Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 1-13).



CHAPITRE VI.

Reproche.


Résolue de s’occuper des affaires de la famille Harrel, ainsi que des siennes propres, Cécile se disposait à prier M. Monckton de venir chez elle, lorsqu’on le lui annonça. Il avait l’air sérieux et l’abord froid. Miss Beverley, lui dit-il, je vous apporte des nouvelles ; et, quoique je sache d’avance qu’elles vous affligeront, il est absolument nécessaire que vous en soyez instruite ; sans quoi, il se pourrait peut-être que, par des motifs louables, on vous engageât à des démarches dont vous auriez lieu de vous repentir toute votre vie. De quoi s’agit-il ? s’écria Cécile fort alarmée. De ce que je soupçonnais depuis long-temps, repartit-il, et de ce que j’avais cherché à vous faire entendre. Il n’est que trop vrai que M. Harrel est totalement ruiné ; il ne lui reste pas un sou, et il doit beaucoup plus qu’il n’a jamais possédé. Cécile ne lui répondit rien ; elle ne connaissait malheureusement que trop le déplorable état de ses affaires. Les découvertes que j’ai faites, continua-t-il, me viènent de gens qui ne voudraient pas me tromper. Je me suis hâté de vous en prévenir, afin que cette certitude ajoute un nouveau poids aux conseils que je vous donnai la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir, et empêche qu’une générosité déplacée ne nuise à votre fortune. Vous êtes bien obligeant, dit Cécile ; mais malheureusement, ce service vient trop tard. Alors, elle lui raconta en peu de mots ce qui s’était passé, et la somme considérable qu’on lui avait, pour ainsi dire, arrachée. Il l’écouta avec étonnement et fureur ; et après avoir amèrement déclamé contre Harrel : pourquoi, dit-il, avant de signer, avant de se laisser abuser par un artifice aussi grossier, pourquoi ne m’avoir pas fait appeler ? Je voulais, je souhaitais de le faire, s’écria-t-elle ; mais j’avais donné ma parole ; elle avait été confirmée par le serment le plus solemnel et le premier que j’eûsse fait de ma vie. Un serment extorqué de cette manière, répondit-il, ne saurait vous obliger ; le casuiste le plus scrupuleux n’aurait pas hésité à vous en délier. On vous en a imposé, et pardonnez, si j’ajoute que vous êtes très-blâmable : n’était-il pas plus clair que le jour qu’un secours de cette nature ne pouvait servir que pour le moment ? Si sa ruine eût été seulement douteuse, quel artisan aurait osé montrer tant d’insolence. Vous vous êtes mise dans l’impuissance d’assister des malheureux bien plus dignes de vos secours ; et cela, pour fournir à Harrel les moyens de continuer plus long-temps ses folles dépenses.

— Mais comment, s’écria Cécile, vivement touchée de ce reproche, comment aurais-je pu faire autrement ? Pouvais-je voir tranquillement un homme au désespoir, lui entendre annoncer, en termes couverts, sa destruction prochaine, dont il tenait déjà l’instrument ? et lorsqu’il eut remis sa vie entre mes mains ; qu’il m’eut assuré qu’il ne tenait qu’à moi de la lui conserver ; qu’il ne lui restait aucune autre ressource, pouvais-je l’abandonner dans cet état affreux, refuser de le tirer de l’abîme creusé sous ses pas, et cela pour ce que, dans le fond, je suis fort en état de perdre ? Aurais-je souffert qu’un de mes semblables, implorant ma pitié, terminât sa vie par une action encore plus atroce que toutes celles qui l’avaient précédée ? Non, je ne saurais me repentir de ce que j’ai fait ; tout ce que je regrète, c’est que M. Harrel mérite si peu un pareil sacrifice.

