Bourses de voyage (1903)/Partie 2/XIII

Bourses de voyage
Deuxième partie
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XIII
À l’aventure.

Il ne s’agissait plus, cette fois, d’accoster un bâtiment à quelques encablures, ni même à quelques milles au large. C’était un navire en proie à l’incendie qu’il fallait abandonner. C’était à la surface d’une mer déserte, avec l’incertain espoir d’être rencontré sur ces parages, qu’une frêle embarcation allait s’exposer à tant de périls !

Tandis que Will Mitz, faisant en toute hâte ses préparatifs de départ, s’occupait de déhaler le dernier canot du bord, que se passait-il dans la cale ?…

Des rugissements de damnés éclataient sous le pont. Des coups incessants ébranlaient les panneaux et le capot du poste. Et qui sait si les prisonniers ne finiraient pas par les forcer, si à travers quelque trou de la coque ils ne parviendraient pas à la mer pour remonter sur le pont ?…

Quant à la cause de cet incendie, l’hypothèse la plus probable était qu’un baril d’alcool s’étant brisé, son contenu avait été enflammé par l’imprudence d’un Morden ou de tout autre, n’ayant plus conscience de ses actes. À présent, le foyer s’étendait à toute la cale depuis l’avant jusqu’à la cloison qui séparait l’arrière. En admettant même que le feu s’arrêtât à cette cloison, le navire n’en périrait pas moins, et il n’en resterait bientôt plus que quelques épaves à la surface de la mer.

Dès que le canot déhalé de ses palans fut amarré le long du bord, Will Mitz fit embarquer tout ce qui serait nécessaire à une navigation, longue peut-être. Louis Clodion et Albert Leuwen y ayant pris place, on leur passa deux caisses de conserves et de biscuits de la cambuse, un dernier fût d’alcool, deux barils d’eau douce, un fourneau portatif, deux sacs de charbon, une petite provision de thé, quelques armes, quelques munitions, puis divers instruments de cuisine et d’office.

En même temps, Tony Renault et les autres envoyaient le gréement du canot, un mât avec sa drisse, une voile avec sa vergue, le foc de l’avant, quatre avirons, le gouvernail, une boussole et la carte générale des Antilles. Il y joignit plusieurs lignes aussi, car il serait peut-être nécessaire de demander à la pêche un supplément de nourriture.

M. Patterson fut le premier à descendre dans l’embarcation. Ce pauvre homme, dont tant d’épreuves avaient brisé le ressort, ne songeait plus ni à son trigonocéphale destiné à périr dans les flammes, ni à ces mots intraduisibles de la citation latine !… Il ne s’inquiétait que d’avoir à courir la mer sur ce canot, dans lequel Will Mitz jeta des vêtements de rechange, des capotes cirées, des couvertures, et un prélart qui permettrait d’établir un taud.

Ces préparatifs furent achevés en un quart d’heure, tandis que les hurlements redoublaient à travers les flammes qui commençaient à dévorer le gréement et la mâture.

Et, à chaque instant, on craignait de voir surgir quelque échappé de la cale en feu, spectre à demi brûlé au milieu des mugissements de cette fournaise…

Il n’était que temps d’abandonner l’Alert. Rien n’avait été oublié, et Will Mitz allait embarquer à son tour, lorsque Niels Harboe de dire :

« Et l’argent ?…

— Oui, répondit Will Mitz, cet argent c’est celui de notre bienfaitrice… Il faut le sauver, ou il sera perdu avec ce navire dont il ne restera plus rien !…

Et, rentrant dans le carré, il prit l’argent déposé dans la cabine du mentor, revint sur le pont, enjamba les bastingages, et, le pied dans le canot, dit :

« Pousse ! »

L’amarre larguée, l’embarcation s’éloigna dans la direction de l’ouest.

À ce moment, une explosion se produisit sous la pression de l’air portée à une haute température dans la cale du navire. Elle fut si violente que le mât de misaine, soulevé de son emplanture, s’abattit sur bâbord avec tout le phare de l’avant. En même temps, l’Alert se coucha sous la secousse pour se relever aussitôt, et l’eau, qui aurait noyé l’incendie, ne pénétra pas à l’intérieur.

Aucun des compagnons d’Harry Markel ne parut sur le pont. Ou ils étaient asphyxiés, ou ils n’avaient encore pu se frayer passage à travers la fumée et les flammes.

