Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 157-169).



CHAPITRE III.

Incident.


Le courage de Cécile commençait à s’épuiser : elle regardait sa séparation d’avec Delvile, comme devant durer toute sa vie, puisqu’aucune considération d’intérêt, d’inclination ou de santé, n’était capable d’ébranler sa résolution. Sa mère paraissait faire autant de cas de son nom que de son existence, et elle était convaincue que les préjugés du père seraient encore plus insurmontables. La fierté de Cécile, excitée par la leur, lui faisait envisager avec plus de colère que de chagrin, la facilité avec laquelle ils s’accordaient à rejetter son alliance ; mais son amour-propre et son ressentiment se taisaient lorsqu’elle réfléchissait aux résolutions et à la santé de Delvile : la douleur l’emportait alors. Il était perdu non-seulement pour elle, mais encore pour le monde entier. Ses réflexions devinrent si tristes, que pour se dérober aux observations de madame Charlton, elle se réfugia un soir dans un des cabinets du jardin, où elle ne voulut d’autre compagnie que Fidèle.

Sa douleur et sa tendresse furent un peu soulagées par la liberté de lui exprimer ses regrets sur l’absence de son maître, son exil volontaire, et le mauvais état de sa santé : elle l’invitait à partager sa douleur, et se plaignait de ce qu’elle allait bientôt être privée de cette consolation en le perdant : elle n’aurait plus que son cœur qui conservât le souvenir de Mortimer. Elle s’écria enfin d’un ton romanesque : Va, cher Fidèle, va rejoindre ton maître, et ôte-moi par ton départ tout ce qui me restait de lui ; prie-le de ma part, de ne pas t’aimer moins pour avoir appartenu quelque temps à Cécile : que jamais son cœur superbe ne puisse connaître, ni se glorifier de tout l’attachement qu’à sa considération elle a eu pour toi ! Va, cher Fidèle, garde-le la nuit, et suis-le le jour ; sers-le avec zèle… Ne l’abandonne jamais… Oh, que sa santé n’est-elle aussi constante que sa fierté ! C’est le seul côté faible, le seul vulnérable…

À peine achevait-elle ces derniers mots, que Fidèle aboya de toutes ses forces, et la quitta en courant. Ayant jeté les yeux du côté de la porte pour voir ce qui avait pu l’épouvanter, elle apperçut Delvile lui-même, debout et comme immobile. Son étonnement à cet aspect fut extrême ; il lui parut surnaturel : elle crut plutôt voir son ombre que sa personne ; elle avait peine à se persuader que l’objet qu’elle voyait existât réellement. Delvile fut à son tour quelque temps sans pouvoir rompre le silence. Tourmenté par le chien, qui par ses sauts lui témoignait la joie qu’il avait de le revoir, il fut obligé de faire attention à lui, et ne put s’empêcher de lui rendre ses caresses ; Oui, mon pauvre Fidèle, lui dit-il absorbé en lui-même, tu as droit à mon amitié ; tu peux compter que je ne t’oublierai jamais.

Cécile, à sa voix, commença à respirer ; et Delvile ayant appaisé le chien, entra dans le cabinet, en disant : Est-il possible ! suis-je bien éveillé ?… Bon Dieu ! se peut-il ?… Cécile se rappelant alors les exclamations romanesques que sa douleur lui avait arrachées, fut accablée de honte et de regret, et tomba presque sans force. Delvile vola à son secours, et se jeta à ses pieds pour lui exprimer de la manière la plus passionnée toute l’étendue de sa reconnaissance.

