Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 38-50).



CHAPITRE III.

Une Arrivée.


À peine eurent-ils perdu de vue la maison, que Cécile témoigna sa surprise de la conduite du vieillard relégué dans un coin de la salle, dont le silence constant, l’éloignement du reste de la compagnie, et la distraction avaient fort excité sa curiosité. M. Harrel n’était guère en état de la satisfaire : il lui dit qu’il avait rencontré deux ou trois fois cet homme dans des lieux publics, où tout le monde était frappé de la singularité de ses manières et de son extérieur ; mais qu’il n’avait trouvé personne qui parût le connaître, et qu’il était tout aussi surpris qu’elle de voir un personnage de cette espèce chez M. Monckton. La conversation roula ensuite sur la maison qu’ils venaient de quitter. Cécile témoigna avec chaleur la manière avantageuse dont elle pensait sur le compte de M. Monckton, combien elle lui était obligée de l’intérêt que, depuis sa plus tendre enfance, il n’avait cessé de prendre à ses affaires, et l’espoir qu’elle avait de retirer beaucoup de fruit des instructions et de l’amitié d’un homme qui connaissait si bien le monde.

M. Harrel parut très-satisfait du choix qu’elle avait fait d’un pareil conseil ; car quoiqu’il ne le connût que peu, il savait cependant que c’était un homme riche et de bon ton, jouissant de l’estime générale. Ils plaignirent mutuellement sa triste situation, relativement à l’intérieur de sa maison ; et Cécile témoigna bonnement son regret de l’aversion que milady Marguerite paraissait avoir conçue pour elle, aversion que M. Harrel imputa, avec assez de raison, à sa jeunesse et à sa beauté, sans soupçonner cependant qu’elle eût d’autre cause plus particulière que l’envie et le dépit qu’elle avait en général contre des agréments auxquels elle survivait depuis si long-temps.

Comme leur voyage touchait à sa fin, toutes les sensations tristes et désagréables que Cécile avait éprouvées en le commençant, firent place au bonheur qu’elle se promettait en revoyant bientôt son intime amie.

Dans ses premières années, Madame Harrel avait été la compagne des jeux de son enfance, et pendant sa jeunesse, sa camarade d’école ; une conformité d’inclinations, fondée sur la douceur des caractères, les avait, de bonne heure, rendues chères l’une à l’autre, quoique leur ressemblance à d’autres égards ne fût plus la même. Madame Harrel, avec moins d’esprit et de bon sens que son amie, ne laissait pas d’être aimable et amusante. Sans être belle, elle plaisait par ses bonnes qualités ; et si elle n’inspirait pas cet amour dont le respect doit être la base, elle faisait au moins naître ces goûts vifs qui en tiennent lieu.

Mariée depuis près de trois ans, elle avait, dès cette époque, tout-à-fait quitté la province de Suffolck, et n’avait eu de commerce avec Cécile que par lettres. Leur entrevue fut tendre et affectueuse. La sensibilité du cœur de Cécile se manifesta par ses larmes, et la joie de Madame Harrel parut sur son visage. Après les premières expressions de leur affection, et les questions générales en pareil cas, Madame Harrel la pria de vouloir permettre qu’elle la conduisît dans la salle d’assemblée, où, ajouta-t-elle, vous trouverez quelques-uns de mes amis qui désirent ardemment de vous être présentés. J’aurais souhaité, lui dit Cécile, qu’après une si longue absence, nous eussions passé seules cette première soirée. Ce sont tous des gens de mérite, répondit-elle, très-impatients de vous voir, que j’ai rassemblés pour vous distraire et tâcher de vous faire oublier Bury.

Cécile, sensible à sa politesse, la suivit sans rien dire jusqu’à la porte de la salle, et vit avec surprise un appartement décoré avec magnificence, éclairé avec profusion, rempli de personnes très-parées, occupées les unes au jeu, les autres à la conversation.

Cécile qui, d’après le mot d’amis, s’attendait à voir une compagnie choisie et peu nombreuse, rassemblée uniquement pour jouir des douceurs d’un entretien familier, recula involontairement à la vue de tout ce monde, et eut à peine la force d’entrer. Cependant, Madame Harrel la prenant par la main, la présenta à l’assemblée, dont elle lui nomma tous les individus (formalité qui lui parut inutile, tous ces noms lui étant aussi étrangers que les personnes, et qui ne fit qu’accroître son embarras). Mais son bon sens, et une dignité qui lui était naturelle, lui ayant appris de bonne heure à distinguer la modestie de la fausse honte, elle se remit bientôt ; et après avoir prié Madame Harrel de demander excuse à la compagnie sur son négligé, elle s’assit entre deux jeunes demoiselles.

