Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre V
CHAPITRE V
En Corée il n’y a pas de nomades, de semi-nomades, d’errants, pas de migrations. Le peuple est essentiellement sédentaire. Il faut faire cependant une exception pour les cent mille Coréens qui ont traversé les monts, et sont allés s’installer sous le protectorat des Russes dans les environs de Vladivostok, et sur quelques points en Mandchourie où ils ont trouvé des terres meilleures que celles de leurs montagnes du nord de la Péninsule. Ils se livrent principalement à la culture du « ginseng » (panax quinquefolium), la panacée universelle de la Corée, l’excitant, l’aphrodisiaque per excellence. D’une façon générale ils sont contents d’avoir changé de patrie : leurs maisons sont mieux construites, et le gouvernement russe les protège efficacement. À part ces émigrés, ni au Japon, ni en Chine, on ne peut citer une seule colonie.
Les Coréens pratiquent l’exogamie, c’est-à-dire qu’ils ne se marient pas entre consanguins. Ils sont monogames, et n’ont qu’une femme légitime ; mais ils peuvent avoir une ou plusieurs concubines logées séparément. C’est le type de la famille patriarcale, car le chef vit avec sa femme, son ou ses fils mariés, ses enfants et petits-enfants, ceux-ci entourant de respect leurs parents et grands-parents.
La parenté est bilatérale, c’est-à-dire établit des liens tant avec la famille du père qu’avec celle de la mère, comme cela se passe chez nous.
L’adoption est un usage très répandu en Corée, comme je l’ai dit à plusieurs reprises ; elle est motivée par la nécessité d’avoir un héritier mâle qui puisse faire les sacrifices rituels aux tablettes des ancêtres. La veuve a aussi le droit d’adoption.
Si l’enfant qu’un homme désire adopter lui est refusé par ses parents, il peut protester contre cet empêchement devant le président du bureau des cérémonies. Celui-ci examine le cas, et décide si l’adoption peut ou non se faire, même contre le gré des vrais parents.
Il suffit généralement qu’un Coréen décide publiquement devant ses amis ou sa famille, qu’il adopte tel ou tel garçon, ou tel homme, pour que l’adoption soit valable, sans enregistrement. L’adopté est — le plus souvent — un neveu. Le fils aîné légitime ou adoptif s’occupe, à la mort de son père, de partager ses biens suivant les volontés du défunt. Les filles n’ont rien. Elles sont à la charge de leurs frères qui doivent pourvoir à leurs besoins, les marier, et les doter si tel est leur bon plaisir. Les eunuques adoptent leurs fils sans se préoccuper de la condition ni du rang de la famille.
Le fils adoptif est tenu envers ses nouveaux parents à tous les devoirs d’un fils légitime ; il en possède aussi tous les droits. Mais ces adoptés amènent souvent des discordes dans les familles, car ils n’apportent pas toujours les sentiments d’un vrai fils ou d’un vrai frère.
Les liens de famille s’étendent jusqu’au quinzième ou au vingtième degré, au moins du côté du père, car la parenté du côté de la mère cesse après quelques générations. Tous ces parents forment une espèce de grande famille où les riches doivent soutenir les pauvres, ce qui amène des abus considérables.
Les noms de famille sont composés d’un seul caractère chinois : Mine, Tcho, Yi, Kam, Pak, Tchou, etc. Il y a cependant quelques exceptions et des noms formés de deux caractères : Name-Koung, Houan-Po. Ces noms de famille sont accompagnés du petit nom. Ainsi deux frères de la famille Yi s’appelleront Yi Pan-hoa, Yi Tchang-hoa. Mais ce n’est que le jour de leur mariage qu’ils les reçoivent de leur père. Jusque-là, on les a désignés, les filles sous des noms de fleurs ou de fantaisie, les garçons sous des noms d’animaux ou d’autres appellations portant bonheur. Une mère appelle ses filles : Iris, Rose, Jade-Brillante, Poche-en-soie, Clarté-de-la Lune, etc. ; ses fils : Cheval, Chameau, Éléphant, Excrément-de-Chien, Dragon, Cochon, etc., etc.
Il faut remarquer que le caractère hoa, par exemple, s’appliquera à tous les membres d’une même génération, et vient pour tous à la même place, soit à la fin, soit au début du postnom. Ainsi tous les frères et les cousins se reconnaîtront par le premier caractère Yi qui indique la famille ; seul l’un des caractères du postnom varie pour chaque individu d’une même génération. Ainsi Yi Poua-hoa, Yi Houn-hoa, Yi Tchol-hoa, sont des frères ou des cousins.
Les filles n’ont que leur nom d’enfant pour les désigner habituellement. En se mariant elles prennent le nom de famille de leur mari.
Les danseuses, les filles publiques ont des noms que l’on peut qualifier de noms de guerre : Peau-de-Satin, Fleur-de-Pêcher, Printemps-Parfumé, etc.
Lorsqu’un homme reçoit un titre, sa femme en reçoit aussi un équivalent. De là le proverbe : « La mère devient noble par ses fils et la femme par son mari. »
Il y a enfin des noms posthumes, conférés à des dignitaires, à des sages, à des hommes qui ont rendu de grands services ou qui ont acquis une réputation glorieuse. Par exemple, Yi Soun-sine, le nom officiel d’un général, fut changé après sa mort en celui de Tchoung mou kong (duc de la loyauté militaire).
Le Coréen aime bien ses enfants, surtout ses fils, aussi ne voit-on pas d’abandons d’enfants en bas âge, sauf de la part de quelques veuves qui ont eu un enfant clandestin, ou de filles. Mais ces derniers cas sont très rares. Il est certain que les familles sont nombreuses en Corée : les enfants n’effraient jamais le père, même s’il est pauvre. Quoique gâtés, les fils — et les filles bien entendu — lui obéissent toujours et montrent la plus grande déférence envers leur père et leur mère. La piété filiale est la première chose enseignée aux enfants en même temps que le respect des parents et des morts. Mais il y a là une question de coutume qui agit plus puissamment sur l’esprit que sur le cœur.
Le père a — de fait — tous les droits possibles sur sa famille. Il marie ses enfants à sa guise, gouverne ses biens comme il l’entend, s’occupe de l’éducation de ses fils et filles s’il en a le loisir, et laisse généralement à sa femme la direction intérieure de la maison.
Filles et femmes, cela se confond en Corée, car dès qu’elles sont nubiles, les filles se marient. Les garçons, je l’ai dit déjà, jusqu’au moment de leur mariage, qui peut avoir lieu de quinze à trente ans, sont considérés comme des êtres incapables d’aucune action sérieuse, ni de discuter sur quoi que ce soit. Ils portent la tresse dans le dos jusqu’à leurs fiançailles, et le chapeau de crin transparent n’est permis qu’aux hommes mariés, en chignon.
