Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 188-201).



CHAPITRE II.

Antique Manoir.


Le château de Delvile était situé au milieu d’un grand parc chargé d’arbres et entouré d’un fossé. On y entrait par un pont-levis, que M. Delvile faisait fermer tous les soirs avec le même soin que s’il eût été menacé par l’ennemi. On voyait quelques endroits dont les fortifications étaient entières, et par-tout on retrouvait des traces de celles qui ne subsistaient plus. Le terrain et la situation avaient été mal choisis et sans goût ; on avait négligé de pratiquer des routes dans la forêt, pour faciliter l’air et procurer des vues agréables : le château était antique, vaste et magnifique ; mais en le bâtissant, on avait aussi fait peu d’attention à la commodité et à l’agrément, qu’à la salubrité et à l’élégance ; il était sombre, lourd et gothique, ayant également besoin de réparations et d’améliorations. Tout annonçait la grandeur des premiers possesseurs ; mais son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie ; les efforts qu’on faisait pour maintenir son antique dignité, communiquaient à cette habitation et à ses environs un air de contrainte et de tristesse ; l’architecte semblait ne l’avoir construit que pour le silence et la contemplation.


Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie. Pag. 189
Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie. Pag. 189
Son état de dépérissement rendait ses ruines un objet de méditation et de mélancolie.


Madame Delvile prit tous les soins possibles pour rendre l’appartement de Cécile commode et agréable. Cécile, reconnaissante des soins d’une personne pour laquelle elle avait le respect le plus sincère, s’efforçait de reprendre son premier enjouement. Elle se trouvait heureuse d’avoir quitté la maison de monsieur Harrel, où régnait le plus grand désordre, où la crainte et la terreur étaient employées pour faire réussir la fraude. Quoique son esprit abattu par le passé et incertain sur l’avenir, ne fût pas en état de jouir tranquillement, cependant elle se trouvait enfin dans le sein d’une famille qu’elle avait long-temps considérée comme la seule où elle pût être heureuse. Malgré les sujets d’inquiétude qui lui restaient, cette position lui promettait plus de tranquillité qu’elle n’en avait encore eu depuis son départ de la province de Suffolk.

L’impérieux M. Delvile était lui-même beaucoup plus supportable ici qu’à Londres : tranquille dans son château, il regardait autour de lui avec la vanité qu’inspire le pouvoir ; et la propriété, en augmentant son importance, adoucissait son humeur. Sa supériorité était généralement reconnue, et ses ordres exécutés sans contradiction. Il ne se trouvait point, comme dans la capitale, entouré de gens au-dessus de lui ; aucune rivalité ne troublait sa sérénité ; sa grandeur n’était ni abaissée, ni mortifiée par des égaux ; tous ceux qu’il voyait étaient ou ses vassaux, ou des clients qui n’avaient d’autres volontés que les siennes. Le contentement qu’il éprouvait, adoucissait ce caractère sombre et hautain, et sa fierté était tempérée par la politesse.

Cécile ne trouvait cependant point occasion d’exercer son courage, en évitant Delvile, comme elle se l’était proposé. Il déjeûnait dans sa chambre, se promenait à cheval ou à pied jusqu’à ce que la chaleur du jour l’obligeât à rentrer au château ; il passait le reste du temps dans son cabinet, d’où il ne sortait que pour dîner. Alors sa conversation était toujours générale ; il ne témoignait pas plus d’attention pour Cécile que pour sa mère. Elles le laissaient avec son père ; quelquefois il reparaissait à l’heure du thé ; plus communément il sortait, et allait visiter quelque voisin ; rarement on le revoyait avant le dîner. Par cette conduite, toute réserve de la part de Cécile devenait inutile ; elle ne pouvait témoigner de la froideur à celui qui ne marquait aucun empressement, ni fuir celui qui ne la poursuivait point.

Rien ne lui paraissait cependant plus extraordinaire ; elle ne croyait pas que cette conduite pût être l’effet du hasard. Le soin qu’il prenait de l’éviter avait l’air prémédité ; et quoique bien des gens eussent pu s’y tromper, mille circonstances lui persuadaient le contraire, et lui faisaient voir clairement que c’était la suite d’une résolution formée. Elle apprit que, pendant leur séjour à la campagne, jamais ses parents ne l’avaient moins vu qu’alors ; ils se plaignaient continuellement de ses fréquentes absences, et témoignaient la plus grande surprise de sa nouvelle manière de vivre ; ils ne savaient quelles pouvaient être les occupations qui prenaient tout son temps. Si le cœur de Cécile eût été indifférent, elle aurait joui d’une tranquillité parfaite. Delvile, loin de faire paraître le moindre dessein de lui plaire, évitait même d’avoir l’air de songer à elle, et fuyait tout entretien particulier. S’il la voyait se préparer dans la soirée à faire une promenade, il ne manquait jamais de rester à la maison ; si sa mère était avec elle, et l’invitait à les joindre, il avait toujours quelque chose à faire, et lorsque par hasard il la rencontrait dans le parc, il s’arrêtait seulement pour lui parler de la pluie ou du beau temps, la saluait et la quittait promptement.