Il était alors cinq heures et demie du soir. Le vent assez régulier permettait d’installer la voile du canot, quitte à l’amener s’il venait à fraîchir. Tony Renault et Magnus Anders la hissèrent ainsi que le foc. Will Mitz à la barre, les avirons furent dégagés de leurs tolets et rentrés en dedans. Afin d’obtenir toute la vitesse possible sans compromettre la sécurité, on donna un peu de mou à l’écoute, et ce fut grand largue que l’embarcation glissa à la surface de la mer.

Will Mitz n’était pas à un demi-mille, lorsque les deux autres mâts de l’Alert s’abattirent, après que les haubans et les galhaubans eurent pris feu. Le navire, rasé comme un ponton, gîté cette fois sur bâbord, ne se redressa pas. Puis, peu à peu, l’eau l’envahit, par-dessus les bastingages. Quelques hommes se montrèrent sur son flanc, — entre autres Harry Markel. Le misérable jeta un dernier cri de colère en voyant le canot si loin déjà qu’il serait impossible de le rejoindre.

Enfin, l’Alert, coulant à pic, disparut dans l’abîme. Dieu avait fait justice de ces pirates de l’Halifax échappés à la justice humaine. Du navire, il ne restait que d’informes débris de mâture flottant à la dérive.

En voyant sombrer l’Alert, les jeunes passagers ne purent se défendre d’une profonde émotion, et des larmes mouillèrent leurs yeux.

Cependant, si, depuis une douzaine d’heures, la tempête avait cessé, cette situation n’en était pas moins effrayante.

L’embarcation, qui mesurait trente pieds de l’étrave à l’étambot, sur cinq pieds de largeur, était suffisante pour onze passagers.

Mais, n’étant pas pontée, elle n’offrait aucun abri contre la pluie ou le vent et risquait d’emplir au premier coup de mer.

Toutefois, entre le pied du mât et l’étrave, Will Mitz installa le prélart qui, tendu d’un bord à l’autre, et soutenu au moyen d’espars, forma une sorte de taud sous lequel trois personnes trouveraient place.

En même temps, Louis Clodion et Roger Hinsdale prirent la précaution d’abriter la boussole, les caisses de biscuits et de conserves au fond du canot.

Quant aux provisions embarquées, elles devaient durer une dizaine de jours, sans compter ce que donnerait la pêche. Pour l’eau douce, sans compter non plus ce que donnerait la pluie, en la ménageant, il y en avait pour une semaine.

Dans ce délai, avoir rallié une terre quelconque, soit aux Antilles, soit aux Bermudes, était-il permis de l’espérer ?…

Non, assurément. L’Alert avait dû être rejeté très au large et plutôt dans le sud-est, ce qui l’écartait des Bermudes. Aussi, Will Mitz chercherait-il à gagner soit une des îles de l’Antilie, soit une des côtes américaines du Brésil, du Venezuela ou des Guyanes.

Mais c’était plutôt sur la rencontre d’un navire qu’il fondait quelque espoir de salut.

Telle était la situation dans cette soirée du 26 septembre. La nuit approchait, et l’obscurité serait bientôt complète. Au coucher du soleil, l’aspect de l’horizon n’avait point paru mauvais, plutôt embrumé de vapeurs que chargé de nuages à l’est comme à l’ouest. La mer tombait graduellement, les lames se balançaient en longues houles. Le souffle des alizés continuait à se faire sentir, ce qui permettait de conserver la voile. Pour éclairer la route, il ne fallait pas compter sur la lune, qui était nouvelle ; mais, entre nombre d’étoiles, la polaire brillerait dans le nord à quelques degrés de l’horizon.

Tout d’abord, Louis Clodion et ses camarades avaient offert de se mettre aux avirons, en se relayant d’heure en heure. Will Mitz leur fit observer que ce surcroît de fatigue ne s’imposait pas, et mieux valait ménager ses forces.

« La brise est régulière, dit-il, et semble devoir se tenir. Il sera temps de nager si le calme revient, ou s’il faut forcer de vitesse pour atteindre un navire…

— Will, demanda Roger Hinsdale, à quelle distance pensez-vous que soit la terre la plus rapprochée ?…

— À quatre cents milles au moins…

— Et que pourrait faire notre canot avec une brise moyenne ?… ajouta Louis Clodion.

— À peu près une soixantaine de milles par vingt-quatre heures.