L’habit de voyage que portait Cécile, quoique fort simple, lui seyait à merveille : son air noble et décent, les grâces de sa figure, ce que l’on savait de son état et de sa fortune, tout prévenait en sa faveur, et lui attira les regards de l’assemblée. Les hommes louèrent tout bas sa beauté naïve, les femmes lui pardonnèrent d’être belle, à cause de sa modestie et de son air un peu provincial.

Quoiqu’elle vît la capitale pour la première fois, notre héroïne n’en ignorait pourtant pas entièrement les usages ; elle avait passé sa vie dans la retraite et non dans la solitude ; et depuis plusieurs années elle était chargée de faire les honneurs de la maison de son oncle, qui recevait les personnes les plus distinguées de la province. On y parlait souvent de Londres, et de ce qui s’y passait d’intéressant ; et c’était dans cette compagnie que Cécile avait acquis des idées sur le monde et la société, et perdu un peu de cette extrême timidité qui est le partage des jeunes personnes élevées à la campagne.

En conséquence, elle regardait tour-à-tour les deux jeunes demoiselles entre lesquelles elle se trouvait placée, avec le désir d’entrer en conversation avec elles. Mais la plus âgée, Mademoiselle Larolles, s’entretenait sérieusement avec son voisin ; et la plus jeune, Mademoiselle Leeson, déconcerta toutes ses avances par l’air froid et sérieux avec lequel elle la fixa chaque fois qu’elle cherchait à lui adresser la parole.

N’étant donc interrompue que par quelques paroles que M. et Madame Harrel lui disaient par politesse, Cécile, qui aimait à observer, réfléchissait en silence, lorsque la personne qui parlait à Mademoiselle Larolles, étant sortie de la salle, celle-ci se tourna tout-à-coup de son côté, et lui dit : Il faut avouer que M. Meadows est on ne peut pas plus singulier ; croiriez-vous qu’il soutient que sa santé ne lui permettra pas de se trouver à l’assemblée de milady Nyland ? Quelle ridiculité !

Cécile, surprise d’une attaque aussi imprévue, se contenta de l’écouter en silence. Vous y viendrez sans doute, ajouta-t-elle ? Non, Mademoiselle ; je n’ai point l’honneur d’être connue de milady. Oh ! cela n’y fait rien, repliqua-t-elle ; Mad. Harrel l’instruira que vous êtes à Londres, et vous pouvez être sûre qu’elle vous enverra un billet : alors rien ne vous empêchera d’y aller. Un billet, répéta Cécile ; n’est-on admis chez milady Nyland que par billet ? Juste ciel ! s’écria Mademoiselle Larolles, en riant de toutes ses forces, ne comprenez-vous pas ce que je veux dire ? Ce qu’on appèle ici un billet, est une carte de visite, avec le nom de la personne, et nous donnons le même nom à toutes celles d’invitation. Cécile la remercia de cette explication : après quoi Mademoiselle Larolles lui demanda combien de milles elle avait faits depuis le matin. Soixante et treize, répondit Cécile ; et j’espère qu’une aussi longue course servira à faire excuser mon habillement. Oh ! vous êtes au mieux, dit l’autre ; pour moi, je ne fais jamais attention à la parure. Vous ne sauriez vous imaginer ce qui m’arriva l’année passée. Savez-vous que je vins à Londres le 20 de Mars ? Cela n’était-il pas désespérant ? Cela peut être, répartit Cécile ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne saurais dire pourquoi.

