’ai à vous faire ; et peut-être trouverez-vous que j’entre un peu brusquement en matière : mais j’espère que vous m’excuserez. Cécile dédaigna de flatter sa vanité par le moindre compliment : elle garda un profond silence ; et après qu’ils furent tous deux assis, il poursuivit : Vous êtes actuellement d’un âge où il est ordinaire aux jeunes personnes de votre sexe de desirer un établissement. Votre fortune est si considérable, qu’elle vous met à l’abri de ces difficultés qui s’opposent aux prétentions, dans ce siècle prodigue et corrompu, de celles qui en sont moins bien partagées. J’aurais eu une espèce de satisfaction, dans le temps où je vous regardais encore comme ma pupille, de vous voir convenablement mariée ; mais comme ce temps est passé, tout ce que je peux faire, c’est de vous donner quelques avis généraux que vous serez la maîtresse de suivre ou de rejeter à votre gré. En vous les donnant, je me satisferai moi-même, sans me rendre responsable en rien de ce qui pourra s’en suivre. Il s’arrêta, et Cécile eut moins envie encore de profiter de l’occasion qui se présentait de parler à son tour. Néanmoins, quoique, comme j’ai cherché à vous le donner à entendre, les jeunes personnes riches puissent avoir peu de peine à se procurer des établissements, elles ne doivent pourtant pas négliger de s’assurer des partis sortables qui se présentent, ni se croire certaines d’obtenir toujours ceux qu’elles pourraient desirer, quoique d’un rang au-dessus de leur naissance.

Cécile rougit extrêmement à ce reproche indirect, et sentant augmenter à chaque instant son mécontentement, elle résolut de conserver sa dignité, ou, du moins, d’empêcher qu’il ne s’apperçût de l’effet que sa hauteur produisait sur elle.

Les propositions du comte Ernolf, continua-t-il, ont toujours eu mon approbation : vous avez certainement eu tort de refuser l’occasion de vous établir aussi avantageusement et aussi honorablement. La clause du changement de nom pouvait lui être indifférente, puisque le sien n’a commencé à exister que depuis un siécle, et qu’il n’est lui-même distingué que par son titre. Il est encore, et je suis autorisé à vous l’assurer, disposé à renouveler ses poursuites. J’en suis fâchée, monsieur, répondit Cécile froidement. — Vous avez peut-être quelqu’établissement plus avantageux en vue ? — Non, monsieur, repartit-elle vivement ; je n’en desire pas même. — Dois-je donc en conclure qu’une alliance moins honorable serait plus de votre goût, et pourrait vous plaire ? Il n’y a aucune raison pour en rien conclure, monsieur ; je suis satisfaite de ma situation, et n’ai actuellement ni l’intention ni l’occasion d’en changer. Je m’apperçois, sans m’en étonner, de l’éloignement que vous avez pour discuter ce sujet : je ne pense pas non plus à vous y engager ; je me contenterai de vous donner encore un seul avis ; après quoi, je vous laisserai. Les jeunes personnes d’une fortune aussi considérable que la vôtre, qui se trouvent de bonne heure indépendantes et maîtresses de leurs actions, sont quelquefois assez portées à croire qu’elles peuvent impunément faire ce qui leur plaît ; mais elles se trompent : elles sont tout aussi exposées à la censure que les plus indigentes. — J’ose croire, monsieur, repartit Cécile, que cet avis est plus relatif à ma situation qu’à ma conduite. — Je ne prétends point, miss, discuter à fond cette matière : c’est à vous à profiter de ce que je vous ai dit. Je ne veux simplement que vous observer que, lorsque de jeunes personnes de votre âge n’ont pas la plus grande circonspection à prévenir ce qui pourrait porter la moindre atteinte à leur réputation, elles s’en repentent ordinairement pendant le reste de leur vie.

Il se leva alors pour sortir : mais Cécile, aussi révoltée que surprise, lui dit : permettez, monsieur, que je vous prie de vous expliquer. Certainement, répondit-il, ce sujet devrait m’être très-indifférent : cependant, comme par le choix du doyen votre oncle, j’ai été quelque temps votre tuteur, je ne peux m’empêcher de faire mon possible pour prévenir la moindre indiscrétion de votre part, et vos fréquentes visites chez un jeune homme… Grand dieu ! monsieur, s’écria Cécile en l’interrompant, que voulez-vous donner à entendre par là ? — Cela ne saurait absolument, ainsi que je viens de vous le dire, m’intéresser en rien, quoique je souhaitasse fort vous voir en de meilleures mains. Je n’imagine cependant pas que vous ayez pu vous résoudre à de pareilles demarches sans avoir formé votre plan, et je vous conseille, sans perte de temps, de vous en occuper sérieusement, de réfléchir à ce que vous allez faire… J’aurais beau réfléchir pendant des siècles, monsieur, s’écria Cécile, jamais je ne pourrais comprendre ce que vous me dites. — Vous ne vous souciez pas sans-doute, reprit-il fièrement, de m’entendre : mais ma tâche est finie. S’il m’avait été possible de vous être utile auprès de mylord Derfort, malgré ma répugnance à me charger de nouveaux embarras, j’aurais fait un effort pour ne pas vous refuser ; mais ce jeune homme, qui est moins que rien… me paraît une liaison très-imprudente… — Quel jeune homme, monsieur ? — Je ne peux rien vous en dire ; je ne sais ce qu’il est, et il serait fort étonnant que je le connûsse ; mais comme on m’avait précédemment parlé de votre penchant pour ce jeune homme, ayant su depuis que mon domestique, pour vous trouver, avait été obligé de vous aller chercher chez lui, et la visite qu’il vous a rendue lui-même ce matin, toutes ces circonstances sont peu propres à me faire changer de façon de penser.

C’est donc M. Belfield, monsieur, qui donne lieu à ces propos fondés sur des circonstances aussi peu décisives, et qui ne sont qu’un pur effet du hasard ? Ce n’est point ma coutume, s’écria-t-il arrogamment, et très-irrité de sa réponse, de croire trop légèrement, ou même sans de fortes raisons ; ainsi donc, ce que j’ai une fois adopté se trouve assez ordinairement vrai. Ne vous méprenez pourtant pas sur ce que je vous ai dit, et n’allez pas soupçonner que je cherche à m’opposer à votre mariage : au contraire, il aurait bien mieux valu, pour l’honneur de ma famille, que vous eussiez été établie il y a une année. Je n’aurais pas alors été exposé à l’humiliation de voir un fils, l’espérance de ses parents, l’unique rejeton d’une des plus anciennes maisons du royaume, sur le point de démentir sa naissance, ni une femme de la première distinction ruiner sa santé, et devenir assez malade pour qu’on ne puisse plus se flatter qu’elle parviène jamais à se rétablir parfaitement.

L’émotion de Cécile était trop forte pour qu’elle pût la cacher ; elle changea plusieurs fois de couleur ; tantôt elle rougissait de colère, et la crainte ensuite la faisait pâlir ; elle se levait, elle tremblait et s’asseyait ; elle se relevait encore, et ne sachant que faire ni que dire, elle se remit sur sa chaise. M. Delvile, la saluant alors d’un air de protection, lui souhaita le bon jour. Ne partez pas encore, monsieur, s’écria-t-elle en balbutiant ; permettez auparavant que je vous prouve votre erreur au sujet de M. Belfield… Mon erreur, mademoiselle, répondit-il en souriant dédaigneusement, n’est peut-être pas si facile à démontrer que vous l’imagineriez bien ; il me reste encore d’autres doutes qui vous feraient vraisemblablement tout autant de peine ; mais je crois qu’il convient d’éviter de nouvelles explications. Je ne cherche point à les éviter, repartit-elle, cette nouvelle injure lui ayant rendu tout son courage ; je ne les crains point ; au contraire, il me convient de les demander.

Cette intrépidité de la part d’une jeune personne, reprit-il ironiquement, est certainement très-louable ; et comme vous êtes bien réellement maîtresse de vos actions, vous n’avez, en dissipant une grande partie de votre fortune, rien fait que ce que vous avez indubitablement le droit de faire. Moi ! s’écria Cécile confondue, j’aurais dissipé une grande partie de ma fortune ! — C’est peut-être là encore une autre erreur ? Je n’aurais jamais été aussi souvent trompé. Et vous n’auriez donc contracté aucune dette ? — Contracté des dettes, monsieur ? — Non ; mon intention n’est point de me mêler de vos affaires. Bon jour, mademoiselle. — Je vous prie, je vous conjure, monsieur, de vouloir vous arrêter !… Que je comprène du moins ce que vous voulez me faire entendre, soit que vous daigniez ou que vous refusiez de prêter l’oreille à ma justification. — Oh ! je me suis trompé à ce qu’il paraît ; j’ai été mal informé ; on m’a induit en erreur ; et il est faux que vous ayez reçu ou emprunté de l’argent d’un juif ? Vous n’avez contracté aucune dette pendant votre minorité ? Et votre fortune, actuellement que vous avez atteint votre majorité, est claire, et n’est grevée d’aucune charge ?

Cécile, qui commençait alors à le comprendre, lui répondit tout de suite : voudriez-vous parler, monsieur, de l’argent que j’ai emprunté le printemps passé ? — Oh ! non, en aucune manière. Je conçois que ce n’est qu’une erreur de ma part ! Et il s’avança vers la porte.

Écoutez-moi seulement un instant, monsieur, s’écria-t-elle vivement en le suivant ; puisque cette affaire vous est connue, ne refusez pas d’apprendre la fatalité qui m’a forcée à recourir à cet expédient. Cet argent avait été emprunté pour M. Harrel ; c’est la pure vérité, et je ne l’avais pris que pour lui — Ah ! c’était pour M. Harrel, dit-il arrogamment, et affectant de la croire ; cette démarche était plus malheureuse qu’imprudente. Votre serviteur, mademoiselle. Et il ouvrit la porte. — Vous refuserez donc de m’entendre ? vous ne voulez pas me croire ? s’écria-t-elle hors d’elle-même. — Une autre fois, mademoiselle ; j’ai pour le moment des affaires pressées qui ne le permettent pas.



CHAPITRE II.

Soupçon.


Cécile se trouva, après son départ, dans l’état le plus cruel. Le mépris avec lequel elle avait été traitée pendant toute cette conférence approchait assez de l’insulte, et les accusations par lesquelles elle s’était terminée ne l’irritèrent pas plus qu’elle ne la surprirent.

La commission dont le docteur Lyster avait été chargé de sa part, lui avait déjà donné lieu de soupçonner qu’on avait inspiré à M. Delvile un préjugé qui lui faisait encore plus de tort dans son esprit que ses liaisons avec son fils. Elle venait d’apprendre quel était ce préjugé, sans avoir pourtant découvert d’où il l’avait ; elle voyait qu’il était informé qu’elle avait emprunté de l’argent d’un juif, sans qu’on lui eût dit que c’était pour M. Harrel, et qu’il avait su les visites qu’elle faisait dans la rue de Portland, sans paraître instruit que Belfield eût une sœur. Deux accusations de cette nature, si sérieuses en elles-mêmes, et si préjudiciables à sa réputation, la saisirent d’horreur et de consternation, et servirent même, en quelque manière, à lui faire excuser sa conduite injurieuse.

Comment de pareils rapports, aussi faux et aussi calomnieux, s’étaient accrédités, et par quelles voies obscures on avait trouvé moyen de les faire parvenir jusqu’à M. Delvile ; c’est ce qu’il lui était impossible de deviner. Elle était sûre que ce ne pouvait être l’effet d’un pur hasard, puisque ces deux objets avaient quelque chose de vrai et de spécieux ; quoique les faits eussent été cruellement altérés, et qu’en les dénaturant on les eût aggravés. Ces réflexions la conduisirent insensiblement à considérer qu’il n’y avait que très-peu de gens qui eussent non-seulement quelqu’intérêt, mais même la faculté de publier de pareilles calomnies ; elle ne se rappelait pas d’avoir jamais parlé à personne de ses liaisons avec la famille Belfield ; car elle ne savait point qui étaient celles qui la fréquentaient, et aucun de ses amis ne la connaissait. Comment était-on donc parvenu à l’instruire qu’elle la visitait souvent ! comment avait-on inventé que c’était par égard pour le fils ! Elle était sûre que Henriette était trop honnête et trop vertueuse pour s’être rendue coupable de cette perfidie. Le jeune homme même avait toujours montré de la modestie, et s’était conduit de manière à ne faire naître aucun soupçon. La mère pourtant n’avait été ni si retenue, ni si raisonnable : elle n’avait pas craint d’insinuer que Cécile était amoureuse de son fils ; que celui-ci ne lui ayant point manifesté ses sentiments, il n’avait jamais essuyé de refus de sa part ; et rien jusqu’alors n’avait été capable de la faire changer de façon de penser. Elle ne douta donc plus que ce ne fût madame Belfield qui avait occasionné cette dernière injustice ; elle conclut de sa pétulance et de son empressement à publier ses idées chimériques, qu’elle n’avait pu s’empêcher de faire part à d’autres de ses conjectures, et que, par ce moyen, elles étaient enfin parvenues aux oreilles de M. Delvile. La probabilité qu’elle trouvait dans une pareille idée, en lui expliquant ce qui concernait les bruits qu’on avait répandus au sujet de Belfield, lui laissait pourtant une difficulté qu’il lui était impossible de résoudre ; c’était celle de la dette. M. Harrel, sa femme, M. Arnott, le juif, et M. Monckton, étaient les seuls qui avaient eu connaissance de cette affaire ; et quoiqu’il fût assez vraisemblable que, dans l’espace de plusieurs mois, un secret commun à cinq personnes eût pu transpirer, elles étaient cependant toutes intéressées à ne pas le révéler, non-seulement par rapport à Cécile, mais encore relativement à elles-mêmes ; et ce secret leur était d’une telle importance, qu’on devait raisonnablement croire qu’il serait tout aussi bien gardé que s’il n’avait été qu’entre les mains d’une seule. Quant à elle personnellement, elle n’en avait parlé qu’à M. Monckton, et l’avait caché même à Delvile, quoiqu’en consentant à l’épouser, il eût le droit incontestable d’être informé du véritable état de sa fortune ; mais sa précipitation, le trouble et l’incertitude dont à cette époque son esprit était agité, l’avaient empêchée d’y songer, et elle s’était depuis souvent reproché de ne l’avoir pas fait. Elle conçut alors un soupçon, dont la simple idée la fit frisonner. Grand dieu ! s’écria-t-elle, se pourrait-il que M. Monckton… Elle s’arrêta ;… elle repoussa cette pensée ;… elle la chassa de son esprit ;… elle ne douta pas un instant qu’elle ne fût fausse et injuste ;… elle fut fâchée de l’avoir eue. Non, s’écria-t-elle, il est mon ami, et l’est depuis tant d’années ! il m’est attaché dès mon enfance, m’a assistée constamment de ses conseils… Une pareille perfidie de sa part ne serait pas même vraisemblable. Ses incertitudes pourtant ne diminuaient point ; l’affaire étant sûrement divulguée, elle ne pouvait avoir été connue que par l’infidélité de quelqu’un de ceux auxquels elle avait été confiée ; et quelle que fût sa générosité à combattre les soupçons qui s’élevaient dans son esprit, il lui fut impossible de les étouffer entièrement ; l’étrange aversion que M. Monckton avait toujours témoignée contre la famille Delvile, son empressement à rompre toutes les liaisons qui l’y attachaient, lui revinrent dans l’esprit, ne cessèrent de la tourmenter ; et malgré ses efforts, elle ne put dissiper les idées défavorables qu’elles lui inspirèrent.

Lorsque M. Monckton rentra, il la trouva dans cette situation pénible, s’efforçant, par des conjectures, de deviner ce qui pouvait avoir donné lieu à ce qui venait de se passer. Il s’informa, avec sa familiarité ordinaire, du résultat de sa conférence avec ses deux tuteurs, et de la manière dont elle s’était arrangée avec eux. Elle satisfit, sans hésiter, à toutes ses questions. Il est vrai que, quoiqu’elle ne lui déguisât rien, elle eut, en lui répondant, l’air froid et réservé. Il s’en apperçut aisément, et après un moment de silence, il la pria de lui apprendre ce qui avait pu lui faire de la peine.

Cécile, désirant ardemment que des doutes qui lui étaient aussi injurieux fussent entièrement éclaircis, lui rendit un compte exact, simple et sans commentaire, de la scène qu’elle avait eue avec M. Delvile. Il est vrai que tout éclaircissement était absolument inutile à M. Monckton pour lui expliquer le changement qui s’était opéré dans ses manières. Je vois, s’écria-t-il avec beaucoup de vivacité, ce qu’il est très-naturel que vous soupçonniez ; je vais, en conséquence, de ce pas, chez M. Delvile, et j’exigerai qu’il me justifie. Cécile, qui se repentait déjà d’avoir avoué ce qui se passait en elle, l’assura qu’il était inutile qu’il fît cette démarche, et le pria de lui donner conseil sur la manière de découvrir l’auteur d’une telle calomnie. M. Monckton, d’un air embarrassé, déclara qu’il était aussi surpris que cette affaire fût connue, et montra la plus vive indignation qu’on eût osé noircir sa conduite, ajoutant qu’il était au désespoir qu’on pût avoir le moindre prétexte de le soupçonner de cette infamie. Il est vrai, dit-il d’un air ingénu, que je n’ai jamais aimé la famille Delvile ; elle est hautaine, jalouse et vindicative. J’aurais cru manquer aux devoirs de l’amitié, si je ne vous eusse dit ce que j’en pensais, lorsque je vous vis prête à vous allier à elle. Je vous parlai avec la chaleur que mon zèle pour votre bonheur m’inspirait. Mais, quoique j’aye cherché à vous dissuader de ce mariage, j’étais bien éloigné de vouloir que cette rupture se fît aux dépens de votre réputation… Me supposer un dessein aussi noir, aussi horrible, aussi diabolique, c’est me faire l’injustice la plus criante !

La bonne foi apparente de ce discours dissipa presque les soupçons de Cécile, qui aimait beaucoup mieux les voir détruits que confirmés ; elle commença à croire qu’un incident, tout aussi inexplicable que malheureux, était cause que ce secret, ainsi défiguré, était venu à la connaissance de M. Delvile, et que par ce moyen son bon cœur avait fait tort à sa réputation. Quoiqu’il lui restât encore des doutes qui diminuaient un peu la confiance qu’elle avait eue jusqu’alors en l’amitié de M. Monckton, elle crut qu’il serait injuste de le condamner sans preuves, puisqu’il lui était aussi difficile de s’en procurer que de trouver des raisons plausibles du motif qui avait pu l’engager à la calomnier avec autant de perfidie. Elle tâcha de suspendre son jugement jusqu’au moment où le temps dévoilerait ce mystère, et ne pensa, en attendant, qu’à terminer ses affaires, et à quitter Londres. Ils se rendirent ensemble, le lendemain matin, chez Briggs, où après de longs débats, ils restèrent enfin maîtres du champ de bataille. Il leur remit tous ses comptes ; et au bout de peu de jours, les soins actifs de M. Monckton parvinrent à tout arranger, et à retirer de ses mains tout ce qu’il avait à elle. Celui-ci s’emporta, et prédit à Cécile toutes sortes de malheurs : tout cela fut inutile ; ses manières le lui rendaient si insupportable, et elle avait tant de peine à entendre le langage qu’il employait dans les affaires, qu’elle s’estima heureuse d’être débarrassée de lui. Cependant, après avoir bien examiné ses comptes, ils se trouvèrent justes et en règle ; et il parut clairement qu’il n’avait d’autre vue, en désirant de continuer à gérer ses affaires, que celle de satisfaire son goût décidé pour l’argent, et que le plaisir de le manier, ne fût-ce même que pour le faire valoir pour un autre, avait pour lui un si puissant attrait, qu’il avait peine à y renoncer.

M. Monckton, quoiqu’un homme du monde livré à ses plaisirs, entendait pourtant parfaitement les affaires. Il dirigea Cécile dans l’arrangement des siennes. Par son avis elle continua à laisser l’héritage de son oncle, consistant en terres, à l’économe qui en avait eu soin pendant sa vie, et ce que son père lui avait laissé, qui était entièrement placé dans les fonds publics, se trouva réduit à rien par la vente qu’elle fut forcée d’en faire pour rembourser M. Monckton du capital et des intérêts qu’elle lui devait, et par le paiement qu’elle fit à son libraire des livres qu’il lui avait fournis.

Tandis qu’elle s’occupait de ces différents arrangements, qui l’obligèrent encore de remettre à huit jours son départ de Londres, elle passa presque tout son temps seule. Elle aurait voulu donner la meilleure partie de ses moments à Henriette ; mais les derniers reproches de M. Delvile l’avaient tout-à-fait découragée, et quoiqu’elle n’eût de liaison qu’avec elle, l’indiscrétion de madame Belfield lui faisait craindre que les visites qu’elle ferait à la sœur ne fussent attribuées au frère.

Ces reproches, quels que fussent ses efforts pour les oublier, demeuraient toujours fortement gravés dans sa mémoire ; le mépris avec lequel il les lui avait faits, paraissait avoir eu pour but de l’offenser ; comme s’il avait été enchanté de pouvoir, d’après la mauvaise conduite qu’il lui supposait, s’arroger le droit de triompher d’elle, après avoir refusé son consentement à son mariage. Elle en conclut aussi que Delvile ne manquerait pas d’être informé de ces calomnies ; mais jugeant de sa générosité par la sienne, elle fut convaincue qu’il n’y ajouterait aucune foi. Ce qu’elle avait appris de l’indisposition et de l’état dangereux de madame Delvile, augmentait sa tristesse. Elle avait toujours conservé pour cette dame le plus profond respect, et elle se regardait, en quelque sorte, comme la cause de ses souffrances.

Cette scène ne fut pas la seule qui renouvelât des souvenirs qu’elle cherchait à effacer. Son vigilant mentor, Albani, ne manqua pas de venir la sommer de sa parole ; et quoique M. Monckton l’exhortât très-sérieusement à ne point sortir avec lui, elle préféra de s’exposer à cette démarche, plutôt que d’essuyer ses reproches. Elle consentit à le suivre, ne prenant d’autre précaution que celle d’ordonner à son laquais de ne point la quitter. Cette attention fut plutôt pour contenter M. Monckton que pour le besoin qu’elle crut en avoir. Celui-ci ayant appris que le cerveau d’Albani avait autrefois été dérangé, craignait quelque extravagance de sa part, et que Cécile n’en eût du désagrément. Il la conduisit dans une vieille maison, au fond d’une allée, où, la faisant monter au troisième étage, ils trouvèrent une pauvre femme au lit, tandis que plusieurs petits enfants s’amusaient, et jouaient dans la même chambre. Vois, dit-il, à quoi l’humanité est sujette, et ce qu’elle peut endurer. Vois cette pauvre malheureuse, accablée de maux, et cependant obligée d’entendre tout ce bruit, incapable de se remuer, et dénuée de tout secours ; souffrant des douleurs aigües, et manquant des choses les plus nécessaires à la vie.

Cécile s’approcha du lit, et s’informa plus en détail de la situation de la malade ; mais en voyant que son mal lui permettait à peine de parler, elle fit venir la maîtresse de la maison, qui était une fruitière dont la boutique était au rez-de-chaussée, la pria de procurer une garde à la malade, d’emmener avec elle les enfants, et d’appeler un apothicaire, dont elle, promit de récompenser les soins. Elle lui donna aussi quelque argent pour acheter les choses dont la malade pourrait avoir besoin, et promit de revenir dans deux jours s’informer de son état.

Albani, qui l’écoutait en silence, mais avec beaucoup d’attention, joignit les mains d’un air ravissant ; et s’écria : la vertu existe encore,… et je l’ai trouvée ! Cécile, flattée d’une pareille louange, désirant de la mériter, lui dit d’un ton qui exprimait sa satisfaction : où irons-nous à présent, Monsieur ? Chez toi, répartit-il avec bonté ; je ne veux point abuser de ta pitié, ni la lasser, en te rendant trop familière la vue de pareils objets.

Cécile, quoique plus disposée dans ce moment à des actes de charité et de bienfaisance qu’aux affaires et aux amusements, se rappela que, quoique sa fortune fût considérable, elle pouvait pourtant s’épuiser, et ne voulut plus faire d’instances pour chercher des occasions de bienfaisance, persuadée qu’elles se présenteraient en grand nombre. Elle ne manqua pas de revenir au temps qu’elle avait promis pour revoir sa malade : Monsieur Albani s’empressa de l’accompagner. La pauvre femme, dont la maladie était une fièvre, causée par un rhumatisme, se trouvait déjà beaucoup mieux ; elle avait été visitée par un apothicaire qui lui avait administré quelques calmants ; elle était servie par une garde ; et les enfants n’étant plus dans sa chambre, elle avait pu dormir quelques heures, ce qui lui avait rendu une partie de ses forces.

Elle était en état de lever la tête, et de remercier sa bienfaitrice ; mais quelle ne fut pas la surprise de Cécile, lorsque cette femme, après l’avoir regardée, lui dit : ah, madame, ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur de vous voir ! Cécile, qui n’avait pas la moindre idée d’elle, la pria à son tour de lui dire quand et où elle l’avait vue — Lorsque vous alliez être mariée, madame, j’étais chargée du soin d’ouvrir les bancs de l’église de ***. Cécile fut saisie d’horreur, et sans s’en appercevoir, fit quelques pas en arrière ; tandis qu’Albani, d’un air de surprise, s’écria : mariée !… mais personne n’en sait rien ! — Ne me faites aucune question, s’écria-t-elle promptement ; c’est une méprise. — Pauvre innocente ! ajouta-t-il ; voilà donc la corde que tu ne peux souffrir qu’on touche ! Je mourrai plutôt que de permettre qu’un souffle de ma part y donne la moindre atteinte. Oh ! que ta douleur soit respectée, toi dont le cœur est toujours sensible à celle du malheureux et de l’indigent !

Cécile fit alors quelques questions générales, et apprit que cette pauvre femme, qui était veuve, avait été obligée de renoncer à sa place, par les fréquentes attaques de rhumatisme dont elle était affligée ; qu’elle avait reçu des secours assez considérables du curé et du vicaire de la paroisse de *** ; mais ses maladies continuelles, ainsi que sa nombreuse famille faisaient que, malgré ces charités, elle était toujours dans la misère. Cécile promit de penser à ce qu’elle pourrait faire en sa faveur. Albani, qui s’apperçut que l’ouvreuse de bancs avait rappelé de tristes souvenirs dans l’esprit de sa jeune pupile, parut alors sensible à une affliction qu’il avait d’abord blâmée, et marcha en silence à ses côtés jusques chez M. Monckton ; lorsqu’ils y furent arrivés, il lui dit avec bonté, en la quittant : la paix reste avec toi ! puisse le ciel adoucir tes peines !

M. Monckton, qui vit de l’altération sur sa physionomie, se déchaîna contre Albani et ses idées extravagantes. Vous détruisez votre bonheur et votre tranquillité, s’écria-t-il, en vous rendant spectatrice de ces scènes attendrissantes ; et vous épuiserez votre fortune en projets que vous ne pourrez jamais réaliser : l’air que vous respirez dans les demeures de ces malheureux est capable d’altérer votre santé : vous ne tarderez pas à être attaquée de quelqu’une de ces maladies auxquelles vous vous exposez imprudemment ; et tandis que ce que vous distribuerez en aumônes sera à peine suffisant pour remplir la moindre partie du bien que vous voudriez faire, vous serez volée et pillée par des fourbes, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien à donner. Vous devez un peu plus compter sur vos propres lumières, et ne pas vous laisser gouverner uniquement par Albani, dont la folie n’a jamais été parfaitement guérie, et dont les plans chimériques sont si étendus, que toutes les richesses de l’Inde suffiraient à peine à leur exécution.

Quoique Cécile ne goûtât pas absolument cette remontrance qui lui paraissait un peu outrée, elle ne put s’empêcher de reconnaître qu’elle n’était pas tout-à-fait dénuée de vérité, et promit d’être plus prudente par la suite, de se gouverner par elle-même.

Il ne lui restait pourtant aucune autre satisfaction ; et plus elle avançait dans le chemin qu’Albani lui avait indiqué, plus il avait d’attraits pour elle. Se rappelant alors la pauvre famille Hill, pour laquelle elle avait tant fait, elle voulut s’assurer de l’état de ses affaires.

La scène que cette visite lui présenta, était peu propre à confirmer la doctrine de M. Monckton ; car l’heureuse situation dans laquelle elle la trouva, la récompensa amplement de sa générosité, et ne servit qu’à l’encourager à de nouveaux actes de bienfaisance. Madame Hill pleura de joie en lui racontant ses succès ; et Cécile, enchantée d’avoir pu lui procurer un pareil bonheur, ne pensa plus aux précautions qu’on lui avait recommandées, et aux promesses qu’elle avait faites de borner ses libéralités. Elle paya à madame Robert ce qu’elle lui devait encore, ainsi que ce qu’il en avait coûté pour la pension des enfants qu’elle avait fait placer dans une école, déclarant qu’elle voulait que l’on continuât à les y tenir à ses frais, et elle remit de l’argent à la mère, pour qu’elle fît, de sa part, des présents à sa petite famille.

Il fut un peu difficile de remplir sa promesse envers l’ouvreuse de bancs, sa mauvaise santé et l’extrême jeunesse de ses enfants rendant tous les secours insuffisants. Ces considérations furent néanmoins incapables de refroidir la charité de Cécile ; ils servirent plutôt à la lui faire regarder comme encore plus digne de son attention. Elle apprit qu’elle avait autrefois été blanchisseuse, et qu’elle cousait assez bien. Elle résolut, en conséquence, de l’attirer en province, où elle espérait lui procurer de l’ouvrage ; et au pis aller, si elle n’y réussissait pas, elle serait à portée de lui donner des secours, de l’aider à élever ses enfants, et de les placer chez des artisans qui leur enseigneraient leurs professions. Cette femme elle-même fut enchantée de ce projet, fermement persuadée que l’air de la campagne rétablirait sa santé. Cécile lui conseilla d’attendre jusqu’à ce qu’elle fût assez bien pour pouvoir voyager, et lui donna l’argent nécessaire pour payer ce qu’elle devait, et ce dont elle aurait besoin pour son voyage.

Ces libéralités, ainsi que ce projet, étant parvenus aux oreilles d’Albani, parurent le rajeunir, et lui rendre son enjouement et sa première vivacité, tandis qu’ils produisirent un effet tout contraire sur M. Monckton. Lui voir prodiguer ainsi un argent qu’il s’était accoutumé à regarder depuis long-temps comme devant lui appartenir, voir ces sommes, qu’il avait destinées à ses plaisirs, distribuées inconsidérément à des malheureux, excita en lui une fureur qu’il eut peine à contenir, et une inquiétude qu’il s’efforça vainement de déguiser : il languissait, il mourait d’impatience, en attendant le moment où il aurait le droit de mettre fin à des procédés qui ne lui paraissaient qu’une vraie dissipation.

Tels furent les amusements qui égayèrent la solitude de Cécile ; et dès que ses affaires se trouvèrent assez avancées pour pouvoir finir par lettres, elle se prépara à son retour. Elle prévint milady Marguerite et M. Monckton de son intention, et ordonna à ses domestiques d’être prêts à partir le lendemain. M. Monckton ne s’y opposa point ; il se refusa la satisfaction de l’accompagner. Milady Marguerite, qui avait rempli ses vues, et qui souhaitait revenir à la campagne, prit le parti de la suivre.



CHAPITRE III.

Contre-temps.


Cécile n’ayant plus qu’un jour à passer à Londres, fit savoir à Henriette qu’elle devrait prendre congé d’elle ; mais ne voulant plus s’exposer aux impertinentes conjectures de sa mère, elle lui écrivit un billet pour la prier de venir la voir.

Voici la réponse qu’elle reçut :


À Mademoiselle Beverley.
Mademoiselle,

« Ma mère est allée au marché, et je n’ose sortir sans sa permission ; j’ai été la première à courir à la porte, dès qu’on y frappait, dans l’espoir que ce serait vous, et j’ai senti la plus vive émotion, à la vue de toutes les voitures que j’ai entendu passer. Pourquoi, ma chère demoiselle, m’avez-vous dit que vous viendriez ? Je ne me serais point flattée d’un pareil honneur, si vous ne me l’aviez fait espérer. Actuellement je suis parvenue à avoir une chambre, où je reste seule deux à trois heures, ainsi que cela m’arrivera ce matin. Heureuse, si les occupations de miss Beverley lui permettaient de pouvoir se rendre ici ! Mon intention n’est pourtant point de l’en presser ; car je ne voudrais pour rien au monde lui être importune. J’aurais cependant bien des choses à lui dire. Ah ! si vous n’étiez pas si fort au-dessus de moi, je suis sûre que je vous aimerais mieux que personne au monde. Je prévois que je ne vous reverrai point ; car il pleut très-fort, et ma mère serait fort en colère, si je lui demandais la permission de me rendre chez vous en carrosse. Oh ! ma chère demoiselle, je ne sais ce que je dois faire, et je sens que je serai au désespoir, si ma chère miss Beverley part sans que je puisse lui dire adieu.

» Je suis, mademoiselle, avec le plus profond respect,

Votre très-humble servante,
Henriette Belfield.


Cette façon ingénieuse de lui témoigner son envie de la voir, jointe à ce qu’elle lui disait qu’elle la trouverait seule, engagea Cécile à se rendre aussitôt chez elle. Henriette a beaucoup de choses à me dire ; elle veut m’ouvrir son cœur ; car nous n’avons plus rien à redouter l’une de l’autre. Cette confidence soulagera ses peines. Oh ! que n’ai-je moi-même une tendre amie à qui pouvoir me confier ! Qu’Henriette est plus heureuse ! Moins esclave de sa vanité, moins jalouse de sa dignité, ses chagrins peuvent être déposés dans le sein de l’amitié… Les miens, hélas ! renfermés par un devoir cruel, par la prudence, ne peuvent se révéler.

À son arrivée, Henriette vint au-devant d’elle pour l’embrasser… — Et vous seriez partie sans que j’eusse eu la satisfaction de vous voir ! Cela est charmant de votre part, car je n’aurais pas osé exiger cette complaisance. En même temps elle la fit passer dans une autre salle sur la cour, que sa mère avait louée, et où Henriette travaillait seule une partie de la journée. Elle lui apprit que, quoiqu’elles fussent actuellement un peu consolées, le moment de leur entrevue avec son frère avait été bien triste, et que sa mère ne serait tranquille que lorsqu’il aurait embrassé un genre de vie plus honorable que celui qu’il avait choisi. J’ai quelque espérance, continua-t-elle, qu’avant qu’il soit peu, nous y réussirons ; car il lui reste encore un ami dans le monde, qui, grâces à dieu, pense si noblement !… En vérité, je le crois à même de lui procurer tout ce qu’il voudra… C’est-à-dire, que je crois que s’il jugeait à propos de demander quelque chose, personne ne pourrait lui rien refuser, et c’est à ce sujet que je souhaitais m’entretenir avec vous.

Cécile, persuadée que la personne en question ne pouvait être que Delvile, n’osait presque la presser de s’expliquer, quoiqu’elle ne fût venue que dans cette intention. Henriette, qui n’avait nul besoin d’être excitée, poursuivit : La difficulté est de savoir si nous pourrons déterminer mon frère à accepter quelque place ; car il a tous les jours moins d’envie qu’on l’oblige, et sa raison pour cela est, qu’étant pauvre, il craint, je crois, que l’on n’imagine qu’il est dans le cas de ramper et de mendier. Cependant, si ceux qui pensent ainsi, le connaissaient, comme je le connais, ils verraient qu’il n’en sera jamais capable, dût-il mourir de faim. Mais, à parler vrai, j’ai bien peur qu’il n’ait eu tort dans cette affaire, et qu’il ne se soit piqué sans raison : il aura pris pour un affront ce qui ne l’était pas. J’ai parlé à un gentilhomme qui sait beaucoup mieux que lui comment on doit se conduire ; il m’a dit que mon frère, pendant le temps qu’il a demeuré chez milord Vannelt, prenait de travers tout ce qui se faisait dans la maison. Et comment a-t-il pu le savoir ?… Oh ! parce qu’il a été lui-même s’en informer ; c’est lui qui avait procuré la connaissance de milord Vannelt à mon frère ; et il n’aurait pas plus souhaité que moi-même qu’il eût eu à s’en plaindre : ainsi je dois le croire. Mais mon pauvre frère n’étant point un homme de considération, s’est imaginé que tout le monde lui manquait d’égards ; et comme il est pauvre, il soupçonnait qu’on le méprisait. Cette personne m’a pourtant bien assurée que chacun l’aimait et l’estimait ; et s’il avait été moins soupçonneux, il n’est rien qu’on n’eût fait pour lui. — Vous connaissez donc très-bien ce gentilhomme ? Oh ! non, mademoiselle, répondit-elle promptement ; je ne le connais point du tout. Il ne vient ici que pour voir mon frère ; il serait fort impertinent à moi de prétendre qu’il fût de ma connaissance.

Desireriez-vous de le connaître ? Moi ! quelquefois je le voudrais, dit-elle en rougissant un peu, relativement à mon frère.

Ah, Henriette ! répartit Cécile, en secouant la tête, l’enthousiasme de votre frère pour la société des grands vous a gagnée. Après l’avoir si long-temps blâmé, prenez garde qu’à votre tour vous ne finissiez comme lui, par la trouver aussi dangereuse qu’elle vous paraît attrayante. — Je ne cours aucun risque, mademoiselle, répartit-elle, car ces personnes sont tout-à-fait hors de ma portée : à peine suis-je à même de les appercevoir, et il pourrait fort bien arriver que je ne les reverrais jamais ! — Les personnes, lui dit Cécile en souriant, que vous distinguez, sont donc en grand nombre ? — Oh ! non, en vérité, je n’en distingue qu’un seul. Il ne saurait y en avoir… Je veux dire qu’il n’y en a que très-peu… Elle fit un effort pour se retenir, et se tut.

Quel que puisse être celui que vous admirez, votre admiration ne saurait que l’honorer : gardez-vous cependant de la pousser trop loin, de peur qu’après avoir affecté votre cœur, elle ne trouble votre repos, et ne vous rende malheureuse pour toute votre vie. — Ah ! mademoiselle, je vois que vous savez quelle est la personne que j’ai voulu désigner ; mais vous vous tromperiez très-fort, je vous assure, si vous aviez quelques soupçons défavorables sur mon compte. — Des soupçons ; repartit Cécile en l’embrassant ; il n’y a personne au monde dont je pense aussi avantageusement. — Je veux dire, mademoiselle, que vous me feriez tort de croire que j’eusse oublié la distance qu’il y a de lui à moi. Je vous assure que je ne l’ai jamais perdue de vue : j’admire seulement la bonté qu’il témoigne à mon frère, et ne pense jamais à lui, si ce n’est quelquefois pour le comparer aux autres gens que je vois ; et cette comparaison me les rend si odieux, que je souhaiterais ne jamais entendre parler d’eux. — Sa connaissance vous a donc rendu un très-mauvais service, et il serait heureux pour vous d’oublier absolument que vous l’eussiez jamais faite. Oh ! cela ne me sera jamais possible ; car plus je pense à lui, et plus je suis mécontente de tous les autres. Ô, miss Beverley ! vous êtes la seule personne qui lui ressembliez ; toujours douce, toujours officieuse… Il me semble souvent que vous êtes sa sœur… J’avais une fois ouï dire… mais on a ensuite démenti ce bruit. Un profond soupir échappa à Cécile ; elle ne devina que trop ce qu’il n’aurait tenu qu’à elle d’entendre, et elle savait assez combien il lui aurait été facile de l’en dissuader. Sûrement, miss Beverley, vous ne sauriez être malheureuse, dit Henriette d’un air qui témoignait autant de surprise que d’inquiétude. — J’avoue que j’ai beaucoup de raisons, répondit Cécile, en affectant un air gai, d’être contente de mon sort, et je tâche de ne pas les oublier.

Oh ! je pense bien souvent, s’écria Henriette, que vous êtes la plus heureuse personne qu’il y ait au monde, ayant tout à votre disposition… adorée de tous ceux qui vous connaissent, ayant tout l’argent que vous pouvez désirer, et tant de douceur et de bonté qu’on ne saurait vous l’envier ; vous avez le choix de toutes les compagnies, il n’en est aucune qui ne se trouve honorée de la vôtre. Si j’étais riche et indépendante comme vous, continua Henriette, alors je ne pourrais bientôt plus m’occuper que de ces personnes que j’admire, et c’est ce qui fait que je m’étonne souvent que vous qui lui ressemblez à tant d’égards… Il est vrai que vous pouvez si aisément en rencontrer de pareils, qu’il n’est point étonnant que vous soyez peu frappée de celui-là. Je souhaite de tout mon cœur qu’il ne se marie jamais ; car ne pouvant épouser qu’une demoiselle dont la condition serait égale à la sienne, je craindrais qu’elle ne l’aimât pas comme elle le devrait. Il n’aurait aucun besoin de rester garçon, répondit Cécile, si, en se mariant, c’était la seule chose qu’il eût à redouter.

Je m’imagine souvent, ajouta Henriette, que les riches seraient tout aussi heureux en épousant des femmes pauvres, que les pauvres en épousant des femmes riches ; car ils prendraient une épouse qui s’efforcerait de mériter leurs bontés, au lieu que leurs égales sont en droit de les exiger. J’ai réfléchi à ce sujet relativement à ce gentilhomme ; quelquefois, après avoir admiré sa douceur et sa politesse, je me suis imaginé que j’avais de la fortune et de la naissance, et j’ai totalement oublié que je n’étais que la pauvre Henriette Belfield.