Cécile surprise, tremblante, éprouvant à la fois mille mouvements contraires, s’efforça de se lever, et de lui échapper ; il la retint. Non, trop aimable miss Beverley ! non, ce n’est pas ainsi que nous devons nous séparer ; ce n’est que dans ce moment que je connais tout le prix du trésor auquel j’étais près de renoncer, et sans Fidèle, je l’aurais toujours ignoré. En vérité, s’écria-t-elle avec émotion, vous pouvez m’en croire, Fidèle n’est ici que par un pur hasard… Milady Pemberton l’avait fait enlever sans que j’en susse rien… Elle l’avait volé, elle me l’avait envoyé ; c’est elle qui a tout fait. — Obligeante milady Pemberton, s’écria à son tour Delvile enchanté, comment pourrai-je jamais assez reconnaître ?… Vous aurait-elle aussi recommandé de le chérir, et de le caresser ?… de lui parler de son maître ? Ô ciel ! interrompit Cécile accablée de honte, à quoi mon imprudence m’expose-t-elle ! Faisant alors de nouveaux efforts pour se débarrasser, elle s’écria : Laissez-moi, M. Delvile, laissez-moi… Je ne saurais vous voir plus longtemps… Il m’est impossible de soutenir votre présence. Viens, cher Fidèle, dit-il en continuant à l’arrêter, viens et plaide la cause de ton maître ! Demande qui de nous est le plus obstiné, qui est celui dont la fierté est présentement invincible. Ah ! reprit Cécile détournant la tête en lui parlant, ne répétez pas davantage ces mots odieux, si vous ne voulez me rendre méprisable à moi-même. Trop aimable miss Beverley, lui repliqua-t-il un peu plus sérieusement, pourquoi ce ressentiment ? pourquoi cette injuste douleur ? Mon cœur ne vous est-il pas connu depuis long-temps ? N’avez-vous pas été témoin de ses souffrances ? Pourquoi donc cette réserve déplacée, cette constante froideur ? Pourquoi vouloir me priver de la félicité que vous m’avez procurée sans le vouloir, et empoisonner la douceur d’un moment qui peut seul me faire oublier tout ce que j’ai souffert ? Est-il possible, monsieur, répondit-elle avec impatience, mais un peu radoucie, que vous regardiez votre conduite comme honnête ? De quel droit avez-vous osé me surprendre ?… Venir m’écouter ? — Vous me blâmez trop légèrement ; votre amie madame Charlton m’a permis de venir ici vous chercher. Il est vrai que, lorsque j’ai entendu le son de votre voix… lorsque je vous ai entendu prononcer le nom de Fidèle, lui parler de son maître… Arrêtez, arrêtez ! Je ne saurais supporter que vous me rappeliez cette idée. Il n’est aucun ridicule que mon indiscrétion ne mérite… et cependant il n’est point d’aussi cruel châtiment que celui que mes remords me préparent. — Eh ! pourquoi, ma chère miss Beverley ? qu’avez-vous fait ?… et, permettez que je vous le demande, qu’ai-je fait moi-même, pour que vous témoigniez tant de regrets du peu de sensibilité que vous avez montré pour une passion aussi vive que la mienne ? Ne vous rend-elle pas plus chère à mes yeux ? N’ajoute-t-elle pas une nouvelle force à l’attachement qui me lie éternellement à vous ? Non, non, reprit Cécile, elle doit produire un effet tout différent ; et cette même extravagance qui m’ôte toute l’estime que je conservais encore pour moi-même, ne saurait manquer de me ravir la vôtre !… Je ne puis en soutenir la pensée ; pourquoi vous obstinez-vous à me retenir ?… Juste ciel ! à quelles étranges terreurs vous laissez-vous aller ? êtes-vous moins en sûreté avec moi que vous le seriez avec vous-même ? douteriez-vous de mon honneur ? soupçonneriez-vous ma probité ? Vous me connaissez trop bien pour cela : si j’entreprenais à présent de vous faire de nouvelles protestations, elles ne serviraient qu’à redoubler les alarmes d’une délicatesse qui n’est déjà que trop effarouchée : autrement je vous dirais que je garderai le secret que je viens d’entendre, qu’il me sera plus sacré que ma vie, que les mots que vous avez prononcés sont gravés dans mon cœur, et qu’ils y demeureront constamment ensevelis ; que je conserverai éternellement pour celle qui les a prononcés, non-seulement plus d’amour, mais encore une plus profonde vénération que je n’avais auparavant. Je découvre de nouvelles vertus dans toutes vos actions ; je vois que ce que j’avais pris pour indifférence était dignité ; je m’apperçois que ce que j’imaginais être l’insensibilité la plus marquée, était noblesse, modestie et grandeur d’âme.

Ce discours appaisa un peu Cécile, et après avoir hésité un instant, elle dit avec un léger sourire : Dois-je vous remercier de votre complaisance à chercher à me réconcilier avec moi-même… ou vous gronder de me prodiguer des louanges que vous savez que je mérite si peu ? Ah ! lui répliqua-t-il, si j’entreprenais de vous louer comme je crois que vous le méritez, s’il m’était permis de dire ce que je pense, je vous paraîtrais extrême dans mes louanges, vous douteriez de mon bon sens.

