Bug-Jargal/éd. 1876/36

Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 54-55).

XXXVI

Cependant l’heure de l’almuerzo[1] de Biassou était venue. On apporta devant le mariscal de campo de Su Magestad Catolica une grande écaille de tortue dans laquelle fumait une espèce d’olla podrida, abondamment assaisonnée de tranches de lard, où la chair de tortue remplaçait le carnero[2], et la patate les garganzas[3]. Un énorme chou caraïbe flottait à la surface de ce puchero. Des deux côtés de l’écaille, qui servait à la fois de marmite et de soupière, étaient deux coupes d’écorce de coco pleines de raisins secs, de sandias[4], d’ignames et de figues : c’était le postre[5]. Un pain de maïs et une outre de vin goudronné complétaient l’appareil du festin. Biassou tira de sa poche quelques gousses d’ail et en frotta lui-même le pain ; puis, sans même faire enlever le cadavre palpitant couché devant ses yeux, il se mit à manger, et invita Rigaud à en faire autant. L’appétit de Biassou avait quelque chose d’effrayant.

L’obi ne partagea point leur repas. Je compris que, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afin de faire croire aux nègres qu’il était d’une essence surnaturelle et qu’il vivait sans nourriture.

Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aide de camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent à défiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rouge passèrent les premiers ; ils étaient environ quatre mille, divisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés, comme je l’ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Ces noirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, des haches et des sabres : un grand nombre d’entre eux avaient des arcs, des flèches et des zagaies, qu’ils s’étaient forgés à défaut d’autres armes. Ils n’avaient point de drapeau, et marchaient en silence d’un air consterné.

En voyant défiler cette horde, Biassou se pencha à l’oreille de Rigaud, et lui dit en français :

« Quand donc la mitraille de Blanchelande et de Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits du Morne-Rouge ? Je les hais : ce sont presque tous des congos ! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat ; ils suivent l’exemple de leur chef imbécile, de leur idole Bug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et le magnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud ? vous ne le connaîtrez jamais, je l’espère. Les blancs l’ont fait prisonnier, et ils me délivreront de lui comme ils m’ont délivré de Bouckmann.

— À propos de Bouckmann, répondit Rigaud, voici les noirs marrons de Macaya qui passent et je vois dans leurs rangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncer la mort de Bouckmann. Savez-vous bien que cet homme pourrait détruire tout l’effet des prophéties de l’obi sur la fin de ce chef, s’il disait qu’on l’a arrêté pendant une demi-heure aux avant-postes, et qu’il m’avait confié sa nouvelle avant l’instant où vous l’avez fait appeler ?

Diabolo ! dit Biassou, vous avez raison, mon cher ; il faut fermer la bouche à cet homme-là. Attendez ! »

Alors, élevant la voix :

« Macaya ? » cria-t-il.

Ce chef des nègres marrons s’approcha, et présenta son tromblon au col évasé en signe de respect.

« Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou, ce noir que j’y vois là-bas, et qui ne doit pas en faire partie. »

C’était le messager de Jean-François. Macaya l’amena au généralissime, dont le visage prit subitement cette expression de colère qu’il savait si bien simuler.

« Qui es-tu ? demanda-t-il au nègre interdit.

— Notre général, je suis un noir.

Caramba ! je le vois bien ! Mais comment t’appelles-tu ?

— Mon nom de guerre est Vavelan ; mon patron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dont la fête viendra le vingtième jour avant la Nativité de Notre-Seigneur… »

Biassou l’interrompit :

« De quel front oses-tu te présenter à la parade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs, avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes pieds couverts de boue ?

— Notre général, répondit le noir, ce n’est pas ma faute : j’ai été chargé par le grand amiral Jean-François de vous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais Bouckmann ; et si mes vêtements sont déchirés, si mes pieds sont sales, c’est que j’ai couru à perdre haleine pour vous l’apporter plus tôt ; mais on m’a retenu au camp, et… »

Biassou fronça le sourcil.

« Il ne s’agit point de cela, gavacho ! mais de ton audace d’assister à la revue dans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre et martyr, ton patron. Va te faire fusiller ! »

Recommande ton âme à saint Sabas.
Recommande ton âme à saint Sabas.

Ici j’eus encore une nouvelle preuve du pouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L’infortuné, chargé d’aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas un murmure ; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine, salua trois fois son juge impitoyable, et, après s’être agenouillé devant l’obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, il sortit de la grotte. Quelques minutes après une détonation de mousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu !

Le chef, débarrassé de toute inquiétude, se tourna alors vers Rigaud, l’œil étincelant de plaisir et avec un ricanement de triomphe qui semblait dire : « Admirez[6]! »

  1. Déjeuner.
  2. L’agneau.
  3. Les pois chiches.
  4. Melons d’eau.
  5. Dessert.
  6. Toussaint-Louverture, qui s’était formé à l’école de Biassou, et qui, s’il ne lui était pas supérieur en habileté, était du moins fort loin de l’égaler en perfidie et en cruauté, Toussaint-Louverture a donné plus tard le spectacle du même pouvoir sur les nègres fanatisés. Ce chef, issu, dit-on, d’une race royale africaine, avait reçu, comme Biassou, quelque instruction grossière, à laquelle il ajoutait du génie. Il s’était dressé une façon de trône républicain à Saint-Domingue dans le même temps où Bonaparte se fondait en France une monarchie sur la victoire. Toussaint admirait naïvement le premier consul ; mais le premier consul, ne voyant dans Toussaint qu’un parodiste gênant de sa fortune, repoussa toujours dédaigneusement toute correspondance avec l’esclave affranchi qui osait lui écrire : Au premier des blancs le premier des noirs.