Bug-Jargal/éd. 1910/XVIII

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 421-427).
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XVIII


Je ne vous dirai pas ce qui se passa en moi à cet horrible spectacle. Le fort pris, ses défenseurs égorgés, vingt familles massacrées, tout ce désastre général, je l’avouerai à ma honte, ne m’occupa pas un instant. Marie perdue pour moi ! perdue pour moi peu d’heures après celle qui me l’avait donnée pour jamais ! perdue pour moi par ma faute, puisque, si je ne l’avais pas quittée la nuit précédente pour courir au Cap sur l’ordre de mon oncle, j’aurais pu du moins la défendre ou mourir près d’elle et avec elle, ce qui n’eût, en quelque sorte, pas été la perdre ! Ces pensées de désolation égarèrent ma douleur jusqu’à la folie. Mon désespoir était du remords.

Cependant mes compagnons, exaspérés, avaient crié : vengeance ! nous nous étions précipités le sabre aux dents, les pistolets aux deux poings, au milieu des insurgés vainqueurs. Quoique bien supérieurs en nombre, les noirs fuyaient à notre approche, mais nous les voyions distinctement à droite et à gauche, devant et derrière nous, massacrant les blancs et se hâtant d’incendier le fort. Notre fureur s’accroissait de leur lâcheté.

À une poterne du fort, Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi.

— Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier, un obi, comme disent ces damnés nègres, ou au moins un diable. Nous tenions bon ; vous arriviez, et tout était sauvé, quand il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez ! — Quant à monsieur votre oncle, à sa famille, à madame…

— Marie ! interrompis-je, où est Marie ?

En ce moment un grand noir sortit de derrière une palissade enflammée, emportant une jeune femme qui criait et se débattait dans ses bras. La jeune femme était Marie ; le noir était Pierrot.

— Perfide ! lui criai-je.

Je dirigeai un pistolet vers lui ; un des esclaves révoltés se jeta au-devant de la balle, et tomba mort. Pierrot se retourna, et parut m’adresser quelques paroles ; puis il s’enfonça avec sa proie au milieu des touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau, dans lequel était le dernier enfant de mon oncle. Je reconnus aussi le chien ; c’était Rask. Transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet ; mais je le manquai.

Je me mis à courir comme un insensé sur sa trace ; mais ma double course nocturne, tant d’heures passées sans prendre de repos et de nourriture, mes craintes pour Marie, le passage subit du comble du bonheur au dernier terme du malheur, toutes ces violentes émotions de l’âme m’avaient épuisé plus encore que les fatigues du corps. Après quelques pas je chancelai ; un nuage se répandit sur mes yeux, et je tombai évanoui.

XIX


Quand je me réveillai, j’étais dans la maison dévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellent Thadée fixait sur moi des yeux pleins d’anxiété.

— Victoire ! cria-t-il dès qu’il sentit mon pouls se ranimer sous sa main, victoire ! les nègres sont en déroute, et le capitaine est ressuscité !

J’interrompis son cri de joie par mon éternelle question :

— Où est Marie ?

Je n’avais point encore rallié mes idées ; il ne me restait que le sentiment et non le souvenir de mon malheur, Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire me revint ; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et le grand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammes s’offrit à moi comme une infernale vision. L’affreuse lumière qui venait d’éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancs des ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, si bon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, un ingrat, un monstre, un rival ! L’enlèvement de ma femme, la nuit même de notre union, me prouvait ce que j’avais d’abord soupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur du pavillon n’était autre que l’exécrable ravisseur de Marie. Pour si peu d’heures, que de changements !

Thadée me dit qu’il avait vainement poursuivi Pierrot et son chien ; que les nègres s’étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible troupe, et que l’incendie des propriétés de ma famille continuait sans qu’il fût possible de l’arrêter.

Je lui demandai si l’on savait ce qu’était devenu mon oncle, dans la chambre duquel on m’avait apporté. Il me prit la main en silence, et, me conduisant vers l’alcôve, il en tira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur son lit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le cœur. Au calme de sa figure, on voyait qu’il avait été frappé dans le sommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement à ses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures se faisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée à terre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mort victime de son attachement connu pour mon oncle, et n’eût été massacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Je me reprochai amèrement ces préventions qui m’avaient fait porter de si faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot ; je mêlai aux larmes que m’arracha la fin prématurée de mon oncle quelques regrets pour son fou. D’après mes ordres, on rechercha son corps, mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté le nain dans les flammes ; et j’ordonnai que, dans le service funèbre de mon beau-père, des

prières fussent dites pour le repos de l’âme du fidèle Habibrah.

XX


Le fort Galifet était détruit, nos habitations avaient disparu ; un plus long séjour sur ces ruines était inutile et impossible. Dès le soir même, nous retournâmes au Cap.

Là, une fièvre ardente me saisit. L’effort que j’avais fait sur moi-même pour dompter mon désespoir était trop violent. Le ressort, trop tendu, se brisa. Je tombai dans le délire. Toutes mes espérances trompées, mon amour profané, mon amitié trahie, mon avenir perdu, et par-dessus tout l’implacable jalousie, égarèrent ma raison. Il me semblait que des flammes ruisselaient dans mes veines ; ma tête se rompait ; j’avais des furies dans le cœur. Je me représentais Marie au pouvoir d’un autre amant, au pouvoir d’un maître, d’un esclave, de Pierrot ! On m’a dit qu’alors je m’élançais de mon lit, et qu’il fallait six hommes pour m’empêcher de me fracasser le crâne sur l’angle des murs. Que ne suis-je mort alors !