Comment accorder une froideur aussi marquée avec l’empressement qu’il avait témoigné précédemment ? Elle s’imaginait quelquefois qu’il avait mis non-seulement la pauvre Henriette dans l’embarras, mais encore qu’il s’y était mis lui-même ; d’autres fois elle croyait qu’il n’était que capricieux : elle était fermement convaincue qu’il mettait toute son étude à l’éviter, et cette conviction suffisait seule pour la décider à se prêter à ses vues. Sa première surprise une fois passée, la fierté vint à son secours ; elle résolut de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour vaincre une inclination si contrariée. Elle s’applaudissait de ce qu’en aucune occasion elle n’avait donné sujet de la soupçonner, et elle vit que la conduite de Delvile empêchait que personne de sa famille ne s’en doutât ; dans le chagrin qu’elle éprouvait, elle trouvait une espèce de consolation, en reconnaissant que le but intéressé qu’on avait voulu lui prêter était très-éloigné de sa pensée ; et quel que fût l’état de son cœur, elle n’avait à craindre, de la part de Delvile, ni artifice ni mauvais procédé. Il ne lui restait donc qu’à imiter son exemple, à être polie et réservée, à éviter de se rencontrer tête-à-tête avec lui, et à ne lui adresser la parole qu’autant qu’elle ne pourrait s’en dispenser, sans manquer aux règles de la bienséance. Par ce moyen, leurs entretiens devinrent tous les jours moins fréquents ; si l’un d’eux était retenu par quelqu’accident, l’autre se retirait. Bientôt ils ne se virent plus qu’à table ; et quoiqu’ils ignorassent absolument le motif qui les faisait agir ainsi l’un et l’autre, ils paraissaient être d’accord pour leur éloignement mutuel.

Cette tâche fut d’abord très-pénible pour Cécile ; le temps et la persévérance la rendirent moins difficile. La promenade et la lecture occupaient une bonne partie de son temps ; elle chargea M. Monckton de lui envoyer un piano-forte ; elle aimait l’ouvrage, et trouvait dans la conversation de madame Delvile une ressource sûre contre l’ennui et la tristesse. Laissant donc son impénétrable fils entièrement à lui-même, elle s’efforça prudemment de ne plus penser à lui, et de cesser d’occuper son esprit de conjectures qui ne pouvaient la satisfaire, et de doutes qu’il lui était impossible d’éclaircir.

Il venait au château très-peu de gens du voisinage, et il y en avait encore moins auxquels on rendît leurs visites. La fierté de M. Delvile avait révolté toute la noblesse des environs, qui trouvait moyen de passer son temps plus agréablement qu’à entendre parler de la distance immense qui existait entre elle et lui. Quoiqu’on ne refusât pas d’en convenir, ce sujet n’était pas assez flatteur pour qu’on s’accoutumât à l’entendre. Si l’on fuyait par aversion M. Delvile, la crainte n’engageait pas moins à éviter son épouse, haute et fière ; on l’ennuyait, on la fatiguait bientôt ; elle ne supportait ni les défauts, ni la sottise, deux ingrédients qui entrent dans la composition du genre humain. On ne pouvait lui plaire qu’en réunissant les bonnes qualités et les talents à l’agrément et au bon ton, ce qui se rencontre rarement. Elle manquait de cette condescendance qui est la source de la félicité humaine et le véritable lien de la société, et se faisait des ennemis, même par ces talents, ces qualités solides, qui, si elles eussent été accompagnées de complaisance, l’auraient fait admirer et chérir. Le petit nombre de ceux qu’elle distinguait, et pour lesquels elle avait de l’amitié, en étaient traités d’une manière particulière ; son cœur confiant, généreux et sincère, était ardent en amitié. Ses amis étaient sûrs d’éprouver toutes sortes de bons offices de sa part ; elle exaltait leurs vertus ; elle les regardait comme des êtres supérieurs : sa générosité, échauffée par l’idée de ce qu’elle imaginait leur devoir, lui aurait fait sacrifier sa vie pour les servir.