La femme coréenne, si elle est intelligente et si son mari n’est pas un débauché, sait prendre une certaine autorité dans la maison, et souvent elle montre plus de caractère que l’homme en maintes circonstances. Elle se décourage moins vite dans la misère et l’adversité, étant par habitude, par atavisme, prête à toutes les douleurs. Elle sortira de la misère grâce à un travail acharné, tandis que l’homme vaincu par le découragement ou la paresse se laissera mourir de faim plutôt que de lutter. Les femmes sont des souffre-douleur. L’idée répandue de la supériorité des hommes fait que les enfants eux-mêmes apprennent, de bonne heure, à estimer leur mère moins que leur père. L’amour maternel suffit pourtant à faire oublier aux Coréennes la tristesse de leur existence, et le poids de toutes leurs peines se dissipe devant le sourire de leur enfant qu’elles voient — comme toutes les mères — plus beau ou meilleur que celui de la voisine. Pour vaquer aux occupations de son ménage, la femme du peuple porte son bébé sur le dos, où il est suspendu par une large ceinture.
Les femmes mariées ne peuvent parler qu’à leurs parents, et le degré de consanguinité auquel s’arrête cette tolérance varie un peu, selon qu’elles sont de la haute société ou de la bourgeoisie. Ces dernières peuvent recevoir les visites de parents mâles jusqu’au sixième cousinage, tandis que les dames de l’aristocratie sont limitées au quatrième. Comme les familles ont des ramifications nombreuses, il reste à la Coréenne, au lieu de cette réclusion étroite qu’on lui prête trop souvent, la possibilité de recevoir les visites de plus de cinquante cousins. Mais ces visites devront avoir lieu en présence du mari ou de parents, dans le salon de la maison, ou à défaut dans une chambre des parents, car personne de la famille ne peut entrer dans les appartements privés des femmes sans autorisation, et la chambre de la bru est interdite même à son beau-père. Seuls les enfants — jusqu’à l’âge de douze ou treize ans — peuvent entrer chez elles librement.
Dans les maisons riches où les appartements sont spacieux, l’intimité des femmes est mieux gardée. Les amies peuvent se faire visite entre elles, mais aucun homme ne doit être présent à leurs entrevues.
Les femmes de la classe moyenne sortent à pied, recouvertes d’un manteau (tchan-hot) qui leur laisse le visage découvert. Cette tenue indique que l’on a affaire à des femmes honnêtes. Celles de la haute société sortent en chaise à deux ou quatre porteurs, selon leur rang. Les chaises sont plus ou moins richement ornées ; elles sont généralement accompagnées par une ou deux servantes.
Les servantes, les esclaves, les danseuses, les prostituées de haut et bas étage qui constituent la basse classe, ne sont soumises à aucune règle et peuvent aller et venir librement à visage découvert. Ces dernières sortent en chaise ouverte ou fermée, en pousse-pousse, à pied ou à cheval.
À présent que nous avons vu le rôle effacé que la destinée a accordé à la femme en Corée, disons que sa fonction principale est là — comme dans bien d’autres pays — la maternité. De même que le plus grand désir d’une fille est de se marier, le célibat étant une honte, de même le plus cher désir de la jeune épouse est d’être mère. Confucius exigeant des hommes une descendance nombreuse, la femme qui ne donne pas d’enfant à son mari est complètement discréditée. C’est d’ailleurs la stérilité qui constitue la principale cause des divorces. La difficulté est de caser les jeunes filles infirmes, paralytiques, bossues, borgnes, mais comme les mariages se font souvent par des entremetteuses, celles-ci s’ingénient à cacher aux yeux des parents les difformités de leurs protégées, et le jeune mari, qui ne voit sa femme que le jour de son mariage, s’aperçoit, trop tard, qu’il a été trompé sur la qualité de la marchandise. C’est une juste compensation aux nombreux cas où une jeune et jolie fille est mariée à un ivrogne ou à un malade.
Là ne se borne pas cependant la tâche de la femme dans la société coréenne, où elle a vraiment le beau rôle. La plupart d’entre elles doivent encore — par leur travail — aider à subvenir aux dépenses du ménage, et cela depuis la femme du peuple jusqu’à la grande dame. La seule boutique qu’elles puissent tenir dans la classe bourgeoise — cela paraîtra étrange aux Européennes — est un débit de vin ouvert dans une salle quelconque de la maison, et tenu, non par elles-mêmes, mais par un domestique mâle ou une servante. Par contre, elles ne peuvent vendre ni fruits, ni légumes, ni étoffes. Dans les campagnes, les grandes dames pauvres peuvent filer. Mais une de leurs principales occupations est l’élevage des vers à soie, et celle qui donne les plus grands profits. La reine montre l’exemple en cueillant elle-même des feuilles de mûrier pour nourrir ses vers.
Le tissage, la couture et la broderie sont des travaux de femmes de la meilleure société. Beaucoup de ces dames peuvent aussi s’occuper de l’éducation et de l’instruction des enfants de leurs sœurs plus fortunées. Elles apprennent aux enfants à lire, à écrire. Elles leur enseignent la musique, la couture, la broderie, le maintien, la civilité, la façon de se conduire dans les cérémonies religieuses ou funéraires.
Dans la province, l’entretien des abeilles incombe encore à la maîtresse de maison, quelle que soit sa haute situation sociale. Elle a également à s’occuper des arbres fruitiers, spécialement des jujubiers et des mûriers. Mais une des professions les plus recherchées, et qui font le plus d’honneur aux grandes dames pauvres, est celle de médecin, que ne peuvent exercer les femmes de la classe moyenne. Ces doctoresses sont entourées du respect public. Elles interviennent dans les accouchements et dans tous les cas où il est impossible d’appeler un homme.
Autrefois, en temps de guerre, les filles de l’aristocratie confectionnaient elles-mêmes des arcs et des flèches, et il n’était pas rare de les voir combattre au côté des hommes sur la muraille.
La classe moyenne a un champ plus vaste ouvert à son activité, et des quantités de petits métiers manuels ou industriels lui sont permis, sans déchéance : couturières, blanchisseuses, fabricantes de peignes, de serre-tête, de blagues à tabacs, etc., etc. Les femmes de l’île de Quelpaërt se sont fait une spécialité de la pêche. Les hommes restent à la maison, tandis que les femmes s’en vont plonger dans la mer à la recherche des coquillages et des huîtres perlières. Comme elles sont nues pendant les heures de pêche, une loi stricte obligeait les hommes à rester enfermés au logis pendant le jour. Cela avait conduit à dire que l’île de Quelpaërt était gouvernée par les femmes. Mais l’arrivée de pêcheurs japonais sur les côtes a modifié ces coutumes ; non pas que leur présence ait effarouché la pudeur des plongeuses, mais parce qu’avec leurs scaphandriers, ils font une pêche fructueuse qui les a découragées.
Une autre position importante monopolisée par les femmes de la classe moyenne est celle de nourrice. De cette dernière classe aussi sortent les religieuses bouddhistes, regardées comme déchues de leur rang social, et les femmes du palais (nai-hine) qui travaillent — sous les yeux de la reine — dont elles sont en quelque sorte les servantes. Leurs moindres fautes sont — dit-on — punies très sévèrement. C’est la seule position qui soit interdite aux femmes de basse classe. Enfin beaucoup d’entre elles sont aubergistes. Dans un pays où les routes sont en très mauvais état, les étapes sont courtes et les auberges nombreuses : les femmes trouvent dans ce métier un moyen très lucratif de gagner leur vie.
