Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 111-136).



CHAPITRE IV.

Inquiétude.


Cécile était encore très-agitée, lorsqu’on vint l’avertir qu’un monsieur souhaitait avoir l’honneur de la voir. Elle conclut que c’était Delvile, et l’idée que leur entrevue n’aboutirait qu’à lui communiquer ce qui ne pourrait que l’affliger amèrement, augmenta encore le chagrin dont elle était accablée. Elle descendit néanmoins. Il s’avança jusqu’à la porte pour la recevoir ; mais avant qu’il eût eu le temps de parler, elle lui dit d’un ton affligé : Monsieur Delvile, que venez-vous faire ici ? Pourquoi vous obstiner à me voir, malgré tous les obstacles et au mépris de ma défense ! Juste ciel ! s’écria-t-il surpris ; pourquoi ce reproche ? Ne m’avez-vous pas permis de venir vous faire part du résultat de mes recherches ? N’ai-je pas votre consentement ? Mais d’où vient cet air embarrassé ?… Vous avez pleuré… Ô ma chère Cécile ! aurais-je contribué à votre affliction ? Ces larmes que vous ne versez jamais sans cause, dites-moi, auraient-elles coulé à mon occasion ? — Et quel a été, s’écria-t-elle, le résultat de vos recherches ? Parlez promptement ; car je souhaite de l’apprendre, et je ne saurais m’arrêter qu’un instant. Que ce langage, s’écria Delvile, me paraît étrange ! Qu’est-il donc arrivé ? Auriez-vous essuyé quelque nouveau malheur ? Dois-je encore m’attendre à des revers imprévus ? Pourquoi ne voulez-vous pas commencer par me répondre ? ajouta-t-elle. Lorsque j’aurai parlé, peut-être ne le pourrez vous plus. Vous m’effrayez ! quel est donc le coup affreux qui me menace ? À quelle horreur me préparez-vous ? Le fatal accident qui vous a arrachée de mes bras au pied même de l’autel, continue à être enveloppé de ténèbres impénétrables : il m’a été impossible de trouver la moindre trace de la malheureuse qui nous a séparés. — Vous n’avez donc pu vous procurer aucun éclaircissement ? — Non, aucun, quoique depuis que nous nous sommes séparés, j’aye employé tout mon temps à faire des perquisitions. — N’en faites donc plus ; car tous les éclaircissements deviendraient inutiles : il est certain que nous avons été séparés, quoique nous soyons hors d’état de dire pourquoi : mais que nous ne nous rejoignions jamais… Elle s’arrêta, les yeux humides, levés au ciel, et poussant un profond soupir. Comment, s’écria Delvile, en tâchant de prendre sa main qu’elle retira. Aimable, chère Cécile, mon amie, mon épouse, pourquoi ces larmes que le désespoir est seul capable de vous arracher ? Pourquoi me refuser cette main qui était il n’y a pas long-temps le gage de votre foi ? Ne suis-je plus le même Delvile auquel il y a si peu de jours que vous l’aviez donnée ? Pourquoi refusez-vous de m’ouvrir votre cœur ? Pourquoi vous défier de ma probité ? Pourquoi vous dérober à ma tendresse ? Après m’avoir causé des chagrins si cuisants, pourquoi me refuser la plus légère consolation ? Quelle consolation, s’écria la désolée Cécile, puis-je vous donner ? Hélas ! vous n’êtes peut-être pas celui de nous deux qui en avez le plus besoin.

Dans ce moment, une des demoiselles Charlton ouvrit la porte, et dit à Cécile que sa grand’mère desirait lui parler. Elle fut honteuse qu’on l’eût surprise en pleurs avec Delvile ; elle ne se donna pas le temps de lui faire la moindre excuse, ou de répondre à mademoiselle Charlton, et se hâta de sortir de la chambre… non pour se rendre auprès de sa vieille amie qu’elle était alors encore moins en état de voir qu’auparavant, mais dans son appartement, où après avoir donné quelque temps à sa douleur, elle examina scrupuleusement sa conduite. Elle se repentait de tout ce qu’elle avait fait, elle désapprouvait tout ce qu’elle avait dit ; et les reproches de sa conscience lui faisaient oublier pour un temps les motifs qui l’avaient égarée.