Vous ne sauriez dire pourquoi ? répéta Mademoiselle Larolles. Comment, ne savez-vous pas que ce jour-là fut celui du grand bal masqué de mylord Dariens ? Je n’aurais pas voulu le manquer pour toute chose au monde. Je n’ai jamais eu autant d’impatience que dans ce malheureux voyage. Nous n’arrivâmes à Londres qu’excessivement tard, et vous saurez qu’alors je n’avais ni billet, ni habit. Concevez quel devait être mon embarras. Eh bien, j’envoyai chez toutes mes connaissances pour tâcher de me procurer un billet ; toutes répondirent qu’il était impossible d’en avoir. Je crus que je deviendrais folle. Environ dix à onze heures, une jeune demoiselle, mon intime amie, par le plus grand bonheur du monde, se trouva tout-à-coup assez mal ; de sorte que ne pouvant faire usage du sien, elle me l’envoya. Cela n’était-il pas charmant ? Pour elle, extrêmement ! répartit Cécile en riant. Eh bien ! continua-t-elle, j’étais si joyeuse, que je savais à peine ce que je faisais ; je me tournai de tant de côtés, que je me procurai un des plus jolis habits de bal que vous ayez jamais vus : si vous vous donnez la peine de passer chez moi une matinée, je vous le montrerai. Cécile, peu préparée à une invitation aussi brusque, fit une inclination de tête sans rien dire ; et Mademoiselle Larolles, trop heureuse de parler sans être interrompue, loin de s’offenser de son silence, continua son récit.

Nous en sommes actuellement au plus fâcheux de l’avanture. Pensez donc que tout étant prêt, je ne pus jamais avoir mon coëffeur. Je le fis chercher par toute la ville ; on ne le trouva nulle part ; je crus que je mourrais de chagrin : je vous assure que je pleurai tant, que si je n’avais pas eu un masque, je n’aurais jamais osé me montrer. Enfin, après avoir essuyé cette abominable fatigue, je fus réduite à me laisser coëffer par ma femme-de-chambre, de la manière du monde la plus simple, et de façon à ne point être remarquée. Pouvait-il jamais m’arriver rien de plus mortifiant ? Certainement, répondit Cécile ; il me paraît que cela l’était assez pour vous rappeler avec chagrin la maladie de la jeune demoiselle qui vous avait envoyé son billet. Leur conversation fut interrompue par Mad. Harrel, qui s’avança vers Cécile, suivie d’un jeune homme d’une figure sérieuse et d’un extérieur modeste. Pardon, si je vous dérange, lui dit-elle ; mais mon frère vient de me reprocher d’avoir présenté toute la compagnie à miss Beverley sans avoir pensé à lui.

Je ne saurais me flatter, dit M. Arnott, d’avoir conservé quelque part dans le souvenir de miss Beverley. Pour moi, quoique j’aie quitté depuis long-temps la province de Suffolck, je suis cependant bien convaincu qu’après cet espace de temps, grandie et formée comme elle l’est, je l’aurais tout de suite reconnue. Je me rappèle bien, dit Cécile, que lorsque vous quittâtes la province, je crus avoir perdu l’un de mes meilleurs amis. Cela serait-il possible ? reprit M. Arnott, de l’air du monde le plus satisfait. Pouvez-vous en douter, et n’avais-je pas raison ? N’étiez-vous pas toujours mon défenseur, mon camarade d’amusements, mon appui dans toutes les occasions ?

Madame, s’écria d’un ton railleur un homme entre deux âges, qui les écoutait, si vous l’aimiez parce qu’il était votre défenseur, votre camarade et votre soutien, je vous prie de m’aimer aussi : je vous promets de vous en servir. Vous êtes trop bon, répondit Cécile ; actuellement, je n’ai plus besoin de défenseur. C’est dommage, car M. Arnott me paraît très-disposé à s’acquitter encore de cet emploi : il n’aurait besoin que de rétrograder de quelques années pour revenir à celles de l’enfance. Ah, plût au ciel ! dit M. Arnott : ces jours ont été les plus fortunés de ma vie.

Mademoiselle Larolles, pour qui toute conversation où il n’était pas question d’elle devenait ennuyeuse, se leva ; et M. Gosport ayant pris sa place, continua sur le même ton. J’ai souvent désiré, dit-il, que dans les assemblées nombreuses telles que celle-ci, après la première demi-heure destinée aux compliments, il fût permis de proposer quelque jeu d’exercice auquel chacun prendrait part : cela vaudrait bien les cartes, la médisance, les modes, l’histoire du jour, et toutes les sottises dont nous faisons notre amusement dans la capitale.

Cécile, quoique surprise d’une telle sortie contre la société de ses amis, et de la part d’un homme qui en était, n’eut rien à répondre à sa critique. L’assemblée se sépara un moment après, et le reste de la soirée fut consacré à l’amitié, aux tendres caresses et aux doux souvenirs. Les deux amies s’entretinrent long-temps de leurs premières années, et ne se séparèrent qu’à regret.