Si nous passons à présent à la basse classe, nous voyons que les femmes de cette condition sont tenues en dehors de la société coréenne, n’ont aucun droit, ne sont l’objet d’aucun respect, et sont à la merci du premier venu. Tout d’abord viennent les danseuses qui — fatalement — tombent à la prostitution ; ce sont — si l’on veut — les demi-mondaines.
D’après ce qui précède, on voit que la société coréenne est organisée en castes et en classes nettement tranchées. Examinons rapidement les différentes divisions, telles qu’elles existent actuellement.
1o Nous trouvons la famille impériale et les proches parents de l’empereur.
2o La caste aristocratique des nobles ou « yang-banes ». Ce mot veut dire « deux rangs ». C’est parmi elle que se recrutent les fonctionnaires, qui se divisent en fonctionnaires civils et militaires, ou encore, nobles de l’ouest et nobles de l’est, d’après la place qu’ils occupent dans la cour du palais, devant la salle d’audience.
Cette aristocratie, bien fermée aux gens des autres classes, se divise actuellement en quatre partis politiques : du nord, du sud, de l’ouest, de l’est, parce que leurs chefs habitent les quartiers opposés de la capitale.
Aujourd’hui, le parti de l’est (Ton-Hine ou So-Rone) est le plus influent, c’est le parti des jeunes.
Au collège de Confucius, à Seoul, les lettrés sont également divisés suivant ces quatre clans, selon les familles auxquelles ils appartiennent et le parti avec lequel elles pactisent.
3o Classe moyenne. C’est la classe de la société la plus près des « yang-banes ». On y trouve les familles des nobles exilés, des interprètes, etc.
4o Employés de districts ou de ministères et les serviteurs du palais qui portent le « touroumagui » rouge. C’est la caste des « yi-ba », où l’on prend les jeunes filles qui deviennent dames de la cour ou nai-hine. Les copistes, les secrétaires de ministères, appartiennent à cette division.
5o Sous-officiers et anciens gardes du corps impériaux. Cette classe est à peu près égale à la quatrième.
6o Basse classe, comprenant les portefaix, cultivateurs, porteurs. Cependant parmi les cultivateurs, il y a des gens de toutes classes, les nobles pauvres pouvant exercer ce métier.
7o Les esclaves et servantes des palais. Certains jongleurs-équilibristes sont de cette caste bien tranchée.
8o Les bouchers, les maris des sorcières, et les cordonniers, appartiennent à cette caste spéciale de la société coréenne. Au-dessous on ne trouve que les condamnés.
L’esclavage a existé de toute antiquité en Corée, mais actuellement, il n’y a que des esclaves volontaires, et encore cela ne se voit-il plus, pour les hommes. Mais c’est un peu différent pour les femmes. Une femme malheureuse qui ne peut trouver à gagner honnêtement sa vie, et qui a besoin d’argent pour entretenir ses parents, par exemple, s’engage comme esclave dans la maison d’un noble. Celui-ci, en échange de la somme fixée et payée d’avance, lui fait signer un contrat par lequel elle reconnaît avoir fait don d’elle-même, pour la vie, contre la somme de… Généralement, au lieu de signer leur recu, ces esclaves donnent le contour de la main, ce qui permet, si elles s’enfuient, de les reconnaître plus aisément. C’est ainsi que les esclaves hommes signaient autrefois l’acte de vente de leur liberté et de leur corps, et c’est pourquoi nous avons éprouvé nous-même de grandes difficultés, lorsque, au simple point de vue anthropologique, cela va sans dire, nous avons fait des mensurations sur les Coréens. Ce contrat entre esclave et maître est privé, laissé à la volonté et au libre arbitre de chacun.
Il n’est pas d’usage qu’une femme de la noblesse s’engage comme esclave ; il faut alors qu’elle cache son identité pour ne pas rendre hésitant le maître auquel elle se propose.
Ces femmes qui se vendent pour la vie sont des Ichon. Toute leur descendance restera à l’état d’esclavage dans la famille, car les jeunes filles esclaves qui sont autorisées à se marier, même avec un homme libre, restent esclaves de leur maître, à moins que celui-ci ne consente à leur rendre la liberté, moyennant un remboursement, ou une certaine redevance, payée par le mari. Si la femme reste esclave, ses enfants eux-mêmes seront des esclaves.
D’une façon générale, quoique cet esclavage soit absolu, et que le maître puisse disposer à son gré de ses serviteurs (il a droit de vie et de mort sur eux), beaucoup de pauvres villageois préfèrent encore ce sort, car ils sont rarement maltraités, et leur travail n’est jamais très pénible, et de plus leur nourriture est assurée, même s’ils ont pu passer leur journée à ne rien faire. Beaucoup de familles nobles possèdent encore des esclaves, surtout des femmes.
D’autres esclaves sont engagées par leur contrat, pour un certain temps seulement. On les appelle tchamai-tchon.
Les esclaves du palais se recrutent un peu différemment ; ce sont des jeunes filles nai-hine. Leurs parents, avec le secret espoir qu’elles deviendront peut-être concubines impériales, les envoient au palais où elles sont occupées au service de la reine et des favorites. Leur métier n’est pas pénible. Elles entretiennent les appartements royaux, font de la broderie, servent de dames de compagnie et de suite lorsque la reine ou les favorites sortent de leurs appartements ; elles jouissent, en somme, d’une grande liberté, et peuvent, à la suite d’intrigues habiles, devenir favorites. Ce sont donc des esclaves beaucoup plus heureuses que la moyenne des femmes en Corée. Dans les demeures des princes, il y a également des nai-hine comme servantes.
Au palais, des nai-hine sont chargées de présenter les mets à Sa Majesté ; d’autres, d’entretenir, de laver le linge ; d’autres, de coudre les habits royaux ; en un mot, elles font tout le service de la famille impériale, comme cela se passe partout en Orient. Elles sont libres, si elles sont maltraitées, de quitter leur service, mais ne peuvent plus ensuite rentrer au palais.
Si elles veulent se marier, il faut qu’elles quittent le palais, et ne sont alors plus nai-hine. Sa Majesté peut en donner une ou plusieurs, comme concubines, à des ministres, ou bien si le gendre de l’empereur est veuf, comme il ne peut se remarier, ce dernier lui donne une nai-hine comme concubine. Mais les parents de la branche directe (frère, cousin, neveu, fils) n’ont pas le droit d’avoir une de ces femmes du palais comme concubine, parce qu’ils ont les leurs dans leur maison.
Au-dessous de cette caste des nai-hine sont les moussouri qui sont leurs servantes, et dont la condition est très précaire ; ce sont bien des esclaves, celles-là occupées aux plus basses besognes.
Il y avait autrefois une catégorie d’esclaves, femmes, disparue aujourd’hui, les koanpi, dont la condition était douloureuse et pénible. Elles se recrutaient parmi les femmes de condamnés politiques, d’assassins, et étaient considérées comme, appartenant à l’État. On les occupait dans les bâtiments publics, les ministères, les yamens des gouverneurs, des magistrats, à faire les grosses besognes ; leur métier était très dur, et elles étaient à la merci de tous les serviteurs, satellites, prétoriens. Leurs enfants, cependant, étaient libres, si elles se conduisaient bien et ne commettaient aucune faute, mais il leur fallait pour cela une âme bien trempée, puisqu’elles étaient à la merci de tous.