La douleur à laquelle elle s’était abandonnée en présence de Delvile, lui parut une faiblesse contraire aux bienséances. Le pouvoir qu’il a sur mon cœur, s’écriait-elle, a trop éclaté, il serait trop tard pour le lui cacher. Il est cependant encore temps de mettre des bornes à celui qu’il a sur mon esprit. Je ne serai jamais à lui, puisque j’y ai renoncé ; les égards que je me dois à moi-même m’obligent donc également à le fuir, jusqu’à ce que sa vue ne soit plus aussi dangereuse pour moi. C’est pourquoi, lorsque Delvile la fit supplier de permettre qu’il se présentât encore devant elle, elle lui fit répondre qu’elle était indisposée, et ne pouvait voir personne. Il sortit de la maison, et peu de temps après elle reçut le billet suivant :


À Mademoiselle Beverley.

« Vous m’éloignez de vous, Cécile, accablé d’inquiétudes et désespéré par mes craintes….. Vous me renvoyez, vous qui connaissez tout le poids de mon infortune ; vous me laissez le soin de la supporter comme je pourrai. Je vous accuserais d’insensibilité, si je ne m’étais apperçu que vous êtes malheureuse ; je vous regarderais comme mon tyran, si, en vous quittant, je n’avais pas vu couler vos larmes. Je pars donc, j’obéis, puisque vous désirez que je m’éloigne : je me renfermerai chez Bidulphe jusqu’à ce que je reçoive vos ordres. Daignez, je vous prie, vous rappeler que les moments vont me paraître des siècles, tant que je croirai Cécile injuste, et que mon ame sera déchirée tant que je me la représenterai dans l’état de douleur où je l’ai laissée.

Mortimer Delvile.


Le mélange de tendresse et de ressentiment qui régnait dans cette lettre, exprimait si bien la douleur et le désordre qui l’avaient dictée, que la fermeté de Cécile en fut ébranlée, et qu’elle céda au désir de calmer son inquiétude, en l’assurant que rien ne serait capable d’altérer l’estime qu’elle avait pour lui. Elle résolut cependant de ne plus se hasarder à le revoir, certaine que leur entrevue ne servirait qu’à les attendrir mutuellement ; qu’en se communiquant leur affliction, ils ne feraient qu’augmenter leur penchant réciproque. Appelant donc le devoir à son secours pour l’opposer à son inclination, elle prit le parti de s’en remettre entièrement à la volonté de madame Delvile ; et quoiqu’elle ne lui eût rien promis, elle ne s’en crut pas moins engagée avec elle. Souhaitant néanmoins de mettre promptement fin à l’incertitude de Delvile, elle ne voulut point attendre jusqu’au moment où elle était convenue de recevoir sa mère, et elle lui écrivit le billet suivant, pour la prier d’avancer le moment de sa visite :


À l’honorable Madame Delvile.
Madame,

« Monsieur votre fils est actuellement à Bury, lui apprendrai-je que vous y êtes arrivée, ou voulez-vous le lui annoncer vous-même ? Faites-moi connaître vos intentions, et je tâcherai de m’y conformer. Je ne me regarde plus comme libre ; et si en agissant sous votre direction je puis vous procurer quelque satisfaction, je recevrai vos ordres avec empressement.

» J’ai l’honneur d’être,

Madame,
Votre très-obéissante servante,
Cécile Beverley.


Lorsqu’elle eut envoyé ce billet, elle se trouva plus à son aise : elle avait sacrifié le fils, elle s’était résignée aux volontés de la mère, il ne s’agissait plus que de soutenir cet effort avec la dignité convenable, et de recouvrer la tranquillité. Mais elle se rappela pour lors avec peine la conduite froide et réservée qu’elle avait eue avec madame Delvile. Cette dame n’avait fait que ce qu’elle croyait être son devoir, et rien que ce qu’elle-même avait prévu de sa part. Si au commencement de sa visite, et tandis qu’elle doutait encore de l’issue, elle avait paru sévère ; aussitôt qu’elle avait apperçu une lueur de succès, elle était devenue douce, tendre et affectueuse. Cécile condamnait donc pour cette raison le ressentiment qu’elle avait trop écouté, et désira sincèrement de réparer, à l’égard de madame Delvile, tout ce qui s’était passé. Elle s’affermit encore dans cette résolution, en réfléchissant combien la félicité qu’elle s’était promise en épousant Delvile aurait été troublée par l’idée humiliante de s’être introduite dans une famille qui l’y aurait vue à regret, et peut-être l’aurait méprisée. Plus elle l’estimait et l’aimait, plus elle s’intéressait à son bonheur ; et comment supporter l’idée d’y donner atteinte elle-même !

