Bug-Jargal/éd. 1876/35

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 52-54).

XXXV

Cette scène, dans laquelle je m’attendais à jouer bientôt mon rôle, m’avait glacé d’horreur. Le vengeur de l’humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d’un œil impassible. Quand ce fut fini, il se tourna vers ses pages épouvantés :

« Apportez-moi d’autre tabac, » dit-il, et il se remit à mâcher paisiblement.

L’obi et Rigaud étaient immobiles, et les nègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l’horrible spectacle que leur chef venait de leur donner.

Il restait cependant encore un blanc à poignarder, c’était moi : mon tour était venu. Je jetai un regard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fit pitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient ; un mouvement convulsif, dont tremblaient tous ses membres, le faisait chanceler ; sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, sur son front pour en essuyer les traces de sang, et il regardait d’un air insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagards ne se détachaient pas de sa victime.

J’attendais le moment où il achèverait sa tâche par ma mort. J’étais dans une position singulière avec cet homme : il avait déjà failli me tuer pour me prouver qu’il était blanc ; il allait maintenant m’assassiner pour démontrer qu’il était mulâtre.

« Allons, lui dit Biassou, c’est bien, je suis content de toi, l’ami ! » Il jeta un coup d’œil sur moi, et ajouta : « Je te fais grâce de l’autre. Va-t’en. Nous te déclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notre armée. »

À ces paroles du chef, un nègre sortit des rangs, s’inclina trois fois devant Biassou, et s’écria en son jargon que je traduirai en français pour vous en faciliter l’intelligence :

« Et moi, mon général ?

— Eh bien, toi ! que veux-tu dire ? demanda Biassou.

— Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mon général ? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l’avancement à ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître des nôtres. Est-ce que vous ne m’en donnerez pas aussi, à moi qui suis un bon noir ? »

Cette requête inattendue parut embarrasser Biassou, et le chef du rassemblement des Cayes lui dit en français :

« On ne peut le satisfaire, tâchez d’éluder sa demande.

— Te donner de l’avancement ? dit alors Biassou au bon noir ; je ne demande pas mieux. Quel grade désires-tu ?

— Je voudrais être oficial[2].

— Officier ! reprit le généralissime, eh bien ! quels sont tes titres pour obtenir l’épaulette ?

— C’est moi, répondit le noir avec emphase, qui ai mis le feu à l’habitation Lagoscette, dès les premiers jours d’août. C’est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, et porté la tête de son raffineur au bout d’une pique. J’ai égorgé dix femmes blanches et sept petits enfants ; l’un d’entre eux a même servi d’enseigne aux braves noirs de Bouckmann. Plus tard, j’ai brûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet, que j’avais fermée à double tour avant de l’incendier. Mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j’ai failli moi-même être fusillé. J’ai brûlé trois plantations de café, six plantations d’indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre ; j’ai tué mon maître, M. Noë, et sa mère…

— Épargne-nous tes états de services, dit Rigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, mais qui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme du brigandage.

— Je pourrais en citer encore bien d’autres, repartit le nègre avec orgueil ; mais vous trouvez sans doute que cela suffit pour mériter le grade d’oficial, et pour porter une épaulette d’or sur ma veste, comme nos camarades que voilà. »

Il montrait les aides de camp et l’état-major de Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis il adressa gravement ces paroles au nègre :

« Je serais charmé de t’accorder un grade ; je suis satisfait de tes services ; mais il faut encore autre chose. Sais-tu le latin ? »

Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, et dit :

« Plaît-il, mon général ?

— Eh bien oui, reprit vivement Biassou, sais-tu le latin ?

— Le… latin ?… répéta le noir stupéfait.

— Oui. oui, oui, le latin ! sais-tu le latin ? » poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard sur lequel était écrit le verset du psaume : In exitu Israël de Ægypto, il ajouta : « Explique-nous ce que veulent dire ces mots. »

Le noir, au comble de la surprise, restait immobile et muet, et froissait machinalement le pagne de son caleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général au drapeau et du drapeau au général.

« Allons, répondras-tu ? » dit Biassou avec impatience.

Le noir, après s’être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés :

« Je ne sais pas ce que veut dire le général. »

Le visage de Biassou prit une subite expression de colère et d’indignation.

« Comment ! misérable drôle ! s’écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin !

— Mais, mon général… balbutia le nègre, confus et tremblant.

— Tais-toi ! reprit Biassou, dont l’emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je te fasse fusiller sur l’heure pour ta présomption. Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin ? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur ce drapeau, je vais te l’expliquer : In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Ægypto, ne peut être nommé officier. N’est-ce point cela, monsieur le chapelain ? »

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua :

« Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l’armée, et dont tu es jaloux, sait le latin. »

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

« N’est-il pas vrai, l’ami ? Prouvez à ce butor que vous en savez plus que lui. Que signifie… Dominus vobiscum ?  »

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu’il venait de commettre, la terreur le décida à l’obéissance. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d’épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l’explication enfantine :

« Dominus vobiscum… cela veut dire… Que le Seigneur soit avec vous !

Et cum spiritu tuo ! ajouta solennellement le mystérieux obi.

Amen, » dit Biassou. Puis, reprenant son accent irrité, et mêlant à son couroux simulé quelques phrases de mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre les noirs de la science de leur chef : « Rentre le dernier dans ton rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursum corda ! Ne t’avise plus à l’avenir de prétendre monter au rang de tes chefs, qui savent le latin, orate fratres, ou je te fais pendre ! bonus, bona, bonum !  »

Le nègre, émerveillé et terrifié tout ensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête, au milieu des huées générales de tous ses camarades, qui s’indignaient de ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeux d’admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène, qui acheva cependant de m’inspirer une haute idée de l’habileté de Biassou. Le moyen ridicule qu’il venait d’employer avec tant de succès[3] pour déconcerter les ambitions toujours si exigeantes dans une bande de rebelles, me donnait à la fois la mesure de la stupidité des nègres et de l’adresse de leur chef.

  1. Chapitre xxxv, p. 54, ligne 21, à corriger : "courroux" à la place de "couroux".
  2. Officier.
  3. Toussaint-Louverture s’est servi plus tard du même expédient avec le même avantage.