Tel était le sentiment qu’elle avait déjà conçu pour Cécile. Au premier coup d’œil ses manières l’avaient charmée ; son premier aspect annonçait ce qu’on devait attendre d’elle ; toutes ses actions, tous ses sentiments prouvaient un cœur sensible, un discernement juste et une politesse naturelle. Elle regrettait quelquefois en secret que cette aimable fille ne fût pas d’une naissance plus illustre ; mais dès qu’elle la voyait et s’entretenait avec elle, ses regrets cessaient ; elle en oubliait la cause. Elle avait passé presque toute sa jeunesse dans le chagrin et l’affliction ; ses parents l’avaient mariée à M. Delvile sans consulter son cœur ; son esprit ferme avait dédaigné d’avoir recours à des plaintes inutiles : mais son mécontentement pour être secret, n’en fut pas moins cruel ; née vive, ses passions étaient impétueuses et faciles à émouvoir ; l’étude principale et la plus difficile de sa vie avait été de les calmer par la raison et les réflexions. Cet effort, sans la rendre heureuse, avait du moins contribué à sa tranquillité ; convaincue qu’il était impossible d’avoir de l’amour pour M. Delvile, homme fier sans élévation, impérieux sans savoir pourquoi, et dont elle ne pouvait se dissimuler le peu de mérite, elle respectait sa naissance et sa famille, d’une des branches de laquelle elle sortait elle-même ; et quoique malheureuse par son mariage, elle en avait toujours agi avec lui de la manière la plus décente. La présence de son fils adoucissait tous ses chagrins ; elle trouvait en lui toutes les vertus dont elle-même était douée, unies à la douceur et à l’indulgence pour les défauts des autres ; sa tendresse pour lui était mêlée d’estime et d’admiration ; il n’était rien de noble et de grand dont elle ne le crût capable, et elle le jugeait réellement supérieur au reste des hommes. M. Delvile en pensait de même ; son fils était non-seulement le premier objet de son affection, il le respectait même comme l’unique soutien de son nom, et le dernier rejeton d’une ancienne famille. Il le consultait sur toutes ses affaires, parlait de lui d’une manière distinguée, et aurait voulu que tout le monde eût pour lui le respect et l’admiration dont il le jugeait digne.

Delvile, dans sa conduite envers son père, imitait celle de sa mère, en ne contrariant jamais ses volontés dès qu’elles lui étaient connues, évitant cependant de lui demander son avis. Leur façon de penser était tout-à-fait opposée ; Delvile ne savait que trop qu’en suivant les conseils de son père, il faudrait qu’il exigeât des autres une attention et un respect que le public lui refuserait, et qu’il serait presque obligé de s’abstenir de parler à tout homme dont la généalogie lui serait inconnue.

Si le devoir et la reconnaissance étaient les seuls liens qui l’attachâssent à son père, il aimait sa mère, non-seulement avec une affection filiale, mais encore avec la plus parfaite estime et le plus profond respect ; il savait aussi que sans lui la vie aurait été un fardeau pour elle ; que sa tendresse, loin d’être l’effet de la prévention, était uniquement fondée sur la persuasion qu’il la méritait, et que si l’indulgence maternelle l’avait fait naître, ce n’était qu’en continuant à se bien conduire qu’il parviendrait à empêcher qu’elle ne diminuât.

Telle était l’habitation dans laquelle Cécile se trouvait alors, et la seule famille avec qui elle passait sa vie ; car, quoiqu’elle y eût déjà séjourné trois semaines, excepté à l’église, elle n’avait encore vu personne. Il ne lui arriva rien d’extraordinaire pendant tout ce temps-là ; elle reçut seulement de madame Harrel une lettre pleine de lamentations sur sa vie retirée et ses chagrins ; et une autre de M. Arnott, contenant des détails sur les difficultés qu’il avait essuyées de la part des créanciers de son beau-frère ; les sommes qu’il n’avait pu refuser aux sollicitations des plus pauvres et aux plus malheureux. Il finissait par des vœux ardents pour la félicité de Cécile, et en l’assurant qu’il avait perdu la sienne pour jamais, puisqu’il était privé de sa présence. Elle fit une réponse très-affectueuse à madame Harrel, lui promettant que lorsqu’elle serait sa maîtresse, elle irait la chercher elle-même pour la conduire dans sa maison de la province de Suffolk. Quant à M. Arnott, elle se borna à quelques compliments pour lui. Elle aurait voulu faire davantage en sa faveur ; mais elle craignit de donner le moindre encouragement à une passion sérieuse, dont elle appréhendait les suites.