Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 123-141).



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LIVRE VII.


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CHAPITRE PREMIER.

Renouement.


L’héroïne de cette histoire, dans une situation bien différente de celle où elle avait quitté Bury, y revenait tristement, regrettant au fond de son cœur de s’être éloignée du paisible séjour de sa naissance. Sa femme-de-chambre était avec elle dans la chaise ; son laquais et un de ceux de madame Delvile la suivaient à cheval. Ses réflexions furent bientôt interrompues par les cris redoublés des domestiques : elle regarda par la portière, et apperçut Fidèle, le chien favori de Delvile, courant après la chaise, et aboyant contre ceux qui cherchaient à le renvoyer. Touchée de l’attachement de cet animal, et de cette preuve de reconnaissance des bontés qu’elle avait eues pour lui ; persuadée d’ailleurs que c’était à cause d’elle que son maître l’avait oublié, elle voulut cependant l’éloigner, et elle pria le laquais de madame Delvile de s’en charger et de le remettre à quelqu’un du château.

Ce petit événement, quoique peu remarquable, fut pourtant le plus considérable de tout le voyage ; elle arriva sans accident chez madame Charlton. La vue de son ancienne amie lui causa une satisfaction qui lui était depuis long-temps étrangère : elle fit renaître sa première affection, et avec elle un sentiment qui approchait du calme de ses premières années ; elle se retrouvait dans la maison où rien ne lui avait jamais causé d’inquiétude ; elle jouissait de la société qui avait autrefois comblé tous ses desirs, et elle revoyait les mêmes scènes, les mêmes personnes et les mêmes objets qu’elle avait vus, lorsque son cœur était tout entier à l’amitié.

Madame Charlton, malgré son âge avancé et les infirmités qui en sont la suite, conservait encore tout son bon sens : lorsqu’elle se conduisait par elle-même, on était sûr qu’elle agissait prudemment ; mais souvent son trop de bonté faisait tort à sa raison ; elle n’écoutait plus que sa pitié, et la fraude ou l’artifice lui arrachaient des secours qu’elle croyait donner à la nécessité et aux besoins réels. Si on lui demandait, son sentiment ou des conseils, ceux qu’elle donnait étaient toujours prudents, et de nature à faire honneur à son discernement : lorsqu’on implorait ses secours, sa bourse était toujours prête à s’ouvrir, et ses larmes à couler : mais son zèle, son empressement à soulager lui faisaient souvent négliger de s’informer si l’objet qui avait recours à elle était digne de ses bontés, et elle ne se donnait pas le temps de réfléchir si sa fortune était proportionnée à son penchant et à sa libéralité. Cette générosité était cependant un peu modérée par la vigilance de ses petites filles, qui, craignant les conséquences qui en pourraient résulter à leur préjudice, avaient soin de lui en démontrer l’inconvénient et le danger. Ces jeunes personnes étaient les filles d’un fils unique que madame Charlton avait perdu ; elles n’étaient point mariées, et vivaient avec leur grand-mère, dont la fortune assez considérable devait être un jour leur partage ; elles l’attendaient avec impatience : avides et intéressées, elles desiraient réunir tout ce qu’elle possédait ; ses dons, même les plus modiques, leur déplaisaient, comme diminuant leur portion. Leur occupation principale était d’éloigner de leur grand-mère tous les objets de pitié. Miss Beverley était, de toutes ses connaissances, celle dont elles craignaient le moins l’intimité ; sa fortune était trop considérable pour lui supposer des vues intéressées, et elles éprouvaient elles-mêmes plus d’honnêtetés de sa part qu’elles ne lui en rendaient.

Madame Charlton aimait Cécile avec une tendresse bien supérieure à l’affection qu’elle avait pour ses petites-filles. Cécile, dans son enfance, l’avait respectée comme sa mère ; et reconnaissante de ses bontés et de ses soins, elle l’avait ensuite chérie comme son amie. Le renouvellement de leur première liaison leur procura à l’une et à l’autre la plus vive satisfaction ; ce fut un baume salutaire pour le cœur de Cécile, et elle donna, pour ainsi dire, une nouvelle existence à madame Charlton.

Le lendemain de bonne heure, elle écrivit un mot à M. Monckton et à milady Marguerite, pour leur apprendre son retour dans la province de Suffolk, et leur demander quand elle pourrait rendre ses devoirs à milady, qui fit répondre verbalement que ce serait quand il lui plairait ; mais M. Monckton se rendit sur le champ chez madame Charlton. Son étonnement et sa joie d’un événement aussi imprévu étaient sans bornes, il le regardait comme une faveur du sort, et concluait qu’après avoir échappé au péril dont le séjour au château de Delvile le menaçait, il n’avait plus rien à redouter, et que tout concourrait par la suite à favoriser ses vues.

