Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. i-x).



AVIS
DE
L’ÉDITEUR.


Si le succès du roman de Cécilia a été des plus heureux à Londres, celui de sa traduction, quoique très-défectueuse à tous égards, ne l’a pas été moins en France : quelqu’informe qu’elle soit, on en a multiplié les éditions, au lieu d’en donner une nouvelle, dans laquelle on aurait évité, du moins en grande partie, tous les défauts qui la déparent. Les traducteurs de Clarisse, de Tom-Jones, de Paméla, & de plusieurs autres romans anglais, ont très-bien senti combien il serait difficile de faire goûter en France un ouvrage anglais sur lequel on se serait traîné péniblement pour en rendre, avec une plate fidélité, les longueurs, & les détails les plus inutiles : aussi se sont-ils permis des changements, des suppressions qui rendent l’action plus vive & le dialogue ou la narration plus animés.

On a toujours reproché aux anglais d’employer souvent des moyens trop faibles, & quelquefois aussi des ressorts trop usés, pour mettre en jeu leurs personnages ; de s’abandonner à des détails trop futiles ou trop bas, & sur-tout de ne cesser de délayer, ou plutôt de tourmenter une idée qui a ri à leur imagination. Le traducteur de Cécilia a cru devoir respecter ces défauts, & ne nous a pas fait grace d’une virgule. Cependant on conviendra que ce roman, pour être goûté en France, avait certainement besoin, non d’être refondu (car le plan & la marche en sont très-bien conçus) mais corrigé quant aux accessoires. Et voilà précisément ce que n’a point senti la personne qui en a donné une traduction strictement littérale, dans laquelle elle a conservé scrupuleusement tout ce qu’en France on aurait pu reprocher à l’original.

Un homme de goût, piqué de voir ce roman noyé dans des longueurs & des superfluités qui en embarrassent la marche & refroidissent l’intérêt, s’est amusé à les élaguer de cette même traduction. Il a resserré le dialogue, & l’a rendu plus vif, plus rapide ; il a retouché le style ; il a fait un plus heureux choix d’expressions qui ajoutent aux beautés de l’original ; il en a retranché aussi des répétitions qui devenaient insupportables pour nous, & qui n’ajoutaient rien aux divers tableaux que ce roman nous présente. Il ne s’en est pas tenu là : il a senti que certains personnages étaient des hors-d’œuvres absolument inutiles, ou tout au moins déplacés, ou qui ne faisaient qu’embarrasser l’action ; il les a supprimés sans scrupule. En un mot, on peut considérer la traduction que nous allons donner, comme un joli habit à l’anglaise, qu’on a refait sur la taille d’un français, & qui sied tout au mieux à celui-ci.

Comme nous ne sommes nullement persuadés qu’on doive nous en croire sur notre parole dans tout ce que nous avançons au sujet de ce roman & de sa traduction, nous allons rapporter ici ce qu’en disent des journalistes dont les jugements sont de quelque poids dans la balance littéraire. Voici d’abord ce qu’en dit le Mercure de France, n°. 16, page 109, année 1784.

« C’est au succès dEvelina que nous devons Cécilia, second ouvrage du même auteur (Miss Burney), alors âgée de vingt-un ans. La juste célébrité que ce roman a obtenue en Angleterre, a engagé un anonyme à le traduire en français. Nous ne dirons rien de cette traduction, dans laquelle nous ne pourrions que relever une multitude de défauts que tout lecteur n’appercevra que trop facilement ; mais nous croyons devoir déclarer, parceque nous en sommes sûrs, que si le traducteur anonyme est une femme, ainsi que le bruit s’en est répandu, au moins n’est-ce pas celle que le public a paru désigner ».

L’auteur de cet extrait, en revenant sur ses pas, dans un autre Mercure, dit : « Nous croyons qu’on peut reprocher à Miss Burney de se laisser entraîner trop facilement par des détails, par des scènes entières, qui ne servent ni à l’intérêt de l’action, ni au développement des caractères ; enfin, de ramener trop souvent des personnages peu utiles, qui ne peuvent inspirer qu’un intérêt de curiosité, & que par là même on ne desire plus de revoir du moment qu’ils sont connus. Mais nous devons dire aussi que son ouvrage nous paraît d’une grande conception et d’un vif intérêt ; qu’il possède éminemment le mérite de peindre les mœurs & les usages ; qu’il est rempli d’observations fines & profondes ; qu’en général, les caractères & les sentiments y sont vrais & bien soutenus ; que la morale en est attrayante & pure. Nous pensons enfin que ce roman doit être compris parmi les meilleurs ouvrages de ce genre, Etc. Etc. ».

C’est ainsi que s’exprime l’auteur des Liaisons dangereuses, dans les extraits qu’il a donnés de Cécilia dans trois Mercures, & certainement on peut s’en rapporter à un juge aussi compétent, sur-tout en matière de romans. Nous allons faire connaître ce que pensent de cet ouvrage les auteurs du Journal Encyclopédique, qui jouit, depuis son origine, de l’estime publique, & qu’on cite avec éloge dans quantité de livres sçavants, tant étrangers que nationaux. Voici ce qu’il en est dit dans ce journal du 15 Juillet de la même année, (page 274).

« Après avoir donné à ce roman les éloges qu’il mérite, nous ne dissimulerons pas qu’il est fâcheux que tant de beaux caractères, des scènes si attendrissantes, des peintures si fraîches & si vives des mœurs, soient, pour ainsi dire, étouffés par des détails minutieux, quelquefois bas, longs, conséquemment très-fatigants pour le lecteur, & qu’on soit obligé d’acheter, par des moments d’ennui, le plaisir qu’on y goûte, Etc, Etc. ».

Dans le Journal du Lycée, qui s’imprime à Londres, on n’attaque pas, à la vérité, le fond du roman : l’auteur, quoique français, juge comme un anglais aurait pu le faire ; il borne sa critique à la traduction, & nous dit : « Tout homme qui sait les deux langues n’a qu’à comparer : il gémira de voir le charmant roman de miss Burney si défiguré…… Lecteurs, ne jugez donc pas Cecilia d’après une très-mauvaise traduction, qui vient d’en paraître ».

Comment a-t-on pu, après de pareils jugements sur cette informe traduction, en faire quantité d’éditions qui se nuiraient mutuellement, quand même celle que nous donnons n’aurait point paru ? On avait semblé d’abord dédaigner Evelina du même auteur ; ce roman avait été traduit par la même personne, & par conséquent avec les mêmes défauts ; le succès de Cécilia a reflué sur Evelina ; les mêmes raisons ont déterminé l’homme de goût dont il s’agit, à faire pour Evelina ce qu’il a fait pour Cécilia, & il n’a rien négligé pour en rendre la lecture infiniment plus agréable & plus intéressante.