Vos excuses, dit M. Monckton, ainsi que tout ce que j’ai vu de votre part, ne prouvent que trop votre humanité et votre bonté : mais on en a abusé, on vous a trompée. M. Harrel n’avait aucune envie de se tuer. Ce n’était qu’une infâme ruse, à laquelle, si votre générosité ne lui avait été parfaitement connue, il n’aurait certainement pas eu recours. Je ne saurais penser de lui aussi désavantageusement, dit Cécile, et pour tout au monde, je ne voudrais pas, sur un pareil soupçon, m’être exposée aux remords dont je serais tourmentée, si, sur mon refus, il eût attenté à sa vie. Une pareille épreuve eût été trop dangereuse pour ma propre tranquillité. On ne peut s’empêcher de respecter vos scrupules, repartit M Monckton, quelque peu fondés qu’ils soient. Mais l’homme qui a pu jouer un rôle aussi méprisable, qui a pu voler aussi indignement une jeune personne qui demeurait chez lui, et qui était sa pupile, se prévaloir de la candeur de son caractère pour attenter à sa fortune, et extorquer son consentement par les plus vils et les plus indignes artifices, chercher à l’épouvanter, à la forcer de se prêter à ses vues, ne saurait être qu’un scélérat, capable des plus grandes bassesses, et familiarisé avec le crime. Il lui protesta qu’il ne pourrait se dispenser d’informer ses deux autres tuteurs de ce qui venait de se passer, puisque leur devoir exigeait qu’ils cherchâssent les moyens d’y remédier.

Cécile n’eut cependant pas beaucoup de peine à le détourner de ce projet ; et quoique ses objections, fondées sur ce qu’elle se devait à elle-même, à son honneur et à sa délicatesse, eûssent peu de poids auprès d’un homme qui les regardait comme des absurdités, la crainte qu’il eut de se montrer trop officieux et de paraître prendre plus d’intérêt à ses affaires qu’il ne le devait naturellement, l’obligea à céder. D’ailleurs, ajouta Cécile, comme j’ai un contrat pour l’argent que je lui ai prêté, je n’ai encore aucun droit de me plaindre ; je ne le pourrai que dans le cas où, après avoir reçu ses rentes, il refuserait de me rembourser. Un contrat ! ses rentes ! s’écria M. Monckton ; que signifie l’obligation d’un homme qui ne possède point une guinée ? Et que sont ses rentes ? Tout ce qui lui a jamais appartenu sera vendu avant qu’elles soient échues ; et quand tout aura été liquidé, il ne lui reviendra pas un sou du produit ; car il n’a plus ni terre, ni maison, ni possession d’aucune espèce, qui ne soient hypothéquées. Eh bien, dit Cécile, s’il en est ainsi, tout est réellement fini ! J’en suis fâchée, j’en suis désolée ! — Mais cela est fait, et il ne reste plus qu’à tâcher d’oublier que j’aye jamais été plus riche.

Cette philosophie est bien celle d’une jeune personne, ajoute M. Monckton, qui ne connaît pas la valeur de ce qu’elle sacrifie. Plus mon expérience m’aura coûté cher, repartit Cécile, plus je serai à même d’en profiter. Puisque, de mon côté, la perte est irréparable, permettez au moins que je cherche à la rendre utile à M. Harrel. Elle lui dit pour lors que son dessein était de lui proposer un plan de réforme, pendant que les événements de la veille étaient encore présents à son esprit. Mais M. Monckton, qui eut à peine la patience de l’écouter jusqu’au bout, s’écria : C’est un misérable, qui mérite d’éprouver toute l’horreur de la situation dans laquelle il s’est lui-même plongé. Ce qu’il y a actuellement de plus pressant, c’est de vous tenir en garde contre ses ruses ; sans quoi vous courez risque d’être entraînée dans sa ruine. Il sait à présent comment il doit s’y prendre pour vous épouvanter, et il ne manquera pas de se prévaloir de cette découverte ; le moyen de vous mettre en sûreté, serait de quitter sans perte de temps sa maison ; autrement, vous deviendrez responsable de toutes les dettes qu’il contractera ; et quelque soient les inconvénients auxquels il se trouvera exposé par la suite, il saura que, pour s’en tirer, il n’a qu’à parler de se tuer.