Son plan de conduite une fois fixé, elle se rendit chez madame Charlton ; mais craignant de perdre cette fermeté qu’elle venait d’acquérir, si elle se hasardait à raconter ce qui venait de se passer, elle la pria de la dispenser pour le moment de ce récit, et elle rejetta la conversation sur des objets moins intéressants. Cette prudence produisit tout l’effet qu’elle s’en était promis ; et lorsqu’on vint annoncer de nouveau madame Delvile, elle apprit avec assez de tranquillité son arrivée, et fut la recevoir sans la moindre émotion. Il n’en fut pas de même de madame Delvile. Empressée à lui donner des témoignages d’amitié, elle courut à sa rencontre au moment où elle l’apperçut, et s’écria en l’embrassant : Ô charmante fille ! protectrice de notre famille ! conservatrice de son honneur ! que les expressions sont faibles pour vous marquer toute mon admiration ! Que mes remerciements sont peu proportionnés aux obligations que je vous ai ! Vous ne m’en avez aucune, madame, répondit Cécile en étouffant un soupir ; c’est moi qui vous serai redevable, si vous pouvez me pardonner mon emportement de ce matin. Ne donnez pas un nom si peu mérité, répondit madame Delvile, à un excès de sensibilité dont vous seule avez souffert. Vous avez soutenu l’épreuve la plus pénible ; et quelque soit le courage que vous avez montré, il était impossible que vous n’en souffrîssiez pas. Vous avez trop de délicatesse pour que je puisse m’étonner de vous voir renoncer à un homme dont les parents ne verraient point de bon-œil votre alliance ; mais la générosité que vous avez eue dans cette occasion prouve toute la dignité de votre ame, et mérite encore plus mes hommages que mes remerciements ; jamais je ne saurais vous louer autant que je vous admire.

Cécile qui ne reçut ces louanges que comme la confirmation de ce qu’elle lui avait déjà dit, qu’elle ne consentirait point à l’admettre dans sa famille, lui fit pour tout remerciement une simple révérence, et madame Delvile s’étant assise auprès d’elle, continua : vous avez eu la bonté de m’écrire que mon fils était ici ; l’avez-vous vu ? Oui, madame, répondit-elle en rougissant ; il n’a été ici qu’un moment. Et sait-il que j’y suis ? Non… Du moins, je crois qu’il n’en sait rien. L’épreuve qui l’attend va donc lui être bien pénible ; j’ai une tâche bien rude à remplir vis-à-vis de lui. Comptez-vous le revoir ? Non,… oui,… peut-être… en vérité à peine je… Elle bégaya ; et madame Delvile lui prenant la main, et voyant qu’elle avait de la peine à respirer, lui dit : miss Beverley, pourquoi le verriez-vous encore ? Cécile fut étourdie de cette question, et baissa les yeux sans pouvoir répondre.

Considérez, continua madame Delvile, que pour votre repos, vous devez éviter soigneusement de vous revoir ; vous ne feriez que vous rendre plus malheureux : votre mariage ne saurait avoir lieu ; vous y avez généreusement renoncé, pourquoi déchirer de nouveau votre cœur et le sien par une entrevue, qui ne servirait qu’à renouveler des regrets inutiles ? Cécile continua à se taire. Elle sentait bien la vérité de ces réflexions ; mais son cœur avait peine à en admettre les conséquences. Je suis sûre, reprit madame Delvile, que ce triomphe dont la petite vanité d’une femme ordinaire serait flattée, ne s’accorderait guères avec la façon de penser de celle qui a été capable d’un renoncement aussi généreux. Parlez donc, et avouez franchement ; de bonne-foi, convenez… qu’il serait plus prudent d’éviter un objet qui ne peut que causer des regrets, une entrevue qui ne saurait exciter que des sensations tristes et douloureuses. Cécile pâlit ; elle fit des efforts pour parler, sans pouvoir y parvenir ; elle aurait voulu consentir… Mais l’idée qu’elle avait vu Delvile pour la dernière fois, qu’elle l’avait quitté brusquement, et la crainte de l’avoir traité trop durement, s’opposaient encore à une pareille résolution.

