Bourses de voyage (1903)/Partie 2/XIV

Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XIV
Au terme du voyage.

Le steamer Victoria, après avoir quitté la Dominique à destination de Liverpool, se trouvait à trois cent cinquante milles dans le sud-est des Antilles, lorsque les hommes de quart aperçurent le canot de l’Alert.

Le capitaine John Davis, aussitôt prévenu, donna l’ordre de se diriger sur cette embarcation. Était-elle abandonnée ou contenait-elle quelques malheureux échappés à un naufrage ? …

Au moment où Louis Clodion avait poussé ce cri : navire ! Wil Mitz et deux ou trois autres s’étaient relevés et tendaient les bras vers le bâtiment en vue.

Les plus valides retrouvèrent alors quelque force, et le capitaine du Victoria n’eut pas à envoyer une embarcation pour les recueillir. Will Mitz et Louis Clodion aux avirons, Tony Renault à la barre, le canot ne tarda pas à ranger le flanc du steamer. On lança une amarre, l’échelle fut déployée. Cinq minutes après, tous les passagers de l’Alert étaient à bord du Victoria, où les attendaient l’accueil le plus bienveillant et aussi les soins dont ils avaient si grand besoin.

Les voilà donc sauvés, les pensionnaires d’Antilian School, les boursiers de Mrs Kethlen Seymour, et avec eux M. Horatio Patterson, et aussi ce courageux Will Mitz, auquel tous devaient leur salut !

Louis Clodion fit le récit de ce qui s’était passé depuis le départ de la Barbade. Le capitaine du Victoria apprit dans quelles conditions s’effectua la première traversée, alors que l’Alert était entre les mains d’Harrv Markel et de sa bande, puis le voyage d’exploration à travers les Antilles, puis comment Will Mitz découvrit les dessins de ces misérables, comment ses jeunes compagnons et lui avaient dû fuir le navire en flammes, et enfin ce que venait d’être la navigation du canot pendant ces derniers jours.

Ainsi l’Alert, que l’on croyait, à cette date, aux deux tiers de son voyage de retour, s’était englouti dans les profondeurs de l’Atlantique avec les pirates de l’Halifax, les fugitifs de la prison de Queenstown !

Et alors, au nom de ses camarades, la voix profondément émue, Louis Clodion remercia Will Mitz de tout ce que ce vaillant marin avait fait pour eux. En le pressant dans leurs bras, tous pleuraient de joie et de reconnaissance.

Le Victoria était un charbonnier de deux mille cinq cents tonneaux de jauge, qui, après avoir porté un chargement de houille à la Dominique, retournait sur lest précisément à Liverpool. Les passagers de l’Alert seraient donc ramenés directement en Angleterre. Or, comme le Victoria enlevait ses quinze milles à l’heure, le retour de M. Horatio Patterson et des jeunes lauréats ne serait même pas retardé d’une semaine.

Il va sans dire que, dès cette première journée, grâce aux soins dont ils furent l’objet, aucun d’eux ne se ressentait des fatigues morales et physiques, des terribles épreuves par lesquelles ils avaient passé. Cela reculait déjà dans leurs souvenirs. Ils étaient tous à cette satisfaction, à cet immense bonheur d’en avoir fini avec les périls de la seconde traversée et les souffrances qu’ils avaient subies à bord du canot au milieu de l’Atlantique.

Quant à M. Patterson, en achevant une longue et intéressante conversation avec le capitaine du Victoria, dans laquelle s’entremêlèrent la figure de deux monstres, Harry Markel et le serpent de la Martinique, il s’exprima en ces termes :

« Décidément, capitaine, on a toujours raison de prendre des précautions les plus minutieuses avant de se mettre en voyage !… Suave mari magno, il est doux, comme l’a dit Lucrèce, il est doux, lorsque la mer est agitée, de se rappeler qu’on a fait son devoir ! … Que serait-il arrivé si j’eusse disparu dans les profondeurs de l’Océan… si je n’étais pas revenu au port… Si, pendant de longues années, on eût été sans nouvelles de l’économe d’Antilian School ?… Il est vrai, Mrs Patterson aurait pu profiter des suprêmes dispositions que j’avais cru devoir prendre !… Mais, grâce à Dieu, je vais être de retour à temps, et il n’y aura pas lieu d’y donner suite !… Finis coronat opus ! »

Probablement, le capitaine du Victoria ne comprit pas ce que le mentor lui disait ni en latin ni même en sa langue à propos de Mrs Patterson ; mais il n’insista pas et ne put que féliciter son nouveau passager d’avoir triomphé de tant de périls.