Les danseuses dont j’ai parlé précédemment qui, aux jours d’audience, exécutent devant la cour et les invités leurs plus remarquables évolutions, sont les kissans ou yo-rion. Il y a deux catégories principales de danseuses : celles qui appartiennent au bureau de la Médecine impériale ; celles qui appartiennent à la « Garde-Robe » de la cour. Ces danseuses sont de la première classe.
Celles qui viennent temporairement de la province n’appartiennent pas à ces catégories.
Les danseuses de première classe ont seules le droit d’entrer au palais.
La deuxième classe comprend généralement d’anciennes concubines déchues. Elles sont rangées parmi les prostituées. Toutefois nous pourrions certifier que beaucoup de danseuses, sinon toutes celles de la première classe, pourraient être rangées aussi dans cette catégorie.
Une danseuse ou chanteuse de deuxième ou troisième classe ne peut s’asseoir en présence d’une danseuse du palais, une kissan. Ce cas se présente lorsque des fêtes sont données dans des ministères, par exemple, où peuvent se trouver réunies des filles de diverses classes.
Malgré leur profession de prostituées, les danseuses ont presque toujours un « mari », ce qui prouve qu’il n’y a rien de neuf sous notre ciel.
Les kissans dépendent du gouvernement. Elles reçoivent des appointements fixes et des cachets supplémentaires de présence quand elles dansent ou chantent au palais impérial ou dans une cérémonie. Un bureau spécial s’occupe de leur recrutement ainsi que de celui des musiciens du palais et du théâtre coréen. De riches particuliers, des yang-banes peuvent appeler chez eux des kissans, en plus ou moins grand nombre, selon leurs moyens, pour qu’elles dansent devant eux, mais ce sont là plaisirs très coûteux.
C’est certainement parmi les danseuses du palais que l’on trouve les plus jolies femmes coréennes, aussi quelques fonctionnaires s’en éprennent-ils et en font leur concubine ou leur épouse légitime.
Les mieux éduquées et les meilleures, si ce n’est les plus jolies, viennent de Pieun-yang, centre de recrutement pour la capitale, mais ce n’est pas exclusivement cette ville qui en fournit à Seoul. Généralement ce sont des parents pauvres qui donnent au gouverneur leur petite fille pour qu’elle devienne kissan, si elle est jolie. On les prend toutes jeunes, et on leur apprend la danse, la musique, l’écriture et la lecture, de sorte qu’elles sont souvent mieux élevées que les femmes de la classe moyenne, ce qui est pour les hommes un attrait de plus à leur compagnie ; elles ne sont soumises à aucune des obligations qui rendent la vie des femmes coréennes si tristement monotone, et elles commencent leurs premiers pas en public vers quinze ans.
Les danseuses ou chanteuses des autres classes ne sont pas entretenues par le gouvernement. Ce sont généralement leurs maris qui les poussent à devenir danseuses, parce que ce métier leur rapporte des profits considérables, à cause de l’autre profession qui s’y ajoute.
En dehors des quatre-vingts danseuses qui, officiellement, font partie du corps de ballet du palais, aucune autre n’y peut entrer.
Ces quatre-vingts jeunes filles se renouvellent sans cesse. Les unes sont prises comme concubines, d’autres sont chassées par l’âge, et il y a ainsi toujours des places vacantes pour les nombreuses compétitrices aux pieds mignons.
Le mariage de deux jeunes gens est toujours décidé par les familles, sans l’assentiment des intéressés, et cela, parfois depuis le plus jeune âge. C’est vers douze ou treize ans qu’il a lieu ordinairement.
Quand une union est décidée, reconnue possible par les raisons de famille : même caste, même rang, non-consanguinité, il faut encore demander au sorcier ou — dans les petits villages — à un ami obligeant qui veut bien tenir cet emploi, si la nouvelle famille aura le bonheur et la prospérité. On donne pour cela au sorcier le jour, l’heure, la date de naissance et le nom des jeunes gens, et ces renseignements lui suffisent pour trouver s’il y a possibilité de mariage, d’union heureuse. Cet usage tend à disparaître, dans les familles intelligentes, car on comprend qu’avec de l’argent, le sorcier dira et prédira tout ce qu’on désire.
L’union étant enfin acceptée, on fixe la date favorable pour les fiançailles. Cette partie de la cérémonie du mariage ne regarde encore que le jeune homme.
Au jour des fiançailles, pour la cérémonie de la prise du chapeau, on invite parents et amis dans la maison du père du garçon. Jusqu’alors, le Coréen doit porter la tresse dans le dos, quel que soit son âge, et il est curieux de voir, dans les campagnes surtout, des célibataires de trente ans portant la tresse. Dans la capitale et les grandes villes, la coquetterie, ou la crainte de paraître ridicule, amène des tricheries, et beaucoup portent le chignon et le chapeau des gens mariés, sans y avoir droit.
On choisit parmi les invités à la cérémonie un homme heureux qui porte chance, et ce ne peut être évidemment qu’un homme riche, un homme qui a beaucoup d’enfants, ou qui occupe une haute situation. C’est cet ami qui défait la tresse, rase les cheveux sur le milieu de la tête parce qu’ils sont trop épais, et relève la couronne qui reste, pour en faire le chignon du fiancé.
Ce chignon est maintenu par un serre-fête, en crin de cheval, sur lequel s’ajuste le chapeau de fiancé, en paille fine, dont le tour est toujours plus petit que la tête qu’il doit recouvrir, de sorte que cette coiffure semble perchée et en équilibre. Après quoi, on se réunit devant les tablettes des ancêtres de la famille, disposées dans une armoire accrochée dans une pièce réservée de la maison, ou dans un bâtiment séparé. Les parents et amis se prosternent, et l’on annonce aux esprits enfermés dans ces tablettes ancestrales l’heureuse nouvelle. Car le mariage est universel en Corée, chaque individu ayant besoin d’un héritier mâle pour sacrifier devant les tablettes des morts. Celui qui n’a pas de garçon en adopte un, comme nous l’avons vu précédemment.
La cérémonie des fiançailles est terminée quand on en a averti les morts, et il ne reste plus aux parents du fiancé qu’à envoyer à la famille de la future quelques cadeaux : des pièces d’étoffe, pour faire plus tard des robes, et un papier portant le nom du père du fiancé, le nom du fiancé et son âge. On envoie de l’argent — si la famille de la fiancée est pauvre — pour les frais de la noce.
Jamais la famille de la jeune fille ne donne de l’argent au moment du mariage.
Après les fiançailles, on choisit une date favorable pour célébrer le mariage. La veille de ce grand jour, le père du garçon envoie le contrat au père de la fille, ainsi que deux pièces de soie pour cette dernière, une de soie rouge, une de soie bleue, renfermées dans une boîte spéciale en fort carton multicolore. Cette boîte s’appelle hame et le cadeau de noce nape-tchei.
