Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 171-177).



――――――――

LIVRE II.


――――――――



CHAPITRE PREMIER.

Un homme opulent.


L’effronterie avec laquelle M. Harrel s’était attribué une action qu’il devait à la générosité de M. Arnott, augmenta le dégoût que Cécile sentait depuis long-temps pour lui, et servit à la confirmer dans la résolution qu’elle avait prise de quitter sa maison. Sans attendre plus long-temps les avis de M. Monckton, elle résolut de se rendre tout de suite chez ses autres tuteurs, et de voir si elle trouverait auprès d’eux plus de douceur et plus de tranquillité. Elle se rendit au logis de M. Briggs. Elle se nomma ; et un petit polisson tout déguenillé, qui était sur la porte, la fit entrer dans une salle basse, où elle attendit avec assez de patience pendant demi-heure, M. Briggs parut enfin. C’était un petit homme, gros et rigoureux, ayant de petits yeux noirs et perçans, un visage quarré, un teint olivâtre, et un nez tant soit peu recourbé. Sa parure ordinaire, tant l’hyver que l’été, était un habit complet couleur de suie, des bas de laine trêmés de bleu et de blanc, une chemise sans manchettes, et une perruque ronde : il était rarement sans un bâton à la main, sur l’extrêmité duquel toutes les fois qu’il ne parlait pas, il posait constamment sa tête. Il entra, au grand étonnement de Cécile, en tenant sa perruque sur les doigts de la main gauche, tandis qu’avec la droite il en arrangeait les boucles ; et malgré la rigueur de la saison, sa tête chauve était nue et sans chapeau.

Eh bien, s’écria-t-il en entrant, vous pensiez que je ne viendrais pas ? Cécile commença à lui faire des excuses de ce qu’elle n’était pas venue le voir plutôt. Bon, bon, s’écria-t-il, toujours dans le monde, on n’a pas un instant pour se voir. Charmant tuteur, M. Harrel ! Et l’autre, où est-il ? Où trouver don Bouffi.

Si vous entendez par-là M. Delvile, je vous avouerai, monsieur, que je ne l’ai point encore vu. Je l’ai cru ainsi ; cela est égal, tout aussi bien ne le point voir du tout. Je vous dirai seulement que c’est un duc allemand, ou un don Fernand espagnol. Mais vous m’avez, sans quoi seriez à plaindre. Une paire d’imbéciles ! ne sachant quand faut vendre, ou quand convient d’acheter. Je n’ai jamais eu le moindre commerce avec aucun d’eux. Nous sommes rencontrés une ou deux fois par hasard, et cela pour rien ; j’ai seulement entendu don Braggard compter les grands ses ancêtres, incapables, tous tant qu’ils sont, de tirer le moindre profit de l’argent. Après lui vient M. Harrel… Vingt révérences à chaque mot… Regarde sa montre… aussi grosse à peu près qu’une pièce de douze sous… Pauvre innocente !… Voilà un couple de tuteurs singuliers ! Eh bien, vous m’avez, je vous le répète, faites-y réflexion.

Cécile ne sut absolument que répondre à ces discours étranges, et le laissa parler sans l’interrompre, tout le temps qu’il jugea à propos, jusqu’à ce qu’il eût épuisé tous ses sujets de plainte et exhalé son humeur : alors, arrangeant sa perruque sur sa tête, il avança sa chaise tout près de la sienne, et fixant ses petits yeux noirs sur elle, sa colère se calma tout-à-coup, et il parut de la meilleure humeur du monde. Après l’avoir regardée pendant quelque temps avec beaucoup de satisfaction, il lui dit d’un air malin : Eh bien, ma poulette, avez déjà sans doute un amoureux ? Cécile se mit à rire, et répondit que non. Ah ! petite friponne, je ne vous crois pas ; ce sont des contes ! il faut parler franchement. Il convient que je sois informé ; n’êtes-vous pas ma pupille ? Certainement bientôt majeure ; pas tout-à-fait encore ; au fond, qu’est-ce que cela me fait ? Alors elle l’assura beaucoup plus sérieusement, qu’elle n’avait aucune confidence de cette espèce à lui faire.

Eh bien, quand vous seriez dans ce cas, quel mal y aurait-il ? Sûrement il se présentera assez de galans faisant les passionnés… Écoutez quelques bons avis. Gardez-vous des escrocs, ne vous en rapportez pas aux boucles de souliers ; toutes celles qui brillent ne sont pas toujours de vrais diamans ; tout n’est que tromperie. Un homme du bon ton est souvent aussi artificieux qu’un autre. Ne donnez jamais votre cœur à celui dont la pomme de la canne vous paraît d’or ; ce n’est autre chose que du cuivre doré. Tout n’est que fraude. Il vous dépouillerait en moins d’une année, vous laisserait sans le sou. Le seul moyen de vous mettre à l’abri, c’est de me les amener, et de me consulter. Cécile le remercia de ses avis, et promit de ne pas les oublier.

Voilà l’unique moyen de n’être pas trompée, continua-t-il ; amenez-les moi. Ils ne m’en imposeront pas. Je connais leurs rubriques, et nous serons à deux de jeu. Je demanderai qu’ils me montrent l’état de leurs revenus ; je verrai la figure qu’ils feront ! — Certainement, monsieur, cette méthode est excellente, et je me propose bien de la suivre, — Oui, oui, suis au fait de leurs manœuvres. Je connaîtrai bientôt s’ils sont ou ne sont pas au-dessus du pair. Ne vous laissez pas éblouir par les dorures ; ce n’est que du clinquant, apparence et point de substance. Vous ferez mieux de vous en rapporter à moi : j’aurai soin de vous : je sais où trouver ce qu’il vous faut.

Elle le remercia de nouveau ; et plus que satisfaite de ce qu’elle venait d’entendre, sans désirer de nouveaux conseils de sa part, elle se leva pour s’en aller. En bien, répéta-t-il, lui faisant signe de la tête d’un air tout-à-fait gracieux, je vous dis encore une fois de vous en rapporter à moi ; je vous trouverai un mari tel qu’il vous le faut ; ainsi ne soyez point en peine.

Cécile en riant, le pria de s’épargner ce soin, et l’assura qu’elle n’était point du tout pressée. Tant mieux, dit-il, bon enfant ; il n’y a rien à craindre pour vous. Je chercherai, et j’en trouverai un. Cela n’est pas bien aisé non plus : les temps sont durs ! les bons maris rares ! guerres et révolutions ! fonds bas ! femmes dépensières !… Mais soyez tranquille ; faites de votre mieux, serez bien placée.

Elle partit tout occupée de la scène qui venait de se passer, et réfléchissant sur la singularité de sa destinée qui lui faisait fuir une maison où elle venait de voir avec douleur dominer une faiblesse qui, restreinte dans de justes bornes, aurait fait le bonheur de celle où elle allait retourner. Elle conclut cependant que quelque dangereuses que fussent les conséquences d’un luxe immodéré, ses effets étaient néanmoins plus flatteurs et moins révoltans qu’une avarice sordide. Cependant l’un et l’autre lui étaient également odieux, et elle ne desirait pas moins de fuir les extravagances injustes et répréhensibles de M. Harrel, que la parcimonie déplacée et rebutante de M. Briggs. Elle se rendit ensuite à la place de Saint-James, persuadée que son troisième tuteur, à moins qu’il ne ressemblât à l’un des deux autres, devait nécessairement leur être préférable.