Pourriez-vous, dit madame Delvile, après un petit moment de silence, pourriez-vous souhaiter de revoir Mortimer pour être témoin de son chagrin ? pourriez-vous desirer qu’il vous vît, pour redoubler ses regrets ? Oh ! non, s’écria Cécile, à laquelle ce reproche rendit la parole et la fermeté ; je ne suis pas assez inconsidérée ; je m’abandonne entièrement à votre direction ; je vous soumets toutes mes démarches. Je voudrais cependant encore une fois, et peut-être… pour la dernière… Ah, ma chère miss ! vous revoir, sachant que ce serait pour la dernière fois, ne serait-ce pas enfoncer un poignard dans le cœur de Mortimer ? Ne serait-ce pas verser un poison mortel dans le vôtre ? Si vous le croyez, madame, dit-elle, j’aimerais mieux… Je veux certainement… Elle soupira, bégaya, et s’arrêta. Écoutez, reprit madame Delvile, s’il était possible de trouver un moyen, quel qu’il pût être, de lever les obstacles qui s’opposent à votre mariage, alors vous feriez bien de voir mon fils, parce qu’en vous communiquant mutuellement vos idées, il pourrait en résulter quelque heureux expédient : mais ici…

Elle hésita ; Cécile honteuse, indignée, détourna la tête, et s’écria : Je sais très-bien, madame, ce que vous voulez dire… Tout est fini ! ainsi… Souffrez, je vous prie, dit-elle en l’interrompant, que je m’explique sans réserve, puisque nous traitons cette matière pour la dernière fois. Lorsqu’il ne reste plus aucun doute, lorsque tout est décidé, que peut-on se promettre d’une entrevue ? Des peines, des chagrins et des remords. Imagineriez-vous, en l’accordant, favoriser Mortimer, ne pouvoir la refuser à ses prières, et adoucir par-là ses souffrances ? Vous vous tromperiez beaucoup ; rien ne contribuerait plus à les augmenter : ce serait enflammer toutes ses passions ; sa prudence se trouverait en défaut ; son ame serait déchirée par la colère et la douleur ; il n’y aurait que la force et la contrainte qui pussent le séparer de vous, sur-tout s’il était prévenu qu’en vous quittant, ce serait pour toujours. Pour vous-même… Ne parlez point de moi, madame, s’écria la malheureuse Cécile, ce que vous venez de dire de monsieur votre fils suffit, et je me soumettrai. Écoutez-moi cependant, reprit madame Delvile, et ne me croyez pas assez injuste pour ne considérer que lui seul. Je ne sens que trop que vous-même n’en souffririez pas moins que lui. Vous vous imaginez dans ce moment, qu’en le voyant encore une fois, sa présence calmerait votre inquiétude, et que le congé que vous prendrez de lui diminuerait l’amertume de cette séparation. Que ce raisonnement est peu juste ! Que cette consolation serait dangereuse ! Prévenue en le voyant, que vous ne le reverriez plus, votre cœur attendri n’écouterait plus que sa douleur ; et l’amour, au moment même où il serait entièrement banni de vos discours, surmonterait tous les obstacles : vous attacheriez le plus grand sens à chaque mot, parce que vous le croiriez le dernier ; chaque regard, chaque expression se graveraient si profondément dans votre mémoire, que rien ne serait plus capable de les effacer. C’en est assez, madame, c’en est assez, dit Cécile… Je ne le verrai point… Je ne souhaiterai même pas de le voir.

Est-ce complaisance ou conviction de votre part ? L’une et l’autre. Je crois, en effet, que cette entrevue aurait été au-dessus de mes forces. Je vois que vous avez raison… et je vous remercie, madame, de m’avoir épargné une scène dont j’aurais eu cruellement à souffrir.