Cette crise passa. Les médecins, les soins de Thadée, et je ne sais quelle force de la vie dans la jeunesse, vainquirent le mal, ce mal qui aurait pu être un si grand bien. Je guéris au bout de dix jours, et je ne m’en affligeai pas. Je fus content de pouvoir vivre encore quelque temps, pour la vengeance.

À peine convalescent, j’allai chez M. de Blanchelande demander du service. Il voulait me donner un poste à défendre ; je le conjurai de m’incorporer comme volontaire dans l’une des colonnes mobiles que l’on envoyait de temps en temps contre les noirs pour balayer le pays.

On avait fortifié le Cap à la hâte. L’insurrection faisait des progrès effrayants. Les nègres de Port-au-Prince commençaient à s’agiter ; Biassou commandait ceux du Limbé, du Dondon et de l’Acul ; Jean-François s’était fait proclamer généralissime des révoltés de la plaine de Maribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa fin tragique, parcourait avec ses brigands les bords de la Limonade ; et enfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègre nommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l’on en croyait les relations, contrastait d’une manière singulière avec la férocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaient mille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leurs mains, Bug-Jargal s’empressait de leur fournir les moyens de quitter l’île. Les premiers contractaient des marchés avec les lanches espagnoles qui croisaient autour des côtes, et leur vendaient d’avance les dépouilles des malheureux qu’ils forçaient à fuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires. M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furent détachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier. On citait de lui mille autres traits de générosité qu’il serait trop long de vous rapporter.

Mon espoir de vengeance ne paraissait pas près de s’accomplir. Je n’entendais plus parler de Pierrot. Les rebelles commandés par Biassou continuaient d’inquiéter le Cap. Ils avaient même une fois osé aborder le morne qui domine la ville, et le canon de la citadelle avait eu de la peine à les repousser. Le gouverneur résolut de les refouler dans l’intérieur de l’île. Les milices de l’Acul, du Limbé, d’Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régiment du Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaient notre armée active. Les milices du Dondon et du Quartier-Dauphin, renforcées d’un corps de volontaires, sous les ordres du négociant Poncignon, formaient la garnison de la ville.

Le gouverneur voulut d’abord se délivrer de Bug-Jargal, dont la diversion l’alarmait. Il envoya contre lui les milices d’Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deux jours après, complètement battu. Le gouverneur s’obstina à vouloir vaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec un renfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens de Maribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que la première, Thadée, qui était de cette expédition, en conçut un violent dépit, et me jura à son retour qu’il s’en vengerait sur Bug-Jargal.

Une larme roula dans les yeux de d’Auverney ; il croisa les bras sur sa poitrine, et parut durant quelques minutes plongé dans une rêverie douloureuse ; enfin il reprit.

XXI


— La nouvelle arriva que Bug-Jargal avait quitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnes, pour se joindre à Biassou. Le gouverneur sauta de joie : — Nous les tenons ! dit-il en se frottant les mains. Le lendemain l’armée coloniale était à une lieue en avant du Cap. Les insurgés, à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port-Margot et le fort Galifet, où ils avaient établi un poste défendu par de grosses pièces d’artillerie de siège, enlevées à des batteries de la côte ; toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Le gouverneur était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacun de nous, en passant dans ces plaines arides et désolées, cherchait à saluer encore d’un triste regard le lieu où étaient ses champs, ses habitations, ses richesses ; souvent il n’en pouvait reconnaître la place.

Quelquefois notre marche était arrêtée par des embrasements qui des champs cultivés s’étaient communiqués aux forêts et aux savanes. Dans ces climats, où la terre est encore vierge, où la végétation est surabondante, l’incendie d’une forêt est accompagné de phénomènes singuliers. On l’entend de loin, souvent même avant de le voir, sourdre et bruire avec le fracas d’une cataracte diluviale. Les troncs d’arbres qui éclatent, les branches qui pétillent, les racines qui craquent dans le sol, les grandes herbes qui frémissent, le bouillonnement des lacs et des marais enfermés dans la forêt, le sifflement de la flamme qui dévore l’air, jettent une rumeur qui tantôt s’apaise, tantôt redouble avec les progrès de l’embrasement. Parfois on voit une verte lisière d’arbres encore intacts entourer longtemps le foyer flamboyant. Tout à coup une langue de feu débouche par l’une des extrémités de cette fraîche ceinture, un serpent de flamme bleuâtre court rapidement le long des tiges, et en un clin d’œil le front de la forêt disparaît sous un voile d’or mouvant ; tout brûle à la fois. Alors un dais de fumée s’abaisse de temps à autre sous le souffle du vent, et enveloppe les flammes. Il se roule et se déroule, s’élève et s’affaisse, se dissipe et s’épaissit, devient tout à coup noir ; puis une sorte de frange de feu en découpe vivement tous les bords, un grand bruit se fait entendre, la frange s’efface, la fumée remonte, et verse en s’envolant un flot de cendre rouge, qui pleut longtemps sur la terre.