N’aurait-il donc point alors, s’écria Cécile un peu alarmée, cherché à vous plaire ? Non, jamais ; mais je dois vous avouer qu’il m’est arrivé de souhaiter d’être riche. Il est vrai qu’il présume si peu de lui-même, qu’il y a eu des moments où j’ai presque oublié la distance qui se trouvait entre nous, et même pensé… Ô folle pensée ! — Ne craignez pas chère Henriette, de me la communiquer. — Je ne vous cacherai rien, mademoiselle ; car il y a long-temps que je désire d’ouvrir mon cœur, sans avoir osé me confier encore à personne. J’ai donc pensé, oui j’ai quelquefois pensé que, s’il connaissait seulement l’attachement sincère que j’ai pour lui, ma tendresse et mon dévouement, il pourrait me croire plus propre qu’une grande dame à faire son bonheur. — Réellement, s’écria Cécile très-affectée de son ingénuité, je n’en serais point surprise… et si j’étais lui, je crois que je n’hésiterais pas un instant à me décider.

Henriette entendant alors la marche de sa mère qui s’avançait, fit signe à Cécile de se taire ; mais à peine madame Belfield fut-elle rentrée chez elle, qu’un moment après elles entendirent dans la salle voisine la voix de M. Delvile le père, qui dit : votre serviteur, madame ; j’imagine que vous êtes madame Belfield ? — Oui, monsieur, lui répondit-elle ; je pense, monsieur, que c’est à mon fils à qui vous avez affaire. Non, madame, répartit-il, c’est à vous-même.

Cécile se trouvant alors remise d’une première émotion, voulut sortir en évitant de se laisser voir, sachant bien que si M. Delvile l’appercevait dans la maison, il ne douterait plus de la vérité des rapports qu’on lui avait faits.

Soyez sûr, monsieur, que je serais charmée de vous obliger, répondit madame Belfield ; mais je vous prie, monsieur, de me dire votre nom. Mon nom, madame, répliqua-t-il en élevant un peu la voix, je me trouve rarement dans le cas de le décliner ; il est même actuellement assez inutile que je me fasse connaître. Il doit suffire que je vous assure qu’il s’en faut bien que celui qui vous parle soit un homme du commun, et que peut-être vous ne serez guères à portée de le revoir une seconde fois. — Mais comment puis-je satisfaire à ce que vous avez à me demander, monsieur, si je ne connais pas même votre nom ? — C’est ce que je me propose, madame, de vous expliquer ; et il ne faut, pour le comprendre, que vous donner la peine de m’écouter. J’ai quelques questions à vous faire, auxquelles j’espère que vous voudrez bien répondre ; mais elles seront assez claires pour que vous n’ayez aucune peine à les concevoir. Ainsi tous les préambules de pure civilité sont parfaitement inutiles. — Eh bien, monsieur, reprit madame Belfield, sans faire attention à ce pompeux étalage, puisque vous entendez faire un secret de votre nom…

Il en est peu, je crois, madame, s’écria-t-il avec hauteur, qui soit moins secret que le mien : au contraire, cette maison-ci est du petit nombre de celles de cette ville où ma présence seule ne suffit pas pour l’annoncer. Il ne fait pourtant rien à l’affaire dont il est question, et vous aurez la complaisance de vous contenter de l’assurance que je vous donne, que si l’on vous voyait vous entretenir avec moi, vous n’auriez pas à en rougir. Madame Belfield subjuguée, sans savoir pourtant précisément pourquoi, ni comment, se borna à lui répondre qu’il était le bien venu, et le pria de s’asseoir. Je vous prie de m’en dispenser, madame ; ce que j’ai à vous dire n’exige qu’un instant : j’ai d’ailleurs des affaires trop pressantes pour qu’il me soit possible de m’arrêter. Vous m’avez fait mention de votre fils. Il y a déjà quelque temps que j’avais ouï parler de ce jeune homme : voulez-vous bien que je m’informe ?… Je ne prétends entrer dans aucun détail, et ce n’est point un vain motif de curiosité, mais des raisons de famille, qui me font désirer de savoir s’il ne serait pas question pour lui d’une jeune personne, ou plutôt d’une riche héritière, sur laquelle on suppose qu’il a des vues ? Oh pour cela, non, monsieur, répondit madame Belfield, au grand contentement de Cécile, qui jugea tout de suite que cette demande la regardait. Pardonnez-moi donc, et bonjour, madame, dit M. Delvile d’un ton qui témoignait son peu de satisfaction, ensuite il ajouta : et vous prétendez qu’il n’existe point de jeune personne telle que celle dont je parle, qui écoute favorablement ses vœux ? Mon cher monsieur, s’écria-t-elle, il n’existe pas une seule personne à qui il ait jamais osé faire la moindre proposition. Je connais actuellement une jeune demoiselle qui est un très-riche parti, et qui a autant de goût pour lui, ainsi que je l’en ai prévenu, qu’aucun homme pourrait désirer ; mais il est impossible de le lui persuader, quoiqu’il ait été élevé à l’université, et qu’il soit plus instruit, ou du moins tout autant que qui que ce soit du royaume. Eh bien donc, répartit M. Delvile en se radoucissant, il paraît que la difficulté ne vient pas du côté de la jeune personne ? — Oh, mon dieu ! non, monsieur. S’il l’avait demandée, il y a long-temps qu’il l’aurait. — Elle est venue très-souvent le chercher ; mais ayant été, ainsi que je vous l’ai déjà dit, élevé à l’université, il a cru en savoir plus que moi ; et j’ai eu beau prêcher, tout ce que j’ai pu lui dire a été inutile.

La consternation de Cécile, en entendant cette conversation, ne pouvait être égale qu’à la honte qu’en avait Henriette qui, quoiqu’elle ignorât quel était celui avec qui sa mère s’entretenait, sentait pourtant le peu de vérité et l’indécence de ses propos.

J’imagine, monsieur, continua madame Belfield, que vous connaissez mon fils ? — Non, madame, mes connaissances sont peu nombreuses. — Cela étant, monsieur, vous ne sauriez juger de son mérite, et de ce qu’il a droit d’en attendre. Quant à cette jeune demoiselle, elle l’a découvert, monsieur, dans un temps où personne de ses parents ni de ses connaissances ne savait ce qu’il était devenu. C’est elle la première, monsieur, qui est venue m’en donner des nouvelles, quoique je sois sa propre mère. L’amour, monsieur, est furieusement clairvoyant. Tout cela n’a rien produit, et mon fils a été assez opiniâtre pour ne pas profiter de ses bonnes dispositions.

Cécile irritée, fut sur le point de se montrer pour se justifier ; elle se retint, en considérant que se trouvant chez Belfield, il ne serait plus possible de détruire dans l’esprit de M. Delvile les soupçons qu’il avait sur le compte de Cécile.

Les jeunes demoiselles, continua madame Belfield, croient qu’en confiant leur inclination à quelqu’un, ce quelqu’un en parlera, et que celui qui en est l’objet viendra, et les enlèvera. Il n’y a pas long-temps que le bruit courait qu’elle allait épouser le jeune Delvile, l’un des fils de son tuteur. — Je suis fâché qu’on ait fait courir un bruit aussi impertinent, s’écria-t-il très-piqué ; le jeune M. Delvile n’est point un parti dont on dispose aussi facilement, et il sait trop ce qu’il doit à sa famille.

Ici Cécile rougit d’indignation, et Henriette soupira de chagrin. Mon dieu, monsieur ! répondit madame Belfield, qu’est-ce que sa famille pourrait faire de mieux ? Je n’ai jamais ouï dire qu’elle fût bien riche, et je ne crains pas d’avancer que le vieux gentilhomme, étant son tuteur, n’a pas manqué de procurer à son fils les occasions de la voir : avec tout cela, le mariage n’a pas réussi ; car quant au vieux M. Delvile, tout le monde assure… tout le monde se donne trop de liberté, dit M. Delvile en colère, en osant parler de lui, et vous ne trouverez pas mauvais que je vous apprène qu’une personne de son rang et de sa naissance n’est point faite pour que son nom se trouve confondu avec celui de toutes sortes de gens. — Bon dieu, monsieur ! s’écria madame Belfield, un peu surprise de son ton et de cette sortie, je vous assure, quant à moi, que je consentirais volontiers à ne plus prononcer de ma vie le nom de ce vieux gentilhomme ; car on assure qu’il est tout aussi vain que Lucifer, et personne ne sait de quoi ; car on prétend… On prétend ? s’écria-t-il enflammé de colère. Et qui est cet On ? faites-moi le plaisir de m’en informer. — Eh ! monsieur, c’est tout le monde, et c’est la réputation qu’il a dans le public. — En ce cas, le public est très-impertinent, dit-il en élevant très-fort la voix, de ne pas témoigner plus d’égards et de respect pour une des premières familles d’Angleterre. C’est une licence qu’il faudrait réprimer.

Ici, la porte de la rue étant restée ouverte par la faute des domestiques, on entendit monter l’escalier, et Henriette, reconnaissant la marche de son frère, se tourna en élevant les mains du côté de Cécile, et lui dit à l’oreille : quel malheur ! c’est Belfield ! Je n’avais pas cru qu’il serait rentré avant la nuit. N’entrera-t-il pas ici ? lui demanda Cécile. Au même instant il ouvrit la porte, et parut dans l’appartement. Il commençait à s’excuser, et voulait se retirer, quand Henriette le saisissant par le bras, lui dit tout bas qu’elle s’était servie de sa chambre, parce qu’elle avait cru qu’il ne rentrerait pas de la journée, et le pria de se tenir tranquille, parce que le moindre bruit les découvrirait. Belfield s’arrêta ; mais l’embarras de Cécile fut extrême de se trouver dans son appartement après ce qu’elle venait d’entendre de la bouche de sa mère. Celle-ci ayant positivement déclaré qu’elle avait du goût pour lui, et ne demandai qu’à l’épouser, elle fut très-piquée contre Henriette pour ne l’avoir pas avertie plus tôt que ce logement était celui de son frère. Cependant, elle ne pouvait en sortir alors sans s’exposer à être reconnue ; elle resta comme immobile sur sa chaise, rougissant et pâlissant tour-à-tour. Son trouble l’empêcha d’entendre la réponse de M. Belfield, ainsi que la suite du dialogue entre sa mère et M. Delvile. Mais un instant après elle entendit madame Belfield qui était aux prises avec les porteurs qui l’avaient amenée, et qui découvrait par-là qu’il y avait quelqu’un dans sa maison. Je saurai bientôt, dit-elle, s’il est venu compagnie chez moi sans que j’en aye été informée, et elle ouvrit la porte de communication.

Cécile, qui jusqu’à ce moment était restée comme une statue sur son siège, se leva tout-à-coup, mais si confuse, qu’il lui fut impossible d’articuler un seul mot. Belfield, étonné lui-même de sa situation, également surpris et fâché de son embarras, avait, quoiqu’il n’en fût pas la cause, l’air tout-à-fait coupable ; et Henriette pâle d’effroi à la vue de la colère de sa mère, s’éloignait autant qu’il lui était possible. Telle était la position de ceux qui venaient d’être surpris, honteux, perplexes et embarrassés, tandis que ceux par qui ils l’avaient été paraissaient assurés et triomphants. Ah ! s’écria madame Belfield ; mais voici mademoiselle Beverley… dans l’appartement de mon fils. Et elle fit un signe d’intelligence à M. Delvile. J’étais venu voir mademoiselle Belfield, dit Cécile, s’efforçant, mais en vain, d’avoir un air de sang-froid, et elle m’a fait entrer dans cet appartement. Je rentre dans ce moment, ajouta vivement Belfield, et malheureusement je me suis présenté sans savoir que miss Beverley fût ici.

Ces assurances, quoiqu’exactement vraies, eurent dans la circonstance tout l’air d’excuses et de subterfuges, tandis que M. Delvile témoignait, par un mouvement de tête, le peu de foi qu’il y ajoutait ; madame Belfield continuait à lui faire des signes très-significatifs. Il ne me reste plus, madame, dit M. Delvile à madame Belfield, de question à vous faire ; car le peu de doutes que j’avais en venant chez vous se trouvent actuellement éclaircis. Je vous souhaite le bon jour, madame.

Permettez-moi, monsieur, lui dit Cécile, s’avançant avec un peu plus de fermeté, de m’expliquer en présence de ceux qui peuvent mieux que personne attester la vérité de ce que j’alléguerai. Les circonstances réelles… Je serais très-fâché, mademoiselle, de vous donner une peine inutile, répondit-il d’un air fier et content. La situation et le lieu où je vous trouve ont pleinement satisfait ma curiosité ; ils dissipent la crainte que j’avais que vous ne fussiez encore dans le cas de m’accuser d’erreur. Il lui fit après cela une révérence et sortit.

Cécile, humiliée de se voir traitée avec tant de mépris, prit congé assez froidement de la pauvre Henriette, et retourna chez M. Monckton. Les réflexions que cette malheureuse visite lui occasionna, furent très amères, la situation dans laquelle elle avait été surprise, cachée seulement avec Belfield et sa sœur, l’assurance positive du goût que sa mère lui avait prêté pour lui devaient paraître à M. Delvile des preuves incontestables de la vérité des soupçons qu’il lui avait rapportés dans leur dernière entrevue. Delvile lui-même, qu’elle croyait hors du royaume, serait peut-être informé de cette aventure aussi bien que sa mère ; elle allait perdre leur estime, et cette pensée la désolait. S’adresser encore à M. Delvile père, c’était s’exposer à de nouveaux outrages ; elle ne voulut pas même lui écrire, ni à son fils, quoiqu’elle en eût d’abord grande envie. Après avoir changé plusieurs fois de sentiment, sa délicatesse se trouva enfin d’accord avec sa raison ; elle conclut que le parti le plus prudent, dans une situation aussi épineuse, était de s’en remettre à la destinée et de laisser au temps le soin de sa justification.

Dans la soirée, on lui annonça Henriette qui, en entrant, lui dit ! Ah, mademoiselle ! que vous étiez fâchée en nous quittant ! Je n’ai pas eu un moment de tranquillité depuis cet instant ; et si vous partez sans me pardonner, il est sûr que je deviendrai malade de chagrin : ma mère est sortie, et moi j’ai couru ici toute seule, quoique dans l’obscurité et par le mauvais temps, pour vous en supplier ; sans cela je ne sais ce que je deviendrai. Douce et charmante fille ! s’écria Cécile en l’embrassant, quand vous m’auriez causé tout le chagrin que je suis capable de ressentir, l’attention et l’amitié que vous venez de me témoigner seraient seules capables de le dissiper, et vous feraient aimer plus que jamais. Henriette lui dit pour s’excuser, qu’elle avait cru que son frère ne rentrerait pas, parce qu’il passait presque tous les jours entiers chez les libraires, pour consulter les différents auteurs dont il pouvait avoir besoin, n’ayant lui-même que très-peu de livres : elle ne voulut pour-tant pas lui apprendre que l’appartement où elle l’avait reçue fût le sien, de crainte que Cécile ne trouvât mauvais qu’elle en eût fait usage, quoiqu’elle sût qu’il ne lui restait que ce moyen de pouvoir, ainsi qu’elle le desirait depuis long-temps, s’entretenir en liberté avec elle. Elle lui demanda encore pardon de nouveau, et lui dit qu’elle espérait que la conduite de sa mère ne l’engagerait point à l’abandonner ; qu’elle-même en avait été très-choquée ; que son frère n’y avait pas eu plus de part qu’elle. Cécile l’écouta avec plaisir, et son amitié pour elle n’en souffrit aucune atteinte. La confiance qu’elle lui avait témoignée dans la matinée était digne de toute son affection et elle lui promit qu’elle durerait autant que sa vie. Après quoi Henriette, d’un air qui exprimait sa satisfaction, se hâta de prendre congé, en lui disant qu’elle n’oserait rester plus long-temps, de crainte que sa mère ne s’apperçût de son absence.

Cette visite, jointe à la conversation tendre et familière de la matinée, augmenta encore chez Cécile l’envie qu’elle avait de l’inviter à venir habiter sa maison de campagne ; mais la crainte qu’elle eut des commentaires de sa mère, ainsi que des interprétations auxquelles elle avait lieu de s’attendre de la part de M. Delvile, l’empêchèrent d’exécuter ce projet, quoique ce fût alors le seul qui se trouvât d’accord avec sa raison.



CHAPITRE IV.

Calme.


Le lendemain, dès que le jour parut, Cécile partit suivie de ses deux domestiques. Elle se rendit directement chez madame Bayley, où elle se mettait en pension jusqu’à ce que sa maison fût prête. C’était une très-bonne femme, aimée de ses voisins ; ses revenus étaient honnêtes, quoique peu considérables ; et ils suffisaient à ses besoins : ce qui n’empêchait pas que dans l’occasion elle ne fût bien aise de les augmenter en prenant une pensionnaire.

Cécile passa un mois chez elle, occupée à des actes de bienfaisance. Sa maison située à trois milles de Bury, étant prête à la recevoir, elle en prit possession. Les gens au-dessus du commun furent charmés de la voir établie parmi eux ; et les plus pauvres jugeant, parce qu’ils en avaient déjà reçu, de ce qu’ils pouvaient encore s’en promettre, regardèrent l’époque où elle vint habiter le canton comme une faveur du ciel.

C’est ainsi que l’intéressante héritière, désormais indépendante, se trouva fixée dans sa propre demeure, au milieu du domaine de sa famille. Avec tous les avantages qu’elle réunissait, ne devait-elle pas être heureuse ? Sa raison lui dit qu’il fallait travailler à le devenir, et pour y réussir, effacer de son cœur toutes les impressions qu’il avait reçues. La tâche était pénible ; mais Cécile l’entreprit avec courage, se rappelant une maxime de madame Delvile, que les maux inévitables sont les plus faciles à supporter. Les observations qu’elle avait faites, les contre-temps qu’elle avait éprouvés avaient mûri son jugement mieux que ne l’auraient fait les années ; elle vit qu’elle avait moins besoin de force que de constance, et qu’elle devait remplir son temps par des occupations utiles, qui ne lui laisseraient pas d’intervalle pour se livrer à de tristes ressouvenirs.

Son premier soin fut de se défaire de Fidèle, qu’elle avait, sans savoir comment, gardé jusqu’alors, et qu’elle ne revoyait jamais qu’il ne lui fît naître des idées affligeantes. Elle le renvoya sans charger celui qui le conduisit d’aucune commission, étant persuadée que tout ce qu’elle pourrait faire dire à madame Delvile n’augmenterait en rien la satisfaction qu’elle aurait de le recouvrer. Elle écrivit ensuite à M. Albani, pour lui apprendre qu’elle était actuellement prête à exécuter les projets qu’ils avaient formés depuis long-temps. Albani se hâta de venir la joindre, et se chargea avec empressement des fonctions de mentor et de distributeur de ses aumônes. Il fit son étude de lui déterrer des objets de compassion, de la conduire dans leurs demeures ; après quoi, il laissait à sa libéralité le soin de juger des secours que leur état demandait. L’excès de son zèle, dans ces occasions, et son ravissement de disposer presque à son gré de sa bourse, paraissaient quelquefois lui causer des transports si étranges et si violents, qu’à peine pouvait-il y résister. Il se joignait aux mendiants pour la combler de bénédictions ; il mêlait ses prières à celles des pauvres, et la remerciait avec les malheureux auxquels elle faisait du bien. L’ouvreuse des bancs et ses enfants ne manquèrent pas de se rendre à son invitation ; et Cécile les plaça dans son voisinage, où la pauvre femme, dès qu’elle fut rétablie, trouva à travailler ; et sa généreuse bienfaitrice, suppléant à son petit gain, lui fournit les moyens de faire apprendre des métiers à ses enfants. Elle ne tarda pas d’accomplir la promesse qu’elle avait faite autrefois à madame Harrel de la recevoir chez elle. Cette dame accepta son offre avec beaucoup d’empressement, charmée de ce changement dans sa situation, qu’une solitude continuelle lui avait rendue tout-à-fait insupportable. M. Arnott l’accompagna, et passa un jour chez Cécile ; mais ne recevant d’elle, quoique très-polie à son égard, aucune invitation à réitérer sa visite, il la quitta tristement. Cécile vit avec douleur qu’il conservait toujours sa passion, quoique sans espoir, et sentit qu’en souffrant qu’il la vît, c’était contribuer à l’entretenir ; en plaignant sincèrement le désordre qu’elle causait dans son ame, elle résolut, quoiqu’à regret, d’éviter à l’avenir sa présence.

C’était uniquement pour tenir sa parole qu’elle avait fait venir madame Harrel dans sa maison : le temps où sa société lui plaisait était passé ; loin d’en recevoir ni utilité, ni agrément, ce ne fut pour elle qu’une compagnie embarrassante. Sans ressource en elle-même, madame Harrel cherchait continuellement à s’en procurer par le moyen des autres ; elle fatiguait Cécile à force de lui témoigner sa surprise du genre de vie qu’elle avait adopté, et la tourmentait tous les jours en lui proposant des parties de plaisir et de nouvelles visites. Elle ne pouvait comprendre que, possédant une fortune aussi considérable, ses desirs fussent aussi bornés ; et elle était, pour ainsi dire, choquée de ce que, se trouvant maîtresse d’un si gros revenu, elle vivait tout comme si elle ne jouissait que de cinq cents livres de rente. Mais Cécile, sans s’embarrasser de ses représentations ni des jugements du public, était décidée à n’écouter que sa raison. Le faste ni la dissipation n’avaient jamais eu d’attraits pour elle ; et ce qu’elle avait remarqué chez M. Harrel et dans la maison de Delvile, lui servait à jamais de leçon pour éviter l’un et l’autre. Son équipage, propre et commode, n’avait rien de remarquable ; sa table était simple, quoiqu’abondante ; ses domestiques, en petit nombre, étaient occupés, sans être excédés de travail. Son système économique, comme celui de ses libéralités, était réglé par les conseils de sa raison, et non modelé sur l’exemple des autres ; elle ne cherchait point à se distinguer, ni à l’emporter par sa manière de vivre sur la noblesse de son voisinage.

Quoique sa conduite eût si peu de conformité avec celle des jeunes personnes de son état et de sa fortune, elle avait un soin particulier d’éviter de les choquer par la singularité de ses manières. Toutes les fois qu’elle les voyait, elle était familière sans bassesse, naturelle et polie ; et quoiqu’elle ne se trouvât que rarement en leur compagnie, ses manières gracieuses et son empressement à obliger lui en faisaient autant d’amies. Le projet qu’elle avait formé peu de temps après son entrée chez M. Harrel lui plaisait si fort, qu’elle ne négligeait rien pour le réaliser : mais la partie de ce plan qui consistait à éloigner d’elle les personnes inutiles ou frivoles ne lui parut guères praticable ; il eût fallu qu’elle fermât sa porte à la moitié de ses connaissances. Il en était de même du dessein de se former une société d’amis sages, éclairés, distingués par leurs vertus et leur piété, qui vinssent demeurer chez elle. L’expérience lui fit voir que de tels amis étaient rares, et que ne pouvant les acquérir avec de l’or, il fallait attendre patiemment cette faveur de la providence.

Fatiguée cependant des plaintes continuelles de madame Harrel, elle desirait de s’en distraire par une société plus agréable, et sentait tous les jours davantage combien celle d’Henriette Belfield serait propre à ce dessein. Plus elle réfléchissait à cette idée, plus il lui paraissait qu’elle rencontrerait de difficultés à la réaliser, jusqu’à ce qu’après les avoir mûrement considérées, elle sentit qu’elles n’étaient peut-être qu’imaginaires. Madame Belfield, tant qu’elle aurait son fils auprès d’elle, reconnaîtrait bien que Cécile ne recherchait point la sœur pour avoir occasion de rencontrer le frère ; et si M. Delvile prenait de nouvelles informations, il apprendrait que ses liaisons n’étaient qu’avec Henriette, puisqu’elle l’avait fait venir à sa maison de campagne, où Belfield n’avait point pensé à la suivre. Elle considéra aussi combien, en renonçant à Henriette pour M. Delvile, elle en serait mal récompensée, puisqu’il était bien décidé à penser défavorablement sur son compte, et qu’aucun sacrifice ne serait capable de détruire ses préjugés. Le témoignage de sa conscience l’emporta enfin sur la vaine frayeur d’une injuste censure ; et dans la lettre qu’elle écrivit à madame Belfield à ce sujet, elle en mit une d’invitation pour Henriette.

La réponse de celle-ci témoignait son ravissement d’une pareille proposition, et celle de sa mère ne contenait d’autre objection que la dépense du voyage. Pour lever la difficulté, Cécile envoya sa femme-de-chambre, et la chargea de payer ce qu’il en coûterait. La reconnaissance de la tendre Henriette en revoyant Cécile, fut sans bornes ; elle ne sut comment lui exprimer tout l’excès de sa joie. Cécile mit en usage tous les soins de l’amitié pour adoucir ses peines ; elle lui parla toujours avec confiance, et ne lui cacha que ce qui concernait Delvile, sur lequel elle gardait un profond silence, résolue d’oublier, s’il était possible, qu’elle eût eu quelque liaison avec lui.

Henriette goûtait, pour la première fois, le bonheur de vivre dans une société assortie à son caractère. Sa douceur naturelle, qui n’avait servi qu’à l’exposer à la tyrannie de sa mère, lui attirait alors la bienveillance et les égards de ceux qui l’environnaient. Cécile lui fit part de ses projets, la menait avec elle dans ses visites de charité, et reconnut dans ce commerce familier, que son ame était aussi belle que sa figure. Cette fille estimable s’attachant toujours davantage à sa bienfaitrice, parvint insensiblement à dissiper sa mélancolie ; et la sérénité, la gaieté même revinrent habiter un séjour où règnaient tant d’autres vertus.

M. Monckton étant revenu habiter sa campagne, vit avec une véritable peine le crédit d’Albani sur l’esprit de miss Beverley. Ses libéralités étaient étendues, considérables ; tout le monde en parlait, et quoique les uns les admirassent, et les autres les blâmassent, tous en étaient également surpris. Il les lui laissa continuer pendant quelque temps sans faire la moindre remontrance, espérant que la première ferveur diminuerait d’elle-même, quand elle commencerait à n’avoir plus le charme de la nouveauté ; mais s’appercevant que, loin de se ralentir, sa charité augmentait tous les jours, il s’alarma ; et ne pouvant plus se contenir, il lui parla vivement, lui représenta que sa conduite pourrait avoir des suites très-dangereuses. Il lui dit qu’elle ne servirait qu’à lui attirer tous les fripons et tous les imposteurs des quatre coins du royaume ; il qualifia Albani d’extravagant et de visionnaire qu’elle devrait plutôt fuir qu’accueillir, et lui insinua que si sa conduite venait à être connue du public, une charité qui approchait si fort de la profusion, alarmerait tous ceux qui en seraient informés, au point qu’aucun homme, quelque considérable que fût sa fortune, ne croirait qu’elle le fût assez, s’il recherchait son alliance, pour l’empêcher d’être un jour ruiné.

Cécile écouta cette espèce de remontrance avec sang-froid, et y répondit de même. Le crédit qu’il avait eu sur son esprit n’était plus aussi absolu ; car quoique ses soupçons ne fussent point encore éclaircis, ils n’étaient néanmoins pas dissipés : rien ne nuit plus à l’amitié que la défiance. Elle le remercia de son zèle, en l’assurant que ses craintes étaient mal fondées, et qu’en suivant son penchant, elle n’agissait pas sans réflexion. Ses revenus étaient considérables, et elle n’avait ni enfants, ni parents : les dépenser uniquement pour satisfaire ses fantaisies, serait une extravagance impardonnable, puisqu’elle ne serait que la suite d’un caprice bien étrange, pour elle sur-tout qui n’avait aucun goût pour le luxe et la prodigalité. Il est vrai qu’il lui serait facile d’économiser, mais pour qui ? personne n’avait le droit de l’exiger ; et pour ce qui la regardait personnellement, ne manquant de rien, cela serait très-inutile. Elle déclara pourtant qu’elle était résolue à ne jamais rien devoir, et ne pas emprunter un schelling ; mais que tant que ses revenus seraient clairs et libres, elle ne voyait aucun mal à les dépenser en entier. Quant à son objection, relativement à un établissement, elle se contenta de dire que les gens qui désaprouveraient sa conduite seraient vraisemblablement ceux dont elle n’ambitionnerait pas l’approbation, ou qu’il était inutile qu’elle se refusât actuellement la seule satisfaction qui pût la flatter, celle de disposer de son superflu en faveur des malheureux dont il servait à prolonger l’existence. Le ton ferme et décidé qu’elle mettait à défendre son systême déplut fort à M. Monckton, et lui ôta l’envie de le combattre ; convaincu qu’elle avait raison, il ne voulut pas risquer de lui déplaire en contrariant ses idées ; la conversation en resta là, et laissa dans l’esprit de Cécile une impression désavantageuse ; tout en rendant justice à son zèle et à son attachement, il lui paraissait pourtant trop intéressé et trop soupçonneux. Elle continua donc à se conduire comme auparavant, distribuant d’une main libérale tout ce qu’elle pouvait économiser sur la dépense de sa maison, son unique soin étant de se mettre en garde contre les frippons, dont, malgré toutes ses précautions, elle se trouvait quelquefois dupe. Mais son discernement et sa vigilance empêchèrent que cela n’arrivât souvent ; elle apprit, quoiqu’à ses dépens, à se défaire des imposteurs et de ceux dont elle découvrait les ruses : sa fortune la flattait peu depuis qu’elle avait été dédaignée par la famille Delvile ; et convaincue que l’argent n’avait pas le pouvoir de la rendre heureuse, elle le regardait assez indifféremment, et conséquemment comme presque dû à ceux dont les besoins et l’indigence le leur rendait indispensable, et beaucoup plus utile.

Ce fut de cette manière que Cécile passa le premier hiver de sa majorité. La lecture, la musique, les soins domestiques, qu’elle n’avait jamais dédaignés, avaient, en remplissant tous ses moments, écarté d’elle l’oisiveté, et rendu à son esprit sa première sérénité. Des occupations utiles et des distractions variées répondaient parfaitement au plan qu’elle avait formé, et qui devait bannir nécessairement les chagrins qu’elle avait essuyés, et auxquels son âme s’était d’abord un peu livrée.



CHAPITRE V.

Surprise.


Le printemps approchait, et le temps était infiniment plus beau qu’il ne l’est ordinairement à la fin de l’hiver, lorsqu’un matin Cécile se promenant avec madame Harrel et Henriette, apperçut un cavalier qui s’avançait au galop. En moins d’une minute il se trouva tout près d’elles ; il mit pied à terre, et donnant son cheval à tenir à son laquais, elles furent toutes extrêmement surprises en reconnaissant le jeune Delvile. Une entrevue aussi imprévue, après une si longue absence, causa une telle émotion à Cécile, qu’elle fut obligée de prendre le bras de madame Harrel, sans penser à ce qu’elle faisait, et comme ayant besoin de ce secours, tandis qu’Henriette, presque aussi affectée, mais ayant l’air plus satisfait, s’écria tout-à-coup, c’est M. Delvile ! et s’avança en courant pour le recevoir. Il les avait jointes, et d’un ton qui annonçait son trouble, et combien il était pressé, il les salua toutes trois très-respectueusement. Cécile, ayant repris ses sens, lui rendit son salut, sans rien dire, et continuant à s’appuyer sur le bras de madame Harrel, regagna sa maison au plus vite. La promesse solemnelle qu’elle avait faite à madame Delvile fut la première chose à laquelle elle songea, et sa surprise fit bientôt place à son mécontentement, de ce qu’il avait osé, sans l’en prévenir, la forcer à y manquer par une entrevue qu’il lui était impossible d’éviter.


Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile. Pag 169. Volume 6
Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile. Pag 169. Volume 6
Cette entrevue causa de l’émotion à Cécile.



Dans l’instant où elles arrivaient à la maison, on vint avertir qu’on avait servi. Delvile s’approcha alors de Cécile, et lui dit : puis-je avoir l’honneur de vous parler un moment, avant ou après votre dîné ? J’ai des affaires, monsieur, répondit-elle, quoique pouvant à peine parler, qui m’occuperont toute la journée. — J’espère que vous ne refuserez pas de m’écouter, s’écria-t-il vivement ; je ne saurais écrire ce que j’ai à vous dire… Il n’est point nécessaire, monsieur, que vous vous en donniez la peine, répondit-elle, en l’interrompant, puisque je ne sais si j’aurais le temps de lire votre lettre. Elle lui fit alors la révérence sans le regarder, et rentra. Delvile resta confondu, n’osant, quelque envie qu’il en eût, faire un seul pas pour la suivre. Mais lorsque madame Harrel, très-étonnée d’une conduite si peu ordinaire à Cécile, l’approcha, et lui dit des choses honnêtes, il tressaillit, lui souhaita le bon jour, fit une révérence, et remonta à cheval. Henriette ne cessa d’avoir les yeux sur lui, que lorsqu’on l’eût entièrement perdu de vue. Elles furent alors toutes deux joindre Cécile dans la salle à manger.

Si madame Harrel n’avait pas été de la partie, le dîné aurait été servi fort inutilement. Cécile, toujours extrêmement agitée, ne savait quelles conjectures former. Fâchée que Delvile l’eût ainsi surprise, mécontente d’elle-même pour l’avoir reçu avec tant de maussaderie, ne concevant point ce qui avait pu l’engager à violer leur engagement mutuel, elle était très-peu disposée à manger. Henriette, que la vue de Delvile avait à la fois charmée et troublée, que néanmoins la conduite de Cécile avait fort surprise et consternée, et que le mécontentement que cette conduite avait causé à Delvile avait extrêmement chagrinée et épouvantée, ne put jamais prendre le moindre aliment. Madame Harrel, qui n’avait partagé que leur surprise, conclut en elle-même que Cécile était quelquefois susceptible d’humeur, et que dans ces occasions, elle était tout aussi capricieuse que le reste des femmes. Au dessert, on remit un billet à Henriette, en lui disant qu’un laquais l’avait apporté, et attendait absolument une réponse.

Henriette, qui ignorait les usages de pure convention, quoique naturellement douce, obligeante et polie, l’ouvrit sur le champ ; et après l’avoir parcouru, elle parut agitée. Elle se leva tout de suite de table, sans penser même à faire la moindre excuse, et sortit pour y répondre. Cécile avait d’un coup-d’œil reconnu l’écriture de Delvile ; et dès que les domestiques se furent retirés, elle pria madame Harrel de permettre qu’elle la quittât, et s’en fut dans son appartement, où bientôt elle fut suivie par Henriette, dont l’air annonçait la satisfaction, et dont la voix exprimait le plaisir qu’elle ressentait. Ma chère et ma très-chère miss Beverley, s’écria-t-elle, j’ai quelque chose de bien singulier à vous dire ; vous ne devineriez jamais de quoi il s’agit… J’ai peine à le croire… M. Delvile m’a écrit… Réellement… Ce billet qu’on m’a remis vient de lui… Je l’ai serré soigneusement de peur d’accident ; mais je vais vîte le chercher, afin que vous puissiez vous-même le voir. Elle courut alors, et laissant Cécile très-inquiète pour elle, alarmée pour la tendre et trop susceptible Henriette, qui s’abandonnait légèrement à la moindre lueur d’espérance, et s’y livrait toute entière. Si je ne vous montrais pas ce billet, s’écria Henriette, qui revint très-promptement, vous ne croiriez jamais que cela fût possible ; car c’est pour me faire une demande telle… que j’en ai pensé perdre l’esprit. Cécile prit le billet, et y lut ce qui suit :


À mademoiselle Belfield.

« M. Delvile présente ses obéissances à mademoiselle Belfield, et la prie de lui permettre de l’entretenir pendant quelques minutes, à l’heure de l’après-midi, qui lui sera le plus convenable, et qu’elle voudra bien avoir la complaisance de lui indiquer ».


Imaginez, s’écria Henriette hors d’elle-même de joie, que c’est moi, moi qui suis la seule de la compagnie avec laquelle il désire si ardemment de s’entretenir ! Il est sûr que, lorsqu’il nous a quittées, je ne le soupçonnais guères ; mais je vous prie, miss Beverley, dites-moi seulement ce que vous pensez qu’il puisse avoir à me dire. En vérité, répliqua Cécile très-embarrassée, il m’est impossible de m’en former la moindre idée. Si vous ne le pouvez, il n’est donc pas étonnant que je ne le puisse pas non plus. Il m’a passé un milion de choses par la tête dans l’espace d’une minute. Ce ne saurait être à propos d’affaires, puisque personne au monde ne les entend moins que moi, et ce n’est point non plus au sujet de mon frère, parce qu’il aurait été le chercher à notre logement de Londres, et lui aurait parlé à lui-même. S’il avait été question de ma chère miss Beverley, il lui aurait vraisemblablement adressé son billet, et ce n’est sûrement point relativement à d’autres ; car je ne connais aucune de ses liaisons. Henriette continua avec la même vivacité à passer en revue tous les sujets qui pouvaient avoir donné lieu à ce billet, sans jamais faire mention de la seule chose pour laquelle elle desirait qu’il eût été écrit. Cécile l’écouta avec une vraie compassion, convaincue qu’elle s’abusait par les idées les plus fausses, et cependant ne sachant comment l’en dissuader, dans un temps où elle se trouvait elle-même dans la plus grande incertitude.

Cette conversation fut bientôt interrompue par l’arrivée d’un laquais, qui vint dire qu’un monsieur demandait mademoiselle Belfield. Ô ma chère, ma très-chère miss Beverley ! s’écria Henriette encore plus émue, que pourrai-je lui dire ? Conseillez-moi, je vous prie, conseillez-moi ; car je ne saurais absolument trouver un seul mot. — Cela m’est impossible, ma chère Henriette, à moins que je ne susse d’avance ce qu’il pourrait avoir à vous dire. — Oh ! je l’imagine, je l’imagine, s’écria-t-elle en rougissant ; je ne saurai que lui répondre. Je prévois que je me conduirai comme une idiote. Que je crains de me faire du tort dans son esprit ! Cécile craignant que Delvile ne la vît dans cette situation, fit ce qu’elle put pour la tranquilliser, quoiqu’elle fût elle-même tout aussi agitée ; mais elle le tenta vainement ; Henriette descendit en se formant les idées les plus flatteuses, et ayant peine à contenir sa joie.

Il s’en manquait de beaucoup que Cécile en eût de pareilles ; la crainte de nouveaux combats à soutenir s’empara de son esprit, si long-temps tourmenté, et qui avait à peine recouvré sa tranquillité.

Henriette ne tarda pas à revenir. Ce n’était plus la même personne qu’auparavant… La rougeur, l’espérance, la vivacité, tout avait disparu. Elle était pâle ; et s’efforçant de sourire en entrant dans la chambre, elle ne put y réussir, ses larmes coulèrent malgré elle. Cécile l’embrassa, et tâcha de la consoler ; elle comprit facilement que son attente avait été déçue, et elle évita d’augmenter son chagrin en lui en demandant la cause ; elle s’abstint même de contenter sa curiosité par des questions qui n’auraient servi qu’à la mortifier, et lui laissant tout le temps qu’elle voulut avant de s’expliquer, elle continua à la tenir entre ses bras sans rien dire, et la regardant avec le plus vif intérêt.

Henriette extrêmement sensible à sa bonté, quoiqu’elle n’en connût pas, à beaucoup près, tout le prix, fut long-temps sans pouvoir articuler une parole. Enfin elle lui dit que tout ce que M. Delvile avait desiré d’elle, était seulement qu’elle voulût bien annoncer à miss Beverley qu’il la priait de permettre qu’il eût l’honneur de s’acquitter d’une commission dont madame Delvile l’avait chargé pour elle. Madame Delvile ! s’écria Cécile fort émue à son tour ; juste ciel ! que de reproches j’ai donc à me faire ! Où est-il actuellement ?… Où puis-je l’envoyer chercher ?… Ne différez pas à me l’apprendre, ma chère Henriette !… Ô miss ! s’écria celle-ci, recommençant à pleurer, quelle folie à moi de vous avoir ouvert mon cœur ?… Il est venu vous rendre ses hommages !… J’en suis sûre !… Non, non, non, s’écria Cécile, je vous assure que non… Mais je dois… il faut que je le voie… Où est-il, ma chère ? — Dans la salle… attendant réponse… Cécile, qui, en toute autre occasion, aurait été fâchée qu’on eût tardé si long-temps à s’acquitter d’une commission de cette importance, n’éprouva alors que le plus vif intérêt pour Henriette, qu’elle embrassa tendrement, et la quittant sur le champ, elle se hâta de se rendre auprès de Delvile, avec des espérances presque aussi vives que celles qu’avait sa pauvre amie, et qu’un seul instant venait de détruire. Ah, disait-elle, s’il était possible qu’enfin madame Delvile se fût laissée toucher, avec quel plaisir ne renoncerais-je pas à toute réserve, à tout déguisement, et n’avouerais-je pas franchement le penchant que j’ai pour son fils !