J’aurais pourtant bien peu de raisons, dit encore Cécile en se levant, de vous reprocher de manquer de bon sens, moi qui me conduis comme si j’avais entièrement perdu le mien. À présent, ne vous obstinez pas à me retenir, vous me feriez la plus grande peine. — Permettez-moi donc, demain matin, de bonne heure, de vous rendre mes hommages. — Non, Monsieur, ni après-demain, ni le jour suivant ; l’entrevue d’aujourd’hui est condamnable, une seconde le serait encore plus ; celle-ci peut passer pour une imprudence… une autre mériterait une autre dénomination plus grave.

Se pourrait-il, reprit-il sérieusement, que miss Beverley me crût capable de desirer de la voir uniquement pour satisfaire mon inclination ; que je voulusse abuser de ses moments ou de sa complaisance ? Non, la conference que je lui demande doit être importante et décisive ; je destine cette nuit entière à délibérer ; demain j’agirai. Je n’ose former aucun plan avant d’avoir bien réfléchi sur ce que je dois faire… Je n’entreprendrai point de vous peindre tout ce que je sens au fond de mon âme ; ne refusez pas, je vous prie, d’apprendre le résultat de mes réflexions, et le parti que j’aurai pris.

Cécile, après ce qu’il venait de lui dire, sentit toute la justice de sa demande ; elle ne fit plus aucune difficulté à la lui accorder, et le pria de ne pas rester plus long-temps. Vous avez raison, s’écria-t-il, plus je reste, et plus ma raison, qui m’est si nécessaire dans cette occasion, devient faible. Il lui réitéra alors les assurances du respect qu’il aurait éternellement pour elle, la supplia de ne point avoir de regret de la félicité qu’elle lui avait procurée ; et après avoir encore différé d’obéir à ses ordres, jusqu’au moment où il s’apperçut qu’elle était réellement irritée, il ne la quitta que lorsqu’elle lui eut pardonné et permis de la revoir le lendemain matin de bonne heure.

Cécile étant seule, regarda tout ce qui venait de se passer comme un songe. Elle ne pouvait imaginer que Delvile fût réellement à Bury ; qu’il fût venu la voir chez madame Charlton ; qu’il eût découvert ses plus secrètes pensées : tout cela avait un air si étrange et si invraisemblable, que l’excès de son étonnement lui ôtait la faculté de réfléchir : elle resta presqu’immobile à la place où il l’avait laissée, jusqu’au moment où madame Charlton la fit prier de rentrer. Celle-ci lui dit, avec un sourire très-expressif, qu’elle se flattait qu’elle avait été contente de sa promenade. Cécile lui fit des reproches de l’imprudence qu’elle avait eue de la laisser surprendre au moment où elle s’y attendait le moins. Madame Charlton pensant cependant plus à son bonheur futur qu’à ses terreurs présentes, n’eut aucun regret de ce qu’elle avait fait ; et lorsque Cécile lui eut communiqué ce qui venait de se passer, elle vit avec ravissement que l’entrevue inopinée qu’elle avait favorisée, en leur faisant connaître l’affection mutuelle qu’ils avaient l’un pour l’autre, les engagerait à ne plus différer un mariage qui devait assurer leur félicité. Cécile ayant pénétré que son amie n’avait point agi au hasard dans cette circonstance, et qu’elle avait bien voulu que Delvile interrompît sa solitude, se contenta de se plaindre de son indiscrétion, sans blâmer son zèle. Elle lui demanda ensuite par quel moyen il s’était introduit et fait connaître ; elle apprit qu’il avait demandé à la porte miss Beverley, et qu’ayant dit son nom, on l’avait fait entrer ; que madame Charlton, prévenue par sa figure, avait aussitôt formé le projet de surprendre Cécile : projet dont elle pensait pouvoir se promettre ce qui en était arrivé. Ces informations tranquillisèrent peu Cécile, qui ne pénétrait point les raisons d’une visite si contraire aux projets de Delvile. Mais cette circonstance était peu importante, en comparaison des autres objets que cette entrevue lui faisait envisager. Delvile, en qui elle avait mis depuis long-temps, quoiqu’en secret, toutes ses espérances de bonheur, connaissait à présent tous ses avantages. Il savait que de lui seul dépendait la destinée de Cécile ; il ne lui avait pas caché qu’il la quittait pour se décider, et il devait le lendemain lui faire part de sa résolution, bien assuré qu’elle l’approuverait. Cette situation humiliante l’affligeait ; voir l’homme qu’elle préférait à tous les autres, hésiter s’il accepterait son cœur, était le sentiment le plus pénible qu’elle eût encore éprouvé : l’on s’imaginerait difficilement combien elle fut agitée toute la nuit.