On le voit, M. Patterson avait repris toute possession de lui-même, toute liberté d’esprit. Et, alors, lui revint à la mémoire la fameuse citation latine qu’il n’était pas encore parvenu à traduire. D’ailleurs, Tony Renault n’entendait pas lui en faire grâce et, le lendemain, devant ses camarades :

« Eh bien, Monsieur Patterson, et cette traduction ? … demanda-t-il.

— De votre phrase latine ?

— Oui.

Letorum rosam angelum ?…

— Non… non… rectifia Tony Renault, rosam angelum letorum

— Ah ! qu’importe l’ordre de ces mots ?…

— Il importe, au contraire, monsieur Patterson !

— Voici qui est plaisant !

— C’est comme cela !… Et vous n’avez pas trouvé ?…

— J’ai trouvé que cela ne signifiait rien du tout…

— Erreur ! Il est vrai, j’ai oublié de vous prévenir que cette phrase ne peut se traduire qu’en français…

— Me direz-vous enfin ?…

— Oui… quand nous serons en vue de la côte anglaise ! »

Et, les jours suivants, c’est en vain que M. Patterson tourna et retourna ces mots vraiment cabalistiques ! Un latiniste comme lui, pris au dépourvu !

Aussi, très ennuyé, très vexé, dès que le cri : Terre ! retentit à bord, mit-il Tony Renault en demeure de s’expliquer.

« Rien de plus simple, répondit le jeune loustic d’Antilian School.

— Eh bien ?…

Rosam angelum letorum signifie exactement en bon français : Rose a mangé l’omelette au rhum ! »

M. Patterson ne comprit pas tout d’abord, mais, quand il eut compris, il sursauta comme s’il venait de recevoir une décharge électrique, puis se voila la face en signe d’horreur.

Bref, après une heureuse traversée, à la date du 22 octobre, le Victoria donnait dans le canal de Saint-Georges, et le soir même, il s’amarrait à son appontement des docks de Liverpool.

Des dépêches furent aussitôt lancées au directeur d’Antilian School et aux familles des jeunes pensionnaires, annonçant leur retour.

Dès le soir, les journaux relataient les faits dont l’Alert avait été le théâtre, et racontaient dans quelles conditions M. Horatio Patterson et les jeunes lauréats venaient d’être rapatriés en Angleterre.

Cette histoire eut un retentissement considérable. L’émotion fut grande lorsqu’on apprit les détails de ce drame qui avait débuté dans la baie de Cork par le massacre du capitaine Paxton et de son équipage, et dont le dénouement s’était accompli en plein Océan avec l’engloutissement d’Harry Markel et de toute sa bande.

En même temps, par les soins de M. Ardagh, Mrs Kethlen Sevmour était informée de ces événements. On imagine sans peine ce que dut être l’émotion de cette excellente et généreuse dame !… Que serait-il arrivé si elle n’avait eu la pensée d’assurer le passage de Will Mitz à bord de l’Alert !… Et quelle reconnaissance elle témoigna à ce brave marin devenu le héros du jour !… Maintenant, à Liverpool, Will Mitz n’avait plus qu’à attendre son embarquement comme second maître sur l’Élisa Warden.

Après avoir renouvelé au capitaine du Victoria les remerciements que méritait sa conduite, M. Horatio Patterson et les pensionnaires prirent un train de nuit. Le lendemain ils rentraient à Antilian School.

À cette date, les vacances étant achevées, on se figure quel accueil les voyageurs reçurent, après les péripéties d’un ici voyage ! Il fallut en connaître tous les détails et, assurément, l’on en parlerait longtemps encore, toujours peut-être, pendant les heures de récréations. Malgré tant de dangers auxquels avaient échappé les passagers de l’Alert, combien de leurs camarades regrettèrent de ne point les avoir partagés ! Et, nul doute à cet égard, si quelque nouveau concours s’ouvrait pour l’obtention de bourses de voyage, les concurrents ne manqueraient pas !

Il est vrai, tout portait à croire qu’il ne se rencontrerait pas une autre bande de pirates pour s’emparer du navire affecté au transport des jeunes lauréats.