Delvile ne la reçut point avec la vivacité qu’il avait eue en l’abordant ; il parut extrêmement troublé, et ne savait par où commencer. Elle attendit néanmoins en silence qu’il s’expliquât. Après avoir encore un peu hésité, il lui dit, avec une gravité mêlée de quelque ressentiment : j’ai pris la liberté, mademoiselle, après en avoir obtenu la permission de ma mère, de venir vous rendre mes respects ; mais je crains que, m’ayant été accordée si tard, l’avantage que j’espérais en retirer ne dépende plus de vous. Je ne pouvais pas deviner, monsieur, répondit-elle gracieusement, que vous vinssiez de sa part, sans quoi je n’aurais pas différé un instant à recevoir ses ordres. Je ne manquerais pas à vous remercier de l’honneur que vous lui faites, si vous aviez daigné témoigner moins d’éloignement pour celui qu’elle en a chargé. Je n’ai aucun droit de vous rien reprocher ; permettez cependant que j’ose vous demander si vous pouviez, mademoiselle, après une pareille séparation, après une renonciation aussi absolue à toutes prétentions sur votre personne ; si vous pouviez croire, dis-je, que lié de cette manière, et obligé par mes principes, j’eusse assez peu d’honneur pour oser me présenter devant vous, tandis que cette promesse et cet engagement subsisteraient encore dans toute leur force ?

Je vois, s’écria Cécile, dont les espérances augmentaient de moment en moment, que j’ai été trop prompte ; j’avoue que je n’aurais jamais pensé que madame Delvile eût autorisé une pareille visite ; mais comme la surprise que vous m’avez causée a été extrême, je crois qu’elle doit vous faire excuser mes doutes. Je reconnais miss Beverley à ce langage, s’écria Delvile un peu encouragé par ce qu’elle venait de dire ; elle est telle que j’espérais la retrouver… Mais n’est-elle pas changée ? Ne suis-je point trop vif ? et ce qu’on m’a dit au sujet de Belfield ne serait-il qu’une erreur, une fausseté ?

Si je ne craignais d’éterniser nos contestations, répondit Cécile en souriant un peu, et que nous ne finissions jamais de nous tourmenter, j’aurais sujet d’être fâchée que vous puissiez me faire une pareille question. — Si je l’avais jamais considérée comme une question, répliqua-t-il, je me serais bien gardé de vous la faire ; mais je n’ai pas un seul instant ajouté la moindre foi à ce rapport, jusqu’au moment où la manière dont vous m’avez accueilli m’a alarmé. Vous avez la condescendance de m’en apprendre la raison, et elle m’encourage à vous rendre compte des motifs que j’ai eus en hasardant cette visite. Cependant, loin de parler avec confiance, à peine me reste-t-il la moindre espérance !…

Permettez, monsieur, s’écria Cécile, qui commença de nouveau à éprouver les mêmes craintes, avant de vous expliquer davantage, que je puisse vous prévenir que dans le cas où le but que vous vous proposez n’aurait pas, ainsi que votre visite, l’agrément de madame Delvile, je voudrais fort ne point en être instruite, puisqu’il est très-sûr que je ne saurais m’y prêter. Je n’ai rien à vous communiquer qu’elle ne sache, répondit-il, et qu’elle ne m’ait permis de vous apprendre ; mon père même consent à cette démarche. Juste ciel ! s’écria Cécile ; cela est-il possible ? Elle joignit les mains en signe d’étonnement et de satisfaction. Est-il possible ! répéta Delvile d’un air ravi ; ah, miss Beverley !… une fois, ma Cécile !… souhaiteriez-vous, pourriez-vous desirer que cela fût ? Ah, je n’ose rien souhaiter ! répondit-elle, tandis que ses yeux annonçaient sa joie… Cependant, dites-moi, comment cela est arrivé… Je suis curieuse, ajouta-t-elle en souriant, quoique je n’y prène aucun intérêt. Quelles flatteuses espérances cette bonté ne me donnerait-elle pas, si mes projets étaient tout différents de ce qu’ils sont !… Mais vous ne pouvez… Non, cela serait déraisonnable… Il y aurait de la folie à se flatter de votre consentement… Il y en a même de ma part à le desirer… Mais comment un homme au désespoir serait-il prudent et circonspect ? Épargnez, épargnez-vous, s’écria l’ingénue Cécile, cette peine inutile. Ne craignez aucun vain scrupule de ma part. Vous ne savez pas encore de quoi il est question !… Toute généreuse que vous êtes, le sacrifice que j’ai à vous proposer… Expliquez-vous, lui dit-elle avec confiance, expliquez-vous, et comptez que vous l’obtiendrez. Je serai franche, et ne vous déguiserai rien ; je vous avouerai sincèrement, et sans la moindre réserve, qu’il n’est aucune proposition, aucun sacrifice, auquel je ne consente sur le champ, pourvu qu’il ait eu d’avance l’approbation de madame votre mère.

La reconnaissance de Delvile et ses remerciements d’une complaisance qu’elle n’avait pas encore témoignée à personne, et qu’elle n’avait pas même eue pour lui, le pénétra au point qu’il fut quelque temps sans pouvoir parler. C’était la première fois que la sincérité de Cécile ne fut point accompagnée de regrets, parce qu’elle ne se trouvait point en opposition avec son devoir. Comme il hésitait encore, elle lui présenta la main, en disant : que dois-je faire encore ? Faut-il vous offrir ce gage ? Il m’est plus cher que la vie ! s’écria-t-il, en le recevant avec transport ! mais hélas ! avec quel empressement vous le retirerez, quand les seules conditions auxquelles il m’est permis de le garder, sont que cette même main signe la renonciation à vos droits naturels et à votre héritage ! Cécile ne comprenant point ce qu’il voulait dire, se contenta de manifester sa surprise, et il continua.

Pourriez-vous en ma faveur vous résoudre à un pareil sacrifice ? Vous serait-il possible, pour obliger un homme auquel il est défendu de quitter son nom pour prendre le vôtre, de renoncer vous-même à la fortune de votre oncle, de consentir à accepter les avantages que la mienne me permet de vous faire, de renoncer entièrement et pour toujours à un revenu aussi considérable ?… et vous contentant seulement de dix mille livres que votre père vous a laissées, de me donner votre main ? comme si le doyen n’avait jamais existé, et que vous n’eussiez jamais hérité d’aucun autre bien.

Ce coup fut pour Cécile plus difficile à supporter que tous ceux dont elle avait jusqu’alors éprouvé les atteintes. La proposition de renoncer à l’héritage de son oncle, qui, quoique très-considérable, ne lui avait jusqu’à ce moment occasionné que des chagrins, n’avait rien de révoltant, et elle n’hésita pas un instant à y consentir ; mais en lui entendant parler de celui de son père, de cette fortune dont il ne restait plus le moindre vestige, elle fut saisie d’une subite horreur, devint pâle, trembla, et retira involontairement sa main.

Delvile, frappé de son effroi, en conclut que sa proposition lui avait déplu. Il attendit quelques minutes sa réponse avec autant d’inquiétude que d’impatience ; et voyant qu’elle continuait à garder le silence, il se leva, non moins agité qu’elle, et parcourut la salle à grands pas ; mais bientôt sa fierté venant à son secours : pardonnez-moi, mademoiselle, lui dit-il, une épreuve que nul mortel ne serait excusable d’oser tenter ; je me suis abandonné à un transport romanesque que votre raison condamne… J’éprouve la mortification que je mérite…

Vous ne savez donc pas, reprit Cécile d’une voix faible, qu’il m’est impossible de faire ce que vous exigez ? — Possible ou impossible, je présume que cela dépend de votre volonté. — Hélas ! non, cela ne dépend plus de moi… Ma fortune même a disparu. — Cela ne se peut, rien de moins vraisemblable, s’écria-t-il avec vivacité. — Oh, que n’en est-il autrement ! Votre père ne le sait que trop. — Mon père ! — Ne vous en a-t-il jamais parlé ? Ô fureur ! s’écria Delvile, quelle horrible confidence me faites-vous ? Et il s’éloigna encore, comme s’il craignait de l’entendre.

Cécile était trop révoltée pour l’obliger à écouter une explication qu’il paraissait ne pas desirer ; mais revenant sur le champ auprès d’elle, il lui dit : pour croire la chose, il fallait que votre bouche me l’assurât. — En aviez-vous donc déjà ouï parler ? Oh ! sans doute ; mais cela m’avait paru la calomnie la plus noire, et m’avait inspiré la plus vive indignation ; si tout autre que mon père l’avait débitée, il n’aurait pu se soustraire à mon ressentiment. — Hélas ! s’écria Cécile, le fait est certain, et je ne saurais le nier ; mais les circonstances dont on l’aura accompagné seront sans doute exagérées. Exagérées ! certainement, répartit-il ; on m’a assuré qu’on vous avait surprise cachée avec Belfield dans une chambre écartée : on m’a dit de plus que le bien de votre père était totalement dissipé, et que pendant votre minorité vous aviez fait des affaires avec des juifs. J’ai appris tout cela de mon père ; de tout autre je n’aurais pu écouter ce récit. Jusques-là, reprit-elle, il ne vous a rien dit qui ne fût très-vrai ; mais… Très-vrai, répéta Delvile en l’interrompant, et tout-à-fait hors de lui-même. Ô ! jamais donc la vérité n’a été si mal reçue. J’ai nié l’accusation, je n’en ai pas cru un seul mot. J’ai engagé mon honneur, et soutenu que toutes ces assertions étaient fausses. Généreux Delvile ! s’écria Cécile fondant en larmes, cette conduite est telle que je l’espérais de votre part. Je n’attendais pas moins de votre probité. Pourquoi miss Bererley pleure-t-elle ? dit-il, en se radoucissant et se rapprochant d’elle, et pourquoi a-t-elle cherché à m’alarmer ? Ces choses ont été présentées sous un faux jour ; daignez donc éclaircir un mystère dont l’obscurité me fait souffrir les plus rudes tourments.

Cécile alors lui raconta la manière dont elle avait eu recours au juif pour M. Harrel, et lui expliqua les raisons qui l’avaient forcée à se cacher chez madame Belfield pour que son père ne la vît pas. Delvile l’écouta avec la plus grande attention, tantôt admirant sa conduite, tantôt témoignant du ressentiment de la façon dont on en avait agi à son égard ; tantôt la plaignant des pertes qu’elle avait souffertes : mais, quoiqu’affecté différemment par les diverses parties de son récit, il en reçut pourtant la consolation qu’il desirait le plus, la conviction de son innocence.

Les louanges et les remerciements les plus sincères suivirent ces éclaircissements ; et pour satisfaire ensuite à sa prière, il lui apprit à son tour les diverses circonstances qui lui avaient fait obtenir la permission de lui rendre cette visite. Il avait d’abord pensé à voyager hors du royaume : mais la maladie de sa mère s’était opposée à ce dessein ; et n’étant point encore mieux aux approches de l’hiver, il avait remis son départ au printemps. Elle était résolue, si son état le lui permettait, d’aller passer quelque temps dans les provinces méridionales de la France, dont elle imaginait que le climat pourrait contribuer à la rétablir ; et alors il comptait l’y conduire. Mais pendant qu’il donnait ses soins à sa mère, le plan qu’il venait de lui proposer s’arrangeait dans sa tête ; il sentait qu’il serait plus heureux avec miss Beverley sans fortune, qu’avec le plus riche parti du royaume ; il connaissait sa modération, son peu de goût pour le faste et la dépense, et s’était flatté de l’amener à penser comme lui.

Lorsqu’il avait fait part de son projet à sa mère, elle avait admiré son désintéressement, et s’était affligée de la clause qui le lui rendait indispensable. Cependant l’estime qu’elle avait pour Cécile, le desir de voir son fils établi de son vivant, la crainte que le chagrin qu’il aurait de ne pouvoir s’unir à l’objet qu’il avait choisi, ne l’engageât à se vouer pour toujours au célibat ; toutes ces considérations, jointes au regret d’en avoir agi trop cruellement avec lui, concoururent à favoriser son dessein. Elle avait souvent protesté que si Cécile eût été sans aucune fortune, elle se serait moins opposée à cette alliance ; et que pour donner à son fis une femme d’un aussi grand mérite, elle n’aurait fait aucune attention à l’article de l’intérêt ; mais que celui de l’honneur de sa famille était invincible. Delvile la pria, dans cette occasion, de se rappeler ce qu’elle avait daigné lui dire à ce sujet. Elle, de son côté, toujours fidèle à ce qu’elle avait une fois avancé, assura qu’elle tiendrait sa promesse.

La tâche la plus difficile restait encore à faire ; il s’agissait de vaincre l’obstination de son père, par qui ou devant qui le nom de Cécile n’était jamais prononcé. M. Delvile imaginait que son honneur serait compromis, si son fils en manquait au point d’avoir besoin de nouveaux motifs pour renoncer à elle. Il garda donc en lui-même, pour s’en servir au besoin, les accusations qu’il croyait avoir droit de former à sa charge, comme une ressource dont il dédaignait de se prévaloir tant que la nécessité ne l’y forcerait pas. Mais, à cette nouvelle proposition de son fils, il ne put plus taire ce qu’il savait. Il traita Cécile de femme prodigue, qui négociait avec les juifs, assurant que depuis la mort de son oncle, elle n’avait cessé d’avoir des affaires avec eux. Il l’accusa des extravagances les plus révoltantes, et n’épargna pas même sa réputation ; il tira les conséquences les plus graves des visites qu’elle faisait depuis long-temps à Belfield, ainsi que de celle où il l’avait surprise lui-même, cachée avec ce jeune homme dans une chambre écartée, et il assura que la plus grande partie des sommes considérables qu’elle prenait constamment sur ses capitaux, était prodiguée sans aucun scrupule pour ce dangereux et méprisable jeune homme.

Delvile, sûr de l’innocence de celle qu’il aimait, ne craignit pas de soutenir que rien n’était plus faux, et demanda qui était l’auteur de ces calomnies. M. Delvile très-offensé, refusa de le nommer, mais consentit, d’un air triomphant, à l’épreuve qu’il se proposait, et lui promit fièrement qu’il cesserait de s’opposer à ce mariage, si les conditions qu’il comptait proposer à miss Beverley de renoncer à l’héritage de son oncle, et de représenter la fortune de son père ; étaient acceptées.

Que j’étais éloigné de croire, ajouta Delvile, que mon père fût si bien instruit de l’impossibilité où vous êtes de remplir cette dernière condition ! ses assertions étaient dénuées de preuves ; je les ai crues une suite de ses préjugés, et j’étais venu ici dans l’espérance de pouvoir le convaincre d’erreur. Ma mère aussi, qui vous a défendue avec chaleur, était persuadée qu’elles n’étaient fondées que sur de faux rapports, et que votre fortune était encore aussi entière que votre innocence. Qu’elle sera surprise en apprenant ce que j’ai à lui dire ! Qu’elle sera sensible aux pertes que Harrel vous a occasionnées ! Et quelle ne sera pas son affliction d’apprendre que votre excessive générosité ait donné lieu à des soupçons par lesquels on a osé noircir votre réputation !

J’ai été, reprit Cécile, trop facile et trop imprudente ; et cependant, dans toutes les occasions, je n’ai cru faire que ce que l’humanité et la pitié exigeaient de moi. J’ai pensé que ma fortune surpasserait toujours mes besoins, et j’ai regardé le manque d’argent comme un inconvénient auquel je ne risquais guères d’être exposée. Mon patrimoine me paraissait presque inutile puisque les revenus de mon oncle étaient par eux-mêmes assez considérables pour assurer ma félicité… Si j’avais prévu cet événement !… Auriez-vous donc alors prêté l’oreille à ma proposition romanesque ? — Ah ! Delvile, ne voyez-vous pas clairement qu’il m’aurait été impossible de balancer un instant à l’accepter ? — Eh bien, ô la plus généreuse des femmes, soyez encore à moi ! Par notre économie nous nous mettrons en état d’acquitter ce qui est dû sur vos terres ; et en vivant quelque temps dans le pays étranger, nous parviendrons à les liquider. Je continuerai à porter un nom que ma famille idolâtre, et ma gratitude pour tant de condescendance effacera de votre mémoire ce qu’elle vous aura fait perdre.

Cessez de me tenir ce langage, s’écria Cécile en se levant subitement : vos parents ne pourront jamais l’entendre, et je ne dois pas non plus l’écouter… Mes parents ! s’écria-t-il énergiquement, il n’est plus question d’eux ; mon père, en consentant que je vous fîsse une proposition à laquelle il savait qu’il vous était impossible d’accéder, m’a seulement donné la permission de vous insulter ; car, si, au lieu d’accusations graves et obscures, il m’avait instruit des motifs qui vous avaient portée à vous exposer aux pertes que vous avez souffertes, je vous aurais sincèrement épargné la peine et le chagrin que vous avez ressentis, lorsque j’en ai fait mention… Mais en donnant les mains à un projet impraticable, en se servant de mon ministère pour offenser une fille estimable, il m’a affranchi de son pouvoir par l’abus qu’il en a fait, et mon honneur doit m’être plus cher que l’obéissance à ses commandements. Cet honneur me lie à miss Beverley aussi inviolablement que mon penchant, et c’est à sa décision seule que je m’en remets pour la suite ; c’est à elle à ordonner de ma destinée. Eh bien ! cette décision, reprit Cécile, sera toujours subordonnée à celle de votre mère, à laquelle j’en appèle. Il est sûr que M. Delvile n’a pas agi aussi bien avec moi que j’aurais eu lieu de m’y attendre, et cette dernière condescendance affectée était une cruauté réfléchie. Quant à madame Delvile, elle mérite autant d’égards que de respects de ma part, et je n’écouterai rien qu’elle ne l’ait approuvé d’avance. Mais son approbation vous suffira-t-elle, et puis-je espérer, en l’obtenant, que vous ne me refuserez pas la vôtre ? — Quand je vous ai dit que je ne voulais rien écouter sans cette approbation, n’en devez-vous pas conclure qu’en l’obtenant vous n’aurez plus de refus à essuyer ? Il aurait desiré que son aveu eût été formel.

Cécile ne voulut pas en dire davantage, et ajouta assez gaiement qu’il n’était point encore autorisé par madame Delvile. Elle exigea qu’il partît tout de suite, et ne revînt que lorsque sa mère lui en aurait donné la permission. Quant à son père, elle le laissait suivre son penchant ; elle n’avait reçu de lui rien d’autre que fierté et incivilité, et déterminée à montrer publiquement son respect supérieur pour madame Delvile, à la décision et discrétion de laquelle elle était contente de se soumettre.

Ne voulez-vous pas, alors, de temps en temps, s’écria Delvile, nous permettre de nous concerter ?

Non, non, répondit-elle, ne le demandez pas, je ne vous ai jamais manqué de sincérité, jamais excepté pour des motifs ne pouvant être surmontés, réservée même pour un instant ; je vous ai dit que je mettrai tout entre les mains de madame Delvile, mais je ne veux pas risquer une deuxième fois ma paix intérieure par une action qui serait à son insu.

Delvile reconnaissant, la remercia de sa bonté, et promis de ne rien exiger de plus. Il lui obéi alors en prenant congé, désireux de mettre un terme à cette nouvelle incertitude, et suppliant seulement que ses bons vœux accompagnent son entreprise.

C’est ainsi que le repos dont Cécile commençait à jouir, fut troublé de nouveau ; le sentiment qu’elle avait crut éteint se réveilla avec l’espérance, et elle s’y livra plus que jamais.

Les soupçons qu’elle avait conçu contre M. Monckton lui revinrent à l’esprit ; mais ne pouvant s’assurer s’ils étaient fondés, et n’ayant aucun penchant à le croire, elle chercha à les dissiper. Combien elle déplora alors sa malheureuse liaison avec M. Harrel, dont la conduite à son égard, l’abus qu’il avait fait de sa générosité, avait des suite plus funestes qu’elle ne l’avait d’abord prévu dans un temps même où elle s’y exposait à regret !



CHAPITRE VI.

Incertitude.


À peine Delvile était parti, que la pauvre Henriette, les yeux gros et rouges, ouvrit la porte de la salle, et demanda s’il lui était permis d’entrer. Cécile, qui aurait desiré d’être seule, ne voulut pourtant pas la renvoyer. Eh bien, mademoiselle, s’écria-t-elle en s’efforçant de sourire, n’ai-je pas deviné ? Quoi ! dit Cécile, ne voulant pas paraître comprendre ce qu’elle cherchait à lui faire entendre. — Ce qui devait arriver… Je suis sûre que vous comprenez ce que je veux dire. Cécile très-embarrassée, ne répondit rien ; elle était mortifiée des différentes circonstances qui l’avaient empêchée de s’ouvrir plus tôt à elle, et incertaine si, à cette époque, il y aurait plus de bonté que de cruauté à lui faire part de la négociation qui était sur le tapis. Si elle échouait, cette confidence devenait inutile ; si elle réussissait, il était toujours assez tôt d’apprendre à cette aimable fille un événement qui serait pour elle difficile à supporter.

Vous me trouverez trop franche et trop hardie, dit Henriette, d’oser vous faire une pareille question ; votre bonté a été poussée si loin, qu’elle a fort bien pu me mettre dans le cas de m’oublier ; et si cela m’est arrivé, je mérite que vous me renvoyiez à Londres. Non, ma chère Henriette, je ne saurais jamais vous trouver trop hardie. Je vous ai déjà dit tout ce que j’ai pu croire que vous entendriez avec plaisir et je ne vous ai caché que ce qui m’a paru devoir vous causer du chagrin. J’ai mérité, mademoiselle, reprit-elle avec vivacité qu’on m’en fît ; car je me suis conduite aussi sottement qu’un enfant. Je suis, je l’avoue, très-fâchée contre moi-même. À mon âge, j’aurais dû mieux savoir ce que je faisais… et être plus prudente. Vous devriez donc aussi être fâchée contre moi, ajouta Cécile qui cherchait à la tranquilliser, pour toute l’affection que je vous porte, puisque vous ne la devez qu’à votre franchise et à votre candeur.

Il est pourtant des moments où la franchise est déplacée ; à présent, mademoiselle, je viens uniquement ici pour vous prier de vouloir me dire quand cela aura lieu… Et ne croyez pas que ce soit pure curiosité de ma part, qui me porte à vous faire cette question. Non ; j’en ai réellement une forte raison — Qu’est-ce qui doit avoir lieu, ma chère Henriette ?… Votre imagination me paraît trop vive. Je vais, mademoiselle, vous dire la raison que j’ai. C’est que je me propose de retourner à la maison… fût-elle dix fois plus désagréable encore… précisément la veille, parce qu’après cela je ne me soucierais plus d’envisager ce monsieur… jamais, jamais !… Car je sais que quand les femmes sont une fois mariées, on ne doit plus rien leur confier. Ne craignez rien. Quelle que soit ma destinée, je ne serai jamais capable de trahir ma chère Henriette, ni de découvrir ses secrets à qui que ce soit. Puis-je, mademoiselle, vous faire encore une question ? — Certainement. — Pourquoi ceci n’a-t-il pas eu lieu plutôt ? — En vérité, s’écria Cécile très-déconcertée, je ne sais pas même qu’il doive actuellement avoir lieu. — Mais, ma chère demoiselle, qu’est-ce qui pourrait s’y opposer ? — Un million d’obstacles ; rien au monde n’est moins sûr. — Me voici tout aussi embarrassée que je l’aie jamais été ; j’ai ouï dire, il y a déjà bien du temps, et nous l’avons tous cru, que cela devait se faire ; et je n’y trouvais rien d’étonnant. Souvent j’ai pensé que rien n’était plus convenable. Ensuite nous avons appris qu’il n’était question de rien de pareil. Dès-lors j’ai été persuadée que ce n’était qu’une invention qui n’avait nulle réalité.

Je vois qu’il faut absolument ne vous rien déguiser, ma chère Henriette. Il y a déjà long-temps que je me trouve dans la situation du monde la plus étrange. Je ne sais pas moi-même à quoi je dois m’attendre : un jour a constamment détruit l’espoir de celui qui l’a précédé ; mon esprit agité, incertain, dans le plus grand désordre, a été et est encore peu susceptible de consolation et de repos. Ce que vous me dites, mademoiselle, me surprend extrêmement. Je vous ai cru tout-à-fait heureuse ; ce qu’il y a de sûr, c’est que vous méritez de l’être. J’imaginais que la félicité était votre récompense et votre partage. Que pourrait-il y avoir au monde, me disais-je en moi-même, qui empêchât une demoiselle aussi riche que miss Beverley, d’épouser sans le moindre obstacle un gentilhomme tout aussi opulent qu’elle ?

Cécile voyant qu’il n’était plus possible de lui rien cacher, pensa qu’elle devait une fois pour toutes lui ouvrir son cœur, et que cette preuve de confiance de sa part contribuerait peut-être à adoucir un peu son chagrin. Elle lui fit donc un aveu sincère de l’état de son ame, et de tout ce qui s’était passé. Henriette pleura amèrement à ce récit ; M. Delvile lui parut un monstre, et madame Delvile trop cruelle ; elle plaignit Cécile, et ne conçut pas qu’il pût y avoir quelqu’un au monde assez barbare pour causer la moindre peine au jeune Delvile. Elle la remercia de la confiance qu’elle lui témoignait ; Cécile profita de cette occasion, pour lui faire sentir combien il importait qu’elle s’efforçât de nouveau de recouvrer sa première indifférence. Henriette lui promit qu’elle y travaillerait, et dès-lors elle évita soigneusement de prononcer le nom de Delvile ; mais son accablement prouva clairement qu’elle avait été si touchée de sa méprise, que Cécile ne put s’empêcher d’en être étonnée. Malgré sa modestie, elle avait conçu les espérances les plus romanesques ; et quoiqu’elle se cachât à elle-même qu’elle en eût fondé aucune sur Delvile, elle ne laissait pas, sans le vouloir, de les conserver intérieurement. Cécile se fit une étude de la tranquilliser, et de lui inspirer du courage, l’incertitude dans laquelle elle se trouvait ne lui présentant pas pour le moment d’occupation plus intéressante.

M. Monckton, à qui rien de ce qui concerne Cécile ne pouvait être long-temps caché, fut bientôt informé de la visite de Delvile ; il se rendit promptement chez elle pour en apprendre le résultat. Quoiqu’elle n’eût plus en lui la même confiance qu’auparavant, elle n’avait pas la force d’éluder ses questions. Son mécontentement, en apprenant ce qui s’était passé fut bien différent de celui de la tendre Henriette ; et sa fureur, après une pareille épreuve, devint si forte, qu’il eut beaucoup de peine à l’empêcher d’éclater. Il n’épargna pas la famille Delvile dont il exagéra la fierté, et l’inconstance qu’elle témoignait à rejeter ou rechercher son alliance, suivant que cela lui convenait, et lui reprocha à elle-même sa patience. En prenant congé, il lui dit que, quelle que pût être sa résolution, il faisait les vœux les plus sincères pour sa félicité, et il se hâta de la quitter.

Cécile, affectée de sa vivacité, fut bien aise d’être délivrée de ses exhortations inutiles, et ne fut pas fâchée, dans son état d’incertitude, qu’il ne renouvelât pas sa visite. Elle ne vit, ni n’entendit parler de Delvile pendant une semaine entière, et n’augura rien de bon de cette espèce d’oubli. Elle reçut enfin par la poste la lettre suivante :


À Miss Beverley.
Le 2 avril 1780.

« Il faut que j’écrive sans apologie, car je n’oserais hasarder d’en faire ; sans préambule, ne sachant si vous me le permettriez, ni le titre que je vous donnerais.

» J’ai vécu dans l’agitation depuis que j’ai été forcé de vous quitter, et j’ignore encore quand cela finira.

» Le récit touchant de pertes que vous avez essuyées par votre générosité envers la famille Harrel, et les éclaircissements relativement aux calomnies auxquelles votre bonté pour celle de Belfield vous a exposée, ont été rendus avec toute la simplicité que j’ai crue propre à les exprimer. J’ai ensuite parlé de votre généreuse condescendance, en n’opposant d’autre objection à ce que je vous ai proposé, que l’impossibilité où vous vous trouviez d’en remplir les conditions ; et j’ai instruit ma mère du pouvoir que vous lui donniez. J’ai fini par lui apprendre mon nouveau projet, lui déclarant solemnellement que, quelle que fût sa décision, je me croyais lié par la noblesse de votre procédé, comme par l’engagement le plus sacré. Telle est ma façon de penser : elle est invariable, et il n’y a plus que vous seule qui puissiez m’empêcher d’aller le jurer à vos pieds.

» Je ne veux point vous parler de la réponse de mon père ; je souhaiterais pouvoir l’oublier : ses préjugés sont invincibles, et sa volonté immuable. Je ne sais qui est celui qui a pu lui inspirer un éloignement aussi déplacé ; je cherche vainement à le découvrir, il refuse de me l’apprendre ; son ressentiment et son injustice ont quelque chose pour moi de mystérieux et d’incompréhensible.

» Ma mère a été très-flattée de votre confiance. Elle n’a cessé de faire votre éloge ; elle prétend qu’on aurait peine à trouver une femme qui vous ressemblât, et qu’on ne rencontrerait jamais un pareil exemple de constance. Son fils aurait l’ame basse et intéressée, si après une preuve d’affection aussi rare, il consentait à vivre sans elle. Ô que la décision sortie d’une bouche si respectable m’a tout à la fois encouragé, ravi, et inspiré la plus vive reconnaissance !

» Le déplaisir de mon père à cette déclaration a été extrême. Ses accusations, toujours aussi peu vraisemblables qu’injurieuses, me sont devenues insupportables. Il niait que l’argent que vous avez emprunté eût été pour Harrel ; il n’a point voulu croire que vos visites chez madame Belfield fussent pour Henriette. La passion a non-seulement pris la place de l’équité, elle a encore offusqué sa raison ; et je suis promptement sorti de chez lui, afin de ne pas écouter des imputations qu’il me défendait de réfuter.

» Je n’ai cependant pas laissé votre cause sans défense ; ma mère l’a soutenue avec toute la vivacité que mérite votre innocence, et avec toute la confiance due à une vertu si semblable à la sienne ; mais après une longue et inutile contestation, ils se sont quittés fort irrités, en protestant de ne plus se trouver ensemble.

» Cette résolution m’a si fort affligé, qu’oubliant mon ressentiment contre mon père, j’ai mis tout en usage pour les réconcilier, et n’ai pu y réussir. Ma tendre mère en a été la victime : cette dispute lui a causé une crise plus alarmante que les précédentes.

» Le seul espoir de guérison qui lui reste est fondé sur le voyage qu’elle se propose d’entreprendre. Le docteur Lyster lui a conseillé de passer par Londres, et d’y consulter, avant son départ, quelques habiles médecins. Nous sommes actuellement en route pour nous y rendre.

» C’est sous le bon plaisir de ma mère que je vous apprends quelle est ma situation ; pardonnez, ma généreuse amie, si je n’ai pas attendu que j’eusse des choses moins équivoques à vous dire. Je n’ai pu engager mes parents à se voir, ni savoir de mon père quel est le vil calomniateur qui vous a noircie dans son esprit.

» Je n’ai malheureusement rien de plus à ajouter, et je ne saurais décider si des informations telles que celles-ci, ou une certitude absolue, seraient plus ou moins pénibles. Si ma mère supporte passablement bien la fatigue de la route, il me restera encore un effort à faire, dont le succès ou l’inutilité seront tout de suite communiqués à miss Beverley par son éternellement dévoué, quoique très-désespéré ».

Mortimer Delvile.


Cette lettre ne satisfit point Cécile : la colère implacable de M. Delvile la révoltait ; mais il était encore plus affligeant pour elle qu’il continuât à noircir sa réputation. Cependant les louanges de la mère, et la fermeté généreuse avec laquelle elle l’avait défendue, jointe à la confiance invariable que Delvile conservait en son innocence, adoucissaient en quelque sorte son chagrin. Ce qu’il disait du vil calomniateur lui rappela encore M. Monckton ; et tout son éloignement à le croire capable d’une pareille trahison, ne put parvenir à dissiper ses soupçons. Elle redoutait trop la vivacité de Delvile pour les lui confier ; elle résolut de garder pour elle seule des doutes qu’elle ne pouvait faire paraître sans péril.



CÉCILIA,


ou


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE.





CÉCILIA,


OU


MÉMOIRES


D’UNE HÉRITIÈRE,


Traduits de l’Anglais.
NOUVELLE ÉDITION.


TOME SEPTIÈME.



À PARIS
Chez Devaux, Libraire, Maison-Égalité, No 181.
Patris, Imprimeur-Libraire, rue de l’Observatoire, No182.

L’AN TROISIÈME.






CHAPITRE VII.

Relation.


Ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’on vint avertir Cécile que Delvile la demandait. Pourrez-vous pardonner, s’écria-t-il en la voyant, la funeste et peu satisfaisante lettre que je vous ai écrite ? Je ne voudrais pas vous désobéir deux fois de la même manière, et jusqu’à présent il m’aurait été impossible de vous écrire différemment. Les médecins ont donc, dit Cécile, déjà fini leur consultation ? Hélas ! oui ; et le résultat en est très-alarmant : tous conviènent que la maladie de ma mère est dangereuse, et ils s’abstiènent plutôt de défendre que de lui conseiller le voyage ; mais elle y est sérieusement résolue, et veut partir sans délai. Je vais la rejoindre avec toute la diligence possible, et je ne compte pas me reposer un instant avant d’être auprès d’elle. Cécile exprima avec beaucoup de tendresse le chagrin que lui causait la situation de madame Delvile, et ses regards témoignèrent en même temps combien elle plaignait son fils. Il lui apprit alors que sa mère craignant pour sa vie, et attendrie en sa faveur par l’aveu qu’elle avait su arracher à ses médecins de sa situation périlleuse, s’était déterminée à tenter un dernier effort pour les rendre heureux, et d’en attendre l’effet, malgré sa maladie et le sacrifice qu’elle faisait en différant son voyage.

Ainsi, oubliant généreusement son ressentiment, elle avait écrit à son époux avec tendresse, lui témoignant le regret que lui causait leur mésintelligence, et l’envie qu’elle avait de se réconcilier avant de quitter l’Angleterre. Elle lui apprenait que les médecins qu’elle avait consultés regardaient sa guérison comme très-incertaine, déclarant en même temps que la tranquillité d’esprit lui était encore plus nécessaire que le changement d’air ; et elle ajoutait que cette tranquillité ne pouvait lui être rendue qu’en mettant fin aux peines que lui causait le triste état de son fils. Elle le priait donc de faire connaître l’auteur des bruits calomnieux qu’on avait répandus contre la réputation de miss Beverley, l’assurant qu’après avoir pris de bonnes informations, il trouverait que rien n’était si faux, et qu’elle jouissait du calme d’une personne qui n’avait rien à se reprocher. Elle lui représentait avec beaucoup de force que son fils serait déshonoré, si après le sacrifice auquel elle avait consenti, il était capable de penser à une autre alliance. Elle joignait ensuite à ce raisonnement les sollicitations les plus pressantes, protestant que son inquiétude et ses chagrins contribuaient encore plus que sa maladie à mettre ses jours en péril. J’ai tenu bon, disait-elle en finissant sa lettre, tant que sa dignité personnelle, l’honneur de son nom et de sa famille ont été en danger ; mais à présent que l’intérêt seul se trouve compromis, qu’il n’y a plus que ce motif qui s’oppose à sa félicité, qu’il croirait manquer de délicatesse en ne tenant pas sa parole, je ne saurais plus combattre sa résolution. Quoique par-là les espérances que nous avions d’une alliance avantageuse se trouvent renversées, vous conviendrez par la suite avec moi, que l’objet en faveur duquel il y renonce, nous dédommagera avec usure de cette perte. Cécile se sentit à la fois agréablement affectée, humiliée, ranimée, et mortifiée par cette lettre, dont Delvile lui remit la copie. Et quelle a été sa réponse, demanda-t-elle ? je ne saurais décemment, répliqua-t-il, vous en dire mon sentiment : lisez-la vous-même, et vous me direz le vôtre.


À l’honorable Madame Delvile.

« Votre très-singulière lettre, madame, m’a extrêmement surpris. Je m’étais flatté, depuis que j’avais formellement déclaré que je désapprouvais ce mariage, qu’il n’en serait plus question. Je suis très-affligé que votre maladie soit aussi sérieuse ; je ne saurais pourtant imaginer que le consentement que je donnerais à une alliance si humiliante pour ma famille, contribuât à votre guérison ; tout me fait un devoir de m’y opposer, non-seulement à cause du nom et de la fortune, mais encore par rapport à la demoiselle même : d’ailleurs, j’ai d’autres raisons plus importantes que celles-ci, que ma parole m’oblige de taire. Après une pareille déclaration, je ne crois pas que personne ait la hardiesse de vouloir m’offenser en me les demandant : tout ce que vous alléguez pour sa justification est d’après ce qu’elle vous a dit elle-même : quant à ce dont on l’accuse, les informations que j’ai eues à ce sujet me viènent d’une autorité moins suspecte. Je défends donc à mon fils sous peine d’encourir mon indignation, de m’en parler davantage ; et j’espère, madame, de votre part une pareille condescendance. Je me flatte que ce n’est pas d’aujourd’hui que Mortimer Delvile et sa mère savent que je ne fais rien sans raison, j’ajouterai même, trop légèrement ».


Il terminait sa lettre par quelques froids compliments sur son voyage et le rétablissement de sa santé.

Cécile, après l’avoir lue, lui dit avec indignation : je suis persuadée que vous pensez précisément comme moi au sujet de cette lettre, et je crois qu’il y a déjà long-temps que nous aurions fait prudemment de nous épargner les uns et les autres ces vaines et inutiles altercations. Actuellement, du moins, songeons qu’il est temps qu’elles finissent, et ne nous exposons pas volontairement à de nouvelles disgrâces, après celles que nous avons déjà essuyées. Oh ! non, s’écria Delvile, tâchons de nous en affranchir pour toujours ! Il est temps d’y mettre un terme, mais non par une séparation qui serait beaucoup plus cruelle. Il lui apprit ensuite que sa mère, très-piquée de voir, par le ton d’indifférence de cette lettre, le ressentiment qu’il conservait pour la dispute qui avait précédé leur séparation, ne refusait plus actuellement de se prêter à des mesures qu’elle croyait que son fils ne pouvait plus se dispenser de prendre. Juste ciel ! s’écria Cécile très-étonnée, est-ce bien madame Delvile qui tient un pareil langage ?… Elle consentirait… Elle a toujours été, répondit-il, la maîtresse de sa manière de penser, et a jugé des choses par elle-même. Lorsqu’elle s’est opposée avec tant de chaleur à notre union, elle se trouvait alors du même avis que son mari, et c’est ce qui a fait qu’ils ont été d’accord. Mon père, inébranlable et sévère de son naturel, conserve obstinément les préjugés qu’il a une fois adoptés : ma mère, aussi généreuse que vive, aussi noble que fière, cède facilement à la conviction, et n’est pas plutôt persuadée, qu’elle l’avoue ingénuement ; et voilà ce qui les a brouillés. Je puis me flatter que mon père me pardonnera ; mais je ne dois m’attendre à nulle condescendance de sa part : quant à ma mère, je peux en attendre tout ce que je dois m’en promettre ; car en lui passant un peu de vivacité, vous lui trouverez toutes les qualités qui honorent le plus l’humanité.

Cécile, dont l’attachement et le respect pour madame Delvile étaient on ne peut pas plus sincères, et qui aimait dans le fils cet enthousiasme pour sa mère, joignit volontiers ses louanges aux siennes, et convint qu’elle lui paraissait la plus estimable des femmes.

À présent donc, lui dit-il du plus grand sérieux, voici le moment où je vais mettre à l’épreuve le généreux attachement dont vous faites profession : lisez ce qu’elle vous écrit… Elle m’a laissé le soin des détails ; mais j’ai insisté pour qu’elle m’autorisât par sa lettre, de crainte que vous ne crussiez que son consentement ne fut qu’un beau rêve de ma part. Cécile la prit en tremblant, et s’empressa de la parcourir.


À Miss Beverley.

« Nous sommes malheureux, ma chère et jeune amie, depuis que nos intérêts sont devenus différents, et que nous plaçons tous le bonheur dans la réunion des biens dont l’assemblage est impossible. En courant après ce bonheur chimérique, nous négligeons celui qui est à notre portée, et la mort nous atteint avant que nous ayons trouvé la félicité. Puissiez-vous, ma chère Cécile, aussi bien que mon fils, profiter de mon expérience ! Mes espérances pour mon fils ont été poussées trop loin ; je voulais un parti qui joignît, à une illustre naissance un caractère aussi rare que le vôtre, ma Cécile, et une fortune considérable. Cette réunion était impossible. Cependant cette erreur de ma part est devenue la cause de sa félicité, qui m’est plus chère que la vie, plus précieuse que tout, excepté son honneur. Sauvons-le cet honneur inappréciable ; mais qu’il ne soit plus son tyran. Je me rends aux vœux de mon fils, je renonce de bon cœur aux richesses qui y mettaient obstacle, et l’espérance de le voir heureux ranime mes forces défaillantes.

» Je quitte l’Angleterre, peut-être n’y reviendrai-je jamais. Je la quitte… ô funestes effets de l’aveuglement et de la passion !… par une suite de cette violence avec laquelle je me suis opposée à ce que je désire actuellement si fort de voir accomplir. Mais la résignation avec laquelle vous avez consenti à ce qu’on exigeait, me prouve que votre cœur est tout entier à mon fils, et que vous êtes digne de posséder le sien : l’honneur qui en résulte pour lui est plus solide et plus flatteur que celui que l’alliance la plus illustre eût jamais pu lui procurer.