Ô fille suivant mon cœur ! s’écria madame Delvile, se levant et l’embrassant, noble, généreuse, charmante Cécile ! quel lien, quelle parenté pourrait jamais m’attacher plus tendrement à vous ? Quelle femme au monde vous ressemble ! Vous êtes trop bonne, madame, repartit Cécile avec une tranquillité et une sérénité apparentes, et je vois avec bien de la reconnaissance que vous daignez oublier le passé, que votre ressentiment ne diminue point l’indulgence que vous me marquez. Hélas ! ma chère amie, comment pourrais-je témoigner du ressentiment du passé, moi qui devrais avoir prévu ce fatal événement ? Je l’aurais sûrement prévenu, si l’on ne m’eût pas assuré que vous étiez promise, et si je n’avais pas fondé notre sécurité sur cet engagement. J’aurais sans cela été plus clairvoyante ; le charme qui m’entraînait vers vous, m’aurait fait sentir combien il importait que je prîsse des précautions pour empêcher que mon fils n’en éprouvât à son tour toute la force. Comment aurait-il pu vous résister ? Votre caractère était précisément tel qu’il devait être pour lui plaire. À la douceur la plus attrayante vous joignez une dignité qui élève jusqu’aux plus humbles de vos adorateurs. Vous paraissez née pour que tout le monde desire votre élévation, et il n’y a personne qui ose murmurer de votre supériorité. Si tout autre obstacle moins invincible que celui qui existe actuellement, s’opposait à votre mariage, les plus grands seigneurs, les princes même m’offriraient vainement leurs filles, je rejèterais, sans hésiter, les propositions les plus brillantes, et je leur préférerais le noble objet que mon fils a choisi. Oh, madame, s’écria Cécile, c’en est trop ! ne me donnez plus des louanges aussi flatteuses, et accablez-moi plutôt de reproches ; dites-moi que vous abhorrez mon caractère, ma famille et mes liaisons ; chargez-moi de mépris, et ne me tourmentez plus par des éloges. Pardonnez, chère enfant, si j’ai réveillé ces sentiments que vous cherchez à vaincre. Puisse mon fils imiter votre exemple, et la satisfaction que j’en aurais adoucirait l’affliction que me cause son malheur. Elle l’embrassa ensuite tendrement, et elles se séparèrent.

Cécile avait rempli son rôle ; elle s’en était mieux tirée qu’elle ne l’avait d’abord espéré. Après que madame Delvile fut sortie, la nature reprit ses droits ; elle ne chercha plus à déguiser ou à réprimer sa douleur. Jusqu’à ce moment elle avait eu une faible lueur d’espérance qui venait de se dissiper. Elle s’était solemnellement engagée à ne plus revoir Delvile, et sa mère même venait de l’assurer qu’il n’en serait plus question.

Madame Charlton, impatiente de savoir quelques détails de ce qui s’était passé dans la matinée, envoya bientôt prier Cécile de se rendre auprès d’elle ; celle-ci obéit à regret ; elle craignait d’augmenter son indisposition par les nouvelles qu’elle avait à lui apprendre : elle fit son possible pour paraître un peu moins agitée ; en lui racontant succinctement ce qui venait d’arriver ; elle se garda bien d’y mêler un seul mot de ses souffrances et de son mécontentement.

Madame Charlton entendit ce récit avec beaucoup de chagrin : elle accusa Madame Delvile de trop de sévérité, et même de barbarie ; elle déplora l’étrange accident qui avait arrêté la cérémonie du mariage, et regréta qu’on ne l’eût pas recommencée, comme le seul expédient capable de faire échouer toutes les oppositions qu’on voulait y mettre.

La douleur de Cécile, quoique très-forte et très-naturelle, ne l’engagea point à joindre ses plaintes aux siennes : elle n’était affligée que de l’obstacle qui occasionnait cette séparation, et non de l’incident qui avait simplement arrêté la cérémonie. Convaincue, par les deux conversations qu’elle venait d’avoir, de l’inflexibilité de madame Delvile, elle se réjouissait de ce qu’elle avait eu occasion d’en faire l’épreuve : le seul sentiment qu’elle éprouvait dans cette occurrence était la tristesse ; son cœur était trop généreux pour conserver le moindre ressentiment d’une conduite dictée par la prudence et le devoir ; elle était trop tendre pour n’être pas touchée des honnêtetés et des bontés qui avaient adouci ce refus, et qui lui prouvaient que, quoiqu’elle le regardât comme indispensable, madame Delvile en était elle-même très-mortifiée.