La satisfaction de Cécile en le revoyant fut aussi sincère, quoique moins vive que la sienne : mais cette conformité de sentiments dura peu ; car, lorsqu’il s’informa de ce qui s’était passé au château, et des raisons qui l’avaient obligée à le quitter, ses efforts pour en faire un détail succinct, évitant, autant qu’elle put, de s’appesantir sur certaines circonstances, lui rendirent cette première partie de son récit fort pénible ; et lorsqu’elle en vint aux événements qui s’y étaient passés, et qu’il s’apperçut de la répugnance qu’elle avait à s’expliquer, de l’air mortifié dont elle écoutait ses questions, et du déplaisir visible qui se mêlait à sa tristesse toutes les fois qu’elle prononçait le nom de Delvile, il comprit aisément, ou qu’ils s’étaient séparés sans explication, ou qu’ils en avaient eu une dont Cécile avait été offensée. Il conclut delà que, puisque l’épreuve qu’il avait le plus redoutée était enfin terminée, et qu’elle avait quitté mécontente l’asyle qu’elle avait recherché avec tant d’empressement, Delvile lui-même ne souhaitait point un mariage qui ne devait vraisemblablement plus avoir lieu : il ne voyait donc plus rien qui pût s’opposer au succès de ses vœux.

Cécile se retrouvait dans les lieux où elle l’avait regardé comme le premier des hommes ; il savait que pendant son absence, personne ne s’était établi dans le voisinage, qui fût en droit de lui disputer cette prééminence ; il allait avoir la liberté de la voir aussi souvent qu’il le voudrait. Ses espérances et sa confiance augmentèrent au point qu’il commença même à se réjouir du penchant qu’elle avait témoigné pour Delvile, se flattant qu’il lui inspirerait pour un temps un dégoût invincible pour toute autre liaison. Il ne négligea rien afin de conserver son estime, et de regagner ce que l’absence avait pu lui faire perdre de l’ascendant qu’il avait eu sur son esprit.

Le lendemain, Cécile prit la voiture de madame Charlton, et alla rendre ses devoirs à milady Marguerite, dont la compagne, (mademoiselle Bennet) la reçut avec une politesse basse et rampante ; mais lorsqu’elle se trouva avec la maîtresse de la maison, elle s’apperçut si bien du peu de satisfaction qu’elle avait de la voir, qu’elle se repentit de son attention, et aurait souhaité n’avoir point fait cette visite. Elle ne trouva chez elle que M. Morrice, qui était le seul homme qui pût se résoudre, en l’absence de son mari, à lui tenir compagnie ; mais espérant par-là s’assurer d’un legs considérable qui le récompenserait de sa complaisance.

Une des premières questions de milady fut : J’apprends que vous n’êtes pas encore mariée ; si M. Monckton avait été réellement votre ami, il aurait cherché à vous procurer un établissement. Je n’étais, dit Cécile avec dignité, ni assez pressée, ni assez indiscrète pour exiger une pareille preuve d’amitié de la part de M. Monckton. — Mademoiselle, s’écria Morrice, quelle affreuse nuit que celle que nous passâmes au Vaux-Hall ! Pauvre Harrel ! je l’ai extrêmement plaint. Je n’ai pas eu le courage depuis de vous revoir, non plus que madame Harrel. Aussi-tôt que j’ai su que vous étiez chez M. Delvile, j’ai pensé à vous faire visite ; car je vous avoue que je n’aurais jamais pu prendre sur moi de retourner chez madame Harrel. Vous n’avez nul besoin d’excuse repartit Cécile ; j’étais, dans cette circonstance, très-peu disposée à recevoir ou à m’occuper de visites. C’est ce que j’ai pensé, mademoiselle, répondit-il, et ce qui a été cause que je me suis si peu pressé ; je tâcherai cependant, mademoiselle, de réparer l’hiver prochain ma négligence : d’ailleurs, je vous serais très-obligé de vouloir bien me présenter à M. Delvile, dont je serais enchanté de faire la connaissance. M. Delvile, pensa Cécile, n’en serait que très-médiocrement flatté. Elle se contenta de lui dire qu’il n’y avait point d’apparence qu’elle passât l’hiver chez M. Delvile.