— Nous aurions donc à naviguer pendant sept à huit jours ?… dit Albertus Leuwen.

— Oui, répondit Will Mitz, à moins que, d’ici là, nous n’ayons trouvé refuge à bord d’un bâtiment… »

Ce serait l’éventualité la plus heureuse, celle sur laquelle, sans doute, il aurait le plus à compter.

« En tout cas, Will, reprit Louis Clodion, ne nous ménagez pas… Nous sommes à votre disposition si la brise vient à mollir…

— Je le sais, mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz, et je ne désespère pas de nous sauver tous !… Mais il est inutile de se fatiguer sans nécessité… Étendez-vous sous le prélart ou au fond de l’embarcation, et dormez… S’il le faut, je vous réveillerai… La nuit sera tranquille, je pense…

— Vous ne voulez pas que l’un de nous reste à l’écoute de la voile ?… proposa Axel Wickborn.

— Cela n’est pas indispensable, monsieur Axel, et je suffirai à tout… Je vous le répète, si le vent obligeait à diminuer la voilure et à prendre les avirons, je vous appellerais… Croyez-moi, enveloppez-vous de vos couvertures, et dormez jusqu’au jour ! »

Les jeunes garçons firent ce que leur conseillait Will Mitz. Deux d’entre eux se glissèrent sous le taud auprès de M. Patterson ; les autres s’étendirent sur les bancs, et bientôt tous dormaient à bord.

Will Mitz, seul à l’arrière, tenait la barre d’une main, l’autre prête à mollir ou à raidir les écoutes de la voile et du foc. Un petit fanal, éclairant la boussole posée devant lui, lui indiquait si l’embarcation déviait de la route à suivre.

Ainsi s’écoulèrent de longues heures, sans que Will Mitz eût succombé un instant au sommeil. Trop de pensées agitaient son esprit, trop d’inquiétudes ! Soutenu par une inébranlable confiance en Dieu, il ne désespérait pas. Il était à l’arrière de ce canot, comme il était, l’autre nuit, sur la dunette de l’Alert, dirigeant l’un d’une main ferme, comme il avait dirigé l’autre. Mais, au lieu du solide navire qui portait ses jeunes compagnons et lui, ce n’était plus qu’une frêle embarcation, avec une réserve de vivres qu’une semaine épuiserait, qui allait les livrer à toutes les incertitudes de cette navigation, à tous les caprices, tous les dangers de la mer.

La brise persistait modérée et régulière, Will Mitz n’eut pas l’occasion de réveiller son petit inonde, et si, à plusieurs reprises, se relevant l’un ou l’autre, ils l’interrogeaient :

« Cela va bien… cela va bien », répondait-il.

Et, après un signe amical, allongés de nouveau sous leurs couvertures, ils s’abandonnaient au sommeil.

Dès l’aube, tous furent sur pied, même M. Patterson, qui se dégagea du taud et s’assit à l’avant.

Une belle journée s’annoncait. Le soleil se levait sur un horizon voilé de quelques brumes que ses premiers rayons ne tardèrent pas à dissiper. Des risées couraient à la surface de la mer, zébrée de petites lames qui clapotaient le long de l’embarcation.

En premier lieu, et suivant son habitude, Tony Renault, comme il le faisait à bord de l’Alert, s’occupa du déjeuner, thé qu’il fit chauffer sur le fourneau portatif, biscuit que l’on tira de l’une des caisses, puis quelques gouttes de brandy mêlées à l’eau douce.

Roger Hinsdale, s’adressant à Will Mitz, lui dit :

« Il faut dormir à votre tour… il le faut, si vous devez passer la nuit prochaine à la barre…

— Il le faut », ajouta Louis Clodion.

Will Mitz interrogea l’horizon du regard et, voyant la mer si calme, la brise si régulière :

« Je vais dormir deux heures », répondit-il.

Après avoir remis la barre à Magnus Anders et lui avoir donné quelques instructions, il alla s’étendre sous le taud.

Deux heures plus tard, ainsi qu’il l’avait dit, il reparut et vint à l’arrière. Dès qu’il se fut assuré que l’embarcation était en bonne route, il observa le ciel et la mer.

Les conditions atmosphériques n’avaient point changé. Le soleil montait vers la méridienne sur un ciel pur. La température aurait été insoutenable avec la réverbération des eaux si les fraîcheurs de la brise ne l’eussent adoucie.