» Je désirerais fort vous voir avant mon départ, parce que je crains de n’avoir plus cet avantage, et que je voudrais ratifier de bouche un consentement que j’avais si absolument refusé de donner. Je ne puis me rendre à Bury… Ne serait-il pas possible que vous vinssiez à Londres ? On m’a dit que vous me laissiez l’arbitre de votre sort… En vous unissant à mon fils, je crois vous prouver que je sens tout le prix de l’honneur que vous me faites.

» Venez donc, ma chère amie, venez ici pour que je vous embrasse encore une fois. N’attendez pas plus long-temps un consentement trop retardé ; mais hâtez-vous, afin que je puisse bénir la fille que j’ai si souvent désiré d’avouer ; que je puisse lui demander pardon de tous les chagrins que je lui ai causés ; et remettant entre ses mains la félicité de mon fils pour l’avenir, presser entre mes bras les deux objets les plus chers à mon cœur ! »

Augusta Delvile.


À la lecture de cette lettre, Cécile versa des pleurs ; elle déclara que si cette femme respectable eût exigé qu’elle la suivît hors du royaume, elle n’aurait pas hésité un instant à la satisfaire. Eh bien donc, s’écria Delvile, que nos incertitudes cessent enfin ! Écoutez-moi avec la même bonté que ma mère… Soyez à moi, ma Cécile, sans différer… et ne me forcez pas, par d’éternels scrupules à risquer de vous perdre une seconde fois. Juste ciel ! monsieur, s’écria Cécile fort émue, dans l’état où madame Delvile croit être, voudriez-vous l’obliger à différer son départ ? Non, pas un instant ! Je voudrais seulement m’assurer de votre main, et ensuite la suivre, fût-ce même au bout de l’univers. — Ce que vous demandez est absurde et impossible… Et quel parti prendrez-vous avec M. Delvile ? c’est précisément à cause de lui que je suis si pressé. Si, par un prompt mariage, je ne préviens pas de nouvelles oppositions de sa part, tous les maux que j’ai déjà soufferts se renouvèleront, et une nouvelle altercation avec ma mère avancera le moment de sa mort.

Cécile, qui comprit son intention, protesta d’abord qu’elle ne consentirait plus à un mariage clandestin ; mais il la supplia de l’écouter encore un moment ; il lui représenta le désagrément de leur situation mutuelle. Son père lui avait interdit toute nouvelle démarche pour obtenir son consentement ; l’impénétrable mystère dont il s’obstinait à voiler le nom de l’auteur de ses préjugés, prévenait tous les efforts qu’il aurait pu faire pour les détruire ; par conséquent, un mariage public avec de tels obstacles, le mettrait au désespoir, et il serait furieux si l’on osait braver ouvertement ses défenses et son autorité. Hélas ! s’écria Cécile, nous n’avons donc d’autre parti à prendre que celui de nous séparer. — Ne le croyez pas, je vous en conjure ; nous vivrons, j’espère, assez pour éprouver un sort heureux. Et pourriez-vous donc, s’écria-t-elle d’un ton de reproche, ô, M. Delvile ! pourriez-vous encore me presser de m’allier secrètement à votre famille ? Je suis au désespoir, répondit-il, de mettre votre complaisance à une si forte épreuve ; cependant, n’avez-vous pas promis de vous en rapporter à la décision de ma mère ? Je l’avoue ; j’avais cru que son approbation assurait ma paix et ma tranquillité ; mais comment aurais-je prévu que madame Delvile approuverait un pareil projet ? — Elle ne l’a approuvé que parce qu’elle est persuadée que cette ressource est la seule qui nous reste. Ainsi, mon unique espoir est fondé sur votre condescendance. La lettre de mon père ne prouve que trop qu’il n’écoutera ni prières, ni justification : au contraire, il serait furieux qu’on eût la témérité d’oser le contredire. Mais lorsqu’il saura que vous êtes sa fille, son honneur se trouvant alors confondu avec le vôtre, il sera aussi empressé à lui rendre tout son éclat, qu’il l’est actuellement à le ternir.

Attendons au moins votre retour, et voyons dans cet intervalle ce qu’on pourra gagner sur lui. Oh ! pourquoi, s’écria Delvile très-sérieusement, languirais-je encore plusieurs mois dans cette cruelle incertitude ? Si j’attends plus long-temps, je suis perdu. Mon père, par les ordres qu’il faut absolument que je laisse, découvrirait les préparatifs faits sans son aveu, et il parviendrait peut-être, en mon absence, à vous forcer de renoncer à moi. Êtes-vous bien sûr, lui repartit-elle en souriant, qu’il aurait ce pouvoir ? Je ne suis que trop sûr qu’à la moindre nouvelle qu’il aurait de mon intention, irrité comme il l’est dans cette occurrence, il ne se ferait aucun scrupule, pour me punir de ma désobéissance de me donner sa malédiction ; et je suis persuadé que ni vous ni moi ne serions insensibles à cette preuve de son courroux, et qu’elle troublerait notre félicité.

Cécile sentit toute la force de ce raisonnement ; et quoiqu’elle n’en convînt pas, il vit bien qu’il opérait en sa faveur Il lui dit ensuite que, quant aux avantages qu’il se proposait de lui faire, on préparerait sans perdre de temps un contrat pareil à celui qui avait été dressé lorsqu’ils avaient compté se marier, qui serait signé et scellé dans les formes, et par lequel il promettrait, dès qu’il serait en possession de son bien, de lui constituer le même douaire que son père avait assuré à sa mère. Au lieu d’avoir trois maisons, continua-t-il, ainsi que mon père les a actuellement, je compte affermer pour un temps tous mes biens ; pendant ce temps-là, nous résiderons chez l’étranger ou à la campagne, et je ne doute pas qu’au bout d’un petit nombre d’années nous ne soyons, par nos économies, tout aussi riches que nous pourrons le désirer. Il lui parla encore de successions de parents qui ne pouvaient lui manquer, et que le consentement que sa mère donnait à leur mariage lui assurerait encore mieux. Ensuite il entra dans les détails de son nouveau plan. Il se proposait, sans perdre un instant, de retourner à Londres : il la conjura, au nom de sa mère, de partir elle-même le lendemain matin de bonne heure, afin de pouvoir donner toute la soirée à madame Delvile ; osant se flatter que son intercession serait assez puissante pour l’engager à consentir à ce qu’il lui demandait, afin que tout fût prêt pour leur mariage. Après la cérémonie si long-temps désirée, il se devait rendre sur le champ en poste auprès de son père, et aurait au moins l’avantage de lui prouver son respect par son empressement à être le premier à le lui apprendre. Ce devoir rempli, il accompagnerait sa mère, et remettrait à son retour les arrangements nécessaires. Ainsi, continua-t-il, je ferai le voyage comme garçon ; et j’aurai soin, quand je reviendrai, que tout soit en état pour recevoir convenablement ma chère épouse. Dites-moi à présent si vous avez quelque raison à opposer à l’exécution de ce dessein.

Je ne vois, en vérité, répartit Cécile, aucune nécessité de précipiter si fort les choses. N’est-ce pas trop m’éprouver, s’écria Delvile impatienté, de me parler dans ce moment de précipitation, après une attente aussi pénible ? Je ne vous demande point de déranger vos propres affaires en quittant l’Angleterre, pour venir avec moi. Nous pourrons, conformément aux dispositions favorables, ou au mécontentement de mon père, nous établir tout-à-fait pour le présent hors du royaume, et revenir quand l’occasion le permettra, passer quelque temps en Angleterre. Ma mère ne cessera jamais de nous protéger ouvertement… Ayez, je vous supplie, un peu de fermeté ; persévérez dans la promesse que vous lui avez faite, et daignez me donner votre main, aux conditions qu’elle exige. Une condescendance si généreuse vous l’attachera pour toujours ; en mettant fin à ses inquiétudes, vous contribuerez au rétablissement de sa santé. Avec une pareille épouse et une pareille mère, que me restera-t-il à désirer ? Si je me plaignais de n’être pas plus riche, il faudrait que je fusse bien avare… Parlez donc, ma Cécile, tirez-moi de cette affreuse inquiétude, et dites-moi que votre parole vous est aussi sacrée que votre honneur, et que ma mère n’a point donné son consentement en vain.

Cécile soupira profondément, et dit, après avoir un peu hésité : je savais peu ce que je promettais, et je ne sais guères mieux à présent ce que je dois faire… Je vois que la félicité humaine ne peut jamais être parfaite ; néanmoins, puisqu’à ces conditions, madame Delvile veut bien consentir que j’entre dans sa famille… Elle s’arrêta ; mais Delvile la pressant sérieusement de continuer, elle ajouta : je pense que je ne dois pas révoquer le pouvoir que je lui ai donné. Delvile, transporté de joie et de reconnaissance, oublia dans ce moment qu’il était pressé, et que tout le rappelait à Londres ; il ne songea qu’à ses bontés, et à lui inspirer de la persévérance. Elle l’obligea néanmoins à la quitter, afin qu’on ne s’apperçût pas de sa visite, et elle le chargea d’assurer sa mère que, s’en remettant entièrement à sa prudence, elle se soumettait à sa décision.



CHAPITRE VIII.

Entreprise.


Cécile n’eut ni le temps de se repentir, ni celui de faire des réflexions : outre le trouble de ses esprits et le peu de temps qui lui restait, elle avait réellement trop de choses à arranger pour qu’elle pût se livrer à d’autres considérations. Sa répugnance pour le mensonge était trop grande pour en inventer dans cette occasion ; elle se contenta de dire qu’une affaire de grande importance l’appelait à Londres ; et quoiqu’elle s’apperçût de la curiosité de madame Harrel et d’Henriette, n’ayant pas la liberté de la satisfaire, elle ne chercha point à la repaître de fictions, et les abandonna à leurs conjectures. Elle aurait fort voulu qu’Henriette l’eût accompagnée ; mais ce voyage ne pouvait que l’affliger. Elle se contenta donc de prendre avec elle sa femme-de-chambre ; et suivie d’un laquais, elle partit le lendemain matin, quittant sa maison pour aller contracter un engagement qui l’obligerait bientôt à y renoncer pour toujours.

Toute désintéressée qu’elle était, sa situation lui paraissait aussi fâcheuse que critique. Dès qu’elle avait été en possession d’une fortune que d’autres auraient regardée comme digne d’envie, elle n’avait plus connu le repos ; en vain avait-elle cherché la paix et la tranquillité, elle avait été la dupe des fourbes et la proie des indigents. La seule consolation qu’elle eût éprouvée avait été de leur en faire part, et ce n’était que dans ce moment qu’elle pouvait espérer d’être heureuse, précisément lorsqu’elle était sur le point de renoncer à ce que tout le monde envisage comme le souverain bien.

Ces réflexions firent place à d’autres encore plus désagréables : elle se trouvait pour la seconde fois prête à faire une action de la légitimité de laquelle elle n’était point convaincue, et dont dépendraient par la suite son repos et sa félicité : cette action en elle-même imprudente, clandestine et mystérieuse, la privait de l’héritage d’un oncle qui avait voulu l’enrichir, et était tout-à-fait opposée aux intentions du père de son époux, dont la désobéissance ne pouvait manquer de lui attirer son courroux. Ces tristes pensées la tourmentèrent pendant toute la route. Elle arriva à Londres, et descendit à un hôtel garni de la rue d’Albermale, que Delvile lui avait indiqué, et qu’il avait eu soin de lui faire préparer ; elle se rendit aussitôt chez madame Delvile. Il était assez indifférent qu’elle fût reconnue des domestiques, puisque leur maître ne devait pas tarder à être informé du véritable motif de son voyage. On la fit entrer dans une salle basse, et pendant qu’on informait madame Delvile de son arrivée, son fils accourut pour la recevoir. Elle vit bien à son air que les choses n’étaient point telles qu’il l’aurait désiré, et apprit, après plusieurs questions, que sa mère était beaucoup plus mal. Extrêmement affectée de cette triste nouvelle, elle commença à se repentir de son imprudente course. Delvile s’efforça, en rappelant son propre courage, de remettre ses esprits ; mais lorsque la gaieté n’est pas naturelle, elle se communique difficilement : tourmenté de peines et de soucis, il n’était guères en état de paraître content et à son aise. On les avertit bien-tôt que madame Delvile attendait Cécile ; elle la trouva couchée sur un lit de repos, pâle, faible et très-changée. Delvile la présenta à sa mère, en lui disant : voici, madame, une personne dont la vue vous apportera de la satisfaction et de la tranquillité. Cette visite réellement, s’écria madame Delvile, en levant un peu la tête et l’embrassant, ne saurait m’être plus agréable. Vertueuse et noble Cécile, que d’honneur vous faites à mon fils ! avec quelle joie, si je guéris jamais, ne m’empresserai-je pas à l’aider à s’acquitter de tout ce qu’il vous doit ?

Cécile affligée de sa situation, et touchée de ses bontés, ne lui répondit que par ses larmes : les yeux de Delvile en étaient baignés, et il s’écria avec attendrissement : voilà une entrevue que mon cœur désirait depuis si long-temps ! la femme que j’avais choisie entre les bras d’une mère que je révère autant que je la chéris ! rétablissez-vous seulement, ma chère mère, et j’oublierai toutes les calamités qui ont précédé cet heureux dénouement. Il dit à Cécile qu’on avait défendu à sa mère de parler, et recommandé la plus grande tranquillité, évitant tout ce qui pourrait l’émouvoir, et il la pria de garder avec elle un profond silence. Ce sera donc votre affaire, dit celle-ci avec un peu plus de gaieté, de trouver moyen de nous amuser ; et si vous voulez vous donner cette peine, nous vous promettons de nous taire. Si je ne trouve pas le secret de vous amuser, je parviendrai au moins à vous obliger à prendre du repos, et alors je serai encore plus satisfait. Mortimer, repartit-elle, est-ce là cette ingénuité que le devoir et l’amitié ont droit d’exiger de vous ? Quelle est dans cet instant l’idée qui vous occupe le plus ; ma santé ou le desir de pouvoir vous entretenir librement avec miss Beverley ? Peut-être l’un et l’autre, répondit-il gaiement et en rougissant. Vous voudriez cependant que l’on crût, reprit madame Delvile, que vous ne pensez qu’à moi seule ? J’ai toujours remarqué que lorsqu’un projet avait deux différents buts, celui qui est le plus apparent n’est jamais celui qu’on a le plus à cœur.

Elle garda alors un profond silence, et Delvile s’entretint avec Cécile de leur plan, de leurs espérances, et de la manière dont ils se conduiraient. Il se proposait, au sortir de l’église, de se rendre en droiture au château de Delvile pour faire part de son mariage à son père, et de revenir tout de suite à Londres, où il pria Cécile de rester avec sa mère, afin que les retrouvant toutes deux ensemble, il ne fût pas obligé de retourner une seconde fois dans la province de Suffolk, pour lui dire adieu.

Cécile s’opposa sérieusement à ce dernier article, en disant que le seul moyen d’éviter qu’on ne découvrît leur mariage était que, d’abord après la célébration, elle revînt chez elle. Elle ne voulut pas non plus lui permettre de reparaître dans la province de Suffolk, où son voyage ne servirait qu’à retarder celui de sa mère, et à l’exposer à des soupçons désagréables. Elle lui promit qu’il aurait régulièrement de ses nouvelles, et comme la faiblesse de madame Delvile exigeait qu’ils voyageassent très-lentement, elle se fit remettre l’état de sa route, promettant qu’il trouverait une de ses lettres dans toutes les grandes villes où ils séjourneraient. Il voulut absolument lui laisser le contrat qu’il avait déjà fait dresser, avec les changements que demandait leur nouvelle situation, ayant de la répugnance à mettre dans cette confidence M. Monckton, dont la conduite à son égard lui avait déplu, et en qui Cécile même n’avait plus que très-peu de confiance. Il avait eu recours, comme auparavant, à M. Singleton, ce même jurisconsulte qui lui avait servi de père pour la conduire à l’église. Madame Delvile n’était pas assez bien pour assister à la cérémonie, et Delvile n’aurait jamais désiré qu’elle eût bravé aussi publiquement la volonté de son père.

Cécile donna alors de nouveaux regrets à la mort de son amie madame Charlton, dont la présence dans une occasion aussi importante l’aurait rassurée et soutenue. Elle n’avait personne de son sexe à qui se confier ; et sentant une répugnance invincible à se rendre à l’autel seule avec des hommes, elle accepta les offres de la femme-de-chambre de madame Delvile, qui se présenta pour l’y accompagner. Cette femme était depuis plusieurs années à son service : sa maîtresse l’aimait, et en faisait le plus grand cas.

Ces arrangements, ainsi que plusieurs autres qui furent interrompus par les soins qu’ils donnèrent à madame Delvile, prirent toute leur soirée. Delvile ne voulut pas, comme l’autre fois, la devancer à l’église ; il la pria d’éloigner ses domestiques entre sept à huit heures du matin, temps auquel il viendrait lui-même la chercher. Elle se retira de bonne heure, afin que madame Delvile pût se coucher, et elles convinrent qu’elles ne se verraient pas le lendemain. Cécile craignant de témoigner trop de faiblesse, s’en allait sans prendre congé ; mais madame Delvile l’ayant appelée, lui dit : recevez en partant ma bénédiction ; et elle ajouta, après l’avoir tendrement embrassée : mon fils, comme mon génie tutélaire, prétend avoir le droit exclusif de me conduire ; mais je veux m’affranchir un instant de son pouvoir, pour dire à ma chère Cécile le plaisir et le soulagement que mon esprit a déjà reçus de sa présence. Ma plus grande espérance de guérison est fondée sur la satisfaction anticipée que je me promets de pouvoir être témoin de votre félicité mutuelle : si malheureusement ma maladie avait des suites funestes, et que je ne pusse jouir de ce bonheur, je ne suis plus inquiète du sort de Delvile, qui était la chose de ce monde qui m’intéressait le plus. Puisse le ciel exaucer les vœux que je lui adresse pour tous deux ! car je ne mets plus de différence entre vous. Il y a long-temps que mon amitié me portait à désirer que vous devinssiez ma fille. Aimez-la, Mortimer, comme elle le mérite, et chérissez-la avec la plus vive reconnaissance… Bannissez, chère Cécile, toutes les craintes qui vous agitent, et soyez sûre que vous trouverez en Mortimer Delvile un époux qui adorera vos vertus et fera honneur à votre discernement. Elle l’embrassa encore ; et voyant qu’elle était trop affectée pour parler, elle la laissa partir sans en exiger de réponse. Elle se leva le lendemain de très-bonne heure, et elle envoya sa femme-de-chambre chez madame Hill, donna quelques commissions à son laquais pour des quartiers assez éloignés, et leur recommanda à tous d’être de retour à neuf heures précises ; c’était le moment pour lequel elle avait retenu une voiture qui devait la reconduire chez elle. Delvile, qui attendait impatiemment leur sortie, dès qu’il les eut perdus de vue, se présenta à la porte. On le fit entrer dans une salle, où elle vint sur le champ le recevoir ; et après qu’il lui eût dit que le ministre, M. Singleton et la femme-de-chambre de sa mère, qui l’attendaient, se trouvaient déjà à l’église, elle lui présenta la main sans parler. Le calme qui suit ordinairement l’espérance trompée, prit chez Cécile la place de l’émotion et de la crainte. Persuadée qu’elle ne serait jamais l’épouse de Delvile, elle attendait seulement avec une impatience qui tenait un peu du désespoir, de voir comment et par qui elle serait encore séparée de lui.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’église, il la remit à M. Singleton, priant secrètement que ce ne fût pas en vain comme la première fois. La femme-de-chambre de madame Delvile la suivit, le ministre se trouvait prêt, et ils s’avancèrent tous vers l’autel. La cérémonie était commencée, Cécile paraissait plutôt machinalement qu’avec réflexion écouter la liturgie ; mais à ces mots, néanmoins s’il y a quelqu’un dans cette assemblée qui sache quelque chose qui doive empêcher ce mariage, et que l’une des parties soit déjà liée avec une autre personne qu’il le déclare. Delvile lui-même trembla de frayeur, craignant que quelqu’un de caché ne répondît ; et Cécile, avec un courage mêlé de crainte, regarda tout autour d’elle, uniquement pour découvrir d’où partirait la voix, s’il s’en élevait. Heureusement, personne ne parut, et la cérémonie s’acheva tranquillement. La nouvelle épouse reçut après cela les plus tendres remerciements de Delvile et les compliments de son petit cortège avant que l’idée dont elle avait été si fortement préoccupée, fût assez dissipée pour lui persuader qu’elle était réellement mariée.

Delvile la conduisit à la porte de l’église où elle trouva une chaise et la suivit de loin ; mais voyant Delvile dans son appartement, quoiqu’il lui eût formellement promis de ne pas s’y présenter, la langueur qui s’était emparée de ses sens, la quitta. Il n’y était venu que pour lui témoigner combien il était reconnaissant de la grâce qu’elle venait de lui accorder, et lui recommander un million de choses qui intéressaient sa tendresse et son repos. Craignant que ses domestiques ne rentrassent, il s’arracha d’auprès d’elle, et prit le chemin du château de Delvile.

Cécile ne pouvait encore revenir de son étonnement. Se trouver unie à Delvile, être à lui du consentement de sa mère… qu’il fût son époux sans que son père eût pu l’empêcher ; tout cela lui paraissait un songe, mais un songe qu’elle n’aurait pas voulu que le réveil dissipât, et qui commençait à faire le bonheur de sa vie.


Fin du Livre neuvième.





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LIVRE X.


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CHAPITRE PREMIER

Découverte.


Le retour de Cécile fut encore plus heureux que son voyage à Londres ne l’avait été : l’incertitude qui la tourmentait à son départ, avait fait place au contentement et à l’espoir d’une félicité parfaite. Ses amies lui témoignèrent leur étonnement d’un retour aussi prompt ; mais leur curiosité sur les motifs de ce voyage ne fut point satisfaite. Henriette fut charmée de la revoir ; et Cécile, dont la pitié augmentait l’affection pour elle, la pressentit sur l’événement auquel elle souhaitait la préparer, en lui faisant entendre qu’il ne tarderait pas à arriver. Henriette fit son possible pour recevoir cette nouvelle de sang-froid, et répondit à cette preuve de confiance par des félicitations ; mais son courage ne put soutenir cet effort héroïque ; elle soupira, changea de couleur, et sortit subitement pour aller pleurer.

Les agréments personnels de Delvile, et les services qu’il avait rendus à son frère, avaient fait la plus forte impression sur un cœur qui s’était donné entièrement à lui sans s’en appercevoir. Elle ne s’était jamais demandé à elle-même à quoi la mènerait une passion aussi peu raisonnable. Elle l’avait entretenue par des projets chimériques et romanesques, dont elle voyait toute l’illusion. Cécile, à travers l’excès de la douleur de son amie, démêla clairement son innocence ; et elle était trop généreuse et trop équitable pour en être offensée. Elle lui pardonnait aisément d’avoir été trop sensible au mérite de Delvile, et la plaignait sans la blâmer. Elle redoubla ses bontés et ses caresses, dans l’espoir de la consoler ; mais elle ne voulut pas pousser plus loin sa confidence, dans l’espérance que la réflexion et le bon sens naturel d’Henriette la mettraient en état de la mieux soutenir.

Un événement qui arriva deux jours après, vint réveiller les nouvelles inquiétudes de Cécile. On annonça la dame Matt, cette pauvre femme qu’elle avait établie à Bury. Elle lui permit de monter, et lui ayant demandé ce qu’elle desirait : rien, à-présent, mademoiselle, lui répondit-elle ; je ne viens point ici pour m’entretenir de mes propres affaires, mais uniquement pour vous apprendre une nouvelle. Vous m’aviez défendu de parler du mariage dont la cérémonie fut interrompue d’une manière si extraordinaire, et je vous assure que, depuis lors jusqu’à ce moment, je n’en avais pas ouvert la bouche : mais je suis parvenue à découvrir la personne qui y mit opposition, et je viens vous l’apprendre. Cécile, extrêmement surprise, la pria de continuer. Eh bien, Mademoiselle, je ne sais pas encore bien positivement son nom ; mais je peux vous indiquer sa demeure ; car aussi-tôt que j’ai jeté les yeux sur elle, dimanche passé à l’église, je l’ai reconnue, et je l’aurais suivie jusques chez elle, si elle n’était pas montée en carrosse, ou que j’eusse pu marcher assez vîte : j’ai pourtant demandé à un des laquais son domicile, et il m’a répondu qu’elle vivait dans la grande maison connue sous le nom du Bosquet. Vous savez peut-être, mademoiselle, où elle est située. Il m’a même dit son nom, que je ne saurais actuellement me rappeler. Juste ciel ! s’écria Cécile, ne serait-ce pas Bennet ? — Oui, mademoiselle, c’est bien ce nom là, je m’en ressouviens à-présent.

Cécile se hâta de la renvoyer, et lui recommanda de ne faire part à personne de cette anecdote. Affligée et révoltée de cette découverte, elle vit alors avec horreur que tous ses doutes se trouvaient enfin éclaircis, et que la perfidie de son plus ancien ami expliquait clairement cet odieux mystère. Elle ne regardait la demoiselle Bennet, que comme un agent dont on s’était servi dans cette occasion, et n’était irritée que contre celui qui l’avait employée. Ce doit être M. Monckton, s’écria-t-elle ! lui que je connais depuis si long-temps, qui m’a servi de mentor, dans la probité duquel j’avais une si grande confiance, à qui j’ai eu recours dans mes tribulations et qui a dirigé presque toutes mes actions !… M. Monckton me trahir aussi honteusement, aussi cruellement ! abuser d’une confidence que mon estime pour lui m’avait arrachée ! s’en prévaloir pour me faire l’injure la plus sanglante ! Elle ne douta plus que ce ne fût aussi lui qui l’eût desservie auprès de M. Delvile. Il n’était pas possible qu’elle eût deux ennemis dans le monde aussi acharnés contre elle ; et celui qui avait montré assez peu de délicatesse pour oser, même au pied de l’autel, interrompre une cérémonie auguste, était seul assez vil pour l’avoir calomniée avec tant de noirceur.

Des idées aussi défavorables une fois conçues, les conjectures les portèrent encore plus loin. L’attention de Morrice à l’accompagner jusqu’à Londres, sa visite après qu’elle y fut arrivée, et son affectation à observer et à suivre Delvile, lui parurent des démarches dictées par M. Monckton, dont il venait alors de quitter la maison ; elle était convaincue que Morrice, quels que fussent les ordres que M. Monckton eût pu lui donner, n’aurait pas hésité un instant à les exécuter ; et elle ne douta pas que les informations de ce jeune homme n’eussent contribué à l’instruire de ses démarches. Il s’agissait ensuite de pénétrer le motif d’une perfidie aussi noire et aussi compliquée : un seul pouvait l’avoir dictée ; et Cécile, quoique naturellement peu défiante, le découvrit bientôt.

Accoutumée depuis long-temps à regarder M. Monckton comme un ami aussi sûr que désintéressé, le respect qu’elle avait eu pour lui dans son enfance, lui faisait recevoir les moindres attentions de sa part comme les faveurs ; et loin de s’y dérober, elle les avait innocemment recherchées. Le zèle de M. Monckton à lui donner ses avis, sa conduite franche, aisée et cordiale avaient empêché qu’elle soupçonnât ses vues secrètes. Le mystère venait d’être dévoilé ; son aversion pour la famille Delvile, à laquelle elle avait attribué jusqu’alors tout ce que sa conduite avait eu de défectueux à ses yeux, n’aurait jamais été capable de le porter à une telle extrémité. Cette aversion même se trouvait alors expliquée, et mille circonstances concouraient à confirmer ses soupçons. L’intérêt plus qu’ordinaire, que M. Monckton prenait à sa fortune, ses exhortations à l’économie, le desir qu’il avait témoigné qu’elle allât habiter la maison de M. Briggs, tout contribuait à lui faire connaître le véritable motif de ses attentions. Elle était encore livrée à ces réflexions, lorsqu’on vint lui annoncer la visite de M. Monckton. La surprise et l’indignation qu’elle ressentit en l’entendant nommer, lui occasionnèrent un tremblement universel, et sans hésiter un instant, elle lui fit dire qu’elle était en affaire, et ne pouvait absolument quitter son appartement. Elle ne pouvait se résoudre à le voir, après s’être assurée de son hypocrisie et de sa scélératesse. Elle sentait cependant que la chose ne pouvait en rester là : s’attendant à quelque nouvel artifice de sa part, et bien résolue à ne s’en pas laisser abuser, elle envoya encore chercher la même femme, pour la questionner et se faire instruire avec plus d’exactitude de tout ce qu’elle avait pu découvrir.

Cette femme était sortie pour aller travailler en ville, et ne pouvait quitter qu’à la nuit : lorsqu’elle fut venue, qu’elle eut répondu à ses demandes, elle vit, par la description qu’elle lui fit, que la personne en question ne pouvait être que la demoiselle Bennet. Elle la pria de revenir le lendemain dans la matinée, et envoya un laquais au Bosquet, chargé de faire ses compliments à la demoiselle Bennet, et de lui offrir son carrosse pour le lendemain, à l’heure qui lui conviendrait, ayant quelque chose d’important à lui communiquer. Elle prévoyait bien que ce message pourrait faire naître des soupçons, et l’engager à se tenir sur ses gardes : ce qui ne l’empêcha pourtant pas de penser que la rencontre imprévue de la femme en question, qu’elle comptait lui confronter dès l’instant de son arrivée, déconcerterait les projets qu’elle aurait formés pour sa justification. M. Monckton lui-même n’aurait rien à opposer à cette conviction, et comme elle ne le regardait plus comme son ami, elle voulait par ce moyen s’éviter la peine d’entretenir le moindre commerce avec lui.



CHAPITRE II.

Entrevue.


Le laquais ne revint que fort tard ; et d’un air consterné, il dit qu’il ne lui avait pas été possible de rencontrer personne qui fût en état de recevoir son message, ni de lui donner une réponse ; que les gens du Bosquet étaient tous dans la plus grande consternation, parce qu’au moment de son arrivée, M. Monckton avait été rapporté mort chez lui.

Cécile poussa un cri d’horreur ; un sentiment secret, assez approchant du remords, s’empara de son esprit ; elle craignit d’avoir contribué à cette catastrophe, et toute innocente qu’elle était, elle n’eut pas plutôt appris sa mort, qu’oubliant qu’il l’avait offensée, elle s’accusa de trop de sévérité. Extrêmement troublée par cet horrible événement, elle pria madame Harrel et Henriette de permettre qu’elle les laissât souper seules ; et se retirant dans son appartement, elle résolut de communiquer toute cette affaire à Delvile par une lettre qu’elle adresserait à Margate. Elle sentit alors tout l’avantage qu’il y avait pour elle d’être sa femme, rien ne s’opposant plus à ce qu’elle lui fît part de toutes ses affaires, et qu’elle communiquât à l’homme qui possédait son cœur ses plus secrètes pensées.

Tandis qu’elle était occupée à exécuter un projet qui lui rendait sa tranquillité, on lui apporta une lettre de Delvile même. Elle l’ouvrit avec autant de joie que d’empressement. Il avait promis de ne pas tarder à lui écrire ; mais il lui paraissait impossible qu’il eût pu le faire si-tôt. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour la lire ; elle ne contenait que ce peu de mots :


À Miss Beverley.
Ma Cécile,

Soyez seule, je vous en conjure ; écartez tout le monde, et recevez-moi dans un moment.


Elle fut extrêmement surprise à la vue de ce billet. Il n’était point signé, les caractères en étaient confus, l’écriture mal formée, et les mots à peine lisibles. Il désirait de la voir et de la voir seule ; elle ne pouvait hésiter à le satisfaire… Elle demanda si quelqu’un attendait sa réponse. Le laquais dit que le billet avait été remis par un inconnu qui n’avait point parlé, et avait disparu. Elle ne douta pas un instant que ce ne fût Delvile lui-même… Tout ce qu’elle imagina pouvoir faire de mieux pour répondre à ses intentions, fut d’aller l’attendre dans son cabinet de toilette, après avoir ordonné que si quelqu’un la demandait, on le conduisît tout de suite dans son appartement.

Cette entrevue l’inquiétait beaucoup ; mais, quoiqu’elle fût contraire à leurs conventions, elle ne pensait point à lui en faire le moindre reproche ; le désordre de son billet, la main peu assurée et tremblante avec laquelle il l’avait écrit, la singularité de sa demande dans une situation telle que la leur, tout lui prouvait qu’il ne venait point la trouver sans de fortes raisons, et tout lui donnait lieu de craindre qu’il ne lui apportât de fâcheuses nouvelles.

Elle n’eut pas le temps de pousser plus loin ses conjectures ; car au bout de quelques minutes, Delvile entrant brusquement, ferma la porte lui-même, dans l’impatience qu’il avait d’être seul avec elle.

À sa vue, les pressentiments sinistres de Cécile semblèrent se réaliser ; elle s’avança pour le recevoir ; il s’approcha d’un visage riant et empressé : mais cette gaieté ne fut pas de longue durée ; il ne put cacher sa pâleur, tous ses traits annonçaient l’horreur dont il était saisi ; son trouble était trop visible pour que Cécile ne s’en apperçût pas. Il lui parla cependant avec amitié, et d’un ton affectueux ; mais sa voix tremblante démentait ses paroles, et ne prouvait que trop que son âme était dans la plus grande agitation. Cécile, interdite et épouvantée, n’avait pas la force de lui faire la moindre question. Il lui parlait du bonheur qu’il avait de la revoir avant de quitter le royaume, la suppliait de lui écrire souvent, lui répétait les mêmes choses, entamait un sujet, et passait à un autre ; beaucoup de questions sur sa santé, son voyage, ses affaires, sa tranquillité d’esprit, sans écouter les réponses, ou avoir l’air de s’étonner qu’elle ne lui en fît aucune ; tout, en un mot, peignait le désordre de son âme.

La frayeur de Cécile augmentait à chaque instant. Persuadée qu’il devait être arrivé quelque chose de fort étrange et de bien triste, il lui était impossible de deviner ce que ce pouvait être ; elle n’avait ni la force ni le courage de le lui demander. Delvile, à la fin, s’étant un peu remis de son trouble, donna plus de suite à ses propos, et la regardant d’un air inquiet, lui dit : pourquoi ce silence, ma Cécile ? Je ne sais, répondit-elle en s’efforçant de parler ; mais je ne m’attendais point à vous voir : je vous écrivais dans ce moment, comptant que vous recevriez ma lettre à Margate, où j’allais l’adresser. Continuez donc à écrire : mais adressez votre lettre à Ostende : j’y serai avant l’arrivée de la poste, et je ne voudrais pas perdre une ligne, un mot de votre part, pour tout ce que l’univers pourrait m’offrir de plus précieux. Plus promptement que la poste, s’écria Cécile ! mais comment madame Delvile pourrait-elle… elle s’arrêta, ne sachant ce qu’elle devait lui demander. Elle est actuellement en route pour Margate, et j’espère y arriver avant elle, et l’y recevoir. Je veux seulement vous dire adieu, et partir.

Cécile ne lui répondit pas un mot, son étonnement et sa confusion augmentant de plus en plus. Vous êtes rêveuse, lui dit-il avec tendresse ; seriez-vous malheureuse, charmante Cécile ? Ô la plus charmante des femmes ! si j’avais contribué à vous rendre infortunée !… Cependant je dois… cela est inévitable. Ô Delvile, s’écria-t-elle, en s’armant de courage, pourquoi ne voulez-vous pas me parler franchement ? Vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire ; ne saurais-je point ce qui vous inquiète ? Ne me sera-t-il pas permis de vous exprimer la crainte que j’ai que quelque chose ne vous ait causé de la peine ? Vous êtes trop bonne, lui repartit-il, il y aurait de la barbarie à vous affliger. — Pourquoi non ? s’écria-t-elle avec plus de fermeté, ne dois-je pas me soumettre à la destinée imposée à tous les humains ? Dois-je me flatter que le cours ordinaire des choses changera en ma faveur, pour que je n’éprouve jamais rien que d’heureux ? Il n’est dans le fond rien arrivé de bien fâcheux : avez-vous là une plume et de l’encre ?… Elle lui en donna.

Vous dites que vous étiez occupée à m’écrire… Je vais commencer une lettre pour vous. Pour moi, s’écria-t-elle. Il ne répondit point ; mais prenant la plume, il écrivit quelques mots ; ensuite, jetant le papier sur la table, il dit : imbécile que je suis !… j’aurais pu, sans venir ici, faire la même chose. Puis-je lire ce que vous venez d’écrire ? demanda-t-elle ; et voyant qu’il ne s’y opposait pas, elle s’approcha, et vit ce qui suit : Je crains de vous alarmer par trop de précipitation… Je crains de vous tourmenter en vous tenant trop long-temps en suspens ;… mais les choses ne sont pas moins telles qu’elles devraient… Ne craignez rien, s’écria-t-elle en se tournant de son côté avec le plus tendre empressement ; dites-moi seulement ce que ce peut être… Ne suis-je pas votre épouse ? Obligée par les liens les plus sacrés à partager vos peines, si je suis assez malheureuse pour ne pouvoir les soulager…

Puisque vous daignez m’accorder un titre si précieux, et qui, si vous ne vous repentez point de me l’avoir donné, sera pour moi préférable à tous les autres, je ne vous cacherai point que les choses ne vont pas comme je le désirerais ; j’ai été trop prompt… Vous me blâmeriez ; je mérite de l’être… Chargé de veiller à votre repos, et de faire votre bonheur, aurais-je dû permettre que la colère, le ressentiment, la violence me fissent oublier ce que je devais à un pareil dépôt ! Mes remords ont déjà prévenu vos reproches ;… mais il ne se peut… Qu’est-ce donc, s’écria-t-elle avec chaleur, que vous avez pu faire ? Il n’est aucun événement qui puisse jamais me faire repentir de m’être donnée à vous. Généreuse Cécile ! s’écria-t-il, des paroles telles que celles que vous me faites entendre, si je n’éprouvais pas dans cet instant le chagrin le plus cuisant, seraient capables de me causer une satisfaction à laquelle nul mortel n’a pu encore atteindre. Mais ces paroles, lui dit-elle avec encore plus de vivacité, vous me les avez arrachées par la terreur que vous me faites éprouver. Prenez donc à la fois le bien et le mal, et souvenez-vous que, si tout ne va pas comme vous le désireriez, vous avez actuellement une fidèle amie à qui vous pouvez vous confier, et qui partagera également vos plaisirs et vos peines. Montrez seulement autant de courage que vous avez témoigné de bonté et de complaisance, repartit-il, et je ne craindrai plus de tout dire. Elle lui en réitéra les assurances : ils s’assirent tous deux, et il commença son récit.

Aussi-tôt que j’eus quitté votre appartement, je me rendis à l’endroit où j’avais ordonné qu’on me tînt une chaise prête, et je ne m’arrêtai que pour changer de chevaux jusqu’à mon arrivée au château de Delvile. Mon père fut surpris de me voir, et me reçut très-froidement. Ma situation m’obligeant de brusquer les choses, je lui dis qu’avant d’accompagner ma mère hors du royaume, je venais lui communiquer une affaire que je croyais que mon devoir et mon respect exigeaient que je fusse le premier à lui apprendre. Il m’interrompit alors d’un air sévère, et me déclara positivement que, si vous y étiez intéressée, il refusait d’en entendre parler. Je tâchai de le faire changer de sentiment, en lui mettant sous les yeux son injustice ; mais il se fâcha, et s’exhala en accusations nouvelles et des plus cruelles, assurant qu’il les tenait d’un témoin irrécusable. Je n’ai plus douté qu’il n’y eût dans tout cela quelque horrible imposture. Oui, sûrement, s’écria Cécile, qui ne connaissait que trop alors l’homme qui l’avait si indignement calomniée. Juste ciel ! comme j’ai été trompée ! et cela, par la personne en qui j’avais le plus de confiance !

Je lui dis, continua Delvile, qu’on l’avait indignement abusé, et je le conjurai de ne plus s’obstiner à me cacher le nom de celui qui était capable d’une pareille imposture. Mes prières ne servirent malheureusement qu’à augmenter sa colère : il me répondit qu’il était plus difficile qu’on ne pensait de lui en imposer ; que c’était moi à qui l’on avait droit de reprocher que je me laissais aisément duper ; tandis que lui n’avait fait qu’ajouter foi aux informations d’un des plus respectables gentilshommes de la province de Suffolk, qui vous connaissait depuis votre plus tendre enfance, et qui l’avait assuré, de la manière la plus formelle, qu’il avait fait tout ce qui avait dépendu de lui pour vous engager à changer de conduite, n’ayant épargné ni ses soins, ni sa bourse, pour vous tirer des mains des juifs, et qu’il lui en avait donné une preuve incontestable en lui montrant vos propres billets, par lesquels vous reconnaissiez lui devoir des sommes très-considérables.