Oui, mademoiselle, il est vrai, s’écria-t-il, je prévois que d’ici à ce temps-là vous deviendrez absolument maîtresse de vos actions ; et alors j’imagine que vous aurez votre maison, ce qui vaut beaucoup mieux à toutes sortes d’égards. Je ne pense pas de même, dit milady Marguerite, mademoiselle fera beaucoup mieux de se marier, et en attendant, de se choisir quelqu’un de raisonnable, chez qui elle puisse vivre sans inconvénient jusqu’à cet heureux moment.

Rien de plus juste, milady, reprit-il ; une jeune demoiselle qui vit seule, s’expose à mille dangers. Quelle espèce d’habitation, mademoiselle, est le château de M. Delvile ? J’ai ouï dire qu’il possédait beaucoup de terres et une grosse maison. — C’est un vieux château, situé au milieu d’un parc. — Cela doit être furieusement désert et solitaire ; vous avez dû être bien contente de revenir dans ce pays-ci ? Je ne l’ai trouvé ni désert ni solitaire, je ne m’y déplaisais pas. Mais, oui, après avoir réfléchi, je n’en suis point trop étonné ; un vieux château dans un grand parc doit présenter un aspect singulier, quelque chose même de noble. — Oui, s’écria milady ; on disait que vous en deveniez la maîtresse, et que vous épousiez le fils de M. Delvile. J’avoue que ce mariage me paraissait convenable ; je n’y voyais aucune difficulté. — J’ai ouï dire tant de choses extraordinaires, ajouta Cécile, et si peu vraisemblables, que je commence à présent à ne plus m’étonner de rien. M. Delvile m’a paru un charmant jeune homme, dit Morrice ; j’ai eu le plaisir de le rencontrer une ou deux fois chez le pauvre Harrel, et l’ai trouvé très-aimable, ne le trouvez-vous pas, comme moi, mademoiselle ? — Oui, je le crois du moins. Mais, je ne vous le donne pas pour un être bien extraordinaire, reprit Morrice, imaginant qu’elle n’avait hésité que parce qu’elle n’était pas de son avis ; j’en parle seulement d’après ce qu’on en dit, et sur ce qu’en pense le public.

Dans ce moment, ils furent joints par M. Monckton, et quelques gentilshommes du voisinage, qui se trouvaient chez lui en visite. Sa passion n’était point de nature à lui faire désirer la solitude ; son caractère ne le portait point à se priver d’aucune des jouissances qu’il pouvait se procurer. La conversation devint générale, et elle continua de même jusqu’au moment où Cécile prit congé pour s’en aller. M. Monckton lui donna la main pour la conduire à sa voiture, et tout en marchant, il lui parla de quelques changements qu’il méditait, et sur lesquels il souhaitait avoir son avis. Son but, en l’arrêtant, était de découvrir ce qu’elle pensait de la réception qu’on lui avait faite, et si elle soupçonnait encore que milady Marguerite fût jalouse d’elle ; pensant, d’après ce qu’il savait de sa prudence et de sa délicatesse, que si elle venait une fois à s’en appercevoir, elle éviterait soigneusement toute espèce de commerce avec lui.

Il commença donc à lui parler du plaisir que milady prenait aux travaux de la campagne, et sur-tout à la culture des arbres, et combien il se flattait que Cécile lui ferait souvent l’honneur de la venir voir, sans exiger, attendu ses infirmités, qu’elle lui rendît exactement ses visites. Il continuait sur le même ton, lorsque Morrice, qui était sorti de la maison par une porte de derrière, et avait pris le plus court chemin pour les devancer et se cacher derrière un laurier épais, en sortit tout-à-coup pour les surprendre. Ah ! ah ! s’écria-t-il en riant de toutes ses forces, je vous attrape à la fin. Voilà une bonne anecdote à raconter à milady Marguerite ; je vous promets qu’elle la saura. M. Monckton, toujours sur ses gardes, lui répondit sans hésiter : Je vous prie, Morrice, de n’y pas manquer ; ayez soin aussi de l’instruire de ce que nous disions de vous. De moi ? s’écria-t-il avec un peu de vivacité ; il me semble qu’il n’en a point été question ; c’est ce que nous verrons, ajouta M. Monckton, et rira bien qui rira le dernier.

Oh ! cela ne se passera pas ainsi, je vous assure. Assez indifférent sur ce qu’on pouvait lui dire au sujet des autres femmes, M. Monckton ne souffrait pas patiemment qu’on le plaisantât relativement à Cécile : il se proposait en conséquence, d’intimider assez Morrice pour qu’il n’eût plus envie de recommencer ; et il y réussit parfaitement. Ce pauvre personnage, dont les observations et les discours étaient l’effet du hasard et de son étourderie, ne soupçonnait point les desseins de M. Monckton ; et quoiqu’il ne crût pas que Cécile eût parlé de lui, il imagina que M. Monckton cherchait à le rendre la fable de la compagnie ; c’est pourquoi il prit le parti d’éviter soigneusement de rien dire qui pût lui rappeler ce qui venait de se passer. Il avait été admis chez lui, parce qu’il se promettait plus d’amusement de ses sottises et de ses étourderies, qu’il n’aurait pu en trouver dans des conversations plus sensées.