Toutefois, si loin que la vue put s’étendre, on n’apercevait ni la silhouette blanche d’une voile, ni le panache noir d’une fumée. Les lorgnettes se promenèrent vainement sur tout l’immense périmètre.

D’ordinaire, à cette époque de l’année, les navires anglais, français, américains, allemands, fréquentent ces parages, limités au nord par l’archipel des Bermudes, à l’ouest par l’archipel des Indes Occidentales. Il est rare qu’une journée s’écoule sans que des bâtiments s’y croisent.

Aussi, Will Mitz se demandait-il si la tempête n’avait pas entraîné l’Alert plus au large qu’il ne le supposait, à une distance telle qu’elle ne pourrait être franchie en moins de deux ou trois semaines !… Et, bien avant même, les provisions seraient épuisées !… Il n’y aurait plus à compter que sur la pêche pour se procurer un peu de nourriture, et sur la pluie pour apaiser les tortures de la soif !…

Ces alarmantes réflexions, Will Mitz les gardait pour lui, affectant une confiance qu’il commençait à perdre.

La matinée s’acheva dans ces conditions que rien ne vint modifier. Une sorte de bonnette, maintenue par un tangoh, ayant été hissée, la vitesse du canot s’accrut sous l’allure du vent arrière.

Le second déjeuner, moins sommaire que le premier, se composa de biscuit, de viande sèche, de légumes conservés qu’il suffisait de faire réchauffer, et de thé pour boisson. M. Patterson, s’habituant à cette situation, mangea avec quelque appétit. Ses jeunes compagnons, eux, dévorèrent à belles dents, et le cœur de Will Mitz se serrait en songeant aux terribles éventualités de l’avenir, si la navigation se prolongeait…

L’après-midi, les lignes, mises à la traîne, rapportèrent divers poissons qui, bouillis dans l’eau de mer, augmentèrent le menu du dîner.

Puis, la nuit vint. Aucune voile n’avait été aperçue avant le coucher du soleil. Obligeant Louis Clodion et ses camarades à dormir comme la veille, Will Mitz resta au gouvernail jusqu’au jour.

Le lendemain, 28 septembre, le vent, qui avait légèrement molli entre le coucher et le lever du soleil, fraîchit à mesure que l’astre du jour montait vers le zénith. Dans la matinée, il fut nécessaire d’amener la bonnette. Avec la vitesse qui l’animait, le canot embarquait un peu d’eau par l’avant, et il devenait difficile d’éviter les embardées. Will Mitz, prévoyant le cas où il serait nécessaire de diminuer la voile, ne fit pas ses deux heures de sommeil.

Le vent paraissait d’autant mieux établi que le ciel, d’un bleu intense, était sans nuages. Bien que le soleil, depuis l’équinoxe, décrivît un arc diurne moins allongé, ses rayons obliques étaient d’une extrême ardeur. Aussi convenait-il de ménager l’eau douce, puisque seule la pluie permettrait de renouveler la provision à demi épuisée déjà. Il fallut se rationner, et chacun s’y soumit sans se plaindre.

Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, une fumée s’allongea vers le nord-est, et on eut l’espoir de rencontrer un navire. Cet espoir fut de courte durée. La silhouette d’un grand steamer apparut, mais à dix milles du canot. Il était impossible d’attirer son attention, et Will Mitz eut bientôt constaté qu’il ne croisait pas sa route.

En effet, une heure après, ce steamer avait dépassé l’embarcation, et on ne vit bientôt plus que les dernières volutes de sa fumée rabattues par la brise.

Avant le dîner, Tony Renault, Hubert Perkins et Albertus Leuwen prirent encore quelques poissons, qui furent accommodés comme la veille. D’ailleurs, il fallut aussi songer à économiser le charbon du fourneau.

Le lendemain, la navigation se poursuivit à peu près dans les mêmes conditions. Seulement, le vent ayant un peu halé le nord, on dut raidir les écoutes et marcher à l’allure du largue.

Ce n’est pas que la vitesse fût diminuée, mais le canot donnait parfois la bande, au point que son plat-bord rasait la surface de l’eau.

Will Mitz le soutenait avec la barre, rendant la main lorsqu’il menaçait de remplir, tandis que Tony Renault filait l’écoute de la voile.

Ce qui inquiétait Will Mitz, c’était que les appréhensions qu’il cherchait vainement à cacher commençaient à troubler ses jeunes compagnons.