Un certain nombre de porteurs de lanternes rouges accompagnent celui qui remettra ces présents à la fiancée, et ils sont rejoints en route par des hommes munis de torches, envoyés par la famille de la jeune fille. Un combat de torches s’ensuit, qui dégénère quelquefois en pugilat, selon l’état d’ébriété des serviteurs chargés de s’en acquitter.
La nuit avant le mariage, les parents des deux futurs font des offrandes de mets, et se prosternent devant les tablettes, pour avertir les esprits de l’événement du lendemain. (On voit qu’en Corée les esprits des morts sont conviés et interrogés sur tous les actes des vivants : ils vivent avec eux.)
Le jour du mariage, un peu avant midi, le fiancé quitte la maison de son père, en vêtements de cour somptueux, et sur un cheval harnaché et caparaçonné comme celui du grand écuyer impérial. Le Coréen a, en effet, pour ce jour solennel, le droit de revêtir tout ce qui lui plaît, sauf peut-être la robe de l’empereur. Il met généralement un costume officiel de ministre, et chaussé de bottes superbes, en feutre noir, il peut venir en chaise à six porteurs et se faire précéder de deux parasols rouges, insignes de grand fonctionnaire.
Le plus généralement, il est à cheval, et voici l’ordre du cortège :
1o En avant quatre porteurs de lanternes rouges, même en plein jour ;
2o Un homme habillé de gaze rouge et coiffé d’un chapeau rouge, portant dans ses bras une oie en bois, emblème de la fidélité conjugale ;
3o Quatre servantes sou-mo, portant une énorme coiffure de faux cheveux, qui aideront à farder, à habiller et déshabiller la fiancée ;
4o À droite du cheval, le porteur du parasol ;
5o À gauche, le palefrenier qui conduit le cheval par la bride :
6o Le fiancé à cheval ;
7o En arrière, son père ou son frère, à cheval ou en chaise ;
8o Un certain nombre de serviteurs.
Dans la maison de la fiancée, les parents et amies sont réunis autour d’elle, dans la pièce de réception, et procèdent à sa toilette.
La jeune fille revêt ce jour-là une robe spéciale, comme en portent les dames de la cour ; elle écrase sa petite tête sous une volumineuse coiffure en faux cheveux, formée par l’entrelacement de longues tresses bien lissées, savamment enduites d’huile et de parfum. La coiffure est surmontée d’une tiare en soie, lamée d’argent, et maintenue par des épingles en argent. Dans les faux cheveux sont piquées des fleurs artificielles.
Pour la circonstance son visage a été fortement fardé, ses cils ont été collés entièrement, ses lèvres recouvertes de rouge, ce qui fait ressembler sa mignonne bouche à une tache de sang sur ce visage blanc, sans expression, rehaussé par des mouches noires collées sur les joues et le front. Tel est l’aspect de la jeune épouse, aveugle momentanée, attendant l’arrivée de son mari, dont elle ne pourra voir les traits que le soir.
L’émotion et le soin qu’elle prend de ne pas parler, de ne pas rire, ni ouvrir les yeux, de ne pas détruire l’équilibre de sa lourde et encombrante coiffure, en font une poupée mignonne, immobile comme une statue, et son cœur même doit battre bien faiblement, car elle n’a pas subi encore toutes les épreuves dont elle doit sortir victorieuse, pour devenir jeune épousée.
Quand le fiancé entre dans la maison, il va d’abord s’agenouiller dans le coin de la chambre où l’on a déposé l’oie en carton ou en bois, et faire le serment d’être un bon mari.
Il s’approche ensuite de la jeune fille que l’on prévient en lui touchant la main. Elle fait à son futur époux quatre grands saluts qu’il lui rend, et pour montrer qu’ils sont liés pour toujours, une femme, moitié sorcière et moitié servante, les enlace dans de longs fils bleus et rouges (couleurs des mariés), puis on leur présente le vin de l’amitié, dans une coupe à laquelle le jeune homme boit d’abord, et qu’il offre ensuite à la jeune fille.
Alors se passe une scène bizarre qui a pour but d’éprouver la jeune mariée, car le mari peut rire sans crainte, tandis que la jeune fille ne le doit pas. Deux femmes se placent à côté d’eux et débitent un tas de farces qui font rire aux larmes les assistants. On se demande quelle force de caractère il faut à cette enfant pour rester seule à ne pas sourciller, sans quoi elle serait jugée indigne du mariage.
L’épreuve ayant réussi, il ne restera plus à la jeune fille, quand elle verra son mari, qu’à observer le silence le plus absolu pendant le premier jour, et même plus longtemps, dans les grandes familles où l’on considère que cette preuve d’obéissance doit être rigoureusement observée.
Le jeune mari essaie même de faire parler sa femme, et l’on raconte pas mal de tours employés par eux. Ainsi, il s’écriera, à haute voix, qu’il ne veut pas épouser une fille muette ou borgne ; généralement la jeune fille se tait ; mais il arrive aussi qu’elle se sente piquée par ce soupçon et proteste. Alors le mariage est nul. Ce cas est fréquent quand la jeune fille est rebelle au mariage. Lorsque tout s’est passé correctement, le mari pénètre dans une autre pièce où sont préparés des mets pour lui et ses parents qui doivent ce jour-là s’empresser à le servir. Au préalable il a ôté ses beaux vêtements et revêtu un costume d’intérieur.
Pendant ce temps, la jeune mariée est déshabillée devant toutes les femmes, puis on lui met une simple robe d’intérieur, on la soulage également de sa volumineuse coiffure, mais elle garde les yeux collés jusqu’au soir. Elle se retire dans sa chambre pour le repas servi par ses amies et parentes.
Les invités sont alors priés de prendre part au festin préparé pour eux dans une autre salle, et les domestiques leur apportent, sur de petites tables abondamment servies les mets les plus divers : soupe, viandes, salades et sucreries, le tout arrosé de vin (le soul), alcool de riz ayant quelque analogie avec le saké des Japonais.
On mange, on boit, on fume, on rit autant que le permet la largesse des parents, et que l’alcool n’a pas réduit au silence les plus animés causeurs. Ensuite, les domestiques participent à la fête, dans un coin quelconque de la maison, après que tous les invités sont servis ou partis.
Quand le repas du jeune marié est terminé, son beau-père lui fait visiter sa demeure, où il restera pendant les trois premiers jours de son mariage, avant d’emmener sa femme dans sa maison ou celle de ses parents.
Généralement, en effet, la jeune épouse va habiter la maison des parents de son mari, et c’est l’exception quand le mari habite chez son beau-père. Cela arrive cependant, et on appelle gendre adoptif (teri-sa-honi) celui qui vit chez ses beaux-parents. D’autres fois, si les parents du mari sont morts, les époux vivent seuls dans leur maison, au grand bonheur de la jeune femme, car les belles-mères coréennes sont les plus terribles du monde, et la bru, souffre-douleur, n’attend plus que d’être belle-mère à son tour.
Après la cérémonie que je viens de décrire, le mari retourne, dans le même équipage, à la maison de son père, et peu après, la jeune femme, avec ses vêtements de mariée, les yeux toujours collés, accompagnée de servantes et de porteurs de lanternes et de parasols, qui entourent sa chaise hermétiquement close, tout enluminée de couleurs vives, vient à son tour saluer sa nouvelle famille.