Puisqu’il en est ainsi, dit Cécile baissant les yeux, j’imagine qu’il ne me reste d’autre parti à prendre que de retourner chez M. Delvile.

Ce n’était point là ce que M. Monckton désirait qu’elle fît ; il pensait que sa personne était autant en danger chez l’un de ses tuteurs, que sa fortune l’était chez l’autre ; il osa alors lui proposer d’aller habiter chez M. Briggs comme dans une retraite qui la mettrait à l’abri de tout jugement défavorable de la part du public. Monsieur, dit-elle ! et pourquoi ? Parce que M. Delvile a un fils, et qu’on imaginerait que ce ne serait que pour lui que vous auriez changé de domicile. En fournissant un prétexte à de pareils soupçons, ce serait manquer de prudence, et démentir la conduite que vous avez tenue jusqu’à présent.

Cécile fut confondue par ce raisonnement : elle en sentit toute la justesse, et n’osa nier que ce serait s’exposer à la censure du public. Il lui réitéra ses exhortations, et lui recommanda de se défier des projets et des artifices de M. Harrel, qu’il prévoyait devoir être innombrables. Il lui dit aussi qu’à l’égard du chevalier Floyer, il lui paraissait qu’elle ferait mieux de laisser tomber d’eux-mêmes les bruits qu’on répandait au sujet de ses engagements avec lui. Le véritable motif de ce conseil était, que le chevalier n’étant point un rival dangereux, il espérait que le bruit de ses prétentions généralement adopté, éloignerait les autres prétendants, et intimiderait, ou donnerait le change au jeune Delvile.

Cécile voyant qu’elle ne pouvait obtenir aucun conseil de M. Monckton qui ne pouvait prononcer le nom de M. Harrel qu’avec indignation, et ne renonçant point à l’espoir d’une réforme dans la maison qu’elle habitait, résolut de s’adresser à M. Arnott, qui pensait comme elle sur l’inconduite de sa sœur ; ils cherchèrent ensemble les moyens qu’il conviendrait de leur proposer pour rétablir leurs affaires. Le moment était pressant ; l’orage dissipé, on ne s’occupait plus que de plaisirs, que de fêtes ; ils jugèrent que le seul parti que M. et madame Harrel avaient à prendre pour prévenir leur ruine était de quitter Londres pour quelques années. M. Arnott se chargea d’en parler à sa sœur, qui lui promit de réfléchir à ce qu’on lui proposait. Cécile voyant son peu de succès, s’adressa à son amie, qui se contenta de lui observer qu’elle avait un éloignement invincible pour la campagne. Les bonnes raisons qu’elle lui alléguait pour lui prouver la nécessité de cette retraite qui pouvait prévenir sa ruine totale, ne produisirent aucun effet. Alors elle se détermina d’en parler à M. Harrel, en lui disant franchement ce qu’elle pensait de sa situation et du seul expédient propre à l’en tirer. Il écouta son conseil avec la plus grande attention, l’assura qu’elle se trompait sur l’état de ses affaires, qu’il se flattait de pouvoir bientôt rétablir, ayant eu la veille une veine étonnante de bonheur ; que pour peu qu’elle durât, il ne tarderait guère à acquitter ses dettes, et se retrouverait bientôt dans son premier état.

Cet aveu, qui prouvait qu’il n’avait point abandonné le jeu, fut un nouveau chagrin pour Cécile, qui ne craignit pas de lui représenter combien on devait peu compter sur une ressource aussi incertaine, et les maux inévitables qui en étaient la suite. Elle ne fit cependant pas la moindre impression sur son esprit : il l’assura qu’il ne doutait pas d’avoir, avant peu, de bonnes nouvelles à lui apprendre, et que se confiner à la campagne, était une ressource à laquelle on ne devait jamais avoir recours qu’à la dernière extrémité. Cécile, piquée et affligée de leur folie et de leur aveuglement mutuel, n’obtint rien de plus : elle ne leur épargna ni ses conseils ni ses exhortations ; c’était tout ce qu’elle pouvait, n’ayant aucune autorité sur eux.