Ce qui l’embarrassait le plus était de savoir comment et par qui madame Delvile avait été instruite de ce qui s’était passé ; toutes ses conjectures à cet égard furent vaines ; rien n’était pourtant moins surprenant, puisque par une suite de circonstances malheureuses, Delvile et elle n’avaient pas imaginé, dans la confusion qu’avait occasionnée une opposition aussi inattendue, à recommander aux différents témoins de cette scène de ne pas la raconter ; ce qui vraisemblablement aurait été assez inutile, cet incident étant trop extraordinaire et trop singulier pour qu’il fût possible d’empêcher qu’il ne se répandît.

Cette conversation durait encore, lorsqu’un domestique vint dire à Cécile qu’un homme était venu demander la réponse au billet qu’il avait apporté avant midi. Cécile, embarrassée, ne savait à quoi se résoudre. Elle n’était point surprise que la patience de Delvile se trouvât épuisée ; elle desirait de le tirer de cet état d’inquiétude, et elle lui aurait écrit, sur le champ, pour lui avouer qu’elle compatissait à ses souffrances, et pour le prier de supporter avec courage un malheur auquel il n’y avait plus de remède ; elle ignorait encore s’il était informé du voyage de sa mère et de son arrivée à Bury ; mais s’étant engagée à laisser à cette dame la conduite de cette affaire, elle craignait de hasarder la moindre démarche sans l’en prévenir ; c’est pourquoi elle fit dire au commissionnaire que sa réponse n’était pas encore prête.

Quelques minutes après, Delvile vint lui-même, et la fit supplier de permettre qu’il la vît. Elle n’eut plus alors aucune incertitude. Il demandait une entrevue ; elle avait donné sa parole qu’elle n’en accorderait jamais aucune : elle n’hésita donc pas un instant à lui faire dire qu’elle était occupée, et qu’il ne lui était pas possible de recevoir personne. Il quitta la maison en donnant des marques de l’agitation la plus vive, et écrivit immédiatement le billet suivant :


À Mademoiselle Beverley.

« Je vous supplie de consentir à me voir, ne fût-ce qu’un instant ; je vous prie, je vous conjure de me recevoir ! Madame Charlton sera présente. Tout l’univers, si vous le souhaitez, pourra être témoin de cette entrevue, mais au nom de dieu, ne me la refusez pas.

» Je repasserai dans une heure ; si ce temps n’est pas suffisant pour vous débarrasser de vos occupations, j’attendrai plus long-temps, et je reviendrai. J’espère que vous ne m’interdirez pas votre porte jusqu’à ce que j’aye pu vous voir. Je ne saurais vivre ailleurs.

Mortimer Delvile
.


L’homme qui apporta ce billet n’en attendit point la réponse. Cécile le lut avec un trouble inexprimable : elle s’apperçut par le style combien Delvile était irrité de ses refus. Elle aurait bien souhaité l’appaiser et le tranquilliser : elle était désolée de se montrer obstinée et insensible, mais c’était une nécessité à laquelle il fallait se soumettre : elle avait promis de se laisser conduire par madame Delvile ; elle ne pouvait donc pas se dispenser de lui obéir. Et cependant, interdire sa porte (comme il le disait dans sa lettre) à un homme qui, sans l’incident le plus incompréhensible, se trouverait actuellement maître de sa personne et seul arbitre de ses actions, lui paraissait un procédé si dur et si tirannique, qu’elle se crut hors d’état de soutenir ses reproches. Elle pria donc madame Charlton de lui prêter sa voiture, et résolut d’aller passer quelque temps avec madame Harrel, jusqu’à ce que Delvile et sa mère eussent quitté Bury. Elle se faisait quelque scrupule d’habiter la maison de M. Arnott ; mais elle était trop pressée pour être arrêtée par un pareil obstacle.

Elle écrivit un mot à madame Delvile, pour lui communiquer son intention, les raisons qu’elle avait eues pour s’y déterminer, et lui réitérer les assurances qu’elle s’abandonnait aveuglément à ses conseils. Après quoi, embrassant madame Charlton, qu’elle recommanda aux soins de ses petites-filles, elle se rendit chez M. Arnott.