Quelle horreur ! s’écria Cécile, je n’aurais jamais cru qu’il eût été possible de pousser la noirceur et la perfidie si loin ! À peine pouvais-je me contenir, reprit Delvile ; j’ai osé lui demander fièrement de me nommer son auteur, que je n’ai pas craint de traiter comme il le méritait ; il m’a répondu froidement qu’il était lié par son serment, qu’il avait promis de ne jamais le citer, et qu’il était d’ailleurs bien éloigné de vouloir payer l’intérêt qu’il lui avait témoigné prendre à l’honneur de sa maison, par un manque de parole aussi formel. Alors j’ai perdu tout-à-fait patience. Parler d’honneur, me suis-je écrié, après avoir prêté l’oreille à d’infâmes calomnies de cette espèce, c’est se moquer… Mais il est inutile de vous tourmenter plus long-temps ; il vous est facile d’imaginer ce qui s’est passé. Ah, ciel ! s’écria Cécile, vous vous êtes donc brouillé avec votre père ? Je l’avoue, répondit-il, et il ignore encore que je sois marié : il était trop en colère pour qu’il me fût possible de le lui apprendre ; je me suis seulement engagé par tout ce que j’avais de plus sacré, à ne prendre aucun repos que je ne vous eusse pleinement justifiée, en découvrant l’auteur de cette infâmie ; après quoi je l’ai quitté sans entrer en explication.

Oh ! retournez donc directement au château, s’écria Cécile ; songez qu’il est votre père ; vous êtes obligé de supporter ses faiblesses… Hélas ! si vous ne m’aviez jamais connue, vous ne vous seriez jamais attiré sa colère. Soyez persuadée, repartit-il, que j’en sens tout le poids : après que vous m’aurez entendu, si vous continuez à l’exiger, je retournerai immédiatement chez lui ; et si je n’y vais pas, je lui écrirai, et vous me dicterez vous-même ma lettre. Cécile le remercia, et le pria de continuer son récit.

En sortant du château, mon premier soin a été d’écrire à ma mère, pour la prier de partir le plutôt qu’il lui serait possible pour Margate, ne pouvant me rendre auprès d’elle au moment que je m’en étais flatté, et ne voulant pas que les affaires qui me retiendraient indispensablement, retardassent notre voyage, ou l’obligeassent de précipiter sa marche ; espérant d’ailleurs être rendu en même-temps qu’elle à Margate, supposé que je ne l’y devançasse pas. Et pourquoi ne pas retourner à Londres, comme vous le lui avez promis ? J’avais affaire ailleurs ; je suis venu ici. — Directement ? — Non ;… mais bientôt. — Où avez-vous été auparavant ? — Ma Cécile, voici le moment où vous aurez besoin de tout votre courage. J’ai laissé mon père sans entrer dans aucune explication avec lui ; mais ce n’a été qu’après que, dans sa fureur, et voulant prouver l’authenticité de ses informations, il a involontairement nommé celui de qui il les tenait. — Eh bien ? — Cet homme, le plus fourbe de tous les humains, n’était autre que votre prétendu ancien ami, M. Monckton ! — Je m’en doutais, dit Cécile, dont le sang se glaçait de crainte et de terreur. — Je me suis rendu en diligence au Bosquet avec des chevaux de louage. J’y suis arrivé sur la fin du jour ; il m’a fait entrer dans sa bibliothèque ; je lui ai dit le sujet qui m’amenait… Vous pâlissez, ma chère amie, vous vous trouvez mal. — Cécile trop affectée pour pouvoir répondre, appuya sa tête sur la table. Delvile se préparait à appeler du secours ; mais elle posa sa main sur son bras, pour l’en empêcher. Il s’arrêta donc, et fit tout ce qu’il put pour la ranimer.

Après quelques moments, elle leva de nouveau la tête, et dit d’une voix faible : je suis fâchée de vous avoir interrompu ; la fin de cette affaire m’est déjà connue… M. Monckton est mort. — Non pas mort, s’écria-t-il. Il est vrai qu’il est dangereusement blessé ; mais, grâces au ciel, il vit encore. — Il vit encore ? s’écria Cécile, reprenant sa force et ses esprits. Oh ! en ce cas, tout peut changer en bien… S’il n’est pas mort, il pourra en revenir. Il le peut, et j’espère que cela arrivera. — À présent, s’écria-t-elle, racontez-moi tout ce qui s’est passé ; je puis tout entendre. Il n’y a que la mort d’un homme tué par son semblable, dont je ne puisse soutenir l’idée.

Je n’aurais jamais cru que les choses allassent si loin. J’ai les duels en horreur ; ce sont des actes de violence que rien ne saurait justifier à mes yeux ; c’est une invention barbare et cruelle. J’ai agi d’une manière totalement opposée à mes principes : mais furieux, et n’écoutant que le ressentiment que m’inspiraient les infâmes calomnies, la raison n’a plus eu de pouvoir sur moi. Je lui ai reproché sa perfidie : il s’en est défendu, et a cherché à se justifier : je lui ai dit que je l’avais appris de mon père… Il a voulu détourner la conversation, en s’emportant contre lui ; j’ai exigé qu’il se dédît, et vous justifiât de ses fausses accusations. Il m’a demandé quel droit j’avais d’exiger une pareille rétractation. Je lui ai répondu avec fierté ; celui d’un époux. Son air ne m’a, dans ce moment, que trop fait connaître les motifs de sa trahison… Il est amoureux de vous : il avait vraisemblablement projeté de vous empêcher de vous marier jusqu’à ce que la mort l’eût débarrassé de sa femme ; et alors il se flattait que ses artifices lui assureraient votre main. Se voyant sur le point de vous perdre, il n’a pas craint de noircir votre réputation, plutôt que de souffrir que vous lui échappassiez. Aussi-tôt qu’il a appris mon mariage, il a paru encore plus furieux que moi, et enfin… Pourquoi vous entretenir plus long-temps des effets de notre frénésie ? Nous sommes sortis ensemble : mes pistolets de voyage se trouvant déjà chargés, je lui en laissai le choix ; le défi venant de ma part, il a lâché le premier son coup, et m’a manqué. Je lui ai demandé encore une fois s’il consentait à vous justifier, il m’a crié que je n’avais qu’à tirer, qu’il ne voulait accepter aucune condition… Je l’ai fait… et malheureusement j’ai visé plus juste que lui. Nous n’avions point de seconds, mais je n’ai pas tardé à trouver des gens pour le secourir ; je les ai aidés à le rapporter chez lui. On a d’abord cru qu’il était mort, et ses domestiques m’avaient arrêté : ayant cependant ensuite donné quelques signes de vie, et mon ami M. Biddulph, que j’avais fait avertir, étant venu sur ces entrefaites, on m’a laissé la liberté. C’est ainsi que s’est passé ce funeste combat, dont je venais vous rendre compte, espérant qu’il vous effrayerait un peu moins en l’apprenant de moi, que si vous en étiez informée par tout autre. Cependant les remords que j’ai éprouvés depuis que j’ai vu tomber cet infortuné, et l’idée que j’étais son meurtrier, le chagrin, la douleur, ou plutôt le repentir que j’avais en vous apportant une nouvelle aussi funeste, dont je prévoyais que vous seriez révoltée… vous à qui je ne voudrais jamais donner que des sujets de joie et de consolation… tout cela m’a si fort troublé, que je savais réellement moins que personne comment je devais m’y prendre pour vous préparer à un tel récit. Il s’arrêta. Cécile ne put rien lui dire. Elle voyait clairement que son erreur ne venait que de sa générosité et de son empressement à prendre sa défense, et que la confiance qu’il avait en elle et dans son innocence, n’avait pas cédé un seul instant aux efforts qu’on avait tentés pour l’obscurcir ; elle en était vraiement reconnaissante. Mais sa dispute avec son père… l’état dangereux de sa mère… son éloignement qui devenait indispensable… sa propre situation… son mariage clandestin… et plus que tout, M. Monckton, dont la mort était à craindre, étaient des circonstances si tristes, et dont les suites pouvaient être si funestes, qu’elle ne savait par où commencer… quelles consolations lui offrir… ou de quelle façon s’y prendre pour calmer l’agitation de son esprit. Delvile ayant vainement attendu sa réponse, lui dit alors, du ton le plus triste : s’il est possible que vous preniez encore assez d’intérêt à ma destinée pour vous embarrasser de ce que je deviendrai, daignez m’aider de vos conseils, ou plutôt me donner vos instructions : je suis à peine en état de penser pour moi-même ; et si vous vouliez en prendre le soin, ce serait une consolation qui me donnerait la force de tout entreprendre.

Cécile, sortant tout-à-coup de sa rêverie, répéta : M’embarrasser de ce que vous deviendrez ? Ô Delvile ! ne me mettez pas au désespoir, en vous exprimant ainsi. Pardonnez, s’écria-t-il ; je ne prétends point vous faire un reproche ; je ne veux que vous faire sentir que vous ne me devez presque rien. Vous m’avez exhorté à retourner chez mon père, le desirez-vous encore ? Je crois que cela est nécessaire, dit-elle, trop troublée pour savoir ce qu’elle disait, et craignant de le blesser en lui faisant encore attendre une réponse : J’irai donc, repartit-il, sans hésiter. Il est vrai que j’ai actuellement beaucoup de choses à lui dire ; et quoiqu’il soit très-irrité, vous ne devez pas craindre que je ne souffre patiemment ses reproches. Après cela, que faudra-t-il que je fasse ? — Que vous fassiez ? répéta-t-elle ; en vérité je l’ignore. — Me rendrai-je immédiatement à Margate ? ou reviendrai-je auparavant ici ? Comme il vous plaira, dit-elle en soupirant profondément. — Je ne veux rien faire que par vos conseils ; les suivre est le seul plaisir que j’ai au monde. Quel parti faut-il donc que je prène ?… Vous ne refusez point de me l’indiquer ? — Non certainement ; rien ne saurait m’en empêcher. Parlez-moi donc, ma chère amie, et dites-moi… Mais pourquoi ce silence ? Auriez-vous de la répugnance à m’aider de vos conseils ? — Non, en vérité, dit-elle en portant la main au front, je vous parlerai dans un moment.

Ô ma Cécile ! s’écria-t-il, en la regardant d’un air abbatu ; rappellez vos esprits ! vous ne faites nulle attention à ce que vous dites ; vous me répondez comme si vous ne preniez aucun intérêt à ce qui me concerne. — Pardonnez-moi ; j’en prends beaucoup, dit-elle en soupirant profondément. — Ne soupirez pas si amèrement, s’écria-t-il, si vous avez la moindre pitié !… Je ne saurais soutenir votre affliction. — J’en suis bien fâchée, repartit-elle en soupirant de nouveau, et sans s’appercevoir qu’elle lui parlait. Juste ciel ! s’écria-t-il en se levant, cessez de m’effrayer ; parlez-moi plus intelligiblement. M’entendez-vous, Cécile ? pourquoi refusez-vous de me répondre ? Elle trembla, pâlit, et posant ses deux mains sur son cœur : oh, oui ! dit-elle ; mais je suis oppressée… je me sens-là une pesanteur… je ne saurais respirer. Cher objet de mes vœux, s’écria-t-il en se précipitant à ses pieds, ne m’accablez point par ces terreurs !… rappelez vos sens ! dites-moi du moins que vous me connaissez !… dites-moi que je n’ai point occasionné votre désespoir !… Ô vous qui possédez toute ma tendresse ! ma chère, mon adorable Cécile ! tirez-moi de cette affreuse situation !… Il m’est impossible de la soutenir plus long-tems !

Ces exclamations passionnées lui rendant toute sa sensibilité, elle ne retint plus ses larmes, et son cœur en reçut le soulagement dont il avait besoin. Jamais Delvile n’avait été plus flatté des marques de son affliction, qu’il le fut en voyant couler ses précieuses larmes. La tendresse et les consolations de Delvile ne servaient qu’à les augmenter. Cécile rappelant enfin toute sa fermeté, se reprocha le peu de courage qu’elle avait témoigné ; elle l’assura qu’il pouvait compter qu’elle aurait plus de force d’esprit, et le pria de penser, et de mettre ordre à ses affaires.

Delvile lui-même avait peine à recouvrer sa présence d’esprit : l’état affreux où il avait vu Cécile pendant quelques instants, avait fait sur lui plus d’impression que la scène tragique à laquelle il avait eu part : Cécile qui se trouva plutôt que lui en état de réfléchir et de délibérer, lui dit : ah ! Delvile, je réclame votre indulgence. Le saisissement me rendait incapable de vous donner aucun conseil. Au nom de Dieu, ne vous pressez point trop de faire usage de vos forces, s’écria-t-il ; il nous reste encore assez de temps. Comment du temps ? répondit-elle ; quelle heure peut-il être ? Dix heures, s’écria-t-il en regardant sa montre. Il faut que vous me chassiez, ma chère Cécile ; ou la calomnie, quoique le malheureux Monckton se trouve forcé de se taire, pourrait encore répandre son venin. Il faut que je vous chasse, reprit-elle ; je sens bien qu’il faut que vous partiez. Mais apprenez-moi auparavant vos projets, et la route que vous vous proposez de suivre. C’est vous-même, répondit-il, qui en déciderez ; vous me direz si je dois retourner au château de Delvile, ou aller directement à Margate pour hâter le voyage de ma mère, avant que la nouvelle de ce fatal combat parviène jusqu’à elle. Partez pour Margate, s’écria-t-elle vivement, ne différez pas un instant : vous pourrez écrire d’Ostende à votre père. Mais restez, je vous prie, hors du royaume jusqu’à ce que nous sachions quelles seront les suites de ce malheureux combat. Les suites seraient un procès qui, suivant toute apparence, tournerait contre moi. J’ai été l’agresseur. Tous ses domestiques déposeraient qu’il ne m’a point cherché, et que c’est moi qui ai été le trouver… Ô ma Cécile ! l’imprudence que j’ai commise est si contraire à mes principes, et quoique vous gardiez le silence, je sais qu’elle est si opposée aux vôtres, que jamais, malgré ses crimes, je ne me pardonnerais sa mort.

Il vivra, s’écria Cécile, cherchant à déguiser sa terreur ; ne craignez rien, il vivra. À l’égard de sa blessure et de ses souffrances, c’est une juste punition de sa perfidie. Allez donc à Margate. Ne vous occupez plus que de Mme Delvile, et faites en sorte qu’elle ignore toujours ce qui s’est passé. Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez : mais si ce que je redoute venait à arriver, si la santé de ma mère ne se rétablissait pas, que mon père demeurât inflexible, que M. Monckton mourût, et que l’Angleterre ne me fût plus un pays qu’il me convînt d’habiter, voudriez-vous en ce cas consentir à me suivre ? Pourrais-je !… Ne dépends-je pas de vous ? N’avez-vous pas le droit de commander ? Parlez ; vous n’avez qu’à dire un mot. Voulez-vous que je vous suive à l’instant ?

Delvile, touché de sa condescendance, eut peine à trouver des termes pour lui exprimer sa reconnaissance. Non, ma Cécile, s’écria-t-il, je ne suis point assez injuste pour abuser de vos bontés : nous attendrons du moins que la nécessité nous force à embrasser ce parti. Emmener ma femme dans une circonstance où j’ignore encore si ma vie n’est point en danger !… La faire sortir d’un royaume d’où je suis obligé de fuir ! La forcer à s’exiler au premier instant que je déclarerais mon mariage ? Non, à moins que je ne sois destiné à être éternellement étranger à ma patrie, il est impossible que j’acquiesce à votre proposition. Croyez qu’il n’y aura jamais que ce malheur qui me fasse consentir à ce que vous suiviez un meurtrier.

Ils réfléchirent ensuite à ce qu’il leur conviendrait de faire, et après s’être mutuellement consultés, ils conclurent que, dans le désordre actuel de leurs affaires, il convenait de ne point déclarer leur mariage, pas même à M. Delvile, pour qui la nouvelle du duel et du danger de M. Monckton serait déjà un si rude coup, qu’il y aurait de la cruauté à en ajouter un qui le mettrait au désespoir.

Delvile résolut d’écrire dès qu’il serait rendu à Ostende, aux différentes personnes qui en étaient instruites, pour les engager à lui garder le secret. Cécile promit de l’instruire, par chaque courier, de l’état de M. Monckton, et le conjura de ne pas s’arrêter plus long-tems, afin de prévenir les nouvelles désagréables qui pourraient parvenir à sa mère. Il obéit, et prit congé d’elle de la manière la plus tendre, en la conjurant de ne point se laisser abattre par le chagrin, et d’avoir le plus grand soin de sa santé. Puisse la paix habiter avec vous, ma chère et tendre amie, ma chère et consolante Cécile ! Puisse-t-elle vous faire oublier ce cruel moment que je vous ai fait passer.

La terreur qu’elle avait éprouvée, les craintes que lui inspirait l’avenir, faisaient une telle impression sur son esprit, qu’incapable de penser elle ne savait ce qu’elle faisait. Henriette entra ; l’air et la situation de Cécile la surprirent ; les questions qu’elle lui fit, rendirent à cette dernière l’usage de ses facultés : mais épouvantée elle-même de son égarement, et persuadée qu’elle ne fermerait pas l’œil de toute la nuit, elle accepta les offres obligeantes que cette aimable fille lui fit de la passer dans son appartement. Cécile ne lui apprit cependant point ce qui était arrivé : elle ne savait que trop que ce récit ne servirait qu’à l’affliger inutilement. Ce fut une grande satisfaction pour Henriette dans son affliction, de pouvoir adoucir les peines de sa chère miss Beverley. Elle ne la quitta plus ni jour ni nuit.



CHAPITRE III.

Sommation.


Le premier soin de Cécile, dès que le jour parut, fut d’envoyer au Bosquet, d’où on ne lui rapporta que de mauvaises nouvelles. M. Monckton était encore en vie, mais on n’espérait pas grand chose de l’état où il était : toujours dans le délire, il ne cessait de parler de miss Beverley et de son mariage avec Delvile. Cécile, qui savait bien qu’en cela il ne donnait aucune preuve de délire, se persuada que son état était moins dangereux qu’on ne l’imaginait. Elle apprit le lendemain que M. Monckton dans un accès de délire avait fort maltraité sa femme, et que celle-ci extrêmement saisie, était morte d’apoplexie. Elle écrivit cette nouvelle à Ostende, d’où elle reçut une lettre de Delvile, par laquelle il lui apprenait que la faiblesse et la maladie de sa mère ne lui avait pas permis d’aller plus loin ; que la mer l’avait fait souffrir au point qu’il avait craint qu’elle n’en perdît la vie.

Cécile passa une semaine entière dans la plus grande agitation, Monckton toujours très-mal, Delvile retenu à Ostende, et elle-même également tourmentée par le passé et par l’avenir. Elle était dans cette situation lorsqu’on l’avertit qu’un homme voulait lui parler pour des affaires importantes. Elle le reçut. Aussi-tôt l’idée de Delvile, qu’elle avait continuellement dans l’esprit, lui fit imaginer que ce pouvait être lui-même, et elle formait déjà une foule de conjectures sur les raisons qui avaient pu le porter à revenir si promptement, lorsqu’elle vit entrer un vieillard dont la figure et les manières étaient peu prévenantes.

Voulez-vous bien me permettre, Madame, de vous demander votre nom ? — Mon nom, Monsieur ? — Vous me ferez beaucoup de plaisir, Madame, si vous voulez bien me le dire. — Est-il possible que vous soyez venu ici sans le savoir ? Je ne le sais, Madame, que par la voix publique. — Le bruit public, Monsieur, est, je crois, rarement trompeur dans une affaire où il est si facile de s’assurer de la vérité. — Auriez-vous, Madame, des raisons qui vous empêchassent de m’en instruire ? — Non, Monsieur ; mais l’affaire que vous avez à me communiquer ne saurait être fort importante, puisque vous ignorez quelle est la personne à qui vous vous adressez ; il sera donc assez tôt pour nous voir, lorsque vous aurez pris ailleurs des informations à cet égard. — Elle voulut alors se retirer. Je vous prie, Madame, s’écria l’étranger, d’avoir un moment de patience ; il est nécessaire, avant que j’entre en matière, que j’apprène votre nom de vous-même. — Eh bien, Monsieur, repartit-elle, après avoir hésité un instant, j’ai peine à croire que vous soyez entré dans cette maison sans savoir qu’elle appartenait à Cécile Beverley. — Ce nom, Madame, est celui que vous portiez quand vous étiez encore fille. Quand j’étais encore fille ? s’écria-t-elle avec surprise. — N’êtes vous pas mariée, Madame ? — Mariée Monsieur ? répéta-t-elle en rougissant extrêmement. — C’est, Madame, le nom de votre mari que j’entends vous demander. — Et de quelle autorité, Monsieur, dit-elle aussi surprise qu’irritée, me faites-vous ces questions singulières ? — Je suis envoyé, Madame, par M. Eggleston, qui, en vertu du testament de votre oncle, est, après vous, le plus proche héritier de cette terre, au cas que vous vinssiez à mourir sans enfants, ou à changer de nom en vous mariant. Je me flatte, Madame, que vous conviendrez du droit qu’il a de prendre des informations à cet égard, et je vous préviens qu’il me l’a transféré par une procuration en bonne et due forme. L’embarras et la confusion de Cécile furent alors inexprimables ; elle ne savait ce qu’il convenait de faire, s’il fallait avouer, ou nier ; elle ne pouvait imaginer par qui ou comment son secret avait été divulgué, et elle n’avait jamais pensé au parti qu’elle aurait à prendre dans une circonstance pareille à celle où elle se trouvait.

M. Eggleston, Madame, continua-t-il, a été informé par des gens dignes de foi que vous étiez actuellement mariée ; il souhaiterait donc de savoir quelles sont vos intentions en continuant à vous faire appeler miss Beverley. Cette conduite le laisse dans l’incertitude ; et comme cette affaire est pour lui de la plus grande importance, il se flatte qu’une personne d’honneur comme vous, Madame, en agira franchement et sans supercherie.

Cette demande, Monsieur, lui répondit Cécile en hésitant, est si… si peu prévue que… la méthode, Madame à suivre en pareil cas, est de ne point s’éloigner du sujet : êtes-vous ou n’êtes-vous pas mariée ? Cécile, déconcertée, ne lui fit point de réponse : désavouer son mariage dans un moment où on la sommait formellement de déclarer ce qui en était, lui paraissait répréhensible, l’avouer dans la circonstance où elle se trouvait, c’était s’exposer à des suites les plus fâcheuses. L’éclaircissement que je vous demande, Madame, est important pour M. Eggleston qui a une grosse famille et très-peu de fortune, encore se trouve-t-elle fort en désordre.

Cécile, ayant alors recouvré une partie de sa présence d’esprit, lui répondit : M. Eggleston ne doit point craindre qu’on cherche à lui en imposer ; ceux avec lesquels il a ou pourra avoir à traiter dans cette affaire, sont d’honnêtes gens, incapables de le tromper. Je suis bien éloigné, Madame, de les soupçonner de mauvaise foi ; je suis simplement chargé par M. Eggleston de vous prier de lui faire connaître le droit que vous prétendez avoir d’éluder les dispositions de feu votre oncle, et par-là préjudicier manifestement à ses intérêts. Répondez-lui donc, Monsieur, que d’ici à huit jours on lui donnera tous les éclaircissements qu’il peut désirer, et c’est dans ce moment la seule réponse que je puisse lui faire.

Fort bien, Madame ; il attendra jusqu’alors, j’en suis bien sûr ; car il serait fâché de vous causer la moindre peine. Il est vrai que, dès qu’il a su que votre époux avait quitté le royaume sans avouer son mariage, il a cru qu’il était temps de prendre des mesures convenables.

Qu’il ne craigne pas, Monsieur, qu’on cherche à rien faire contre ses intérêts ; on lui rendra justice, même sans qu’il soit nécessaire d’en venir à des enquêtes juridiques, ou à des procédures. Il se retira alors avec toute l’honnêteté qu’on peut exiger des personnes de son état.



CHAPITRE IV.

Délibération.


Cécile s’était engagée à donner, au bout de huit jours, une réponse positive, et le rusé procureur avait su tirer d’elle l’aveu de son mariage, qui lui donnait le droit de l’exiger encore plus tôt. Il était aisé de s’appercevoir que cet agent ne lui avait été envoyé que dans la vue de lui arracher cette déclaration, et de l’épouvanter assez pour en tirer quelque argent : quant à cet aveu, en bonne conscience elle ne pouvait guères l’éluder ; mais quant à l’argent, sa trop grande facilité à le prodiguer autrefois l’avait si souvent exposée aux inconvénients d’en manquer, qu’il lui était alors assez difficile d’exercer la moindre libéralité. Il était pourtant incontestable qu’elle vivait dans une terre qui ne lui appartenait plus, et dont elle serait obligée de rendre compte, puisque par le testament de son oncle, dès que son mari refusait de prendre son nom, elle perdait, à dater du jour de son mariage, tous les droits à la succession, qui passaient à la famille Eggleston. Le plan de Delvile et l’espoir du secret les avaient empêchés de s’occuper sérieusement de cet objet, et cette découverte inattendue la mettait à la discrétion de ses parents.

La première idée qui lui vint, fut d’envoyer un exprès à Delvile, pour lui demander ce qu’elle devait faire ; mais elle craignait sa trop grande vivacité, et elle était presque certaine qu’au même instant qu’il la saurait dans l’embarras, rien ne pourrait l’empêcher de revenir, quels que fussent les risques qu’il courût. C’est pourquoi elle n’osa hasarder cette démarche, et préféra de souffrir patiemment tous les inconvénients auxquels elle serait en butte, plutôt que d’exposer Delvile à de nouveaux périls, en hâtant son retour dans un temps où l’on ne doutait plus de la mort prochaine de M. Monckton. Mais, quoiqu’il fût facile de convenir de ce qu’il fallait éviter, il l’était beaucoup moins d’imaginer ce qu’il était à propos de faire. Mme Charlton n’existait plus, et elle n’avait personne au monde à qui se confier. Elle ne pouvait continuer à vivre comme elle avait vécu jusqu’alors, sans contracter des dettes qui auraient dérangé Delvile. D’un autre côté, en quittant sa maison et en diminuant sa dépense, elle aurait nécessairement fourni matière à des soupçons qui n’auraient pas manqué d’accélérer une découverte qu’il lui importait si fort d’éloigner. Elle sentait que si ses affaires et sa situation devenaient publiques, elle se trouverait dans une position très-alarmante pour sa délicatesse. Mariée secrètement, séparée de son mari à l’instant de leur union, d’un mari dont la main venait de porter coup mortel à celui qui avait toujours fait profession d’être son plus sincère ami, unie à un homme dont le père abhorrait ce mariage, et dont la mère allait être la victime de la chaleur avec laquelle elle s’y était d’abord opposée, et qui lui-même ignorait encore s’il pourrait jamais rentrer dans sa patrie !

À des circonstances aussi terribles se joignait le désagrément de redouter qu’on ne la mît hors de sa maison avant qu’elle eût le temps d’en trouver une autre pour s’y retirer.

Quel parti prendre ? Après s’être long-temps tourmentée à chercher quelque expédient, ou à former des projets, elle fut enfin obligée de se contenter de rester tranquillement où elle se trouvait, jusqu’à ce qu’elle eût des nouvelles de Delvile ou de sa mère, ou qu’elle pût lui apprendre que M. Monckton était mieux. Voyant que les difficultés ne faisaient qu’augmenter, elle s’arma de courage pour les surmonter : elle se rappela la promesse qu’elle avait faite à Delvile de ne point se laisser abattre par le chagrin, et ce souvenir lui rendit toute son énergie. Elle commença par examiner avec attention l’état de ses affaires, et retrancha toutes les dépenses qui lui parurent inutiles. Elle fit entendre à Henriette qu’elle craignait qu’elles ne fussent bientôt obligées de se séparer. Cette bonne amie fut si affligée de cette nouvelle, que Cécile en fut elle-même vivement affectée. Elle prévint aussi Mme Harrel, qui en murmura plus ouvertement, et montra si clairement que son chagrin n’avait pour objet que sa propre personne, que Cécile en fut peu touchée. Elle mit ensuite Albani dans la confidence de sa situation, et lui dit que, pour le présent, elle se trouvait hors d’état d’exécuter les projets de bienfaisance et de charité qu’ils avaient formés ; et quoiqu’il la quittât sur-le-champ pour aller poursuivre ailleurs sa pénible tâche, l’admiration qu’il avait conçue pour elle et le cas qu’il faisait de son caractère augmentèrent ses regrets. Il lui promit de revenir dès que ses affaires seraient arrangées, ou que son esprit serait dans une assiette plus tranquille.

Ces préparatifs, les informations qu’elle chercha à se procurer de la situation de M. Monckton, et les lettres qu’elle écrivit à Delvile, occupèrent tous ses moments, sans néanmoins perdre de vue beaucoup d’autres objets. Les jours s’écoulaient, et M. Monckton continuait à languir entre la vie et la mort. Les lettres de Delvile, toujours datées d’Ostende, contenaient les plus tristes nouvelles de la maladie de sa mère. Le temps où le procureur devait venir chercher sa réponse approchait. L’idée d’une seconde visite de sa part lui paraissait insupportable, et deux jours avant celui où elle l’attendait, elle résolut de tâcher d’engager M. Eggleston à lui accorder un plus long délai.

Ce M. Eggleston était un personnage qu’elle ne connaissait guères que de vue ; il n’était point parent de sa famille ; ses liaisons avec le doyen ne venaient que du mariage que ce dernier avait contracté avec une de ses cousines, dont il n’avait point eu d’enfants ; et loin qu’il eût jamais eu pour lui la moindre considération, il n’en avait fait mention dans son testament, pour succéder à Cécile, dans le cas où elle mourrait avant de s’être mariée, ou qu’elle changerait de nom, que parce qu’il aurait souhaité que ni l’un ni l’autre n’arrivât. Cet homme avait une grosse famille ; ses fils étaient dissipateurs et prodigues ; elle ne prévoyait que trop leur avidité et leur impatience à se mettre en possession de l’héritage de son oncle, et que, supposé que le père consentît à différer encore de quelques jours, ses enfants tâcheraient de s’opposer à ce délai. Cependant, comme le sacrifice auquel elle était résolue devait nécessairement leur en assurer bientôt la propriété, elle voulut en agir de bonne foi avec eux, et avoua dans sa lettre son mariage, demandant seulement le secret, et encore un peu de patience, dont elle promettait de les dédommager avant qu’il fût peu, et de leur donner toute la satisfaction qu’ils étaient en droit d’en attendre. Elle envoya cette lettre par un exprès à M. Eggleston qui faisait sa résidence ordinaire à quinze milles de la sienne.

La réponse qu’elle reçut était du fils aîné, qui lui manda que son père était très-malade ; qu’il avait remis toutes ses affaires entre les mains de M. Carn, son procureur, très-habile homme et très-éloigné de la manière de penser de MM. ses confrères.

Cette lettre, qu’elle ouvrit à l’instant qu’on la lui remit, lui porta un coup sensible. La suscription était : à madame Mortimer Delvile ! Elle vit bien que, puisqu’il lui écrivait sous ce nom, il n’aurait aucun scrupule à la faire connaître aux autres sous cette même dénomination ; elle sentit aussi que ces gens-là avaient trop d’impatience de jouir, pour que ses représentations fussent capables d’en obtenir le moindre délai, et que leur empressement à divulguer leurs prétentions les empêcherait de penser aux inconvénients auxquels il l’exposait. M. Eggleston se laissait entièrement gouverner par son fils, qui était un dissipateur ; d’ailleurs, en remettant cette affaire entre les mains d’un procureur, il se flattait, par ce moyen, d’être pour la suite à couvert du ressentiment de Delvile, en affectant, si cela, lui convenait, de désapprouver la conduite de M. Carn, lequel s’excuserait toujours, en disant qu’il n’avait eu en vue que l’avantage et les intérêts de son client.

Cécile pénétra aisément le mystère de cette manœuvre. Tout ce qui lui restait donc à faire était d’éviter qu’on ne la mît dehors par force, en quittant de bon gré une maison où elle était exposée à cet affront. Elle ne savait cependant encore où aller ; il ne lui restait qu’une ressource, une seule tentative à faire, pour se procurer un asyle honorable. Il est vrai qu’elle était bien désagréable, puisqu’il fallait s’adresser pour cet effet à M. Delvile. Sa retraite volontaire ou forcée ne pouvait que donner plus d’authenticité aux bruits répandus par la famille Eggleston au sujet de son mariage : ainsi il y aurait eu de la folie à se flatter qu’il resterait plus long-temps secret. Il n’était pas douteux que le ressentiment de M. Delvile serait plus vif en apprenant cette nouvelle par hasard, que s’il l’apprenait d’elle-même. Il était fâcheux que Delvile la lui eût laissé ignorer ; mais ne prévoyant pas qu’on en eût si-tôt connaissance, ils étaient mutuellement convenus de différer jusqu’à son retour à lui en faire part. Elle oublia dans cette occasion le mécontentement qu’elle avait eu des mauvais procédés et des marques de mépris qu’elle avait si souvent éprouvés de la part de M. Delvile, à l’égard duquel elle se croyait coupable en quelque sorte, puisqu’elle avait épousé son fils sans son consentement. Elle redoutait, cependant sa sévérité et ses reproches, et aurait mieux aimé habiter la maison de la pauvre ouvreuse de bancs, qui subsistait en partie de ses charités, que le plus bel appartement du château de Delvile, tant qu’il appartiendrait au maître actuel.

Dans cette situation, elle n’avait pas la liberté de consulter son inclination : l’honneur de Delvile exigeait qu’elle évitât toute espèce d’éclat, et elle savait que rien ne lui ferait plus de plaisir que les attentions qu’elle aurait pour son père ; c’est pourquoi elle lui écrivit la lettre suivante, qu’elle envoya par un exprès.


À l’honorable Compton Delvile.
Le 29 Avril 1780.
Monsieur,

« Je me garderais bien de vous prier, même par lettre, de vous occuper de moi, si je ne croyais dans cette occasion, que ce que je dois à votre fils m’oblige à m’exposer à vous déplaire. Après cet aveu, les autres seraient superflus, et dans l’incertitude où je suis que vous consentiez jamais à me reconnaître pour votre fille, je me bornerai à vous communiquer ce dont je me crois obligée de vous instruire.

» L’intention de votre fils, monsieur, en quittant le royaume, était, à son retour, de s’en remettre entièrement à votre décision, pour savoir s’il renoncerait à son nom ou à ma fortune ; la prière qu’il devait vous faire à ce sujet, les supplications pour obtenir votre pardon, ont été prévenues par la découverte prématurée de notre secret : ce qui rend une prompte décision absolument inévitable.

» Dans l’éloignement où je me trouve de lui, je ne saurais recevoir ses instructions assez tôt sur les mesures que je dois prendre. Pardonnez-moi donc, monsieur, si, connaissant la déférence qu’il a pour vos volontés, je me hasarde, dans la crise où se trouvent actuellement mes affaires, à vous supplier instamment de me donner vos ordres, relativement à la manière dont je dois me conduire. Je les suivrai dans cette occasion, ainsi que dans toutes celles qui pourraient se présenter par la suite.

» Je me recommanderais à vos bontés, si je ne craignais d’exciter votre colère. Je me contenterai donc d’ajouter que le père de M. Mortimer Delvile, peut, en tous les temps, compter sur le plus profond respect de

Sa très-humble et très-
obéissante servante.


Elle fut un peu plus tranquille après avoir écrit cette lettre, qu’elle crut que son devoir exigeait d’elle. Sa première idée avait été de lui représenter fortement combien il était dangereux que la nouvelle de ce contre-temps parvînt aux oreilles de son fils ; mais elle connaissait trop sa fierté, pour ne pas craindre qu’une insinuation de cette nature ne lui parût une insulte. Elle crut donc que la seule manière de l’engager à faire quelque chose en sa faveur, était de s’en rapporter absolument à sa tendresse paternelle.

Rien n’étant cependant plus incertain que sa réception au château de Delvile, et rien de plus décidé que la nécessité de quitter sa maison, puisque le caractère de M. Delvile ne permettait pas de croire que l’intérêt l’emportât sur la vanité, elle ne différa donc plus à s’occuper des préparatifs de son déménagement, quoiqu’elle ignorât encore où elle irait. Elle ne pouvait se résoudre à instruire Henriette de sa situation : elle l’envoya prier de venir lui parler ; et l’air dont cette malheureuse fille entra, lui prouva qu’elle ne serait point surprise de ce qu’elle allait lui dire.

Qu’a donc ma chère Henriette, s’écria Cécile ? quel sujet a déjà pu affecter ce cœur sensible, que je me trouve forcée d’affliger encore ? Non, madame, lui répondit Henriette avec un peu de ressentiment ; non, je ne serai point affligée pour ce qui vous regarde : il serait étrange que je le fusse, pensant comme je pense. Je suis charmée, répondit tranquillement Cécile, que vous ne le soyez pas ; car je voudrais qu’il me fût possible de ne vous causer que de la joie et du plaisir. Ah, madame ! s’écria Henriette en pleurant, pouvez-vous me tenir ce langage, tandis que vous vous embarrassez si peu de ce que je deviendrai, tandis que vous êtes prête à me renvoyer ?… Vous allez bientôt être trop heureuse, pour vous occuper encore de moi. Si je ne suis heureuse qu’alors, dit Cécile, je ne saurais jamais l’être. Non, ma chère amie, jamais vous ne perdrez la part que vous avez dans mon amitié ; et il n’y a personne au monde dont le séjour chez moi me fût plus agréable, sans les malheureuses circonstances qui rendent notre séparation inévitable. Cependant, madame, vous avez souffert que je fusse informée par des étrangers de votre mariage et de votre départ prochain : il n’y avait pas jusqu’au dernier des domestiques, qui ne le sût avant moi. Je ne comprends pas, répartit Cécile comment ou par qui ils ont pu en être instruits. — L’homme que vous avez envoyé chez M. Eggleston leur en a donné la première nouvelle : il a dit que tous les domestiques de cette maison ne parlaient d’autre chose, et que leur maître devait venir prendre possession de cette terre jeudi prochain.

Après cela, s’écria Cécile, pouvez-vous encore envier mon sort ? moi qui suis forcée de quitter ma maison, quoiqu’en la quittant je n’en aye point d’autre, et que celui en faveur duquel je renonce à ma fortune soit si éloigné, qu’il ne peut écarter loin de moi tous les malheurs dont je suis accablée. Mais vous l’avez épousé, madame, s’écria-t-elle avec transport. J’en conviens, ma chère ; mais il n’en est pas moins vrai que je suis séparée de lui.

Oh ! s’écria Henriette, que les petits ont une façon de penser différente de celle des grands ! Si j’étais son épouse comme vous l’êtes, je ne désirerais ni maison, ni beaux habits, ni richesses, ni rien au monde… Je m’embarrasserais peu du lieu où je vivrais ; il n’en est aucun qui ne me parût un paradis, pourvu que j’y fusse avec lui. J’irais le joindre à pied, fut-il à mille lieues ; et tandis qu’il daignerait s’intéresser à moi, lui seul dans l’univers serait l’objet de mes vœux.

Madame Harrel vint alors les joindre, impatiente de savoir si les bruits qu’on répandait dans la maison étaient vrais ou faux. Cécile leur fit part en peu de mots de l’état de ses affaires, leur témoignant en même-temps combien elle était fâchée de leur séparation, qu’elle ne pouvait éviter, et à laquelle il lui avait été impossible de les préparer, ne s’étant point attendue aux circonstances qui la précipitaient dans le malheur. Madame Harrel écouta ce discours avec autant de curiosité que d’étonnement ; cela allait même jusqu’à l’insensibilité. Pour Henriette, elle ne cessa de pleurer tant qu’il dura. Elle perdait sans retour l’objet d’une passion aussi vive que romanesque : séparée vraisemblablement pour toujours de la meilleure amie qu’elle eût au monde, et obligée de retourner chez sa mère, où elle était si désagréablement, elle n’avait pas assez de force pour supporter des maux de cette espèce : un cœur aussi peu expérimenté que le sien ne pouvait en éprouver de plus cruels.

Après cette conversation, Cécile envoya chercher son receveur, et le chargea d’aller, sans perdre de temps, chez ses fermiers, pour exiger de tous ceux qui lui devaient et qui se trouvaient en état de la satisfaire, les arrérages échus, lui recommandant cependant de ne point faire de peine à ceux qui lui paraîtraient hors d’état de s’acquitter. Elle rassembla tous les comptes qui lui restaient encore à payer ; ce qui ne fut pas bien difficile, parce qu’elle avait toujours eu soin de prendre fort peu de chose à crédit : mais l’argent qu’elle espérait de recevoir fut beaucoup moins considérable qu’elle ne s’y était attendue ; les facilités qu’elle avait précédemment accordées à ses débiteurs les avaient peu préparés à une demande aussi imprévue, et à des paiements aussi prompts.



CHAPITRE V.

Décision.


Cette affaire l’occupa les deux jours suivants ; au troisième, elle reçut une réponse du château de Delvile. La voici :


À Miss Beverley.
Premier mai 1780.
Mademoiselle,

« Comme mon fils ne m’a jamais instruit de la démarche extraordinaire dont votre lettre fait mention, j’ai trop de peine à croire qu’il ait pu assez oublier ce qu’il doit à sa famille, pour ratifier une pareille alliance.

Je suis, etc.

Compton Delvile.

Château de Delvile.


