Bug-Jargal/éd. 1910/XXII

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 428-429).
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XXII


Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans les gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaient à vingt lieues dans la montagne.

Nous assîmes notre camp sur un mornet qui paraissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont il était dépouillé. Cette position n’était pas heureuse ; il est vrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de tous côtés par des rochers à pic, couverts d’épaisses forêts. L’aspérité de ces escarpements avait fait donner à ce lieu le nom de Dompte-Mulâtre. La Grande-Rivière coulait derrière le camp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroit étroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, se hérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souvent mêmes ses eaux étaient cachées par des guirlandes de lianes, qui, s’accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmi les buissons, mariaient leurs jets d’une rive à l’autre, et, se croisant de mille manières, formaient sur le fleuve de larges tentes de verdure. L’œil qui les contemplait du haut des roches voisines croyait voir des prairies humides encore de rosée. Un bruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout à coup ce rideau fleuri, décelaient seuls le cours de la rivière.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguë des monts lointains du Dondon ; peu à peu l’ombre s’étendit sur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris de la grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup les redoutables chants d’Oua-Nassé et du Camp du Grand-Pré se firent entendre sur nos têtes ; les palmiers, les acomas et les cèdres qui couronnaient les rocs s’embrasèrent, et les clartés livides de l’incendie nous montrèrent sur les sommets voisins de nombreuses bandes de nègres et de mulâtres dont le teint cuivré paraissait rouge à la lueur des flammes. C’étaient ceux de Biassou.

Le danger était imminent. Les chefs s’éveillant en sursaut coururent rassembler leurs soldats ; le tambour battit la générale ; la trompette sonna l’alarme ; nos lignes se formèrent en tumulte, et les révoltés, au lieu de profiter du désordre où nous étions, immobiles, nous regardaient en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le plus élevé des pics secondaires qui encaissent la Grande-Rivière ; une plume couleur de feu flottait sur son front ; une hache était dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa main gauche ; je reconnus Pierrot ! Si une carabine se fût trouvée à ma portée, la rage m’aurait peut-être fait commettre une lâcheté. Le noir répéta le refrain d’Oua-Nassé, planta son drapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous, et s’engloutit dans les flots du fleuve. Un regret s’éleva en moi, car je crus qu’il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur nos colonnes d’énormes quartiers de rochers ; une grêle de balles et de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de ne pouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés, écrasés par les rochers, criblés de balles ou percés de flèches. Une horrible confusion régnait dans l’armée. Soudain un bruit affreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière. Une scène extraordinaire s’y passait. Les dragons jaunes, extrêmement maltraités par les masses que les rebelles poussaient du haut des montagnes, avaient conçu l’idée de se réfugier, pour y échapper, sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert.

Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d’ailleurs ingénieux…

Ici le narrateur fut soudainement interrompu.