Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 146-157).



CHAPITRE VIII.

Remontrance.


On allait servir le dîner lorsque Cécile rentra chez M. Harrel. Son négligé du matin et sa longue absence excitèrent la curiosité de madame Harrel, qu’une succession rapide de questions, auxquelles elle ne répondit jamais directement, rendit bientôt générale ; et le chevalier se tournant tout-à-coup vers elle d’un air de surprise ; lui dit : si vous faites souvent de pareilles absences, miss Beverley, il est temps que je commence à m’informer un peu de vos démarches. Monsieur, lui répondit Cécile froidement, je vous assure que ce que vous apprendriez, vous paierait fort mal de votre peine. Lorsque nous la tiendrons une fois à Violet-Banck, s’écria M. Harrel, il nous sera plus facile de l’observer de près. Je l’espère, répondit le chevalier. Quoiqu’elle ait été jusqu’à-présent si grave et si réservée, que je n’aye sur ma foi jamais imaginé qu’elle fît autre chose que de lire des sermons, je m’apperçois pourtant qu’il n’y a pas plus de sûreté à se fier aux femmes qu’à prêter son argent.

Ah ! chevalier, s’écria madame Harrel, vous savez que je vous ai toujours conseillé de ne pas être si facile. Il est certain que vous méritez qu’on vous blâme de votre sécurité. Eh ! pourquoi, madame, serait-elle troublée, s’écria le baronnet ? Ai-je sujet de m’alarmer de ce qu’une jeune demoiselle va se promener sans moi ? Pensez-vous que je voulûsse gêner miss Beverley, et l’empêcher de disposer de sa matinée, tant que j’aurai le bonheur de la voir tous les après-dîners, et de lui rendre des soins ?

Cécile fut toute étourdie de ce propos, qui était non-seulement l’aveu public de ses prétentions, mais qui annonçait encore la persuasion où il était de leur succès. Elle était piquée qu’un homme comme lui pût se flatter un seul instant de réussir à lui plaire, et irritée de l’obstination de M. Harrel à ne vouloir pas lui apprendre le refus positif qu’elle avait fait de ses offres.

Sa déclaration, qu’il ne venait chez M. Harrel que pour la voir et lui rendre des soins, lui fit prendre le parti de chercher elle-même à avoir une explication avec lui, d’autant plus que, voyant qu’il devait être de la partie de campagne des fêtes de pâques, cela lui donnait de l’éloignement pour ce voyage qu’elle voyait arriver avec peine. La journée se passa sans qu’elle pût trouver l’occasion de le tirer d’erreur.

La tentative qu’elle fit ensuite auprès de M. Harrel fut aussi difficile ; car celui-ci craignant qu’elle ne lui demandât son argent, évita si adroitement de se trouver seul avec elle, qu’elle ne put parvenir à lui parler. Elle prit alors le parti de s’adresser à sa femme, et elle n’y réussit pas mieux. Madame Harrel voulant éviter d’entendre un nouveau sermon sur l’économie, lui répondit avec humeur qu’elle se trouvait incommodée, et qu’il lui était impossible de parler d’affaires sérieuses.

Cécile, justement offensée des procédés de toute la maison, n’eut plus d’autre ressource que celle de M. Monckton, auquel elle résolut, à la première occasion, de demander conseil sur la manière dont elle devait s’y prendre pour se débarrasser du chevalier. Ainsi, la première fois qu’elle le vit, elle lui fit part des propos qu’il lui avait tenus, et de la conduite de M. Harrel. M. Monckton sentit aisément le danger auquel elle s’exposait en laissant subsister des prétentions de cette nature, ainsi que les inconvénients de sa situation actuelle : il en fut si frappé, qu’il n’épargna rien de ce qui lui parut propre à alarmer sa délicatesse, ou à augmenter son mécontentement. Il était sur-tout furieux contre M. Harrel, et il l’assura qu’il était persuadé que quelque intérêt secret et puissant l’engageait à appuyer avec tant de force et de ruse les poursuites du chevalier Floyer. Cécile combattit cette idée, qui lui parut une suite de ses préjugés contre M. Harrel. Cependant, lorsqu’elle lui apprit que le baronnet était invité à passer les fêtes de pâques à Violet-Bank, il lui représenta avec tant d’énergie les inductions que le public en tirerait nécessairement, que Cécile effrayée le pria avec instance de lui suggérer quelque moyen de se dispenser du voyage. Je n’en connais qu’un, repartit-il : il faut que vous refusiez d’aller à Violet-Bank. Si, après ce qui s’est passé, vous vous trouviez d’une même partie que le chevalier, vous confirmeriez les bruits qu’on a déjà fait courir que vous aviez des engagements avec lui ; et l’effet que cela produirait serait encore plus sérieux que vous ne pourriez l’imaginer, puisqu’il arrive fréquemment que la persuasion où l’on est que le public est fortement imbu d’une chose, conduit imperceptiblement, et par degrés, à la réaliser.

