Brumes de fjords/La Sirène muette

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Sirène muette.

Brumes de fjordsLemerre. (p. 85-87).

LA SIRÈNE MUETTE


Au temps heureux où les roses de l’Hellade parfumaient l’Univers, les Sirènes chantèrent dans la nuit.

Elles chantèrent l’extase de la Mort, le charme d’une agonie voluptueuse et la fraîcheur du repos sous les ondes apaisées.

Mais, soudain, elles se turent en pâlissant, car la plus belle des Sirènes ne chantait plus.

Elle pleurait, — et ses larmes avaient la transparence glauque des flots de la mer.

Et ses sœurs immortelles lui demandèrent avec effroi :

« Ô Douceur de nos chants, pourquoi rester silencieuse au milieu des harmonies ? »

Elle scanda ces lentes paroles :

« Cette nuit, j’ai vu mourir Psapphâ de Lesbôs. Elle est venue sangloter sur le rocher de Leucade la douleur et l’effroi de son dernier amour.

« Et, parfois, elle chantait d’une voix étrange. Le vent du large emportait ses paroles. Je l’entendis murmurer ardemment :

« Atthis, je t’ai aimée autrefois… »

« Et ce fut un grand silence…

« Puis des noms sonores et doux s’égrenèrent sur ses lèvres :

« Gorgô, Anactoria, Dica, Andromèda… »

« Elle évoqua des chevelures et des parfums, des reflets et des échos, des frissons d’étoffes et des rayons d’étoiles, des sourires et des paroles, des aveux de vierges et des effluves de roses, tout l’incomparable passé.

« Elle s’enivra d’anciennes souffrances.

« Elle savoura les anciennes tristesses.

« Et, inclinée vers la mer, elle offrit à l’Aphroditâ cruelle et consolante sa dernière lamentation :

« Immortelle Aphroditâ, fille de Zeus, tisseuse de ruses, toi dont le trône est de mille couleurs, je te supplie de ne pas briser mon âme dans la détresse et dans l’angoisse, ô Souveraine ! »

« Car, même au désespoir suprême, elle ne pouvait maudire la Déesse qui lui versa jadis tant d’amères félicités.

« Elle s’est jetée éperdûment dans la mer, et je vis la pâleur lointaine de son corps emportée par les vagues…

« Et c’est pourquoi, ô mes sœurs, je ne chanterai plus… »

Elle pleura, et ses larmes avaient la transparence glauque des flots de la mer.