Cécile aurait eu peu de raison de s’étonner de cette lettre, si elle avait eu le temps d’y réfléchir avant l’arrivée du procureur, qui dit en entrant : Eh bien, Madame, M. Eggleston a attendu tout le temps que vous avez voulu ; il me charge à présent de vous demander s’il vous convient de lui remettre la terre. Non, Monsieur, cela ne me convient nullement dans ce moment ; et si M. Eggleston consentait à différer quelque temps, je lui serais très-obligée. Il attendra assurément, Madame, moyennant les dédommagements convenables. Qu’appelez-vous des dédommagements convenables ? J’entends, Madame, en lui avançant immédiatement, ainsi que je vous l’ai précédemment insinué une certaine somme à compte de celle que vous serez bientôt dans le cas de lui restituer légalement. — Si c’est-là la condition qu’il met à sa complaisance, je quitterai la maison, et ne lui demanderai plus rien. — Tout comme il vous plaira, Madame ; il sera charmé d’en prendre possession demain ou le jour suivant. — Vous aviez bien raison, Monsieur, de faire l’éloge de sa patience. Je vais congédier mes domestiques, arranger mes comptes, et je la lui abandonnerai. Ne prenez pas en mauvaise part, madame, si j’ose vous rappeler que celui de M. Eggleston est le premier qui doit être arrangé.

Si vous entendez parler des arrérages de cette dernière quinzaine, ou tout au plus de trois semaines, je crois que je serai dans le cas de le prier d’attendre le retour de M. Delvile, parce que je me trouve moi-même assez dénuée d’argent dans ce moment. Cela est fort extraordinaire, Madame, tout le monde sachant qu’outre la succession de votre oncle, vous jouissez de votre patrimoine ; au reste, il m’a chargé de vous dire que si vous desiriez conserver un appartement dans cette maison, jusqu’au retour de M. Delvile, vous en étiez fort la maîtresse.

Me voir étrangère, Monsieur, dans cette maison, lui repartit assez sèchement Cécile, me paraîtrait sans doute trop singulier pour que je lui donne cet embarras. Le procureur après l’avoir assurée qu’elle pouvait mettre son cachet sur tous les effets qu’elle comptait réclamer par la suite, prit congé. Cécile s’enferma dans sa chambre pour réfléchir au parti qu’elle devait prendre ; elle voulait d’abord envoyer chercher quelque homme de loi ; mais se rappelant sa situation singulière, l’absence de son mari, le refus que son père faisait de la reconnaître, la perte de sa fortune, et le peu de connaissance qu’elle avait de ces matières, elle crut qu’il valait beaucoup mieux se tenir tranquille jusqu’à ce qu’elle reçût des nouvelles de Delvile, que de s’engager dans un procès qu’elle était si peu en état de suivre.

Dans la cruelle perplexité où son esprit et ses affaires se trouvaient, son premier projet fut de se mettre une seconde fois en pension chez madame Bayley, elle y renonça cependant bientôt, ayant une répugnance invincible à rester dans le lieu de sa naissance, après avoir perdu sa fortune, et s’être vue forcée d’abandonner sa maison.

Sa situation était singulièrement facheuse, puisque, par une révolution subite et imprévue, après avoir été long-temps l’objet de l’envie et de l’admiration, elle se trouvait tout-à-coup plongée dans la disgrâce, et menacée encore de plus grands malheurs. Dépouillée de toutes ses richesses, elle ne pouvait se résoudre à déclarer son mariage, et à prendre ouvertement le nom de Delvile, au moment où elle se trouvait dans une situation aussi humiliante ; il ne lui restait donc qu’une seule ressource pour s’y soustraire, qui était de sortir du royaume. Ce fut aussi le parti qu’elle prit. Elle se rendit secrètement à Londres, pour arranger son voyage ; elle comptait joindre Delvile avant que les nouvelles de son désastre eussent pu lui parvenir, bien persuadée qu’il n’y avait que sa présence seule qui pût l’empêcher de revenir en Angleterre, lorsqu’il serait informé de sa situation.

Elle avertit son homme d’affaires qu’elle partirait le lendemain, le chargea de payer tout ce qu’elle devait, et de renvoyer ses domestiques, résolue de n’avoir plus de compte avec personne. Elle fit un paquet de ses lettres et de ses papiers, laissant à sa femme-de-chambre le soin d’arranger ses hardes. Elle mit ensuite son cachet sur ses armoires et ses meubles, dont elle fit une espèce d’inventaire.

Elle engagea madame Harrel à retourner chez M. Arnott. Elle avait d’abord pensé à reconduire elle-même Henriette chez sa mère ; mais elle forma alors un autre projet, dont elle se promettait plus d’avantage par la suite pour cette charmante et malheureuse amie. Elle savait assez que, quelque vif que fût son chagrin, la persuasion où elle était, depuis qu’elle savait le mariage de Delvile, qu’il ne lui restait plus aucune espérance, ne manquerait pas, avant le temps, de faire disparaître les songes qu’une imagination un peu exaltée avait forgés. Madame Harrel murmurant de la solitude à laquelle elle allait de nouveau se trouver réduite, Cécile lui proposa la compagnie d’Henriette. Enchantée de cette ouverture, elle ne manqua pas de prier Henriette de ne point la quitter. Cette jeune personne, à qui toutes les maisons paraissaient préférables à la sienne, accepta volontiers cette offre, priant Cécile de faire part à sa mère de son changement d’habitation.

Cécile, n’aurait pas craint, connaissant l’honneur et la probité de M. Arnott, de lui confier sa propre sœur. Elle fut très-contente de cet arrangement, qui, s’il ne produisait aucun bien, n’occasionnerait vraisemblablement aucun mal. Elle se flattait que la passion, la douleur et la mélancolie qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, et leur manière de penser, les lieraient intimement ; qu’ils finiraient par ne trouver de moyen plus efficace de se consoler, que celui de s’unir ; et que ce mariage leur ferait, avec le temps, oublier totalement les peines qu’ils avaient éprouvées.

Il est vrai que l’air triste de M. Arnott, lorsqu’il vint chercher sa sœur, et la douleur excessive d’Henriette au moment où il fallut se séparer, ne permettaient guères de se flatter d’un pareil événement. Cécile, qui lisait dans son ame, et voyait à regret ces cruels combats dont elle la plaignait sincèrement, était elle-même fort touchée de cette inévitable séparation. Elle aimait tendrement Henriette ; la conformité de leurs affections la lui rendait encore plus chère. Rien n’excite plus la pitié que les maux qu’on a soi-même éprouvés. Adieu, ma chère Henriette, s’écria-t-elle ; soyez seulement aussi fortunée que vous êtes vertueuse, et puisse votre bonheur être aussi constant que mon amitié ! alors vos amis n’auront plus aucun souhait à former en votre faveur. Je regretterai toujours, s’écria Henriette en sanglottant, de ne pouvoir vivre éternellement avec vous, et j’aurais peine à me consoler de vous quitter, quand même ce serait pour devenir reine du monde entier : jugez donc actuellement que je ne suis rien, et que je ne tiens à personne, combien ma douleur doit être plus vive ! Cécile lui réitéra les assurances de son amitié, embrassa madame Harrel, dit les choses les plus honnêtes au pauvre M. Arnott qui était très-affligé, et ils partirent.

En traversant le vestibule pour se rendre dans son appartement, elle fut très-étonnée de trouver tous ses domestiques rassemblés. Elle s’arrêta pour savoir leur intention, et tous s’avancèrent à la fois, la priant instamment et humblement de leur dire la raison pour laquelle elle les renvoyait. Je n’en ai pas d’autre, s’écria Cécile, que mon peu de fortune, qui m’empêche de vous garder. — Que cela, Madame, s’écria l’un d’eux, ne vous oblige pas à me renvoyer ; car je vous servirai volontiers sans gages. Et moi aussi, répéta tout de suite un second ; et moi aussi, et moi aussi, crièrent-ils tous à la fois : où trouverions-nous jamais une aussi bonne maîtresse ? nous ne saurons être bien nulle part, après vous avoir servie.

Cécile affectée et flattée en même temps de la peine qu’ils avaient à la quitter, paya ce témoignage de reconnaissance de leur part par des remerciements, tant de leurs services que de leur fidélité, et les assura que lorsqu’elle formerait une nouvelle maison, tous ceux d’entr’eux qui ne seraient point encore placés, seraient préférés.

Après s’être dérobée avec assez de peine à leurs sollicitations, elle envoya chercher son ancien laquais Ralph, qui lui était déjà attaché depuis long-temps, et l’avait même servie quelques années avant la mort du doyen, pour lui dire qu’elle comptait le garder. Il en fut ravi, promit de redoubler de zèle, et de faire tout au monde pour mériter la continuation de ses bontés. Elle dit la même chose à sa femme-de-chambre, qui était aussi un ancien domestique, et celle-ci en fut aussi satisfaite que Ralph l’avait été.

Elle n’oublia point l’ouvreuse de bancs, ni quelques autres pauvres femmes qui vivaient de ses libéralités ; elle leur dit qu’elles ne devaient plus compter pour quelque temps sur les mêmes secours, mais qu’elle espérait pouvoir bientôt être en état de leur être utile.

Elle quitta sa maison, le cœur navré, et avec beaucoup d’inquiétude.

La nouvelle de son départ s’étant répandue dans les environs, causa la plus vive consternation à tous les pauvres du voisinage, sur-tout aux plus indigents de ses tenanciers, et le chemin fut bientôt bordé de femmes et d’enfants pleurants et désolés. Ils suivirent sa voiture, en la suppliant de revenir bientôt dans ses biens : leurs lamentations étaient accompagnées de bénédictions et de vœux pour son bonheur.

Cécile fut extrêmement touchée de ce spectacle. Ce fut alors qu’elle s’apperçut pour la première fois de l’erreur à laquelle elle s’était imprudemment livrée, en n’épargnant point sur ses revenus, comme il lui aurait été si aisé de le faire, pour pourvoir aux cas imprévus. Lorsqu’elle se fut enfin dérobée à ces témoignages de reconnaissance, elle ordonna à son laquais de la devancer, et s’arrêter au Bosquet, afin d’être exactement informée de l’état de M. Monckton ; à son retour elle apprit avec autant de surprise que de plaisir, qu’il était survenu une crise si favorable, qu’on espérait sa guérison. Une nouvelle aussi agréable lui fit presque oublier toutes ses peines, mais n’apporta aucun changement à la résolution qu’elle avait prise de quitter le royaume, ne sachant quelle partie de l’Angleterre habiter, et ne voulant point obliger Delvile à abandonner sa mère malade, en lui faisant part de la situation fâcheuse dans laquelle elle se trouvait elle-même ; n’étant jamais sortie de son pays, elle ignorait les préparatifs nécessaires et les précautions à prendre pour faire avec sûreté et commodément le voyage qu’elle allait entreprendre. Sa femme-de-chambre était son unique compagne, et Ralph, qui avait passé presque toute sa vie dans la province de Suffolk, était son seul guide ; mais ce n’était pas assez, il lui fallait un domestique français, qui fût dans l’usage de voyager, et connût bien son pays : elle ne savait à qui s’adresser pour s’en procurer un. Cependant en réfléchissant à la lenteur avec laquelle Delvile voyageait, sa dernière lettre étant encore datée d’Ostende, elle se croyait presque assurée de pouvoir l’atteindre, dès le premier ou le second jour après qu’elle serait débarquée en France.

Le désir qu’elle avait d’exécuter ce projet, le lui rendait tous les jours plus agréable. Il paraissait devoir la conduire au seul port où elle pût être en sûreté, au seul asyle convenable, puisque, supposé même que Delvile se trouvât actuellement en Angleterre, il n’aurait pour le moment aucune maison à lui offrir. Rien ne lui paraissait donc plus décent que de résider à Nice auprès de madame Delvile, jusqu’à ce que la volonté du père fût connue, et que le fils fût venu en Angleterre prendre des mesures pour qu’elle y revînt.

Dans la situation où elle se trouvait, elle ne voyait que M. Belfield à qui elle pût demander des conseils. Mais s’adresser à lui avait aussi ses inconvénients ; les calomnies de M. Delvile à son sujet lui faisaient redouter de le voir. Il était cependant homme d’honneur, et de plus, l’ami de Mortimer, qui l’estimait. Sa conduite envers elle-même ne s’était jamais démentie ; le respect qu’il lui avait témoigné, lui avait prouvé qu’elle pouvait en toute sûreté s’adresser à lui : il avait trop de bon sens pour que la grossièreté de sa mère influât sur sa conduite. Il est vrai que la dernière fois qu’elle avait quitté sa maison, elle s’était bien promis de n’y jamais rentrer ; mais les résolutions précipitées sont rarement de durée : elle avait promis à Henriette d’informer sa mère du lieu où elle était, et de la faire consentir à permettre qu’elle ne revînt pas si-tôt chez elle. Il fallait donc voir cette bavarde impitoyable : elle se rendit chez madame Belfield, et envoya son domestique chez madame Hills pour la charger de lui procurer un logement. Sa femme-de-chambre resta dans la chaise, jusqu’à ce qu’on fût de retour.

Après avoir parlé à madame Belfield du séjour de sa fille chez madame Harrel, elle s’adressa à M. Belfield, qui se trouva dans la maison pour lui communiquer le motif de sa visite, et le prier instamment de lui procurer un domestique français qui pût la conduire sûrement à Nice, où elle voulait se rendre. M. Belfield l’assura de son empressement à la servir, et de la promptitude de ses recherches à ce sujet. Madame Belfield était sortie au commencement de la conversation, croyant toujours qu’un tête-à-tête avec son fils, était ce qu’une jeune demoiselle désirait le plus. On entendit bientôt du bruit, par la résistance qu’elle faisait pour empêcher quelqu’un d’entrer, et aussi-tôt Delvile parut.

Cécile, saisie d’étonnement, eut peine à retenir ses cris : la présence de Belfield et de sa mère ne l’aurait point empêchée de voler dans les bras de Delvile, si son regard sévère ne l’eût retenue ; dès que la porte avait été ouverte, il s’était arrêté, en la regardant de l’air le plus froid, ou plutôt d’un air menaçant.

Je vous demande mille pardons, Mademoiselle, s’écria madame Belfield ; mais ce n’est pas ma faute si l’on vous interrompt ; Monsieur a voulu absolument entrer et… Monsieur ne nous interrompt point, Madame, repartit Belfield. La visite de M. Delvile ne saurait que me faire honneur. Je vous remercie, Monsieur, dit Delvile, essayant de se remettre dans son assiette naturelle. Ils gardèrent tous alors pendant quelque temps un profond silence. Cécile étonnée d’une apparition si subite, imaginant qu’il ne jugeait peut-être pas à propos de déclarer encore son mariage, et appréhendant que quelque nouveau malheur n’eût précipité son retour ; Belfield, à la fois blessé de la singularité du procédé de Delvile, et embarrassé à l’égard de Cécile ; sa mère, surprise de tout ce qu’elle voyait, mais retenue par les regards de son fils ; Delvile s’efforçant de paraître moins déconcerté, dit : il me semble que ma présence a tout mis ici en confusion… je vous prie, je supplie… Point du tout, Monsieur, répondit Belfield, et il offrit une chaise à Cécile. Non, Monsieur, repliqua-t-elle d’une voix qu’on entendait à peine ; j’allais partir : Je crains, Mademoiselle, de hâter votre départ, s’écria Delvile avec beaucoup d’émotion ; vous êtes en affaire, je devrais vous demander excuse… je crains d’avoir été indiscret ; mon arrivée a été un peu brusque. — Monsieur !… repartit-elle extrêmement consternée. J’aurais été plus surpris, ajouta-t-il, de vous trouver ici si tard… lorsque je m’y attendais le moins… si je n’avais pas rencontré votre laquais dans la rue qui m’a appris que j’aurais vraisemblablement cet honneur en venant ici.

Grand Dieu !… s’écria-t-elle machinalement, mais se contraignant autant qu’elle put. Elle fit la révérence à madame Belfield, à qui elle n’eut pas la force de parler ; et évitant même de regarder Belfield, qui se tenait respectueusement à quelque distance elle se hâta de sortir. Madame Belfield l’accompagna, et recommença de nouveau à s’étendre en excuses, qu’elle lui débitait dans son langage vulgaire, sur ce qu’on l’avait dérangée et interrompue.

Delvile lui dit : Permettez, mademoiselle, que je vous donne la main. Cécile alors, sans faire attention que madame Belfield continuait à parler, ne put s’empêcher de dire : juste ciel ! qu’est-ce que tout ceci signifie ? Ce serait plutôt à moi, répondit-il à faire une pareille question ; c’est certainement moi qui ai sujet d’être étonné. Il était si agité que, quoiqu’il en eût l’intention, il lui fut impossible de l’aider à monter dans sa chaise. Pourquoi étonné ? s’écria-t-elle ; expliquez-vous, je vous en conjure. Je ne tarderai pas à le faire, répondit-il. Postillon, partez. — Où faut-il aller, Monsieur ? — J’imagine, au lieu d’où vous venez. Comment, Monsieur ? retourner à Rumfort. — À Rumfort ! s’écria-t-il encore plus déconcerté. Vous êtes donc venue de la province de Suffolk à Londres, et en droiture chez M. Belfield ? Bon Dieu ! s’écria Cécile ; montez avec moi en voiture, que j’aye le temps de vous parler, et que nous puissions nous entendre. — Qui est-ce qui est avec vous ? — Ma femme-de-chambre. — Votre femme-de-chambre ! Et elle vous attendait patiemment à la porte — ? Comment ? que prétendez-vous dire — ? Ordonnez, Madame, au postillon où vous voulez qu’il vous conduise. — Je n’en sais rien moi-même… par-tout où il vous plaira… Vous n’avez qu’à commander vous-même. — Moi, commander !… Vous n’êtes pas venue ici pour recevoir mes ordres… Où vous étiez vous proposé de loger ? — Je n’avais encore rien décidé à cet égard… Je comptais aller chez madame Hill… Je n’ai point de logement arrêté. — Point de logement arrêté ! répéta-t-il d’une voix tremblante, qui marquait sa surprise et sa colère. Vous vous proposiez donc de rester chez M. Belfield. Je vous en ai peut-être chassée ? — Juste ciel ! s’écria Cécile étonnée et indignée à son tour ; quoi ! vous pourriez avoir le moindre soupçon… — Aucun, repartit-il ; je n’en ai jamais eu, et n’en aurai jamais. Je veux savoir, je veux avoir des preuves convaincantes. Postillon, allez à la place de Saint-James ; vous arrêterez chez M. Delvile. Je ne tarderai pas, Madame, à vous y rejoindre. — Non, arrêtez, postillon, s’écria Cécile effrayée, laissez-moi descendre ; je prétends m’expliquer à l’instant. — Cela ne se peut : je vous suivrai dans un moment… Allez, postillon : — Non, non… je n’irai point… je n’ose pas vous quitter… Cruel Delvile !… que soupçonnez-vous.

Cécile, s’écria t-il en posant la main sur la portière de la voiture, je vous ai toujours crue aussi pure qu’un ange ; je vous jure, par ce qu’il y a de plus sacré, que je pense encore de même, malgré les apparences… et tout ce qu’on pourrait dire… Soyez tranquille, vous me revenez bientôt : en attendant, prenez cette lettre que j’allais vous envoyer… Postillon, avancez, ou je m’y prendrai autrement pour vous faire obéir. Il ne se le fit pas redire, et ne fit plus attention aux défenses de Cécile, qui ne cessait de lui crier de rester ; il ne voulut l’écouter que lorsqu’il eut gagné le bout de la rue : alors il s’arrêta. Elle ouvrit sa lettre, et en lut assez à la clarté des lanternes, pour voir que Delvile l’avait écrite dans le trajet de Douvres à Londres, pour lui apprendre que sa mère se trouvait actuellement mieux ; que touchée de sa situation, voulant faire cesser son inquiétude, et cédant à son impatience, elle l’avait pressé de se rendre secrètement en Angleterre, pour s’y procurer des nouvelles sûres de l’état de M. Monckton, communiquer son mariage à son père, et prendre les arrangements convenables pour le rendre public.

Cette lettre, quoiqu’écrite peu d’heures avant qu’elle lui eût été remise, remplie d’assurances d’attachement et de reconnaissance, témoignait combien la situation de Cécile l’inquiétait, et lui prouva que sa conduite singulière ne pouvait être que l’effet d’un mouvement accidentel de jalousie, occasionné par la surprise de la trouver à Londres, précisément dans la maison où son père l’avait assuré qu’elle entretenait des liaisons suspectes, et en tête-à-tête avec le jeune homme pour lequel il prétendait qu’elle avait du goût. Il ne savait point encore qu’elle avait été forcée de quitter sa maison de la province de Suffolk ; et ne connaissant point le motif qui l’avait déterminée à ce voyage, il ne pouvait l’attribuer qu’au désir de satisfaire une inclination aussi insurmontable que criminelle.

Cette idée, qui s’empara de l’esprit de Cécile, en excusant la conduite de Delvile, la faisait trembler pour lui… Il croit, sans doute, que je ne suis venue à Londres que pour voir M. Belfield. Ouvrant elle-même la portière, elle saute hors de la chaise, retourne en courant d’où elle venait de sortir, et ne s’arrête que lorsqu’elle se trouve à la porte de madame Belfield. Elle y frappa durement. Madame Belfield vint elle-même lui ouvrir : où sont ces messieurs, s’écria-t-elle en entrant ? Mon Dieu ! Mademoiselle, répondit madame Belfield, ils sont sortis — Tous deux sortis ?… Quel chemin ont-ils pris ? — En vérité, Mademoiselle, je ne le sais pas mieux que vous ; mais je crains bien qu’ils ne se quittent pas sans se quereller. — Ô ciel ! s’écria Cécile, qui présageait un nouveau duel. Dites-moi, indiquez-moi le chemin qu’ils ont pris. — Eh bien, Mademoiselle, répondit madame Belfield, pour ne vous rien cacher, je vous prie seulement que mon fils n’en sache rien, les voyant si échauffés, j’ai prié un de nos voisins de les suivre, et d’observer ce qui se passerait.

Cécile lui sut bon gré de cette précaution, et résolut d’attendre le retour de cet homme officieux, qui vint lui dire qu’il avait suivi ces deux Messieurs jusqu’au café de ***. Elle prit, sans hésiter, le parti d’aller les y joindre, craignant de charger de cette commission quelqu’un qui s’en acquitterait mal ; d’ailleurs, elle ne savait à qui la donner, et le danger était trop pressant pour souffrir le moindre délai. Elle pria madame Belfield de permettre que sa cuisinière fût dire au postillon de se rendre chez madame Roberts dans Fetter-lane et elle engagea le même voisin à l’accompagner.

En arrivant à la porte du café, elle demanda avec précipitation à un garçon, s’il n’y avait pas chez lui deux Messieurs. Il y en a plusieurs, Madame. Oui, oui… mais deux en affaire… en affaire particulière… — Deux Messieurs, Madame, sont venus ici il y a près d’une demi-heure, et ont demandé une chambre à part. — Et où sont-ils actuellement ?… Sont-ils en-haut ?… en-bas ?… Où sont-ils enfin ?… — L’un d’eux n’a resté que dix minutes, et l’autre n’a pas tardé à le suivre.

Affligée et trompée dans son attente, elle ne savait plus quel parti prendre : cependant, après y avoir un peu réfléchi, elle crut ne pouvoir mieux faire que de se conformer aux intentions de Delvile, en se rendant à la place de Saint-James, qui était le seul endroit où il lui restât encore quelqu’espoir de le rencontrer. Effrayée, au reste, de se trouver seule et si tard dans un fiacre, elle fut fort aise d’avoir quelqu’un qui pût la conduire jusques-là. Elle ignorait si Delvile lui-même était autorisé à l’envoyer chez son père, ou si dans l’accès de sa jalousie, il avait oublié qu’il n’en avait pas la permission. L’état où elle se trouvait ne lui permettait guères de s’occuper de pareilles réflexions. Une scène telle que celle qu’il avait dernièrement eue avec M. Monckton, était tout ce qu’elle craignait. Elle sentait que la fierté de Belfield lui ferait peut-être refuser de donner à Delvile l’explication qu’il demanderait avec hauteur, et que les conséquences de ce refus ne pourraient qu’être funestes.



CHAPITRE VI.

Poursuite.


Au moment où le portier se présenta, Cécile s’empressa de lui crier avant de descendre : M. Delvile est-il au logis ? — Oui, Madame, je le crois occupé. — Oh ! cela ne fait rien, s’écria-t-elle ; ouvrez. Il faut absolument que je lui parle tout-à-l’heure. — Si vous voulez vous donner la peine d’entrer dans la salle, j’avertirai son valet-de-chambre que vous y êtes : mais il sera très-fâché qu’on le dérange sans l’en avoir prévenu. — Ah, ciel ! s’écria-t-elle : de quel M. Delvile parlez-vous ? — De mon maître, Madame.

Cécile, qui était déjà descendue de carrosse, y remonta tout de suite, et fut long-temps dans la plus grande perplexité, sans savoir que répondre au portier qui lui demandait ce qu’elle voulait qu’il fît, ou au cocher, qui attendait qu’elle lui apprît en quel endroit elle voulait qu’il la conduisît. Voir M. Delvile sans son fils, et contre sa défense, lui paraissait peu prudent ; et cependant, où pouvait-elle aller pour rencontrer Delvile ? Comment la trouverait-il, si elle se rendait chez madame Hills ? Et dans quelle autre maison pouvait-elle se flatter d’être reçue à une heure si indue ?

Après s’être un peu remise de son trouble, elle hasarda, quoique d’une voix mal assurée, de demander si le jeune M. Delvile n’avait point paru. Oui, Madame, répondit le portier : nous l’avions cru hors du royaume ; mais il n’y a qu’un moment qu’il a passé ici, et qu’il a demandé si une dame n’y était point venue. Il n’a pas voulu rester, ni même voir mon maître, auquel nous n’avons pas osé apprendre son arrivée. Cette réponse lui rendit la vie ; et voyant qu’il l’avait cherchée, elle ne redouta plus aucune violence de sa part. Elle commença à se flatter de le voir encore assez à temps pour lui expliquer les différents événements qui étaient survenus pendant son absence, et qui avaient occasionné la situation étrange et suspecte dans laquelle il l’avait trouvée chez Belfield. Elle s’arma du courage nécessaire pour soutenir la vue du père, étant persuadée que le fils ayant exigé qu’elle se rendît chez lui, il reviendrait sûrement l’y chercher.

Ferme dans sa résolution, quoique ce ne fût pas sans crainte et sans répugnance, elle fit prier M. Delvile de lui accorder un moment d’audience. La réponse qu’on lui apporta fut, qu’il ne recevait personne à une heure aussi indue. La crainte de ses reproches cédant alors à celle de déplaire à Delvile elle cria très-sérieusement à son valet-de-chambre : conjurez-le de ma part, Monsieur, je vous en prie, de ne pas me renvoyer : assurez-le que j’ai quelque chose à lui communiquer qui mérite toute son attention. Il obéit, et presqu’aussitôt de retour, il lui dit que son maître l’avait chargé de l’informer que tous les moments qu’il resterait encore à Londres étaient pris, et qu’il ne pourrait absolument point la voir.

Retournez auprès de lui, s’écria la pauvre Cécile exténuée de fatigue ; assurez-le que je ne suis point venue ici de mon propre mouvement, mais par l’ordre d’une personne qui lui est chère. Dites-lui que je demande seulement la permission d’attendre une heure chez lui, et que je ne sçais absolument où aller. Ce ne fut pas sans émotion que ce domestique lui-même rapporta la réponse de son maître. Il lui faisait dire que tant que l’honorable M. Delvile existerait, il croyait qu’il n’y avait que lui seul au monde qui eût le droit de disposer de sa maison ; qu’il allait se mettre au lit, et avait défendu à ses domestiques, sous peine d’être congédiés sur le champ, d’y laisser entrer, ou rester qui que ce fût.

Cécile alors ne sachant où donner de la tête, s’abandonna, pendant quelques minutes, au plus affreux désespoir : lorsqu’elle eut un peu recouvré sa raison, elle pensa qu’elle ne pouvait mieux faire que de remonter dans sa voiture pour y attendre le retour de Delvile. Elle ordonna donc au cocher de la conduire à un des coins de la place, la plus à portée de l’hôtel, où elle resta près d’une demi-heure. Elle imagina pour lors que Delvile, ne l’ayant pas trouvée chez son père, aurait conclu de là qu’elle n’avait pas voulu s’y rendre ; ce qui l’aurait peut-être engagé à retourner chez Belfield, qu’il croirait complice de son évasion. Un coup de désespoir la fit résoudre, quoi qu’il pût en arriver, d’aller encore une fois à la rue de Portland pour s’y informer si Belfield serait rentré chez lui. Cependant, pour empêcher qu’ils ne se cherchassent inutilement l’un l’autre pendant la nuit, elle s’arrêta encore à la maison de Delvile, et chargea le portier, au cas que le jeune Delvile reparût, de l’avertir qu’il aurait des nouvelles de la personne dont il était en peine chez madame Roberts, dans Fetter-lane. Elle n’osait l’adresser chez Belfield, et elle se proposait, si elle n’en apprenait rien chez celui-ci, d’y laisser le même avis, et de s’en aller ensuite directement chez madame Roberts.

Lorsqu’elle se trouva devant la maison de Belfield, n’osant entrer, elle fit prier madame Belfield de vouloir bien venir à la portière. Votre fils, Madame, dit-elle vivement, est-il rentré, et aurait-il quelqu’un avec lui ? — Non, Mademoiselle ; depuis qu’il est sorti avec ce Monsieur, il n’a pas reparu, et je suis très-étonnée en pensant… Ce Monsieur, dit Cécile en l’interrompant, n’aurait-il point repassé ? — Oui, Mademoiselle, et c’est ce que j’allais vous dire. Il vient de partir dans l’instant, et il m’a chargé… — Dans l’instant ?… Juste ciel !… Et quel chemin a-t-il pris ? — Je crains bien qu’il n’eût quelque mauvais dessein, car il était très-échauffé, et à peine a-t-il écouté un seul mot de ce que je lui ai dit. — Je vous conjure d’avoir la bonté de me répondre sur le champ… Où, de quel côté est-il allé ? — Il m’a demandé si je savais si mon fils était revenu du café de ***. Hélas ! lui ai-je répondu, je ne peux vous en rien dire ; car sans un de mes voisins, je n’aurais jamais appris qu’il y eût été. Je pense qu’il y est encore ; car s’il l’avait quitté, la pauvre demoiselle Beverley se serait donné bien de la peine pour rien, puisqu’elle s’est empressée d’aller l’y chercher, et m’a dit : Si je ne trouve pas votre fils au café de ***, je vous prie, quand il rentrera, de le prévenir que je lui serai très-obligée d’y passer ; et alors il y est allé aussi irrité qu’on puisse l’être.

Cécile écouta ce discours avec la douleur la plus amère ; elle voyait que les soupçons de Delvile ne pouvaient qu’augmenter, et que ce qu’elle l’avait chargée de dire à Belfield de sa part, aggraverait encore ses prétendus torts. Elle ordonna pourtant au cocher de reprendre encore le chemin du café de ***, une explication prompte étant la seule ressource qui lui restât pour empêcher que cette malheureuse soirée ne se terminât par quelque horrible catastrophe.

Elle avait toujours son compagnon avec elle. Elle le pria de descendre et d’entrer dans le café, pour s’informer si Delvile ou Belfield y étaient. Il revint avec un des garçons, qui lui dit : l’un de ces deux Messieurs, Madame, est revenu il n’y a qu’un instant, et ne s’est arrêté que le temps qu’il lui a fallu pour écrire un billet qu’il m’a laissé pour remettre au gentilhomme qui était avec lui la première fois. Il ne fait que de partir, et je ne crois pas qu’il ait encore pu gagner le coin de la rue. Oh ! fouettez donc, s’écria Cécile, galopez après lui… Cocher ! avancez tout de suite. Mes chevaux sont fatigués, dit cet homme ; ils ont couru toute la journée, et ne peuvent plus faire un pas, si je ne leur donne à boire. Désespérée d’un obstacle qu’elle imagina pouvoir lui faire perdre Delvile, peut-être pour toujours, elle mit la main dans sa poche pour en tirer sa bourse, qu’elle était prête à lui donner pour qu’il la laissât en liberté : mais son officieux conducteur voulut disputer sur le prix ; il s’éleva une dispute entre le cocher et lui, qui assembla la populace. Ce moment fut si affreux pour la malheureuse Cécile, qu’elle en fut accablée : la crainte du péril de Delvile, l’horreur de sa propre situation, l’impatience, la confusion, la chaleur et la fatigue l’accablèrent à la fois, elle ne put y résister ; sa raison se troubla. Il n’y sera plus ! s’écria-t-elle, il sera parti ! et il faudra que je le suive à Nice !…

On ne l’écoutait point, on disputait toujours, et le cocher continuait à la retenir. Je veux partir pour la France, s’écria-t-elle encore ; pour quoi m’arrêtez-vous ? il mourra s’il ne me voit pas : son désespoir lui coûtera la vie. Ayant enfin trouvé moyen de se défaire de ses persécuteurs, elle oublia absolument sa situation, ses projets, et même son existence ; elle ne fut plus occupée que du danger de Delvile, quoiqu’elle ne se souvînt plus de ce qui l’occasionnait. À l’instant qu’elle se trouva en liberté, elle joignit les mains avec beaucoup de chaleur, et s’écria : je guérirai sa blessure, au péril même de ma vie. Et courant avec rapidité, on l’eut bientôt perdue de vue.

Cécile, qui s’était dérobée, par la vitesse et la rapidité de sa marche, aux poursuites et aux insultes, se trouvant au bout de la rue, appela Delvile à haute voix… Il n’y était pas… Elle en enfila une seconde, et ne l’appercevant pas, elle continua sa course sans savoir où elle allait, la fatigue, la chaleur et le désespoir augmentant à chaque instant son délire. Plusieurs personnes lui adressèrent la parole ; on la saisit même une ou deux fois par ses habits ; mais elle se dégagea par la violence de ses mouvements, sans entendre ce qu’on lui disait, ni s’embarrasser de ce qu’on pouvait penser. Delvile, blessé par Belfield, était la seule image qu’elle eût devant les yeux. À peine ses pieds touchaient la terre ; à peine s’appercevait-elle qu’elle marchât ; elle passait d’un lieu à un autre, de rue en rue, sans aucun projet, ne cherchant qu’à avancer, prenant toujours de préférence le chemin le moins embarrassé, et retournant en arrière dès qu’elle rencontrait quelque obstacle, jusqu’à ce qu’entiérement épuisée, et n’en pouvant plus, elle entra brusquement dans une boutique qui était encore ouverte, où, respirant à peine, elle tomba par terre, et resta quelque temps sans prononcer un seul mot.

Les gens de la maison imaginant d’abord que c’était une de ces femmes suspectes dont Londres abonde, furent tentés de la mettre durement à la porte ; mais connaissant bientôt leur erreur à ses manières et à toute sa conduite, qui n’annonçaient que trop le désordre de son esprit, ils s’informèrent de quelques gens oisifs et curieux qui l’avaient suivie, s’il se trouvait quelqu’un d’eux qui la connût, ou sût d’où elle venait. Ceux-ci ne purent donner aucun éclaircissement, et dirent qu’ils croyaient qu’elle s’était échappée des Petites-Maisons. Cécile se levant alors tout-à-coup, s’écria : non, non… je ne suis point folle… je vais à Nice… joindre mon mari. Elle a tout-à-fait perdu la tête, dit le maître de la maison, qui était un prêteur sur gages ; nous ferions bien de nous en débarasser, avant qu’elle devînt furieuse. Il faut qu’elle se soit échappée de quelque maison de particulier où l’on garde des fous ; du moins je le crois fermement, dit un homme qui l’avait suivie dans la boutique ; et si vous en preniez soin pendant quelque temps, il y a dix à parier contre un que vous seriez bien récompensé de vos peines. C’est sûrement une personne comme il faut, dit la maîtresse, à en juger par son habillement. Après quoi, sous prétexte de chercher à se procurer quelques informations, elle voulut la fouiller, pour voir si elle lui trouverait quelque papier, ou quelque lettre qui lui fût adressée ; mais sa bourse était restée entre les mains de M. Simkins, et sa frayeur, son désespoir, n’avaient pu la mettre à l’abri de la dextérité des filoux, qui avaient trouvé moyen, en se glissant dans la foule, de vuider ses poches de tout ce qui y restait. Cette femme voyant qu’elle ne trouvait rien, hésita quelque temps, avant de décider, si elle devait s’en charger, ou la renvoyer ; mais, pressée par l’homme qui lui en avait fait la proposition, et qui l’assura qu’on ne manquerait pas d’en donner bientôt le signalement dans les papiers publics, elle résolut de la garder.

Cécile tenta de nouveau de s’échapper, appelant de toutes ses forces Delvile à son secours ; mais ses sens étaient si troublés, et elle avait si complètement perdu la mémoire, qu’il ne fut pas possible de tirer d’elle, ni son nom, ni d’où elle venait, ni où elle prétendait aller. On la fit monter dans une chambre, et l’on tâcha de l’engager à se mettre au lit ; mais voyant qu’elle n’en voulait rien faire, ils supposèrent qu’elle le refusait, parce qu’elle avait coutume de coucher sur la paille : ils cessèrent de la tourmenter, et emportant la lumière, ils fermèrent la porte, et allèrent se coucher.

Elle passa toute la nuit dans cette triste situation, seule et dans le délire. Dans le commencement, elle ne cessait d’appeler Delvile ; tantôt, elle le suppliait de venir à son secours ; tantôt elle déplorait son sort et sa cruelle catastrophe. À la fin ; ses forces étant tout-à-fait épuisées par ses cris et par la fatigue, elle se coucha sur le plancher, et resta quelque temps tranquille. Sa tête commença alors à se calmer un peu, à mesure que la fièvre, causée par l’effroi et l’exercice violent, diminuait ; elle reprit l’usage de sa mémoire. Cet intervalle de raison ne servit cependant qu’à augmenter sa terreur : elle se trouvait renfermée dans une espèce de prison, sans lumière, sans savoir où elle était, et sans la moindre créature vivante auprès d’elle.

Cette même lueur de bon sens, qui lui permit de s’appercevoir de sa situation, lui rappela aussi celle dans laquelle elle avait laissé Delvile… Elle se le représentait en proie aux fureurs de la jalousie, demandant une explication à Belfield, à ce Belfield, encore plus délicat que lui sur le chapitre de l’honneur, exigeant qu’il éclaircît des doutes dont il serait révolté, et qu’il prendrait pour une insulte. Oh ! tandis qu’il est encore temps, s’écria-t-elle ; que je vole, et que je les joigne… je pourrai les trouver avant le jour ; il était trop tard hier au soir pour qu’ils pussent assouvir leur cruelle vengeance. Elle se leva alors pour chercher la porte, qu’elle trouva effectivement ; mais elle était fermée, et malgré tous ses efforts, elle ne put jamais parvenir à l’ouvrir. On ne saurait peindre son désespoir : elle appela les gens de la Maison, les conjurant de la mettre en liberté, offrant de les récompenser largement des services qu’ils lui rendraient, et les menaçant, s’ils s’obstinaient à la retenir, de les poursuivre en justice. Personne cependant ne vint à son secours : les uns, malgré tout le bruit qu’elle fit, n’en dormirent pas moins profondément ; et les autres, quoique réveillés par ses cris, les prirent pour l’effet du délire, et ne firent aucune attention à ce qu’elle disait.

Sa tête était peu en état de supporter une aussi violente secousse : toutes ses facultés en furent affectées ; et sa raison, qu’elle venait de recouvrer depuis un moment, s’égara de nouveau. Après avoir long-temps demandé du secours avec toute l’énergie de la sensibilité et d’un jugement sain, elle continua bientôt des cris que l’excès de son désespoir lui arrachait. C’est ainsi que se passa toute cette affreuse nuit ; et le matin, lorsque la maîtresse de la maison vint pour la voir, elle la trouva dans le plus violent délire, et dans un si terrible état, qu’elle ne douta plus un instant de la nécessité qu’il y avait d’empêcher qu’elle ne sortît. Elle continua cependant à tenter de s’échapper, ne cessa de parler de Delvile, dit qu’il serait trop tard pour le sauver, assura la femme qu’elle ne voulait que prévenir un meurtre, et répéta plusieurs fois : Ô le plus chéri des hommes ! attends seulement un instant, et je préviendrai ta perte.

Madame Wyers (c’était le nom de cette femme) ne chercha point à lui faire dire d’où elle venait, ou ce qu’elle était ; elle écouta tranquillement ses exclamations, qu’elle regardait comme des preuves de sa démence, et conclut que sa folie était incurable. Cécile, quoique privée de raison, ne désirait que de s’échapper : tranquille ou non, son but était toujours le même. Madame Wyers s’en étant apperçue, eut soin de la garder exactement, et que la porte fût toujours bien fermée.



CHAPITRE VII.

Rencontre.


Deux jours entiers s’écoulèrent de cette manière ; madame Wyers n’apprit point qu’on fît la moindre recherche ; elle ne trouva aucun avis dans les papiers publics. Cependant l’état de Cécile empirait de moment en moment ; elle ne voulait ni boire ni manger ; elle était continuellement dans le délire, s’écriait vingt fois par minute : Où est-il ? quel chemin a-t-il pris ? Elle implorait cette femme, accompagnait ses prières des remontrances les plus pathétiques, pour l’engager à sauver Delvile qui lui était disait-elle, plus cher que sa vie. Quelquefois elle parlait de son mariage, du mécontentement de sa famille et de ses remords, priait madame Wyers de ne pas la trahir, et promettait de passer le reste de ses jours dans la douleur et la pénitence. D’autres fois son imagination s’égarait, et s’occupait toute entière de M. Monckton. Elle lui reprochait sa perfidie ; elle plaignait son sort, ne voulait pas lui survivre un instant, et déclarait dans son délire qu’elle prétendait que ses cendres fussent confondues avec les siennes dans un même tombeau. Quoiqu’elle fût naturellement d’un caractère paisible et doux, et parlant ordinairement fort peu, elle n’avait pas alors un seul moment de repos ; et son délire, qui d’abord n’avait été que par accès, devint enfin continuel.