Cécile promit volontiers de suivre son conseil, quelles que fûssent les instances de M. Harrel. Il la quitta enchanté du pouvoir qu’il avait sur son esprit, et se félicitant d’avance du bonheur qu’il aurait de la voir aussi souvent qu’il le voudrait pendant l’absence de la famille Harrel.

Le lendemain, au moment du déjeûner et lorsque M. et madame Harrel s’y trouvaient, elle dit qu’elle se proposait de passer les fêtes de pâques à Londres. D’abord M. Harrel se contenta de rire de ce projet, et de la railler sur son goût pour la solitude ; mais lorsqu’il vit qu’elle parlait sérieusement, il pria madame Harrel de joindre ses prières aux siennes. Elle fit ce qu’il desirait ; il est vrai que ce fut avec tant de froideur, que Cécile s’apperçut bientôt qu’elle n’avait aucune envie de réussir. Elle vit avec peine combien elle s’intéressait peu à elle, et que non-seulement leur ancienne intimité s’était changée en une parfaite indifférence, mais encore que depuis qu’elle avait voulu l’engager à borner sa dépense et à vivre plus retirée, elle ne la regardait que comme un censeur fâcheux et sévère.

M. Arnott, qui se trouvait présent, attendait avec inquiétude le résultat de cette conversation, se flattant que les difficultés qu’elle opposait à cette partie, venaient de son peu de goût pour le chevalier ; il résolut en secret de suivre son exemple, et de se conduire d’après le parti qu’elle prendrait.

À la fin, Cécile, lassée des sollicitations de M. Harrel, lui dit que, s’il desirait savoir les raisons qui l’empêchaient de se prêter à ce qu’il exigeait, elle les lui communiquerait. M. Harrel, après avoir hésité un moment, la suivit dans la chambre voisine. Elle lui apprit alors qu’elle était résolue à ne jamais habiter sous le même toit que le chevalier Floyer, et témoigna ouvertement son chagrin et son mécontentement de ce qu’il persistait, malgré tout ce qu’elle avait pu lui dire, à encourager ses poursuites. Ma chère miss Beverley, répliqua-t-il, lorsque les jeunes personnes ne veulent pas se connaître elles-mêmes, ni avouer ce qu’elles pensent, il faut bien qu’un ami le leur apprène. Il est certain que vous aviez d’abord vu d’un œil favorable le chevalier, et il n’y a que fort peu de temps que vous avez changé à son égard ; ainsi, je suis persuadé et j’ose prédire que lorsque vous le connaîtrez mieux, vous reprendrez vos sentiments. Vous m’étonnez, monsieur, s’écria Cécile ; ne lui ai-je pas constamment témoigné mon aversion ? J’imagine, répondit M. Harrel en riant, que vous aurez de la peine à le lui persuader ; votre conduite à l’opéra n’était guère propre à lui faire naître cette idée. Je vous ai déjà expliqué, monsieur, les raisons de ma conduite à l’opéra ; et s’il reste au chevalier le moindre doute, soit relativement à cette affaire ou à toute autre, vous me permettrez de vous dire qu’on ne doit s’en prendre qu’à vous. Je vous supplie donc de ne pas l’amuser plus long-temps, et de ne plus m’exposer par la suite à des conjectures extrêmement désagréables. Oh ! fi, fi, miss Beverley. Après tout ce qui s’est passé, après une longue attente, après ses assiduités, vous ne sauriez penser sérieusement à le congédier.