Le caractère de Morrice était tel qu’il le fallait pour amuser une nombreuse compagnie : avide de plaisir et toujours prêt à faire tout ce qu’on souhaitait, porté à se rendre agréable, sans considérer jamais si les moyens qu’il employait pour y réussir n’offensaient personne ; le premier à inventer une malice et à la mettre en œuvre, et le dernier à se fâcher quand il en devenait lui-même l’objet ; gai, insouciant et léger, c’était un composé de pétulance et de bonne humeur.

Cécile, en quittant cette maison, se promit bien qu’elle n’y reviendrait pas si-tôt ; elle était extrêmement mécontente de milady Marguerite, sans soupçonner, cependant, qu’elle eût des raisons particulières de la haïr. Sa propre innocence et l’estime qu’elle avait pour M. Monckton, qu’elle croyait animé pour elle des sentiments les plus épurés et les plus désintéressés, l’empêchaient de présumer qu’elle se fût attiré l’inimitié de son épouse.

La seconde visite qu’elle rendit fut à madame Harrel : elle la trouva en proie à l’horreur d’une oisive solitude ; dénuée de tout ce qui jusqu’alors avait pu lui faire aimer son existence. Son esprit était aussi abattu que sa personne était indolente ; elle n’avait plus ni partie à former, ni fête à ordonner, ni assemblée à arranger, ni ajustement à examiner. Ces objets, joints aux visites et aux spectacles, avaient pendant son mariage occupé tout son temps ; et comme elle s’était mariée très-jeune, ils avaient remplacé les jeux de l’enfance, les maîtres et la gouvernante.

Cette désœuvrance absolue, quoique l’effet d’un esprit dénué de toute ressource, était décorée par elle du titre de mélancolie, et passait pour telle aux yeux du public. Peu accoutumée à analyser les sentiments, ou à sonder les replis du cœur, la pitié qu’inspirait en général la perte de son mari, lui persuadait qu’elle pleurait réellement sa triste fin ; et cependant, si sa mort n’eût occasionné aucun changement dans sa manière de vivre, à peine se la serait-elle rappelée.

Elle revit Cécile avec beaucoup de plaisir, et lui entendit renouveller avec encore plus de satisfaction la promesse de lui faire préparer un appartement dans sa maison aussi-tôt qu’elle aurait atteint sa majorité, pour laquelle elle n’avait plus qu’un mois à attendre. La joie que sa présence inspira à M. Arnott fut bien plus vive et plus pure : il lui fut impossible de ne pas s’en appercevoir, et de ne pas ressentir une espèce de regret, non-seulement de la passion constante qui l’occasionnait, mais encore de l’impossibilité où elle se trouvait d’y répondre. Son mariage avec lui aurait été exempt de toute contrariété ; il était d’un caractère doux, d’une naissance égale à la sienne ; il l’aimait tendrement, et elle était convaincue que la fierté ou la vanité n’auraient jamais été capables de vaincre son inclination. Cependant il lui était aussi impossible de pouvoir le payer de retour, que de lui refuser son estime. Les qualités supérieures de Delvile, sur lesquelles son mécontentement ne pouvait lui fermer les yeux, endurcirent alors son cœur plus qu’auparavant, et le rendirent insensible, comme M. Monckton l’avait bien prévu.

Cécile n’eut cependant point la faiblesse de s’abandonner aux plaintes et aux regrets ; elle n’était plus incertaine ; ses espérances et ses craintes s’étaient changées en certitudes. Delvile, en la quittant, l’avait prévenue que c’était pour toujours, et il avait même, quoique faiblement, fait des vœux pour sa félicité avec un autre que lui. Il lui paraissait donc aussi convenable à sa réputation qu’à son repos, de montrer autant de courage que lui à vaincre son penchant ; elle s’abstint de communiquer à madame Charlton ce qui s’était passé entr’eux. Elle s’arrangea de manière à s’ôter le loisir de se rappeller de dangereux souvenirs ; elle parcourut de nouveau ses anciennes promenades, et renoua avec ses premières connaissances, dans l’espérance qu’en continuant à remplir ainsi son temps, elle parviendrait à surmonter une passion aussi malheureuse.