Et, tout d’abord, M. Patterson, doué d’une moins grande endurance, parut ne pas devoir résister comme il l’avait fait jusqu’alors. Ce n’était pas qu’il fût abattu par le mal de mer, non ! Des accès de fièvre l’accablaient, accompagnés d’une soif brûlante. Et, pour l’apaiser, chacun lui eût volontiers abandonné sa part d’eau douce, bien réduite déjà. S’il s’affaiblissait encore, si le délire le prenait, — et parfois s’échappaient de sa bouche des paroles incohérentes, — que faire pour lui ?…

En outre, Axel Wickborn et Hubert Perkins furent en proie à de telles faiblesses qu’ils ne pouvaient demeurer sur les bancs. Leur figure pâlie, leurs yeux caves, leur regard incertain indiquaient qu’ils étaient à bout de forces, et il fallut les étendre près de M. Patterson

La nuit du 29 au 30 septembre accrut encore les anxiétés de Will Mitz. Roger Hinsdale, Tony Renault, Magnus Anders, qui avaient montré jusqu’ici le plus d’énergie, les durent partager. Et, pour comble de malchance, le vent, jusqu’alors favorable à la marche du canot, marqua une tendance à mollir.

Voilà ce qu’il y avait de plus à redouter, ces calmes dont on ne prévoit pas la fin. Avec de nouveaux retards, les provisions qui diminuaient chaque jour, et l’eau douce qui serait bientôt réduite à quelques pintes, finiraient par manquer…

C’était le 26 au soir que l’embarcation avait abandonné l’Alert. Depuis quatre jours le canot errait à l’aventure sur cette mer toujours déserte. Et lorsque Louis Clodion demanda combien de milles il avait pu faire en direction de l’ouest :

« Cent cinquante, peut-être… répondit Will Mitz.

— Cent cinquante s’écria John Howard, et nous n’a percevons pas encore la terre…

— Est-ce qu’il n’y a plus de terre de ce côté ?… » murmura Niels Harboe.

Will Mitz ne sut que répondre. La terre était là, mais à quelle distance, impossible même de l’estimer !

En réalité, s’il y avait des vivres pour quelques jours encore, il ne restait d’eau douce que pour quarante-huit heures, à moins que la pluie ne vînt à tomber.

Et, précisément, la sérénité du ciel enlevait tout espoir à cet égard. Ce vent, qui avait halé le nord, n’amenait pas un seul nuage. Le canot avait dû dériver vers le sud, et ce n’était pas en cette direction que se rencontrerait la côte américaine, mais bien le vaste Océan ouvert jusqu’aux limites de la mer Antarctique !

D’ailleurs, dans la nuit du 3 au 4 octobre, la brise tomba peu à peu, et, au lever de l’aube, la voile battait sur le mât.

Quel regard désespéré les plus énergiques jetèrent sur cette immensité !

Will Mitz, lui-même, croisant les mains, ne put qu’adresser ce dernier appel à la Providence :

« Mon Dieu… mon Dieu !… prenez-nous en pitié ! »

Une journée encore se passa sans changement, et, sous cette chaleur torride, il fallait sans cesse se relayer aux avirons. Ils n’étaient plus que quatre qui pussent encore le faire, Louis Clodion, Tony Renault, John Howard, Magnus Anders. Leurs camarades, brisés par la fatigue, minés par la fièvre, gisaient au fond de l’embarcation, et l’eau potable allait leur manquer…

Will Mitz, cependant, conservait assez d’énergie pour encourager ses jeunes compagnons.

Il ne quittait la barre que pour prendre l’aviron à son tour. En vain espérait-il que le vent reviendrait ! Les rares nuages de l’horizon se dissipaient presque aussitôt. La voile ne battait plus, et, si on la laissait sur le mât, c’est qu’elle formait abri contre les brûlants rayons du soleil.

Cette situation ne pouvait se prolonger.

Pendant la nuit du 1er au 2 octobre, plusieurs de ces pauvres enfants eurent le délire. Ils criaient… Ils appelaient leur mère… Sans l’incessante surveillance de Will Mitz, ils se fussent jetés à la mer sous l’empire d’effroyables hallucinations…

Enfin le jour parut, et, pour quelques-uns, ne serait-ce pas celui qui terminerait leurs souffrances ?…

Soudain un cri se fit entendre, — un cri qui s’échappait des lèvres de Louis Clodion :

« Navire ! »