Cependant, tous devaient avoir hâte de revoir leurs familles qui les attendaient avec tant d’impatience, — et à quoi avait-il tenu qu’ils ne fussent jamais revenus de ce voyage aux Antilles !

Aussi, à l’exception d’Hubert Perkins, dont les parents habitaient Antigoa, de Roger Hinsdale, dont la famille habitait Londres, John Howard, Louis Clodion, Tony Renault, Niels Harboe, Axel Wickborn, Albertus Leuwen, Magnus Anders, partirent immédiatement pour Manchester, Paris, Mantes, Copenhague, Rotterdam, Gottenbourg, désireux d’y passer quelques jours avant de revenir à Antilian School.

Cette histoire ne serait pas achevée de tous points si elle ne rappelait une dernière fois l’attention sur M. Horatio Patterson.

Il va sans dire qu’au moment où les deux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre, la scène fut des plus touchantes. Non ! Mrs Patterson ne pouvait s’imaginer que son mari, cet homme si rangé, si méthodique, si en dehors de toutes les éventualités fâcheuses de la vie, eût été exposé à de tels dangers et s’en fût tiré avec tant de bonheur ! Mais ce que se disait cet excellent homme, c’est qu’il ne se risquerait plus jamais à braver les périls d’une traversée ! Il n’en sortirait peut-être pas si heureusement, non bis in idem, et Mrs Patterson admit sans conteste cet axiome de jurisprudence.

Lorsque M. Patterson déposa entre les mains de Mrs Patterson la prime de sept cents livres touchée à la Barbade, il ne put que lui exprimer son vif regret de n’y pas joindre le fameux trigonocéphale, présentement englouti dans les sombres abîmes de l’océan Atlantique. Quel bon effet ce serpent eût produit, sinon dans le salon de l’économat, du moins dans le cabinet d’histoire naturelle d’Antilian School !…

Et alors M. Patterson d’ajouter :

« Il ne nous reste plus maintenant qu’à prévenir le révérend Finbook, de la paroisse d’Oxford-street… »

Mrs Patterson ne put réprimer un sourire, et dit simplement :

« C’est inutile, mon ami…

— Comment… inutile ! » s’écria M. Patterson au comble de la surprise, et aussi de la stupéfaction.

Ceci demande une explication, la voici :

Par excès de précaution et dans sa fantastique manie d’ordre poussé à l’extrême en toutes choses, le méticuleux économe d’Antilian School, ne trouvant pas son testament suffisant pour régler ses affaires, avait imaginé de divorcer avant son départ. De cette façon, en cas que l’on fût sans nouvelles de lui, et même s’il ne devait jamais revenir, Mrs Patterson n’aurait pas à attendre des années et des années pour se trouver libérée de toute tutelle, comme il est arrivé à des femmes de grands voyageurs dans d’aussi tristes circonstances. M. Patterson ne pouvait se faire à l’idée que, pendant son absence, sa succession ne serait point immédiatement réglée comme il convient pour des choses qui doivent être conduites avec ordre et méthode, et que la chère compagne de sa vie, pour récompense de sa fidélité et de son affection, ne fût pas en mesure de disposer d’elle-même et de sa petite fortune comme il convient à une veuve.

Si les idées de M. Patterson étaient trop profondément enracinées pour qu’on songeât à lui opposer n’importe quelle bonne raison, sa digne épouse avait, elle aussi, ses principes bien arrêtés, si bien arrêtés qu’elle n’accepterait jamais un divorce, même dans ces conditions. Mais, en même temps que l’économe était très entêté, il était distrait prodigieusement — on a pu s’en rendre compte au cours de ce récit — et c’est sur cela que comptait Mrs Patterson pour que tout s’arrangeât selon son désir. D’accord avec un solicitor, vieil ami, un conseiller d’Antilian School et des deux époux, elle avait feint de se prêter à toute espèce de démarche. Or, dans l’émotion bien légitime que lui causait cet acte, ainsi que l’avait bien prévu Mrs Patterson, son mari ne s’était aperçu de rien.

« Non… monsieur Patterson, je n’avais point signé… Nous n’avons jamais été désunis par le divorce… et notre contrat est resté et restera ce qu’il était…

Ne varietur ! » répondit Horatio Patterson, en serrant tendrement dans ses bras Mrs Patterson.

Jules Verne.
FIN.