Madame Wyers devenant tous les jours plus inquiète, et craignant de n’être point payée de ses soins, demanda conseil à quelques-uns de ses amis sur ce qu’elle devait faire ; ils lui conseillèrent d’insérer elle-même un avertissement dans la gazette du lendemain. Voici celui qui fut envoyé à l’imprimeur du journal de tous les jours.


Démence.

« Une jeune Dame qui a perdu la raison, grande, bien faite, le teint beau, les yeux bleus, et les cheveux châtain-clair, s’est réfugiée à l’enseigne des Trois-Balles, dans la rue de… la nuit du mercredi deuxième du courant, où on l’a gardée par charité. Elle était en habit de voyage. Ceux auxquels elle appartient sont priés de la venir réclamer le plus tôt possible. On en a eu grand soin. Elle a continuellement à la bouche le nom de Delvile. »

N. B. Elle n’avait ni bourse ni argent sur elle.

Mai 1780.


À peine cet avis avait-il été envoyé à l’imprimeur, que M. Wyers, le maître de la maison, entrant dans la chambre, dit : à présent nous allons en avoir deux de la même espèce ; car le vieux fou est là-bas. Ayant su par les voisins ce qui s’était passé, il demande à voir la jeune dame.

Vous ferez fort bien de le laisser monter, répondit sa femme ; il fréquente toutes sortes de gens, il s’introduit partout, et il fera tant de recherches, qu’il parviendra à découvrir ceux auxquels elle appartient. M. Wyers descendit pour le faire monter. Il ne se fit pas presser, et parut tout de suite. C’était Albani qui, dans ses courses, ayant appris qu’une inconnue, dont la tête était dérangée, se trouvait chez ce préteur sur gages, était accouru avec son empressement ordinaire, pour visiter cette malheureuse et lui rendre service, en s’informant de ce qu’on pourrait faire pour elle. Il la trouva lorsqu’il entra dans la chambre, allongée sur le lit, les yeux fixés du côté de la fenêtre, par laquelle elle paraissait espérer de pouvoir s’échapper. Elle était dans le plus grand désordre ; ses beaux cheveux épars ; les plumes qui ornaient son chapeau étaient brisées et prêtes à tomber, quelques-unes lui couvraient le visage, d’autres pendaient sur ses épaules.

Pauvre femme ! s’écria Albani en s’approchant d’elle, depuis quand est-elle dans cet état ? Elle tressaillit à cette nouvelle voix ; elle regarda autour d’elle ; mais quelle ne fut pas la surprise d’Albani, après qu’il l’eut reconnue !… Il recula d’effroi… il avança… il avait peine à en croire ses propres yeux… il la fixa attentivement… se tourna ensuite vers la maîtresse de la maison, et examinant tout ce qui l’entourait, il leva les mains au ciel : Ô triste et lamentable spectacle ! la vertueuse, la généreuse protectrice des indigents, celle qui les nourrissait !… Juste ciel ! se peut-il que ce soit là Cécile ? Celle-ci se le rappelant imparfaitement, quoiqu’elle ne l’entendît pas, tomba à ses pieds, et s’écria en tremblant : Oh ! s’il est encore possible de le sauver, s’il respire encore… allez le joindre, courez après lui ; vous ne tarderez pas à l’atteindre ; il est dans la rue voisine ; je l’y ai laissé l’épée nue et tout couvert de sang.

Dieu puissant et miséricordieux, s’écria Albani, daigne regarder en pitié cette créature formée à ton image ! celle qui a soulagé les malheureux, qui a consolé les affligés ! celle dont les mains libérales ont changé les gémissements en cris de joie, qui n’a jamais entendu la voix de la douleur sans en être attendrie !… Juste ciel ! serait-ce bien elle !… se pourrait-il que ce fût Cécile ! Oh ! il n’est plus temps de parler, s’écria-t-elle, partez tout de suite, allez vîte le trouver, ou vous ne le reverrez plus ! La main de la mort s’est appesantie sur lui… il est aussi froid que le marbre ; il rend le dernier soupir !… Ô toi, dont l’épée a tranché la vie, cher Delvile, cher époux massacré, toi, l’objet de tous mes vœux, tes gémissements me percent l’ame ! Volez auprès de lui, et pleurez sur son sort !… Courez, et arrachez de sa blessure le poignard qui lui a percé le sein !

Ô lugubres et funestes accents de l’horreur et du désespoir ! s’écria le malheureux vieillard attendri, et dont les larmes coulaient en abondance ; que cette vue est affligeante ! qu’elle est humiliante pour l’espèce humaine ! Où est sa force, sa félicité ?… fragile comme nos vertus, faible et aussi peu durable que notre existence ! Ah ! s’écria-t-elle avec encore plus de véhémence, personne ne viendra-t-il donc à mon secours ! Je suis mariée, et l’on refuse de m’écouter ! Ma main a été donnée sous de funestes auspices ! C’était une œuvre de ténèbres ; elle a été scellée par le sang, et ratifiée par la mort. — Pauvre malheureuse ! je partage toutes tes angoisses ; je me vois privé de tes secours et de tes vertus !… mes plaies se r’ouvrent, et saignent de nouveau !… ma raison se trouble, et je crains qu’elle ne m’abandonne encore. Se levant ensuite tout-à-coup : brave femme, ajouta-t-il, ayez bien soin d’elle… Je vais m’informer où je pourrai trouver ses amis ; mettez-la au lit, consolez-la, calmez-la… Je reviendrai bientôt ; aussi-tôt qu’il me sera possible. Ô fortuné moment ! s’écria Cécile ; il est allé à son secours ! Ô bonheur inattendu ! il sera sauvé du glaive destructeur ! Madame Wyers obéit à l’instant aux ordres qu’elle venait de recevoir. Elle vit bien que c’était une personne de considération, et qu’elle serait bien récompensée de tous les soins qu’elle lui rendrait. Cécile fut mise au lit, et l’on ne négligea rien pour donner, autant que cela était possible, un air propre à la chambre qu’elle occupait.

Il n’y avait pas une heure que M. Albani les avait quittées, lorsque Marie, la femme-de-chambre qui avait accompagné Cécile à Londres, vint s’informer de sa maîtresse. Le vieillard, courant toute la ville pour découvrir quelques-uns de ses amis, entrait dans toutes les maisons où il imaginait qu’elle pourrait être connue. Instruit des obligations que madame Hill avait à Cécile, il crut devoir commencer par elle. Marie, en conséquence des instructions que sa maîtresse avait laissées chez madame Belfield, s’était déjà rendue chez madame Hill, et était encore dans la plus grande inquiétude, lorsqu’Albani lui apporta des nouvelles de sa maîtresse. Elle fut aussi étonnée qu’affligée de l’altération de sa raison, du dérangement de sa santé, et de la trouver dans un lit, dans un appartement si peu proportionnés à sa condition, et si différents de ceux auxquels elle était accoutumée. Elle pleurait amèrement en s’informant de son état ; mais sa douleur fut extrême, lorsque, sans lui répondre, ou sans avoir l’air de la reconnaître, Cécile levant tout-à-coup la tête, s’écria : il faut qu’on me lève ; je veux aller à la place de Saint-James… Si je reste un instant de plus la cloche mortuaire sonnera, et alors, comment pourrai-je arriver à temps pour les funérailles.

Marie, alarmée et interdite, se tourna du côté de la maîtresse de la maison, qui lui dit d’un grand sang-froid qu’elle était actuellement dans son accès, et qu’il ne fallait point faire attention à ce qui lui échappait. Effrayée de ce qu’on lui disait, elle supplia Cécile de se tranquilliser, et de rester dans son lit ; mais elle devint tout-à-coup si furieuse, qu’il fallut lui faire violence pour l’empêcher de se lever. Marie, qui ne s’était jamais opposée à ses volontés, se préparait à lui obéir. Ce fut en vain que madame Wyers voulut s’y opposer. Cécile était très-décidée, et Marie obéissait, quoique ce ne fût pas sans beaucoup de peine qu’elle parvint à l’habiller. Cette opération finie, Cécile s’avança vers la porte. Marie, tremblante, l’aidait à marcher ; madame Wyers les devança pour aller chercher des porteurs.

Lorsqu’il fut question de descendre l’escalier, Cécile sentit sa faiblesse : ses jambes plièrent, et la tête lui tourna ; elle l’appuya contre Marie, qui appela du secours, et la fit asseoir en attendant. Il ne fut cependant pas possible de lui faire changer de résolution ; par une opiniâtreté opposée à son caractère, elle y persista constamment ; et Marie, qui croyait ne pouvoir se dispenser de lui obéir, se contentait de pleurer, sans oser la contredire. Ses hôtes montèrent l’un et l’autre pour aider à la soutenir ; le mari offrit de la porter, elle ne voulut pas y consentir ; lorsqu’elle fut au bas de l’escalier, sa tête devint encore plus faible ; elle l’appuya de nouveau sur l’épaule de Marie, et M. Wyers fut obligé de les soutenir toutes deux. Elle persistait cependant à faire de nouveaux efforts pour avancer, quand Delvile parut, et s’élança dans la boutique. Il venait dans l’instant de rencontrer Albani qui, quoiqu’il ignorât son mariage, savait qu’il la connaissait, et lui avait appris où il l’avait laissée.

Il était prêt à demander si cette maison était bien celle qu’il cherchait, lorsqu’il vit son épouse faible, tremblante, appuyée, et presque portée par sa femme-de-chambre… Il recula d’horreur, chancela ; la respiration lui manquait ;… mais voyant qu’ils continuaient à marcher, il avance en criant avec fureur : Arrêtez, arrêtez !… que voulez-vous faire ? monstres cruels, prétendez-vous assassiner ma femme ? Les accents d’une voix qui lui était si bien connue, n’eurent pas plutôt frappé les oreilles de Cécile, que se la rappelant aussi-tôt, elle poussa un cri perçant, et faisant un dernier effort pour le joindre, elle tomba. Delvile s’était précipité pour la recevoir dans ses bras, et prévenir sa chûte ; mais lorsqu’il vit de près son visage, son air et ses yeux égarés, son sang se glaça dans ses veines ; il la regarda quelque temps dans le silence du désespoir. Elle paraissait déjà ne plus se rappeler que c’était lui qui se trouvait auprès d’elle ; épuisée par les efforts qu’elle avait faits pour s’habiller et descendre, elle était immobile, oubliant qu’elle eût dessein d’aller plus loin, et ne pensant pas même à retourner sur ses pas.

Marie, qui était instruite du mariage de Cécile, pria Delvile de lui prescrire ce qu’elle devait faire. Celui-ci passant alors subitement de l’effroi à la fureur et au désespoir, s’écria avec emportement : sauvages inhumains et insensibles, que lui avez-vous fait ? Comment est-elle venue ici ?… qui l’y a conduite ? qui l’y a traînée ?… par quels infâmes traitements l’a-t-on réduite à cet état ? En vérité, Monsieur, répondit Marie, je n’en sais absolument rien. Je vous assure, Monsieur, dit madame Wyers, que cette dame… Paix, je ne veux point entendre vos impostures ; taisez-vous et sortez… Alors se jetant lui-même sur le plancher auprès d’elle : Ô, ma Cécile, s’écria-t-il ! où as-tu été pendant tout ce temps ? Comment t’ai-je perdue ? Quel affreux malheur t’est-il arrivé ?… Réponds-moi, mon ange ; lève ta charmante tête, et parle-moi… Ô, que j’entende ta voix !… dis-moi quelque chose ; les reproches les plus amers, comparés à ce silence, seront une faveur… Cécile le regardant alors fixement, qui êtes-vous ? s’écria-t-elle. Qui suis-je ? lui répondit-il, confus et effrayé. Vous me ferez plaisir de vous en aller, s’écria-t-elle d’un ton d’impatience, car je ne vous connais point. Delvile ignorant encore son délire, et attribuant son empressement à le renvoyer, à un sentiment d’aversion, s’éloigna d’elle, et lui repartit tristement : vous avez bien raison de me méconnaître, de me refuser mon pardon, de m’accabler de votre haine, de vos reproches, et de me condamner à d’éternelles douleurs ! Cette peine est encore trop légère, j’en mérite de beaucoup plus rudes. Je me suis conduit comme un monstre, et je m’abhorre moi-même. Cécile se levant alors à moitié, et le regardant avec autant d’effroi que de colère, s’écria vivement : si votre intention n’est pas de me déchirer et de m’arracher la vie, partez sans différer. Moi, vous déchirer ! répéta Delvile en frémissant, quelle horreur !… Mais je le mérite !… N’avez pas l’air si troublé, et je m’arracherai d’auprès de vous. Permettez seulement que j’aide à vous transporter ailleurs ; je resterai à la distance que vous m’assignerez pour vous garder, et ne vous reverrai que lorsque vous me permettrez de vous approcher.

Comment, comment, s’écria Cécile, d’un ton de colère et d’impatience, ne me direz-vous pas votre nom, et d’où vous venez ? Ne me connaissez-vous pas, repliqua-t-il encore plus consterné, ou voulez-vous m’arracher la vie par une pareille question ? Êtes-vous chargé de quelque commission pour moi de la part de M. Monckton ? — De la part de M. Monckton ?… Non ; mais il vit, et il se rétablira. — J’ai cru que vous étiez vous-même M. Monckton. — Trop cruelle Cécile, avez-vous donc tout-à-fait abandonné Delvile !… Le coupable, le malheureux Delvile… est-il rejetté pour toujours ? L’avez-vous banni entièrement de votre cœur ? Lui refuseriez-vous même une place dans votre mémoire ? Est-ce que votre nom serait Delvile ? — Que voulez-vous dire ? Est-ce moi, ou mon nom, que vous désavouez ? C’est un nom, dit-elle en s’asseyant, qu’il me souvient d’avoir ouï prononcer ; il me fut autrefois bien cher, et je l’ai prononcé trois fois au milieu de la nuit, quand j’ai eu froid, et que j’étais dans les souffrances ; il me soutenait, lorsque j’ai été délaissée : je l’ai répété, et ce nom m’a soulagé. Juste ciel ! s’écria Delvile, elle a perdu la raison. Qu’est-ce que la mort, comparée à un pareil supplice ?

Marie et madame Wyers s’empressèrent à lui rendre compte de sa maladie et de l’aliénation de son esprit, du désir qu’elle avait eu de changer de place, et combien elles avaient eu de peine pour l’en dissuader. Delvile ne leur fit aucune réponse, n’ayant presque pas entendu ce qu’elles lui disaient, le plus affreux désespoir s’était emparé de lui ; il contemplait dans le plus profond silence l’objet de ses espérances et de son affection réduit à l’état de dégradation le plus triste ; son visage pâle et ses forces anéanties augmentaient encore ses terreurs, en lui annonçant la perte prochaine et inévitable de toutes ses espérances.

Une épreuve si cruelle était au-dessus de son courage, sa raison même en fut altérée et les premières expressions de sa douleur furent des gémissements inarticulés. Me serais-tu déjà enlevée, s’écria-t-il ? aurais-je déjà perdu ma Cécile ? Elle était insensible à ce qui se passait, et cependant dans une agitation continuelle, elle tournait rapidement la tête de tous côtés ; ses yeux erraient à l’aventure, et ne paraissaient se fixer sur rien. Quelle horreur ! s’écria Delvile, quel spectacle ! Et s’adressant aux gens de la maison, il leur demanda avec colère ; pourquoi est-elle ici sur le plancher ? ne pouviez-vous pas lui donner un lit ? qui a soin d’elle ? pourquoi ne lui a-t-on pas donné des secours ? Ne me répondez pas… Je ne veux point vous entendre ; volez sur le champ chercher un médecin…, amenez-en deux… amenez-en trois… amenez tous ceux que vous rencontrerez. Alors détournant de nouveau ses regards pour ne point voir Cécile, dont il ne lui était plus possible de soutenir la vue, il consulta Marie sur le lieu où l’on pourrait la transférer. Comme la nuit était déjà fort avancée, et que rien n’était prêt ailleurs pour sa réception, ils convinrent bientôt que le seul parti à prendre était de la reporter dans la chambre qu’elle avait déjà occupée. Delvile voulut essayer de lui rendre lui-même ce service ; mais tremblant et faible il n’eut pas la force de la soulever ; ne pouvant cependant voir plus long-temps une pareille scène, il les conjura de la porter doucement et avec toutes les précautions imaginables ; et la confiant à leurs soins, il courut lui-même chez un médecin.

Cécile résista autant que ses forces le lui permirent ; elle les suppliait de ne pas l’ensevelir vivante, et les assurait qu’elle était prévenue que leur dessein était de la renfermer dans la tombe de M. Monckton. Ils la mirent enfin au lit, où son délire augmenta de plus en plus, et devint continuel.

Delvile arriva bientôt avec un médecin, qu’il n’osa pas suivre dans sa chambre. Il l’attendit au pied de l’escalier, et lorsqu’il descendit, il lui dit avec impétuosité : eh bien, Monsieur, n’y aurait-il plus d’espoir ? Serait-il impossible qu’elle vécût ? Elle est bien mal, Monsieur, répondit-il ; mais je viens de donner des instructions qui peut-être… Peut-être ! interrompit Delvile en frémissant. Ah, ce mot me tue ! — Elle est dans un violent délire ; mais comme elle a une très-grosse fièvre, cela n’est pas extraordinaire, et l’on doit en être moins surpris. Si les remèdes que j’ai ordonnés produisent leur effet, et que la fièvre diminue, tout le reste ira bien. Après cela, il s’en fut, laissant Delvile aussi frappé d’étonnement par ses réponses alarmantes, que si en le consultant il n’eût pas soupçonné qu’elle courût le moindre danger.

Dès qu’il fut un peu remis de sa consternation, il sortit de nouveau pour aller chercher d’autres secours. Il revint, et ramena avec lui deux nouveaux médecins. Ils confirmèrent les ordres que le premier avait déjà donnés, et refusèrent absolument de s’expliquer sur la situation de la malade. Delvile, désespéré et hors de lui-même, les traita tous d’ignorants, et écrivit sur le champ au docteur Lyster, pour le prier de venir tout de suite à Londres pour un cas des plus urgents. Quoiqu’il fût minuit, il alla lui-même chercher quelqu’un qui partit en diligence pour porter sa lettre : étant revenu, il courait à la chambre de Cécile ; mais arrivé à la porte, il s’apperçut que le délire continuait, et sa terreur l’emportant sur son empressement, il se hâta de descendre, et passa le reste de cette longue nuit dans la boutique.



CHAPITRE VIII.

Tribut.


Pendant ce temps, Cécile à qui l’on faisait les remèdes prescrits par les médecins, s’opposait quelquefois de toutes ses forces à l’exécution de leurs ordonnances ; quelquefois aussi elle ne s’en appercevait pas. Le jour suivant se passa à peu près de même que celui qui l’avait précédé, et le lendemain n’apporta point encore de changement sensible à son état. Elle avait alors plus de gardes et de gens pour la servir qu’elle n’en avait réellement besoin, toute la consolation de Delvile étant de lui procurer continuellement de nouveaux secours. L’entrevue qu’il avait eue avec elle lui avait déchiré l’âme ; et n’ayant plus le courage d’entrer dans sa chambre, il passait presque tout son temps sur l’escalier qui y conduisait. Toutes les fois qu’elle était tranquille, il s’asseyait à sa porte ; s’il pouvait l’entendre respirer ou se mouvoir, une lueur d’espérance lui procurait une satisfaction momentanée, qui lui faisait oublier toutes ses peines : mais dès qu’elle parlait, dès que cette voix chérie commençait à articuler sans suite les expressions de son délire, il descendait promptement ; et fuyant la maison, il parcourait les rues voisines jusqu’à ce qu’il eût repris assez de courage pour s’informer de ce qui se passait ou écouter encore lui-même à la porte.

Le lendemain matin, le docteur Lyster arriva, et fit renaître ses espérances ; il courut à sa rencontre, l’embrassa tendrement, lui communiqua son mariage avec Cécile, le supplia d’employer ses talents et toutes les ressources de son art pour la sauver, et prévenir le désespoir où sa mort ne manquerait pas de le jeter lui-même. Mon bon ami, s’écria ce digne médecin, pensez à ce que vous exigez de moi. Cette pauvre jeune dame n’a peut-être pas plus besoin de secours que vous-même ; pensez-vous que des hommes aussi éclairés que ceux qui se trouvent actuellement auprès d’elle, qui par une pratique assidue dans une ville telle que Londres, ont joint l’expérience au savoir, ayent besoin qu’un petit médecin vienne leur enseigner ce qu’ils doivent faire ? J’ai plus de confiance en vous, s’écria Delvile, que dans tout le reste de la faculté ; venez donc, et ordonnez ce que vous jugerez convenable… Prenez quelque nouvelle voie… — Cela est impossible, mon cher Monsieur. Si la douleur vous fait délirer, il ne faut pas que la vanité m’aveugle. Je n’ai pu, après la manière pressante dont vous m’avez écrit, me refuser à vos instances ; je vais à présent voir la jeune dame, en qualité d’ami. Je suis désolé, et je partage vos peines, M. Mortimer ; c’est une charmante femme, dont l’esprit est fort au-dessus de son âge, et qui n’a point les faiblesses de son sexe.

Ah ! cessez, s’écria l’impatient Delvile ; je ne saurais vous entendre : allez la trouver, mon cher docteur ; et si vous avez besoin de consulter, envoyez, si vous voulez, chercher tous les médecins de la ville. Le docteur demanda seulement que ceux qui l’avaient déjà vue fussent appelés ; après quoi il se rendit auprès de Cécile. Delvile n’osa l’accompagner : il connaissait si bien sa franchise et sa sincérité, que, quoiqu’il attendît son retour avec impatience, il ne le soupçonna pas plutôt au haut de l’escalier, que craignant d’entendre ce qu’il dirait, il prit précipitamment son chapeau, et sortit de la maison. Il parcourut les rues jusqu’à ce qu’enfin la terreur des mauvaises nouvelles lui devint moins pénible que l’incertitude. Il retourna pour lors, et trouva le docteur Lyster dans une petite salle sur le derrière, que madame Wyers, persuadée qu’elle serait bien récompensée de ses attentions, avait arrangée à l’usage de Delvile ; et mettant la main sur l’épaule du docteur : Eh bien, mon cher ami, lui dit-il la larme à l’œil, vous rêvez ? J’espère… — Je voudrais pouvoir vous donner des espérances, interrompit le docteur ; cependant, pour peu que vous soyez raisonnable, je peux vous suggérer un motif de consolation ; la crise paraît approcher ; elle guérira, ou avant demain matin… N’achevez pas, Monsieur ! s’écria Delvile avec autant d’effroi que de fureur ; je ne veux point qu’elle perde la vie ; je ne vous ai pas fait venir pour me donner de si cruelles nouvelles. Il s’empressa encore de quitter la maison, laissant le docteur sincèrement affecté de son chagrin, mais trop compatissant et trop raisonnable pour être offensé de l’injustice de son procédé.

Au bout de quelques minutes cependant, par une suite de son désespoir plutôt que de sa philosophie, Delvile plus tranquille revint faire au docteur des excuses de sa conduite, que celui-ci lui pardonna de bon cœur ; il consentit même à rester à Londres, jusqu’à ce que le sort de la malade fût entièrement décidé.

Vers midi, du plus affreux délire et de l’agitation la plus vive, Cécile passa tout-à-coup à la plus grande insensibilité, au point qu’à peine paraissait-elle exister : si l’on n’avait pas reconnu qu’elle respirait encore, on aurait pu croire qu’elle était déjà morte. Lorsque Delvile en fut averti, il ne put plus rester sur l’escalier qui était son poste ordinaire ; il passait tout son temps à courir les rues, d’où il revenait par intervalles trouver le docteur pour lui demander si tout était fini.

Ce médecin doux et humain, aussi touché de la situation de Delvile qu’alarmé du péril de Cécile, crut que la crise actuelle lui offrait au moins l’occasion de le réconcilier avec son père. Pour cet effet, il se rendit à la place de Saint-James, et sans rien déguiser, il lui apprit le triste état où Cécile se trouvait, et le désespoir de son fils. M. Delvile, quoiqu’il eût donné tout au monde pour rompre un mariage qu’il regardait comme humiliant pour sa famille, et n’eût pas été fâché qu’on lui annonçât la mort de Cécile, fut cependant extrêmement déconcerté en apprenant un événement auquel il était convaincu qu’il avait contribué, en refusant à Cécile l’asyle qu’elle avait imploré : combattu entre son affection pour son fils et son ressentiment, il pria le docteur de lui donner ses avis sur la manière dont il devait s’y prendre pour l’arracher à ce terrible spectacle.

Le docteur qui savait bien qu’il serait impossible, dans l’excès de son désespoir, de faire entendre raison à Delvile, proposa de retourner ensemble, et de le surprendre au moment où il s’y attendait le moins. Quoique M. Delvile redoutât de s’exposer au désespoir de son fils et qu’il commençât à s’attendrir, il se prêta, mais à regret, à une démarche qui lui paraissait au-dessous de lui ; et lorsqu’il fut arrivé devant la boutique, on eut beaucoup de peine à le décider à y entrer. Mortimer était alors sorti ; et le docteur, pour achever de vaincre la fierté du père, trouva moyen, sous prétexte d’attendre le fils, de le conduire dans la chambre de la malade. M. Delvile, qui ne savait point encore où il allait, n’eut pas plutôt apperçu un lit et les gens qui la soignaient, qu’il voulut se retirer ; mais ayant jeté par hasard les yeux sur Cécile, il fut frappé de son visage pâle et à peine reconnaissable, et s’arrêta involontairement. Regardez cette pauvre jeune personne, s’écria le docteur, et soyez encore étonné, si vous le pouvez, qu’une pareille vue fasse oublier tout autre objet à M. Mortimer. Elle était parfaitement tranquille, quoique totalement privée de l’usage de ses sens ; elle paraissait ne rien distinguer ; elle ne parlait, ni ne remuait. M. Delvile la fixa avec le plus grand effroi : l’asyle qu’il lui avait refusé d’une manière si barbare la nuit où elle perdit l’usage de la raison, revint à sa mémoire ; il aurait désiré dans ce moment le lui avoir offert lui-même, pour se délivrer des remords que lui causait l’idée d’être la cause de cette scène funeste et terrible. Sa fierté, son ostentation, son ancienne noblesse, son nom même n’étaient plus pour lui d’un si grand prix : il les aurait tous sacrifiés de bon cœur, pour obtenir le titre de protecteur de cette infortunée, dont il se reprochait d’être le bourreau. Et cependant, dès qu’il commença un peu à revenir de la surprise pénible que lui avait causée ce spectacle terrible, il fut piqué de ce que, sans l’en avertir, le docteur l’eût rendu le témoin de cette scène affreuse ; et le regardant d’un air courroucé, il se hâta de sortir de la chambre.

Delvile qui attendait impatiemment dans la petite salle le retour du docteur, alarmé en entendant sur l’escalier les pas d’un étranger, allait demander qui ce pouvait être ; lorsqu’il vit son père, il recula d’effroi. M. Delvile oubliant sa fierté, et ayant toujours devant Les yeux l’objet qu’il venait de quitter, le prit dans ses bras, en disant : Oh ! venez avec moi, mon fils, et abandonnez cette triste demeure, où tout semble concourir à augmenter votre désespoir. Ah, Monsieur, s’écria Delvile, ne pensez point à moi dans ce moment ! épargnez-moi vos bontés ; je suis hors d’état d’y répondre ! Et s’échappant de ses mains, il se hâta de quitter la maison. M. Delvile qui avait repris tous les sentiments paternels, vit sa fuite avec plus de frayeur que de colère, et retourna à la place de Saint-James ; tourmenté par les craintes d’un père tendre, et par les remords que lui causait l’image de Cécile pâle et mourante.

Elle était toujours dans le même état d’insensibilité, et en apparence aussi exempte de souffrances que de sensations agréables, lorsqu’on entendit tout-à-coup au-dehors une nouvelle voix qui s’écria : Où est-elle ? où est ma chère miss Beverley ? Henriette Belfield entra tout-à-coup dans la chambre. L’avertissement inséré dans les gazettes l’avait décidée à se rendre à Londres, et elle y avait trouvé l’adresse de M. Wyers. La circonstance que la personne égarée avait continuellement à la bouche le nom de Delvile, lui avait d’abord fait soupçonner que ce pourrait bien être Cécile ; son signalement servit à confirmer ses doutes, et la description de son ajustement répondait parfaitement à celui qu’elle lui avait vu. M. Arnott, aussi consterné qu’elle, lui avait prêté son équipage, pour qu’elle pût vérifier ses conjectures, et elle était venue dans la nuit. Que vois-je ! s’écria-t-elle, courant à la ruelle du lit ; ce ne saurait être là miss Beverley ! Juste ciel ! oui, c’est bien elle ; personne ne pourrait le croire… sa propre mère la méconnaîtrait.

Il faut vous retirer, Mademoiselle, dit Marie, il le faut absolument… Les médecins ont défendu de troubler son repos. Qui oserait m’arracher d’auprès-d’elle ? s’écria-t-elle ; personne, Marie. Ô aimable miss Beterley ! je veux me coucher à vos côtés… je ne vous quitterai plus tant que vous vivrez… je voudrais, oui, je désirerais pouvoir racheter votre précieuse vie aux dépens de la mienne. Alors se penchant pour la contempler mieux : est-ce là, s’écria-t-elle, cette miss Beverley, si heureuse autrefois, au bonheur de laquelle j’avais cru que tout devait concourir ? cette miss Beverley, qui paraissait être la reine du monde entier, et qui, malgré cela, était si bonne, si douce, si honnête avec les gens même du dernier rang, si sévère pour elle-même, et si indulgente pour les autres ? Au milieu de cet éloge simple et pathétique, du mérite et des perfections de Cécile, le docteur Lyster entra dans la chambre ; toutes les femmes, à l’exception de Marie, s’empressèrent de l’assurer qu’elles n’avaient point attiré cette étrangère. Marie se contenta de lui dire qui elle était, et que si sa maîtresse pouvait s’appercevoir que ce fût elle, il n’y aurait personne au monde dont la présence lui fît plus de plaisir. Jeune demoiselle, lui dit le docteur, je vous conseille de passer dans une autre chambre jusqu’à ce que vous soyez un peu plus calme. Je vois que tout le monde cherche à m’éloigner, s’écria la triste Henriette en sanglottant ; mais on le tenterait vainement, car je ne m’en irai sûrement pas. Vous avez tort, repartit le docteur, vous ne pourrez rester ici : croyez-vous témoigner beaucoup d’amitié, en vous comportant de cette manière avec une personne dangereusement malade ? Ô ma chère miss Beverley ! s’écria Henriette, entendez-vous tous les reproches qu’ils me font ? voyez-vous comme ils veulent me chasser d’auprès de vous ? Ils s’opposent même à ce que je vous regarde. Parlez pour moi, chère miss, parlez vous-même en ma faveur ; dites-leur que la pauvre Henriette est bien éloignée de penser à vous faire le moindre mal ; dites-leur qu’elle ne demande qu’à rester auprès de vous, qu’à vous voir… Je veux tenir cette précieuse main, je veux que ma bouche y soit collée jusqu’à la dernière minute.

Quoique le caractère sensible et compâtissant du docteur fût très-affecté de la douleur et de la tendresse de cette jeune personne, il lui représenta cependant avec un peu d’impatience, qu’il n’était pas convenable, dans ce moment, de s’y livrer comme elle le faisait ; mais plus Henriette était convaincue du danger de Cécile, et moins elle voulait s’éloigner. Oh ! jetez les yeux sur elle, s’écria-t-elle, et voyez s’il vous sera possible de m’obliger à la quitter ; voyez comme ses beaux yeux sont immobiles ; voyez seulement l’altération de ses traits !… Elle ne m’apperçoit pas, elle ne m’entend pas… Sa main est déjà froide, son visage est tout à-fait changé… Pauvre malheureuse Henriette, il ne te reste plus aucun ami dans le monde ! tu peux aller habiter où tu voudras ; personne ne viendra vers toi, et ne cherchera à te consoler.

C’en est trop, dit le docteur, il faut absolument l’emmener de force. Cela ne sera pas ! s’écria-t-elle désespérée ; je resterai avec elle jusqu’à ce qu’elle ait rendu le dernier soupir, j’y resterai même encore après ; s’il lui était possible de parler, elle vous dirait qu’elle y consent. Elle aimait la pauvre Henriette, et voulait toujours l’avoir auprès d’elle ; lorsqu’elle était malade et affligée, elle ne lui ordonnait jamais de sortir de la chambre. Cela n’est-il pas vrai, ma chère miss Beverley ? Ne savez-vous pas que ce que j’avance est la pure vérité ? Le docteur se fâcha alors très-sérieusement ; et lui disant qu’une pareille violence pourrait avoir de funestes conséquences, il l’épouvanta, lui fit entendre raison, et l’emmena lui-même. Il eut alors la complaisance d’aller avec elle dans une autre chambre, où, lorsque sa première vivacité fut un peu calmée, ses remontrances, en lui prouvant les mauvaises suites que son obstination aurait pu produire, l’engagèrent à promettre de ne retourner auprès de Cécile que lorsqu’elle aurait assez de force pour se conduire avec plus de modération. Le docteur, en rejoignant Delvile, le trouva fort alarmé de ce qu’il avait tardé si long-temps ; il lui communiqua, en peu de mots, ce qui venait de se passer, et lui conseilla d’éviter d’augmenter sa douleur par la vue des souffrances de cette imprudente jeune fille.

Henriette un peu calmée par les exhortations du docteur, se contenta d’aller s’asseoir sur le bord du lit, sans oser ouvrir la bouche, sans faire autre chose que de regarder son amie malade, et essuyer ses yeux baignés de larmes ; elle sortait de temps en temps de la chambre, pour sanglotter et pleurer sans contrainte.

Le soir, tandis que le docteur et Delvile étaient sortis pour respirer un peu l’air, il se passa une nouvelle scène dans l’appartement de Cécile, qui continuait encore à être sans connaissance. Albani y entra tout-à-coup, suivi de trois petits enfants, deux filles et un garçon, qui pouvaient avoir cinq à six ans, assez bien mis, l’air propre et de bonne santé. Voyez, s’écria-t-il, voyez ce que je vous amène ! levez, levez votre tête appesantie, et regardez de ce côté. Vous me croyez sévère, ennemi du plaisir, austère, dur : contemplez ce spectacle, et vous vous convaincrez du contraire. Qui pourrait vous procurer des consolations, des plaisirs comparables à ceux que je vous présente, trois pauvres innocents, vêtus et nourris par votre libéralité ? Henriette et Marie, qui connaissaient toutes deux Albani, ne furent que peu surprises de tout ce qu’il faisait et disait. Cécile ne voyait certainement rien de ce qui se passait ; et Albani surpris, s’approchant un peu plus du lit : ne veux-tu pas parler ? lui cria-t-il. Elle ne saurait, Monsieur, lui dit une des femmes ; il y a plusieurs heures qu’elle a entièrement perdu la parole.

Qui pourrait vous procurer de pareilles consolations, trois pauvres innocens vêtus et nourris par votre libéralité ? Pag 180. Volume 7
Qui pourrait vous procurer de pareilles consolations, trois pauvres innocens vêtus et nourris par votre libéralité ? Pag 180. Volume 7
Qui pourrait vous procurer de pareilles consolations, trois pauvres innocents vêtus et nourris par votre libéralité ?


L’air satisfait avec lequel il était entré, fit alors place au découragement et à la consternation. Il la contempla pendant quelques minutes en silence, et poussant ensuite un profond soupir, il s’écria : que ce jour est funeste pour les indigents ! combien ils vont pleurer cette perte !

Hélas ! ajouta-t-il, enfants destitués de toute ressource, vous ne connaissez pas encore tout ce que vous perdez : il les emmenait après cela ; mais revenant subitement sur ses pas : peut être, dit-il, ne la reverrai-je plus ? n’est-il donc pas juste que je prie pour elle ? Que le changement qu’elle éprouve dans ce moment est grand et terrible ! que les révolutions humaines sont des choses frivoles en comparaison !… Venez, pauvres petits enfants, venez. Elle vous a souvent comblés de ses dons, comblez-la à votre tour de bénédictions. Allons, prosternons-nous autour de son lit ; prions tous ensemble pour elle ; levez vos innocentes mains, et je parlerai au nom de tous. Il les fit mettre à genoux, et s’y étant mis lui-même avec Henriette et Marie qui l’imitèrent : charmante fleur, s’écria-t-il, cueillie avant le temps, et que les chagrins ont fannée, mais qui a conservé tout son parfum, que ta fin ne soit point douloureuse, car ta vie n’a jamais été souillée par le crime. Puissent tes peines être légères, toi dont les péchés ont été si peu nombreux ! Regardez-la, mes enfants, et ne l’oubliez jamais ; je vous visiterai souvent, et vous rappèlerai ce triste spectacle. Regardez la aussi, vous autres, qui êtes moins éloignés de votre fin… Ah, la supporterez-vous aussi bien qu’elle !

Il s’arrêta ; la garde et madame Wyers, frappées de cette exhortation et entraînées par l’exemple, s’approchèrent à leur tour, et se mirent presque involontairement à genoux. Elle nous quitte, reprit Albani, elle dont l’ame a encore toute sa pureté, et dont le remords n’a point troublé la paix ; elle dont la charité était sans bornes. La pitié résidait dans son cœur ; sa bouche ne s’ouvrait que pour administrer des consolations ; ses pas étaient accompagnés de bénédictions. Ô toi, dont la pureté a été exempte de tache ! que ta victoire soit célébrée par des chants de triomphe !… Tu t’endormiras tranquillement avec tes pères… et tu te réveilleras glorieuse pour jouir d’une nouvelle vie, qui n’aura plus de fin. Après cela il se leva, prit les enfants par la main, et sortit avec eux.



CHAPITRE IX.

Conclusion.


Le docteur Lyster et Delvile les rencontrèrent à l’entrée de la maison ; et craignant que la tranquilité de Cécile n’eût été troublée, ils se pressèrent tous deux de monter. Quant à Delvile, il n’avança pas plus loin que la porte de la chambre, où il régnait le plus profond silence. Les prières d’Albani avaient imprimé une sorte de terreur dans l’âme de tous les assistants ; le docteur revint bientôt lui dire que la malade était toujours dans le même état. Et ne lui a-t-il point fait de mal ? s’écria Delvile. — Non, aucun. — Je pense donc, dit-il, s’avançant quoiqu’en tremblant, qu’il m’est permis de la voir encore une fois. — Non, non, M. Mortimer, s’écria le docteur ; pourquoi vous exposer sans nécessité vous-même ?… Quant à moi, repondit-il, l’émotion est passée ; dites-moi cependant, y aurait-il quelque apparence que cela pût lui nuire ? — Je ne le crois pas ; je ne pense pas, dans ce moment, qu’elle vous apperçoive. —

Eh bien donc… je me repentirais peut-être dans la suite de n’avoir pas encore une fois jeté un coup-d’œil… Il s’arrêta : le docteur tâcha encore de le dissuader ; mais après avoir un peu hésité, il l’assura qu’il était préparé à tout ce qu’il y avait de plus fâcheux ; il entra dans la chambre. Mais lorsqu’il revit Cécile… sans connaissance, privée de la parole, sans mouvement, ses traits défigurés, ses joues décolorées et ses yeux éteints, cette vue le fit frémir ; il s’appuya sur le docteur, et eut peine à retenir ses gémissements.

Le docteur aurait voulu le faire sortir ; mais s’étant un peu remis de son premier effroi, il s’approcha de nouveau pour la revoir encore, et levant les yeux au ciel, il s’écria : ô Dieu miséricordieux ! prenez-la, et qu’elle meure, qu’elle ne languisse plus, que je la perde plutôt pour toujours !… il me serait moins cruel de la voir morte que dans cette horrible situation ! S’avançant ensuite vers la ruelle du lit, et la contemplant avec encore plus d’attention : je ne prie plus actuellement pour ta conservation, quoique je t’aye traitée avec tant de barbarie, je ne suis pas assez cruel pour désirer que tes maux soient prolongés ! Non, que ton rétablissement soit prompt, ou ton passage de ce monde à l’éternité aussi paisible que ta vie a été innocente… Il s’arrêta, s’éloigna d’elle ; mais il ne put s’arracher de sa chambre : il revint sur ses pas, la fixa de nouveau, resta penché sur son lit dans la plus cruelle angoisse, baisa ses mains brûlantes, son visage pâle et froid ; et reprenant la parole, quoiqu’accablé de douleur, il articula d’une voix faible : tout est-il fini ? ne reste-t-il plus la moindre lueur de raison ? ne connais-tu plus ton malheureux Delvile ? Non, plus du tout ! la main de la mort s’est appesantie sur elle, elle n’existe plus !… Ô modèle de perfection, adorée, perdue pour toujours, expirante, chère Cécile !… Mais je ne murmure point : la paix et les anges sont prêts à te recevoir : séparée de toi-même, il y aurait de l’impiété à se plaindre que tu le fusses de moi… Cependant la tombe va renfermer tout ce qui pouvait me rendre la vie supportable, tout ce qui me présentait une lueur de félicité. Il ne me restera plus aucun espoir ; et toutes les consolations me seront ravies.