Après cette visite, elle retourne chez elle ; là on lui ôte ses vêtements de mariée, on lui décolle les yeux et on lui enlève son fard. Le soir, son mari vient auprès d’elle, mais retourne chez ses parents, le lendemain matin.
Ce va-et-vient du marié dure trois jours, après lesquels la jeune femme est emmenée, dans une chaise fermée ordinaire, à la maison conjugale, sous le toit de sa redoutable belle-mère, où sa vie va s’écouler en butte aux mauvais traitements, sauf de rares exceptions.
Avec son mari, la jeune épouse observera le mutisme le plus absolu, pendant les premiers jours, afin de lui faire l’impression d’une femme très distinguée. Ce qui n’empêchera pas ce dernier, quand son amour légitime lui pèsera, de prendre autant de concubines qu’il lui plaira, si ses moyens le lui permettent.
Les coutumes relatives au décès et aux cérémonies funèbres sont observées partout, en Corée, avec le plus grand soin, et voici en quoi consistent les différentes pratiques en usage actuellement dans le pays pour la mort d’un parent, d’un père par exemple.
Quand on considère dans une famille que l’état d’un malade est désespéré, on le transporte de sa chambre dans une autre pièce de la maison, afin de modifier les intentions de l’esprit de la maladie, grâce au changement du lieu où il exerce sa puissance occulte.
Si le mal augmente et que le malade s’affaiblisse encore, on considère qu’il n’y a plus de remède et les parents, les enfants replacent le moribond dans sa chambre habituelle, où toute la famille s’installe silencieusement, attendant ses derniers moments.
On constate que le souffle n’a pas cessé encore à l’aide d’un léger morceau de tissu de coton placé sur la bouche et le nez et qui est soulevé par l’expiration du malade. Quand tout mouvement a cessé, l’esprit de la maladie a fait son œuvre. Les parents s’empressent de recouvrir le corps d’un suaire de toile, en observant un silence absolu, de façon à ne pas gêner l’esprit du mort qui n’a pas encore quitté le corps et voltige sans doute près de lui.
Au bout d’une heure ou deux, les Coréens supposent que l’esprit a complètement abandonné le corps, alors, commencent les lamentations, les gémissements des pleureurs et des pleureuses, ainsi que des parents assemblés là. Cette coutume se retrouve en Grèce, en Espagne et partout en Orient. Ces lamentations, qui durent quelque temps, une heure ou deux, n’expriment pas la colère contre la mort ravisseuse qui enlève un être cher à ses affections, ni les regrets de voir partir si vite celui que l’on chérissait ; c’est simplement la consécration de la mort, un acte obligé par le cérémonial qui commence. L’Européen est surpris de voir aussi peu de vraie douleur sur les physionomies des pleureurs et pleureuses, qui sont généralement des gens payés pour remplir ces fonctions, comme cela se passe ailleurs.
Quand les lamentations cessent, tout le monde doit quitter la chambre mortuaire. Ici se place un acte fort curieux. Un serviteur ou un voisin, s’il n’y a pas de domestique mâle dans la maison du défunt, toujours un homme de basse condition, prend un vêtement du décédé, et monte sur le toit de la maison, juste au-dessus de la chambre du mort.
Il tient le haut du vêtement dans la main gauche et le bas dans la droite, puis se tournant vers le nord, il le secoue trois fois, en criant le nom du défunt, son rang, le jour et l’année de sa naissance. Il annonce qu’il est mort. Le domestique se tourne vers le nord parce que c’est la direction du royaume des Ombres, et que c’est par là qu’est parti l’esprit que l’on craignait de troubler tout à l’heure. On l’avertit ainsi que la cérémonie se poursuit.
Je dois ajouter que les Coréens pensent qu’après leur mort, deux esprits s’échappent de leur corps. L’un se rend dans le royaume des Ombres, l’autre va habiter la tablette de la maison, conservée dans l’autel des ancêtres, tandis qu’un troisième esprit reste dans la dépouille. C’est à celui-ci qu’on fait des offrandes sur la tombe, à certaines dates.
Quand le domestique est redescendu, le mort est revêtu provisoirement de cet habit, et les gémissements recommencent pendant que les enfants du défunt détachent leur chignon ou leur tresse, et laissent flotter leurs cheveux en signe de désespoir. Enfin cessent ces lamentations, et les parents enlèvent le corps de dessus le sol (on sait que les Coréens dorment sur des nattes) et le placent sur une planche étroite, de sa longueur, préparée pour cet usage depuis que la maladie a laissé peu d’espoir à la famille. La planche, placée sur deux supports, est inclinée de façon que les pieds soient plus bas que le corps, et orientée pour que la tête regarde le sud. Près d’elle est placé le coffret de l’esprit qui doit habiter le tombeau. C’est une boîte en bois de vingt centimètres de largeur, trente à quarante de longueur, et vingt de hauteur, couverte extérieurement de papier blanc. À l’intérieur, on place une feuille de papier portant en caractères coréens ou chinois le nom du défunt, sa condition, son rang. C’est l’état civil après la mort.
Parmi les relations du défunt, un homme est alors choisi qui se chargera de tous les préparatifs de la cérémonie funèbre (c’est l’entrepreneur des pompes funèbres), et, avec l’aide d’un serviteur, réglera toutes les dépenses pour le compte de la famille.
Chacun des assistants s’interroge pour rechercher s’il n’y a pas eu de cause criminelle à cette mort. Tous les parents quittent les vêtements de couleur et ne portent plus que des costumes de soie ou de coton blanc, les cheveux sont laissés défaits sur le cou.
Les parents et amis se rendent ensuite dans une pièce voisine, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, séparés par une toile de coton tendue en travers de la chambre. On présente au mort de la soupe de riz. La personne chargée de la cérémonie fait prévenir du décès tous les parents et les amis éloignés, qui doivent, s’ils n’habitent pas trop loin, apporter leurs condoléances ; tous envoient des cadeaux utiles : papier, tabac, bougie, argent, soie, etc.
Les parents qui restent autour du cadavre poussent des gémissements, des lamentations, tout en distribuant aux amis et voisins des vêtements ou objets ayant appartenu au mort, pendant que ces voisins lavent eux-mêmes le corps avec de l’eau chaude et du papier. Les cheveux du mort sont attachés négligemment, et le résidu du peignage est soigneusement placé sur la tête. Durant sa vie le Coréen conserve avec soin toutes les dents qu’il a pu perdre, pour qu’après sa mort, elles soient placées avec son corps, de façon qu’il soit complet quand il se présentera devant le tribunal des Dix Juges.
On commande le cercueil et les vêtements de deuil pour la famille. Quant au mort on va l’habiller à présent avec des vêtements neufs, les « habits de longévité » confectionnés dans les familles riches, longtemps à l’avance. Ils peuvent être entièrement en soie depuis le pantalon jusqu’au pardessus ou touroumagui, ou plus simplement en toile de chanvre plus ou moins fine.