Cécile, piquée autant que surprise de ces derniers mots, fut un moment à savoir ce qu’elle lui répondrait ; et M. Harrel, se méprenant volontairement, et expliquant ce silence en faveur de son protégé, prit sa main et lui dit : allons, vous êtes trop honnête pour vouloir vous moquer d’un homme tel que le chevalier Floyer. Il n’y a pas une femme à Londres qui ne voulût être à votre place, et je ne connais pas un seul homme en Angleterre qui mérite de lui être préféré.

Cécile retirant sa main sans chercher à lui cacher son dépit : non, monsieur, reprit-elle, cela ne se passera pas ainsi ; le refus que j’ai fait de la main du chevalier, au même instant où vous me la proposâtes de sa part, ne saurait vous être échappé, et vous ne pouvez ni vous y être mépris, ni l’avoir oublié : vous auriez tort d’être surpris que je vous témoigne combien je suis outrée de votre inconcevable opiniâtreté à ne pas vouloir lui faire connaître mes dispositions.

Les jeunes personnes élevées en province, répartit M. Harrel avec le ton dégagé qui lui était familier, ont toujours des idées un peu romanesques. Il est assez difficile de traiter avec elles ; mais comme le monde m’est beaucoup mieux connu qu’à vous, permettez que je vous dise que si, après tout ce qui s’est passé, vous persistez à refuser le chevalier, il aura sujet de se plaindre de votre procédé. Pouvez-vous me dire cela, monsieur, s’écria Cécile ? Il est impossible que vous le pensiez. Écoutez-moi enfin, je vous prie, assurez, s’il vous plaît, le chevalier…… Non, non, dit-il en l’interrompant et affectant de la gaité, vous arrangerez vous-même cette affaire à votre fantaisie ; il ne me convient point de me mêler des querelles des amants. Et alors, en s’efforçant de rire, il la quitta.

Cécile fut si fort irritée de ce procédé inouï, qu’au lieu de retourner vers madame Harrel, elle alla s’enfermer dans sa chambre. Il lui fut aisé de reconnaître que M. Harrel était décidé à employer tous les moyens dont il pourrait se servir pour l’engager à quelque fausse démarche, dont le chevalier pût se prévaloir ; et quoiqu’elle ne conçût point quelles étaient ses vues, la bassesse de sa conduite excita son mépris, et l’erreur trop prolongée du baronnet lui donna la plus grande inquiétude. Elle s’affermit dans le dessein de chercher à s’expliquer avec lui et de persister à refuser absolument d’être du voyage de Violet-Bank.

Le jour suivant, tandis que les dames et M. Arnott, déjeûnaient, M. Harrel entra pour leur demander si tout le monde serait prêt à partir pour la campagne, le lendemain matin à dix heures. Cécile garda un profond silence. Il se tourna de son côté, et lui fit la même question. Me croyez-vous assez capricieuse, lui répondit-elle, après vous avoir dit hier au soir que je ne saurais être de votre partie, pour qu’aujourd’hui je change d’avis ? Je ne saurais cependant imaginer que vous pensiez rester seule à Londres, répliqua-t-il ; ce projet ne me paraît guère réfléchi, et n’est point décent pour une jeune demoiselle de votre âge. Au contraire, il serait si peu convenable, que, comme votre tuteur, je me crois obligé de m’y opposer. Confondue de ce ton d’autorité, Cécile le fixa d’un air aussi mortifié qu’irrité. Voyant pourtant qu’il serait inutile de s’opposer à sa volonté, dans le cas où il voudrait user de son pouvoir, elle ne répondit pas un mot. D’ailleurs, continua-t-il, j’ai quelques réparations en vue auxquelles je desirerais qu’on travaillât pendant mon absence, et votre appartement, qui est celui qui en a le plus besoin ne saurait qu’y gagner : il serait impossible que les ouvriers pûssent rien faire, si nous ne quittions pas tous la maison.

Alarmée d’une persécution si constante, et voyant qu’il y avait une conspiration formée pour favoriser les vues du chevalier, elle ne vit plus de ressource que de s’adresser à madame Delvile, et de lui demander un appartement chez elle pendant le temps que ses hôtes passeraient à la campagne.