Le docteur s’étant aussi approché, crut appercevoir quelque changement, et l’obligea absolument de se retirer ; après quoi, revenant auprès de la malade, il vit que ses yeux étaient fermés, et qu’elle s’était endormie. Ce sommeil lui parut de très-bon augure : il s’assit auprès de son lit, et résolut de ne la pas quitter avant la fin de la crise qu’il avait prévue. Il donna les ordres les plus positifs pour qu’on évitât de faire le moindre bruit dans toute la maison et sur-tout dans la chambre. Son sommeil fut long et profond ; et lorsqu’elle s’éveilla, il parut évidemment qu’elle avait recouvré sa raison. Elle leva tout-à-coup la tête de dessus l’oreiller, regarda autour d’elle, et s’écria : où suis-je donc ? Graces au ciel ! s’écria Henriette, et elle était prête à s’élancer vers le lit ; mais le docteur, d’un coup-d’œil irrité et sévère, la força de reprendre sa place. Il parla alors à Cécile, lui demanda comment elle se sentait, et la trouva aussi sensée qu’à l’ordinaire. Henriette ne doutant plus alors qu’elle ne se rétablît parfaitement, pleurait de joie ; et Marie courut sur le champ trouver Delvile, empressée d’être la première à lui apprendre que sa maîtresse avait recouvré l’usage de sa raison.

Delvile transporté de joie, retourna dans la chambre ; il s’arrêta cependant à quelque distance du lit, attendant que le docteur lui permît d’en approcher. Cécile était tranquille : la mémoire paraissait lui être revenue, aussi bien que son bon sens ; elle était cependant faible, épuisée, et gardait le silence. Le docteur l’exhorta à continuer de se taire, et ne permit à personne, pas même à Delvile, de l’approcher. Peu de temps après, elle lui adressa encore la parole d’un air calme. Ce ne fut que dans ce moment qu’elle le reconnut, et qu’elle parut étonnée de le voir auprès d’elle. Elle lui dit qu’il lui serait impossible de rendre compte de ce qui lui était arrivé, qu’elle ne pouvait imaginer où elle se trouvait, ni par quel hasard elle y était venue. Le docteur la pria, pour le moment, de ne point s’en inquiéter, et promit que, lorsqu’elle aurait recouvré une partie de ses forces, il lui rendrait compte de tout ce qu’elle voudrait savoir.

C’en fut assez pour l’engager à rester tranquille pendant quelque temps. Mais, après une courte pause, elle dit au docteur : n’ai-je point ici d’autres amis que vous ? Oui, oui, vous y en avez plusieurs, répondit le docteur ; c’est moi qui les retiens, et les empêche de déranger votre repos. Elle parut très-satisfaite de cette réponse, et ajouta : il ne faut pas, docteur, les retenir plus long-temps ; car je crois que leur présence ne peut que me faire beaucoup de bien. Ah, miss Beverley ! s’écria Henriette, qui ne put se contraindre plus long-temps, voudriez-vous me distinguer des autres, en me permettant de vous approcher et de vous parler ? Qui est-ce ? dit Cécile d’un air de satisfaction ; quoique d’une voix très faible ; serait-ce ma chère Henriette ? Oh, quel délice ! s’écria celle-ci en baisant avec vivacité ses joues et son front, délice dont je n’espérais plus de pouvoir jamais jouir. Allons, allons, dit le docteur, en voilà assez ; n’ai-je pas bien fait d’éloigner ces gens-là ? Je crois qu’oui, dit Cécile en souriant à demi. Trop complaisante Henriette, tâchez de modérer votre vivacité. Je le ferai, je le ferai sûrement, Madame… ma chère, chère miss Beverley, vous pouvez y compter… À présent que vous m’avez reconnue, et que j’entends encore votre douce voix, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; vous me rendez heureuse pour tout le reste de ma vie. Ah ! aimable Henriette, s’écria Cécile en lui tendant la main, réprimez, cachez-moi cette sensibilité, ou notre docteur nous aura bientôt séparées. Mais dites-moi, docteur, n’y aurait-il plus personne ici que vous pussiez me permettre de voir ? Delvile qui avait écouté avec l’agitation la plus vive tout ce qui s’était dit, voulut s’avancer ; mais le docteur, redoutant les effets que produirait cette apparition subite, se leva sur le champ ; et le saisissant par le bras d’un air d’autorité qu’il accompagna d’un regard sévère, il le conduisit hors de la chambre, lui représentant fortement le danger qu’il y aurait de lui causer une trop forte émotion, et lui défendant de se présenter devant elle jusqu’à ce qu’elle fût plus en état de soutenir sa présence ; il l’assura en même temps qu’il pouvait se flatter de sa parfaite guérison.

Delvile, transporté de joie, ne put lui répondre, et le serra dans ses bras à plusieurs reprises : il s’éloigna, pour rendre au ciel des actions de graces de cette faveur ; et se hâtant ensuite de revenir, il embrassa de nouveau le docteur, en versant un torrent de larmes ; il était incapable d’exprimer tout ce qu’il sentait. Le digne docteur Lyster, qui prenait une part bien sincère à son bonheur, l’exhorta encore à la modération ; Delvile devenant plus traitable, et oubliant son désespoir, obéit sans murmure à tous les ordres qu’il lui donna. Le docteur revint ensuite auprès de Cécile, et, pour la tirer d’inquiétude, ne se fit plus aucun scrupule de lui parler de Delvile, lui apprit qu’il était informé de son mariage, et qu’il n’avait pas permis qu’ils se vissent jusqu’à ce qu’ils fussent l’un et l’autre plus en état de supporter cette entrevue. Cécile l’approuva ; mais les autres médecins, qui avaient été appelés pour être témoins de l’heureuse révolution qui venait de s’opérer, étant venus, leurs ordres furent encore plus positifs, et ils décidèrent qu’il fallait empêcher que rien ne l’agitât. Elle se soumit sans murmure ; et Delvile, dont le contentement était inexprimable, se borna à rester à la porte, obéissant aveuglément à toutes les conditions qu’on lui imposa.

Elle continuait visiblement à se trouver mieux ; elle témoigna bientôt une grande impatience de savoir tout ce qui s’était passé, comment elle s’était trouvée si mal, et logée dans une maison qui lui était absolument inconnue ; ce qui obligea le docteur à se faire instruire lui-même de toutes ces particularités, afin de pouvoir à son tour les lui communiquer avec un sang-froid qu’il ne pouvait se promettre de Delvile. Celui-ci s’estimant très-heureux qu’on lui épargnât la tâche pénible d’une pareille relation, lui apprit tout ce qu’il savait, le priant de faire part à son tour des motifs de sa conduite singulière, qu’il craignait qu’elle ne voulût pas lui pardonner, ainsi que des événements arrivés après leur séparation.

Il venait, lui dit-il, en Angleterre, sans rien savoir de ce qui s’était passé pendant son absence, se proposant uniquement de voir son père, et de lui déclarer son mariage, avant de donner ses ordres à son avocat pour les articles qu’il se proposait de stipuler en faveur de Cécile, et pour les préparatifs qui devaient précéder l’aveu de son mariage. Il voulait aussi s’assurer par lui-même du véritable état de M. Monckton ; et, après avoir eu une entrevue avec Cécile, retourner joindre sa mère, et rester à Nice jusqu’au moment où il aurait pu reconnaître publiquement sa femme.

Il lui communiquait ce projet par la lettre qu’il lui avait écrite, et qu’il s’était proposé de remettre lui-même à la poste à Londres. À peine était-il descendu de sa voiture, qu’il avait rencontré dans la rue Ralph, laquais de Cécile. L’ayant arrêté, il lui demanda s’il avait quitté sa maîtresse. Non, lui répondit celui-ci ; je l’ai seulement accompagnée à Londres. Votre maîtresse ! s’écria Delvile étonné, serait-elle en ville ? — Oui, Monsieur, elle est chez madame Belfield. — Chez madame Belfield ?… Sa fille est-elle de retour à Londres ? — Non, Monsieur, nous l’avons laissée dans la province.

Il se préparait à lui faire un plus long détail de leurs affaires ; mais trop ému pour pouvoir l’entendre, Delvile l’avait brusquement quitté, et était allé directement chez madame Belfield.

Le plaisir qu’il avait ressenti en apprenant que Cécile était si près de lui, était troublé par l’inquiétude que lui causait un voyage dont il ne pouvait concevoir le motif. Elle ne lui en avait jamais fait mention dans ses lettres… et il ne l’apprenait que par accident… Il était dix heures du soir… et à cette heure elle se trouvait chez Belfield… quoique sa sœur fût absente… quoique la mère lui déplût infiniment. Dans ce moment, tout ce qu’il avait autrefois ouï dire, lui revint dans l’esprit ; il soupçonna qu’il avait été abusé, et que son père avait eu raison. Ce soupçon fut un coup de poignard pour lui ; en vain il avait cherché à l’éloigner de son esprit ; en vain l’amour et la raison s’accordaient à défendre l’innocence de Cécile. Il était entré chez Belfield dans la plus violente agitation, espérant cependant encore que l’explication qu’il y venait chercher serait satisfaisante.

La porte était ouverte… une chaise attendait… madame Belfield était en sentinelle dans le corridor : les apparences étaient alarmantes et bien propres à augmenter ses soupçons. Il avait demandé son fils d’une voix presqu’éteinte… elle lui avait répondu qu’il était en affaires avec une dame et qu’il ne voulait point être interrompu. Cette fatale réponse, dans un moment où il se trouvait en proie aux plus violents soupçons, fut décisive : il s’était avancé, avait ouvert la porte… et les voyant ensemble seuls, sans que personne de la maison fût avec eux, il avait eu peine à contenir sa fureur. Oh ! mon cher docteur, continua-t-il, oserais-je me flatter que la réunion de toutes ces circonstances puisse excuser auprès de cette femme chérie le mouvement de jalousie qui s’empara de moi ? Jamais je ne me le pardonnerai ; mais elle qui est la douceur même, qui a toujours été si bonne, si compatissante, peut-être pourra-t-elle me faire grace, et penser que mes souffrances ont presque expié ma faute. Il continua ensuite la narration.

Après avoir ordonné à son postillon de la conduire à la place de Saint-James, il était rentré dans la maison, et avait prié Belfield de sortir avec lui. Celui-ci y avait consenti ; et ils étaient sortis ensemble, mais sans se parler, jusqu’à ce qu’ils eurent gagné un café, ils demandèrent une chambre. Pendant tout le chemin ; persuadé intérieurement de l’innocence de Cécile, il se reprochait la situation dans laquelle il l’avait laissée : cependant, s’étant oublié au point de manifester ses soupçons, il avait cru que son honneur exigeait que sa justification ne fût pas moins publique.

Lorsqu’ils furent seuls : Belfield, avait-il dit, pour que mes questions ne vous paraissent pas impertinentes, et pour prévenir les reproches que vous pourriez me faire, je ne vous nierai point ce que je présume que cette dame vous a dit elle-même, c’est que personne n’a autant de droit que moi de s’intéresser à tout ce qui la regarde. Je crois donc pouvoir vous prier de me donner une explication précise du sujet de la conversation secrète que vous avez eue avec elle.

Monsieur, lui répondit Belfield avec autant de courage que de candeur, je ne suis pas ordinairement trop disposé à répondre aux questions qui me sont faites aussi cavalièrement ; mais, comme dans cette affaire ce n’est point moi qu’elles concernent le plus, je me crois obligé en conscience de parler pour celle qui est absente. Je vous assure donc solemnellement que je n’ai eu d’autre connaissance des liens qui vous unissent à miss Beverley, que parce que j’en ai ouï dire dans le public ; et lorsque vous m’avez trouvé seul avec elle, ce tête-à-tête avait été aussi peu prémédité que désiré, l’honneur qu’elle nous a fait de venir chez nous était uniquement pour informer ma mère que ma sœur était chez madame Harrel ; et elle n’a pensé à moi dans cette visite, que pour me consulter sur un voyage qu’elle se proposait de faire dans les provinces méridionales de France. À présent, Monsieur, après vous avoir donné cette satisfaction amicale, vous me trouverez toujours fort à votre service, si vous croyez devoir en exiger d’un autre genre.

Delvile lui avait tout de suite présenté la main. Ce que vous affirmez sur votre honneur, lui dit-il, me suffit, et n’a nul besoin d’être confirmé par d’autre témoignage. Votre courage et votre probité me sont également connus, et je n’ai point intention de les éprouver. Après cela, ils s’étaient séparés, ses doutes se trouvant alors dissipés, et son honneur satisfait. Il s’était hâté de se rendre à la place de St.-James, pour tâcher d’obtenir son pardon de Cécile, et pour apprendre les raisons de son voyage imprévu à Londres ; mais lorsqu’il y était arrivé, et qu’il avait su que son père, qu’il avait cru au château de Delvile, y était, et que Cécile n’avait pas même pensé à le demander… Oh ! n’exigez pas, continua-t-il, que je rappèle à ma mémoire l’horreur de ce moment… Je ne savais où je devais la chercher à Londres. Je ne pouvais imaginer ce qui l’aurait engagée à contrarier les ordres que j’avais donnés au postillon. Je m’imaginais qu’elle cherchait à m’éviter ; et dans la fureur de me voir ainsi trompé, je supposai que Belfield était complice de sa fuite. Je le cherchai donc de nouveau chez lui, et au café où je l’avais laissé. Ce fut en vain ; par-tout où j’allai j’apprenais qu’il ne faisait que de sortir ; car ayant su que je le demandais, il ne se donna aucun repos, et parcourut tous les lieux où il crut que je pourrais être, mais sans me rencontrer. Il est heureux que cela ne soit pas arrivé ; la répétition des mêmes questions dans un temps où peu de chose suffisait pour m’irriter, l’aurait nécessairement révolté ; notre colère mutuelle aurait pu avoir les suites les plus funestes.

Il est inutile de m’arrêter plus long-temps au détail des différentes scènes qui se sont passées depuis ; mes recherches pénibles, mes courses inutiles, les tourments de l’incertitude, l’excès de mon désespoir !… Belfield lui-même, lorsque je le rencontrai le lendemain, fut si affecté de ma douleur, qu’il supporta patiemment tous mes torts et mon injustice à son égard. Sensible, noble jeune homme ! non jamais je ne perdrai le souvenir de sa généreuse patience. Cher docteur, ajoutait-il, allez trouver ma Cécile, instruisez-la de tout ce que vous venez d’entendre, essayez (personne n’en est plus capable que vous) de l’appaiser par le récit de mes souffrances, que vous aurez cependant soin de ne pas exagérer, de peur qu’elle n’en soit trop affectée. Après cela si elle pouvait consentir à me voir, si elle daignait me tendre sa charmante main, en signe de paix et de pardon… Ô mon cher docteur, vous qui en conservant sa vie, avez sauvé la mienne, procurez-moi ce moment délicieux, et tous les maux que j’ai soufferts seront oubliés.

Il faut, Monsieur, répondit M. Lyster, que vous soyez plus calme, avant que je tente cet essai. Tout ce pathétique, ces belles protestations ne sont bonnes à employer qu’avec des gens en parfaite santé, et dont les nerfs sont moins délicats : cela ne convient nullement à un malade. Il alla cependant trouver Cécile, et lui répéta ce qu’il venait d’entendre, supprimant tout ce qu’il crut capable de l’affecter trop vivement, et assaisonnant son récit de réflexions à sa manière. La malade éprouva le plus grand soulagement, en voyant ainsi dissiper ses inquiétudes. Sa douleur et ses craintes n’avaient jamais été mêlées du moindre ressentiment ; tout ce qu’elle désirait était de réconcilier Delvile avec lui-même. Le docteur l’obligea, pendant quelque temps, de se contenter de son récit ; mais lorsqu’elle fut un peu mieux, son impatience devint plus forte, et il craignit que la contradiction ne lui fût aussi nuisible que le trop de complaisance. Il permit donc à Delvile de se présenter : celui-ci s’avança lentement et en tremblant, craignant de l’effrayer, redoutant son courroux, déchiré de remords de l’insulte qu’il lui avait faite, et souffrant cruellement de la voir aussi malade et aussi changée qu’elle l’était. À l’instant où elle le vit, elle fit un mouvement pour se pencher en avant, et lui témoigner le plaisir qu’elle avait de le voir, s’écriant, quoique d’une voix faible : ah, mon cher Delvile ! serait-ce bien vous ? mais ne pouvant soutenir l’effort qu’elle venait de faire, elle retomba pâle, tremblante, sur les coussins qui la soutenaient.

Le docteur voulait alors interposer son autorité, et exiger que la conversation fût renvoyée à un autre temps ; mais Delvile ne pouvant plus se contenir, s’élança à la ruelle du lit, et se mettant à genoux : ô vous, s’écria-t-il, modèle de perfection, que j’ai osé offenser ! vous que mon cœur a choisie ! seul objet de mes affections ! vous vivez donc, et j’entends encore les doux accents de votre voix !… C’est donc vous que je revois !… Est-ce bien là ma Cécile ! si pâle, si abattue… Ô patience angélique ! avez-vous pu dans vos souffrances prononcer le nom de Delvile, du coupable, mais infortuné Delvile votre tyran, votre assassin, et ne pas le maudire ? Cécile, extrêmement affectée, était hors d’état d’articuler un seul mot ; elle lui présenta la main ; elle le regarda avec douceur, et donna un libre cours à ses larmes qui coulaient en abondance.

Divine créature, s’écria Delvile, en baisant le gage qu’elle lui avait donné de son pardon, pouvez-vous m’accorder une seconde fois une main que j’avais si peu méritée ? Supporterez-vous encore la vue de l’auteur de vos souffrances, du malheureux qui a pu douter un instant de la pureté d’un cœur si noble et si généreux ? Ah ! Delvile, s’écria-t-elle en se ranimant un peu, ne pensez plus à ce qui s’est passé. Vous voir… vous appartenir… est un bien qui ne pouvait s’acheter trop cher. Je ne mérite pas ces bontés, s’écria-t-il en se levant. Je ne sais comment les reconnaître. Trop sensible Delvile, reprit Cécile tendrement affectée, que votre cœur déjà trop oppressé ne soit point tourmenté de nouveau par ces tristes souvenirs ; le mien est soulagé… Soulagé, que dis-je ! il a tout oublié, excepté l’affection qu’il vous porte. Ô paroles ravissantes et enchanteresses ! ajouta Delvile hors de lui-même. Ô charmante compagne, amie, consolatrice et délice de mes jours !

Allons, Monsieur, venez avec moi, s’écria le docteur, qui s’apperçut que Cécile était extrêmement émue. Il est temps de terminer cette scène : je ne répondrais pas des suites ; si elle durait plus long-temps ; et le prenant par le bras, il l’assura que Cécile se trouverait mal s’il restait auprès d’elle.

Après son départ, elle fut un peu plus tranquille. Henriette, qui avait pleuré amèrement dans un coin de la chambre, pendant tout le temps qu’avait duré cette scène, s’approcha d’elle, et s’efforçant de sourire, lui dit, quoique d’une voix encore très-faible, ah ! miss Beverley, vous allez donc enfin devenir heureuse, mais non pas aussi heureuse que vous le méritez ! Et dût-il m’en coûter la vie pour que vous le fussiez encore plus, ce serait avec joie que je ferais ce sacrifice. Cécile, qui ne comprit que trop bien ce qu’elle voulait dire, l’embrassa tendrement ; mais le docteur ne voulut point permettre qu’elle s’entretînt plus long-temps avec elle.

La seconde entrevue avec Delvile fut moins orageuse, et au bout de quelques jours il ne voulut plus la quitter. Sa vue était trop agréable à Cécile pour qu’on pût l’en priver, ou qu’on eût rien à en redouter. Le bon docteur la voyant en si bon train, et tout annonçant sa prompte guérison, se préparait à quitter Londres ; mais aussi empressé à être utile comme homme du monde que comme médecin, il se rendit d’abord, à la prière de Delvile, chez son père pour lui apprendre sa situation, lui demander ses instructions sur la manière dont il se conduirait, et tâcher de réconcilier toute cette famille.

M. Delvile, que sa fierté rendait peu traitable, et dont le cœur n’était guères susceptible d’une joie bien marquée, fut cependant sensible au rétablissement de Cécile : sa vanité et son mécontentement n’avaient pu tenir contre ses remords. L’état dans lequel il l’avait vue, ne sortait plus de sa mémoire ; le désespoir de son fils l’avait frappé de crainte et de terreur. Tourmenté lui-même par le repentir et les regrets, le consentement qu’il avait refusé à la tendresse et aux prières, il l’accorda enfin volontairement pour rendre la paix et la tranquillité à sa conscience. Il envoya sur-le-champ chercher son fils, qu’il embrassa en pleurant ; et ce ne fut qu’après lui avoir pardonné, qu’il se sentit véritablement soulagé.

Cette condescendance lui était trop peu ordinaire pour durer long-temps ; il ne savait comment recevoir Cécile ; les remords un peu appaisés, sa pitié pour elle diminuait en proportion, et lorsqu’on le sollicita pour la voir il renouvela les accusations de M. Monckton. Cécile, qui en fut informée, résolut d’écrire à ce faux ami, dont la maladie longue et douloureuse, jointe au renversement total de ses espérances, lui faisait croire qu’il consentirait peut-être à réparer le mal qu’il lui avait fait. Voici la lettre qu’elle lui adressa :


À Monsieur Monckton.

« Je ne vous écris point, Monsieur, pour vous faire des reproches ; les malheurs qui ont été la suite des mauvais services que vous m’avez rendus, et dont vous entendrez peut-être un jour parler, les rendraient superflus. Je vous écris uniquement pour vous prier de vous borner au tort que vous m’avez déjà fait. Si, avant mon mariage, vous avez cherché à me décrier par les impressions défavorables que vous avez données sur mon compte à la famille Delvile, je me flatte qu’actuellement que j’y suis entrée, vous aurez trop d’honneur et d’équité pour refuser de m’en justifier pleinement, et de faire reconnaître mon innocence. Le souvenir de mon ancienne amitié pour vous ne me permet pas de finir sans vous assurer des vœux sincères que je fais en votre faveur ; et l’espérance que j’ai que vous ne refuserez pas de vous rétracter, m’engage à vous offrir le pardon dont vous croirez peut-être avoir besoin de la part de Cécile Delvile. »

M. Monckton, combattu long-temps entre sa fureur impuissante et ses remords involontaires, fit enfin la réponse suivante :


À Madame Mortimer Delvile.

« Ceux qui ont jamais pu vous croire coupable ont dû désirer de vous trouver telle. Je n’ai jamais eu que votre bonheur en vue, et le désir de vous empêcher de contracter une alliance qui me paraissait fort peu proportionnée à votre mérite. Je suis fâché, mais peu surpris, d’apprendre que vous ayez eu des peines : vous ne deviez guères vous attendre à autre chose d’un pareil mariage. Si le témoignage que je serai toujours prêt de rendre de la pureté de vos mœurs, pouvait les adoucir, je déclare bien solemnellement que je suis très-persuadé qu’elles n’ont jamais reçu la moindre atteinte. »

Delvile envoya par le docteur Lyster cette lettre à son père, dont la fureur, en voyant la perfidie de M. Monckton, fut encore moindre que celle qu’il ressentit du mépris avec lequel il parlait de sa famille. Sa conférence avec le docteur fut longue et pénible, mais décisive. Cet homme pénétrant et affectionné, connaissant son faible, sut s’en prévaloir, et lui fit si bien sentir le tort que la situation présente de Cécile faisait à sa famille, qu’avant qu’il s’en allât, il fut chargé de l’inviter à venir habiter sa maison.

À son retour il trouva Delvile dans la chambre de la malade, où l’un et l’autre attendaient impatiemment le résultat de sa négociation. Le docteur s’empressa de faire connaître à Cécile les ordres dont il était chargé, lui témoignant que M. Delvile la priait de venir demeurer chez lui ; mais le fils, sensible à tout ce qui pouvait blesser la délicatesse de Cécile, fut mécontent de ce que son père n’était pas venu l’inviter lui-même, et s’écria très-mortifié : est-ce là toute la grace qu’il nous fait ? Patience, patience, Monsieur, répondit le docteur. Quand quelqu’un se trouve déchu de ses plus chères espérances, croyez-vous qu’il soit dans le cas de témoigner beaucoup de reconnaissance et de remercier celui qui les a fait échouer ? Laissez, je vous prie, ce bon seigneur se satisfaire dans les petites choses, puisque vous lui avez si bien ôté le pouvoir de le faire dans les grandes. Loin de susciter de nouveaux obstacles, s’écria Cécile, faisons tout ce qui dépendra de nous pour nous réconcilier avec lui ; ne refusons aucune des conditions qu’il voudra nous imposer. Nous n’avons déjà que trop éprouvé les malheurs auxquels la désobéissance expose ; et pensant comme nous le faisons sur les devoirs des enfants et l’autorité des pères, comment pourrions-nous jamais nous flatter d’être heureux tant que nous ne serions pas réconciliés avec lui ?

Vous avez raison, ma Cécile, répondit Delvile ; ce que vous dites est aussi généreux, aussi juste que vrai ; et si vous consentez avec tant de douceur à vous soumettre, j’en suis trop reconnaissant pour vouloir m’y opposer. Vous avez déjà assez souffert de ma vivacité ; je ferai tous mes efforts pour la réprimer à l’avenir, par le souvenir des maux qui en ont été la suite.

Toute cette malheureuse affaire, dit le docteur, a été occasionnée par la vanité et des préjugés bien ridicules. Votre oncle le doyen a donné lieu à tout cela par son testament singulier ; comme si un ordre de sa part pouvait arrêter le cours de la nature, et comme si son nom eût pu perpétuer une famille dont la branche mâle était déjà éteinte. Votre père, M. Mortimer, continua-t-il, a montré la même partialité, en préférant la sotte satisfaction d’entendre prononcer un nom qui le flattait, au bonheur solide de voir son fils épouser une femme riche et pleine de mérite. Cependant n’oubliez jamais que, si la vanité et la prévention ont causé vos malheurs, le bien et le mal sont si parfaitement balancés dans ce monde, que c’est l’une et l’autre aussi qui les ont terminés : car tout ce que j’ai pu dire à M. Delvile, tous mes raisonnements, toutes mes prières,… et j’ai employé, auprès de lui tout ce qui m’a paru le plus propre à produire quelqu’effet sur son esprit… a été parfaitement inutile, jusqu’au moment où je me suis avisé de lui représenter la honte qui rejaillirait sur lui d’avoir sa belle-fille logée aussi mesquinement, et dans une maison telle que celle-ci. Vous avez tous, selon moi, agi directement contre vos propres intérêts ; mais il y a tout lieu de croire que vous avez éprouvé assez de disgraces pour vous apprendre à vous contenter du nécessaire, et à ne point regretter le superflu que vous avez perdu. Delvile parvint à engager cet excellent homme à rester encore quelques jours de plus à Londres, pour aider à faire transporter Cécile, encore faible, à la place de Saint James.

Henriette, que l’équipage et les gens de M. Arnott avaient attendue jusqu’alors, se laissa persuader, quoiqu’avec assez de peine, de retourner chez ce gentilhomme. Cécile aurait bien désiré qu’elle restât auprès d’elle, mais sa situation actuelle la mit dans la dure nécessité de s’en séparer.

M. Delvile reçut Cécile avec une politesse froide et affectée : cependant, comme elle venait d’être reconnue publiquement pour la femme de son fils, il lui avait fait préparer le plus bel appartement de la maison ; il avait recommandé très-expressément à ses domestiques d’avoir pour elle toutes les attentions et tout le respect possibles ; et milady Honora Pemberton, qui se trouvait par hasard à Londres, offrit par curiosité ce que M. Delvile accepta par ostentation, de se trouver chez lui pour recevoir sa nouvelle mariée.

Dès que Cécile fut un peu remise de l’étonnement et de la confusion que lui avaient occasionnés les premiers compliments, et de la fatigue qu’elle avait essuyée en changeant de demeure, Mortimer attentif à tout ce qui pouvait l’incommoder, aurait voulu qu’elle passât tout de suite dans son appartement ; mais elle crut devoir faire un effort, espérant qu’il serait agréable à M. Delvile, qu’elle restât encore quelque temps avec la compagnie.

Mes bons amis, dit le docteur Lyster, je me suis convaincu dans le cours d’une longue pratique, qu’il était impossible de se mettre bien au fait des maladies du corps humain, sans étudier un peu l’esprit qui l’anime ; et d’après tout ce que j’ai pu jusqu’à présent en conclure, soit par mes observations, par mes réflexions, ou par comparaisons, il me paraît dans ce moment que M. Mortimer Delvile a su se procurer la meilleure des femmes, et que vous, Monsieur, vous avez dans Madame une belle-fille aussi parfaite qu’aucun mari ou aucun beau-père des trois royaumes puissent jamais en désirer. Cécile sourit ; Mortimer témoigna son approbation par un coup-d’œil ; M. Delvile fit un léger signe de tête, et milady Pemberton s’écria en plaisantant : docteur, quand vous dites la meilleure et la plus parfaite, vous devriez toujours excepter celles qui sont présentes. Sur ma parole, repartit le docteur, et en vous demandant excuse, je vous dirai qu’il arrive quelquefois que n’étant point sur ses gardes, on se laisse emporter à son trop de vivacité, et alors la vérité nous échappe avant de bien savoir où et devant qui l’on se trouve. Oh ! s’écria-t-elle, la plaisante manière de s’excuser ; en vérité, docteur, vous vous feriez détester. J’espérais que l’air de Londres vous aurait un peu changé ; mais je vois que vos visites fréquentes au château de Delvile vous ont si fort gâté, qu’on aurait peine à vous souffrir ailleurs. Tous ceux, milady, dit M. Delvile d’un air piqué, qui sont reçus dans mon château pourraient l’être par-tout ; et ceux qui voudraient les avoir chez eux, ne seraient pas toujours sûrs qu’ils consentissent à accepter leurs invitations. Oh ! oui, Monsieur, vous avez raison, s’écria-t-elle étourdiment ; il serait assez difficile que, se plaisant dans votre château, ils se déplussent quelque part. Ne pensez-vous pas de même, docteur ? Mais, milady, quand on a l’honneur de vous voir, répondit-il gaiement, on pense trop à la personne, pour s’embarrasser du lieu où l’on se trouve.

Allons, je commence à mieux espérer de vous, s’écria-t-elle ; je vois que, pour un médecin, vous vous entendez assez bien à tourner un compliment : vous avez pourtant encore un grand défaut ; vous riez en débitant des choses polies, et l’on soupçonnerait que, loin de parler sérieusement, vous ne faites que plaisanter. Mais, en vérité, milady, quand un homme, pendant cinquante ans de sa vie, s’est piqué, tant en paroles qu’en actions, de la plus grande sincérité, c’est trop en exiger que de vouloir qu’il change tout d’un coup sa manière d’agir, et qu’il voye les choses d’un œil différent. Cependant donnez-moi seulement un peu de temps et d’encouragement ; et avec un mentor tel que vous, il y aura bien du malheur, si après un certain nombre de leçons, je ne suis pas en état de sourire à propos, et de prononcer quelques mots qui ne signifient rien, de dire des choses qui seront à vingt lieues de ma pensée ; et enfin, à force de flagorneries, si je ne me rends pas, malgré mes rides, l’homme le plus charmant des trois royaumes. Après cela il laissa bavarder milady tant qu’elle voulut.

Convenez, dit-elle à l’oreille de Cécile, que ce nouveau père que vous avez choisi, est insupportable ! Comment avez-vous pu renoncer à une aussi belle fortune que la vôtre, pour entrer dans cette triste famille ? Je vous conseillerais de faire casser votre mariage. Il ne faudrait pour cela que déclarer par serment, que vous avez été enlevée par force ; et comme vous êtes une héritière, et que tous les Delvile sont connus pour des gens violents, on aurait peu de peine à vous croire. Alors, je serais assez d’avis que vous épousassiez mon petit mylord Derford. Vous voudriez donc, répartit Cécile, que je ne me procurasse ma liberté que pour y renoncer aussi-tôt ? — Certainement, vous ne sauriez rien faire sans être mariée ; une jeune personne sans mari est cent fois plus gênée qu’une femme ; sa conduite est sujette à la critique de tout le monde, au lieu qu’une femme n’a personne à contenter que son mari. Et cela, répondit Cécile en souriant, vous paraît peu de chose ? — Oui, sur-tout lorsqu’on épouse quelqu’un dont on ne se soucie guères. — S’il en est ainsi, vous avez raison de me recommander mylord Derford. — Oh, pour cela oui, ce sera le plus charmant mari du monde ; rien ne vous gênera ; il ne tiendra qu’à vous de l’accoutumer à la plus grande soumission. Il pourrait essayer de se plaindre de vous à vos parents ; mais il n’aurait jamais le courage de vous faire le moindre reproche en face. Pour Mortimer, il n’en est certainement pas de même : vous ne parviendrez jamais à le gouverner. Ceux qui pourraient prétendre à votre main, dit Cécile, seraient vraiment enchantés, s’ils connaissaient vos principes. Mais je vous en garderai le secret.

Pourquoi donc, reprit-elle ? Je les affiche, et j’entends qu’on me prenne telle que je suis ; en tout cas j’ai bien d’autres choses qui en dédommageront, et tout n’est que compensation dans ce sot monde.

Bonne et sage jeune dame ! dit le docteur Lyster, le premier et le plus désirable de tous les biens, est sans contredit celui que vous possédez, la modération ; elle couronne toutes vos vertus, et avec elle vous êtes sûre de trouver partout le bonheur. Il la pria ensuite de ménager ses forces, et d’aller se reposer dans son appartement. Elle suivit le conseil du docteur, et son absence mit fin à la conversation. Ils se séparèrent tous : le digne docteur Lyster, après avoir été comblé de témoignages de reconnaissance de toute espèce, partit pour retourner chez lui.

Cécile, toujours faible et encore fort épuisée, ne sortit guères de son appartement pendant quelque temps ; mais les attentions et la société de Mortimer adoucirent sa retraite ; et dès que sa santé lui permit de se mettre en chemin, ils se hâtèrent d’aller rejoindre madame Delvile.

Auprès de cette excellente mère, Cécile recouvra bientôt sa première sérénité. Les soins et la présence de deux personnes qui lui étaient les plus chères effacèrent peu-à-peu de son esprit l’impression que ses souffrances y avaient laissée. La famille Eggleston prit possession de l’héritage du doyen. Delvile, à la prière de Cécile, s’abstint de lui témoigner aucun ressentiment de sa conduite, et chargea un procureur d’arranger cette affaire.

Au bout de quelque temps la santé de Madame Delvile se trouvant passablement rétablie, ils furent rappelés en Angleterre par la mort de mylord Delvile, qui légua à son neveu Mortimer sa maison de Londres, et le reste de ses biens qui n’étaient point annexés à son titre, qui passait de droit à son frère. La sœur de madame Delvile, femme de beaucoup de mérite, et qui s’était intimement liée avec Cécile, mourut aussi peu de temps après. Elle avait été si enchantée de son caractère et du sacrifice qu’elle avait fait pour épouser Delvile, qu’elle légua à elle seule la fortune qu’elle avait destinée à son neveu depuis son enfance. Cécile, surprise et pénétrée de reconnaissance, voulut s’opposer à cette disposition ; mais sa belle-mère, actuellement milady Delvile, à laquelle elle devenait tous les jours plus chère, voulut absolument que les choses subsistassent de cette manière ; et Mortimer ravi que quelqu’un de sa famille restituât à son épouse une partie de la fortune et de l’indépendance dont son affection désintéressée pour lui l’avait dépouillée, ne voulut jamais permettre que cette clause souffrît la moindre altération.

Cécile eut dans cette occasion si flatteuse pour elle, une nouvelle preuve de la mauvaise foi de M. Monckton, qui lui avait toujours représenté toute la famille Delvile aussi indigente qu’avide de richesses. Elle se trouva de nouveau en état d’exercer sa bienfaisance naturelle, à laquelle elle mit cependant des bornes. Elle s’était corrigée de sa trop grande prodigalité, et avait appris, par l’expérience, que la charité pouvait quelquefois être poussée trop loin.

Albani, qu’elle ne tarda pas à faire venir, fut extrêmement surpris de la revoir, et apprit avec la plus grande joie qu’elle avait recouvré sa première aisance. Elle lui rendit l’emploi de distributeur de ses aumônes, désormais plus modérées, et eut la satisfaction d’adoucir l’humeur triste et sévère de cet homme singulier et malheureux. Ses pauvres pensionnaires ne furent point oubliées ; elle soulagea des besoins auxquels son départ précipité l’avait empêchée de pourvoir, renouvela et continua les gratifications qu’elle leur avait précédemment accordées. Elle se rappela tous ceux qui avaient des droits à ses bontés ; elle n’admit avec une sage circonspection dans ce nombre que les malheureux qui étaient fondés à y prétendre. Cependant ni Albani, ni ces pauvres gens n’éprouvèrent autant de satisfaction que Mortimer, qui vit avec un nouvel étonnement les vertus de son épouse, à qui il ne cessait de témoigner combien il s’estimait heureux de la posséder.

La tendre et sensible Henriette, à son retour chez ses nouveaux amis, s’abandonna toute entière à sa douleur ; elle vit avec une extrême douleur, que M. Arnott était aussi malheureux qu’elle ; la sympathie les rendit bientôt également chers l’un à l’autre. Madame Harrel prenait trop peu d’intérêt à leur chagrin pour ne pas les laisser presque toujours seuls ; ennuyée de leur tristesse, et dégoûtée de la solitude, elle profita de la première occasion qui se présenta pour changer sa situation, en épousant un riche particulier du voisinage ; et oubliant bientôt tout ce qui lui était arrivé, elle recommença avec autant de légèreté qu’auparavant une nouvelle carrière, formant de nouvelles espérances et de nouvelles liaisons, ayant de nouveaux équipages, de nouvelles parties, et des besoins toujours renaissants.

Après ce mariage, Henriette fut obligée de revenir chez sa mère, privée de toutes les douceurs qui lui étaient devenues des besoins. Elle ne fut cependant pas plus sensible à cette séparation que M. Arnott. Sa maison, en l’absence de cette jeune personne, lui parut si triste et si déserte, qu’il la suivit à Londres, d’où il ne revint qu’après qu’elle fut devenue sa femme, et qu’il put la ramener avec lui. La reconnaissance d’un cœur tel que celui de cette aimable fille sut se concilier l’amour et les égards de son digne mari, et parvint avec le temps à lui faire entièrement oublier sa première passion.

L’imprudent, l’inconstant Belfield, quoique rempli d’honneur et de probité, mais dont le caractère changeant le portait continuellement à de nouvelles entreprises, passait rapidement d’une occupation à une autre, du grand monde à la retraite ; aigri contre le public, et mécontent de lui-même, il se laissa enfin persuader par les conseils et l’amitié constante de Delvile, qui employa le crédit de ses amis à lui procurer une place au service. L’ayant obtenue, et le régiment auquel il était attaché ayant été envoyé au-delà des mers, pour une expédition importante, ses espérances commencèrent à renaître, et son ambition lui présenta pour la suite une perspective plus agréable, et par conséquent plus heureuse.

Monckton, dupe de ses propres artifices et de sa fausseté, continua à traîner sa triste existence, incertain si les douleurs que lui causaient sa blessure et sa retraite forcée, étaient plus cuisantes que celles que son mauvais succès et le renversement de ses desseins lui faisaient éprouver. Trompé par sa présomption, qui lui avait fait croire que ses talents surmonteraient toutes les difficultés, il s’était entièrement livré à une passion où l’intérêt se joignait à son penchant. Animé par des motifs aussi flatteurs, rien n’avait pu l’arrêter dans sa course ; et quoiqu’en la commençant, l’idée de la moindre chose qui eût pu nuire à son honneur ou à sa réputation l’eût fait retourner en arrière, long-temps avant qu’il l’eût terminée, le parjure et la trahison lui étaient devenus si familiers qu’il ne les considérait plus comme des obstacles. Sa présomption ne lui permettait plus de douter du succès ; la cupidité avait effacé tout sentiment de justice et de probité, et il s’était endurci contre les reproches de sa conscience.

Mais la triste catastrophe, et la fin imprévue qu’eurent ses ruses et ses perfidies, ne lui firent que trop sentir, en dépit de lui-même, la vérité qu’il s’était efforcé de se dissimuler, que lorsqu’on agit de mauvaise foi, les contre-temps qu’on essuie, loin d’exciter la pitié, n’attirent aux coupables que le mépris ; et qu’en général, on se réjouit de leur disgrace.

L’esprit juste et sensé de Cécile, sa candeur, ses vertus et sa prudence, lui firent trouver dans l’affection tendre et soutenue de milady Delvile, et dans la passion toujours renaissante de Mortimer, toute la félicité dont une belle ame put être susceptible, sans néanmoins se flatter qu’elle sera toujours parfaite. Cécile ne pouvait se dissimuler qu’il y aurait des moments où la famille de son mari regretterait la perte de sa fortune, où elle-même murmurerait de s’en voir privée. Mais envisageant l’univers d’un œil philosophe, et observant que parmi le petit nombre de ceux qui y jouissent d’un peu de bonheur, il n’y en a aucun chez qui il ne soit mêlé de quelque amertume ; elle réprima de vains murmures, et contente de sa destinée, elle supporta avec une vertueuse résignation les maux inséparables de la vie.



Fin du septième et dernier Volume.

  1. Hamlet.
  2. Vente de meubles.