Avant de revêtir le mort de ses habits spéciaux, on l’étend sur une table préparée pour la circonstance dans la chambre. Tous les parents sont assemblés autour de lui, les hommes regardant l’est et les femmes l’ouest. Les parents jusqu’au sixième degré sont représentés là, et tous gémissent. De la nourriture est offerte au mort et à son esprit. Une coutume bizarre veut qu’à ce moment on présente à chaque assistant un oreiller du défunt, devant lequel on s’incline en balançant le front.
La caisse de l’esprit et quelques vêtements sont placés près de sa tête, la bouche est ouverte et on y introduit une boule de farine renfermant une perle ; c’est le mou-kong-tjou ou perle sans trou. En réalité, c’est une simple boule faite en écaille. On place le corps sur une étoffe de soie, un matelas peu épais, et une couverture de coton, et le chef de la cérémonie l’habille complètement. Une pièce d’étoffe, jetée par-dessus, porte son nom et ses titres. On dépose encore à ses côtés ses pinceaux et son bâton d’encre de Chine. Ainsi se passe la première journée : le corps est gardé toute la nuit.
Le matin du deuxième jour, l’entrepreneur de la cérémonie détache les vêtements et habille de nouveau le cadavre avec grand soin ; le corps enveloppé d’une toile de chanvre est lié avec sept liens différents. Ces liens sont des bandes en chanvre ou en papier, et non des cordes. La première bande est au niveau des yeux, la seconde aux épaules, la troisième à la poitrine, la quatrième au niveau des poignets, la cinquième aux hanches, la sixième aux genoux, la septième aux chevilles.
À partir de ce moment, seul le chef de la cérémonie doit rester avec le mort pendant cette deuxième journée. On lui présente des mets, et dans une pièce voisine les parents continuent les lamentations.
Le troisième jour, on apporte le cercueil soigneusement assemblé, avec des clous en bois. L’extérieur est verni en noir, et quelquefois la caisse est double. Le fond est rempli de trois centimètres de farine, de façon que les chocs ne se fassent pas sentir, quand on transportera le cercueil au cimetière.
Par-dessus la farine est une feuille de papier blanc et par-dessus des planches minces. Ensuite vient le matelas, l’oreiller et la couverture et encore deux ou trois des vêtements usés par le défunt. Tout est prêt pour le recevoir. Son ou ses fils, après un bain complet, viennent eux-mêmes placer le corps dans le cercueil.
La face est recouverte d’une fine étoffe de coton écru, ou de soie, liée derrière la tête. À côté du corps sont placés, dans de petits paquets, les dents arrachées et les cheveux conservés avec soin, durant la vie.
Les vides sont bouchés par des vêtements et du papier. Le couvercle est alors fixé avec des clous de bois. Le cercueil est en bois de pin, cet arbre, étant toujours vert, est un symbole de virilité, de longue vie, il doit garder longtemps le corps qu’on lui confie.
Le quatrième jour après la mort s’appelle le jour de la prise du deuil.
Tous les parents, ayant revêtu leur costume, viennent dans une chambre spéciale, s’agenouillent et se prosternent, les hommes tournés vers l’est, les femmes vers l’ouest. Après quoi, chacun peut retourner à ses affaires, sauf le chef de la cérémonie. Il place près du cercueil les objets de toilette usuels du défunt, comme si celui-ci était simplement endormi, et allait se réveiller et se servir de ces objets. Des mets divers, des fruits, sont également placés sur une table. Quelquefois le corps est gardé plusieurs semaines, plusieurs mois, dans la maison mortuaire, et alors les membres de la famille doivent venir se prosterner devant le cercueil le 1er et le 15 de chaque mois.
C’est, au plus tôt, le cinquième jour après la mort que l’enterrement peut avoir lieu, dans les familles pauvres ; dans les autres on attend quelquefois trois mois. L’emplacement du tombeau est choisi par un géomancien, et le choix du site a une importance considérable pour le bien-être de la descendance.
Le jour avant l’enterrement, le géomancien va limiter l’emplacement de la tombe, et les parents et amis apportent des mets à l’esprit de la colline. On lui annonce qu’une personne sera enterrée là et qu’il doit la protéger. Pendant ce temps, le chef de la cérémonie annonce au mort et à son esprit, que tous les préparatifs de l’enterrement sont faits. La tablette est portée devant le « temple des Ancêtres », à la place du corps lui-même, comme pour permettre aux esprits de se rendre compte que tout est en ordre.
Au cimetière, on a creusé la fosse et jeté au fond un mélange de sable et de chaux que l’on a pilonné fortement.
Quand il s’agit d’une femme, avant de la déposer dans le cercueil, on la pare de la coiffure de cérémonie.
C’est à partir du moment où le corps est mis en bière (quatrième journée) que la famille prend le grand deuil : mère, enfants, beaux-enfants. Les autres parents mettent seulement un chapeau de ville, blanc, la ceinture et les jambières en toile de chanvre, les souliers blancs en cuir. Les vêtements de dessous, pantalon, gilet et bas sont les mêmes qu’en temps ordinaires, c’est-à-dire en toile de coton. Le touroumagui (robe, manteau) est en toile de chanvre grossière. Par-dessus se met le tchim-honi, grande robe extérieure en toile de chanvre, à très larges manches. Si l’on porte le deuil d’un père, ce vêtement est retenu à la poitrine par un cordon de chanvre ; si c’est le deuil d’une mère, c’est une ceinture plate en toile qui le remplace.
Jusqu’au premier anniversaire, on ne doit porter que des souliers en paille et des jambières en toile de chanvre.
Le chapeau de deuil est un immense cône en bambou, orné de festons tout autour. Le serre-tête et le bonnet sont aussi en toile de chanvre blanche. L’écran (possan) qui permet à l’homme en deuil de se cacher le visage, est fait avec un morceau de toile carré et collé sur deux bâtonnets que l’on tient à la main. C’est grâce à cette coutume de se cacher le visage et au grand chapeau des gens en deuil, que les missionnaires catholiques ont pu pénétrer en Corée et s’y cacher, au moment des persécutions.
Pour les jours de sacrifices, d’offrandes, soit aux tablettes conservées dans la maison, soit aux tombes elles-mêmes, les yang-banes revêtent la robe appelée to-pho (vêtement de sacrifice) qui consiste en un vêtement à manches flottantes, fendu dans le dos, depuis la taille jusqu’en bas, et cette fente est recouverte par un large ruban flottant.
Le jour de l’enterrement les fils du mort ajoutent au costume que je viens de décrire une ceinture en racine de bois épineux, et portent une couronne du même genre autour de la tête, et à la main un gros bâton de bois noueux.
On fixe alors un jour pour l’enterrement, qui a toujours lieu, dans les villes, soit le matin, de bonne heure, soit dans la soirée, vers cinq ou six heures. À Seoul, on ne peut sortir les morts de la capitale, comme je l’ai dit déjà, que par deux portes de la ville, la petite porte de l’Ouest et la petite porte de l’Est.
Au moment où la famille se met en deuil, le fils aîné, héritier des droits aux sacrifices, prépare une première tablette en soie ayant la forme d’un étui long dans lequel on enferme un morceau de l’habit du mort. Sur cette tablette on écrit, en caractères à l’encre de Chine, le titre du mort, le nom de sa famille, son nom à lui ne figure pas. Par exemple, on écrit : « Fonctionnaire de… (tel rang, de… famille de…) » Le jour de l’enterrement cette tablette est portée dans une petite chaise couverte jusqu’au tombeau, en avant du cortège.
Le cadavre étant enterré, et la cérémonie au cimetière terminée, on rapporte la tablette chez le défunt, où elle est considérée par la famille comme un être vivant, auquel on demandera des conseils, devant lequel on se prosternera. Pendant trois années, on lui offrira chaque jour des aliments, en se prosternant à chaque offrande. À chaque anniversaire de la mort auront lieu, en outre, de grandes cérémonies.
Après ce laps de temps, on enlève cette tablette et on l’enterre dans le tumulus du tombeau. Au préalable, par une cérémonie spéciale, on prévient l’esprit du remplacement de la tablette par un papier déposé sur l’autel.
La tablette en soie est alors remplacée par une autre en châtaignier que l’on place dans le temple des ancêtres de la famille, où toutes ces planchettes sont alignées par ordre.
Dans la famille impériale on sacrifie aux tablettes de tous les ancêtres ; dans une famille ordinaire on va jusqu’à l’arrière-grand-père.
Il faut pour confectionner ces planchettes du bois de châtaignier sauvage, coupé dans une forêt très éloignée des habitations, où jamais n’ait résonné un bruit humain. Elles sont de forme allongée, arrondies en haut, et on y écrit le titre du mort.
La face de la tablette qui reçoit l’inscription est peinte en blanc. La partie supérieure est percée d’un trou pour permettre, en cas d’incendie par exemple, de réunir à la hâte toutes les tablettes qui sont dans « l’autel » de les attacher et de les emporter sans risquer d’en perdre une.
L’autel des tablettes est situé soit dans une salle spéciale de la maison, soit dans un mur de l’une des chambres. C’est simplement une sorte de casier que l’on commence à remplir de gauche à droite, par ancienneté.
Dans le même casier, on place les tablettes du grand-père et de la grand’mère, ou de ses femmes légitimes, s’il a eu plusieurs épouses ; les fils de concubines placent les tablettes de leur mère généralement dans un autre petit temple.
Ensuite, on les enterre soit dans les tombeaux respectifs, soit dans un autre emplacement, judicieusement choisi pour leur repos, si les tombeaux sont dans d’autres provinces, ce qui arrive pour les familles qui ont quitté leur lieu d’origine.
C’est donc, en général, deux tablettes (mari et femme) qui sont enterrées ensemble dans chaque tombeau ; pour cela on creuse un peu la terre à côté du tumulus, et on les place à plat dans ce trou que l’on rebouche simplement.
Chacune des tablettes, dans le casier du temple qui lui est attribué, est recouverte d’une gaine en sole pour la préserver des injures de la poussière. Quand on sacrifie devant l’une d’elles, on doit, au préalable, enlever cette gaine.
Le temple (ou autel) est soigneusement fermé et ne doit être ouvert que pour les sacrifices annuels aux anniversaires de la mort de chacun des parents. On retire alors la tablette du défunt dont c’est l’anniversaire, on la place à part, et toute la famille se prosterne devant elle, en gémissant pour tous les parents que l’on a vus vivants ; ainsi le petit-fils qui a vu son grand-père gémira devant sa tablette, le jour du sacrifice.
Cette cérémonie consiste, en outre de la prière, à offrir à l’esprit des mets nombreux et préparés avec soin, semblables à ceux que prennent les vivants : fruits, légumes cuits, riz, vermicelle, kim-tchi, piments.
Chaque jour les mets que l’on offre sont simplement placés devant le temple, sans l’ouvrir, et on se prosterne une seule fois.
Les trois années de deuil terminées, on ne sacrifie plus qu’à chaque anniversaire jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la quatrième génération.
On célèbre chaque année, au milieu de l’automne, la fête des Morts (quinzième jour du huitième mois) par un sacrifice général devant le temple des tablettes.
Quand un Coréen part en voyage, il ne manque jamais d’aller saluer les esprits de ses ancêtres pour leur demander protection. Cette prosternation se fait sans ouvrir l’autel.
Enfin, il existe encore une coutume spéciale : à chaque apparition, selon la saison, du riz nouveau, des fruits, des légumes, on en offre la primeur aux tablettes, avec un verre de vin. On dépose cette offrande devant le temple des ancêtres.
Mais je reviens à notre enterrement qui quitte la maison pour se rendre, par les portes permises aux morts, au cimetière choisi, près des tombes des autres membres de la famille. Les Coréens doivent faire les funérailles des leurs le plus somptueusement possible, afin d’être agréables aux esprits, et les exemples de piété filiale montrent souvent des enfants se ruinant pour enterrer dignement et avec éclat leur père ou leur mère.
Le cortège se forme à la tombée du jour, et la plupart du temps, on passe la nuit en route, de façon à procéder à l’enterrement le lendemain matin de bonne heure. Il se compose de la façon suivante :
1o En avant, des hommes portant des torches allumées, et, à droite et à gauche, tout le Jing de la procession, des serviteurs portent des lanternes de soie ou de gaze rouge et bleu, de grandes dimensions, dans lesquelles brûlent des chandelles.
Ces cortèges, que l’on voit fréquemment la nuit, aux environs de Seoul, sont très curieux, très bruyants.
2o Vient ensuite le chef de la cérémonie, généralement à cheval.
3o Un serviteur portant une bannière sur laquelle sont inscrits le nom du défunt et ses titres.
4o Une ligne transversale de porteurs de lanternes réunit les deux files latérales.
5o La chaise dans laquelle sont renfermées la tablette du mort et la boîte de l’esprit (cette dernière est détruite quelques jours après la cérémonie). Cette chaise, portée par deux ou quatre serviteurs, est en bois ajouré et sculpté, avec un joli toit ; le tout est décoré de menus ornements de papier ou de verre.
À droite et à gauche de la chaise marchent des femmes esclaves de la famille, ou des servantes (dont le nombre varie de deux à quatre ou six), coiffées d’une énorme chevelure fausse.
6o Une seconde ligne transversale de porteurs de lanternes réunit les deux files latérales.
7o Vient alors le corbillard porté sur les épaules d’un nombre de coolies variant de quatre à huit, seize, trente-deux ou soixante-quatre, pour les grands personnages, les rois. Les porteurs sont en deuil et marchent en cadence, en changeant d’allure de temps à autre ; ils sont le plus souvent ivres, avant de partir, et effectuent cette corvée le plus gaiement du monde.
Pour de grands personnages, deux hommes se tiennent sur les brancards, en avant et en arrière de la chaise funèbre, agitant une sonnette et donnant la cadence aux porteurs.
Sur les brancards repose la chaise dans laquelle a été placé le cercueil. Elle est de grande dimension, avec une jolie toiture, et couverte de dessins multicolores. Des pendeloques de papier et de verroterie s’agitent tout autour des parois.
Pour l’enterrement d’un grand personnage (pour celui de la reine Mine en 1897, par exemple), des chevaux en carton précèdent le corbillard et sont également portés sur des brancards, à dos d’hommes, ou roulés sur des chars.
Quelquefois, ce sont des diables qui sont portés près du cercueil pour chasser les mauvais esprits du chemin.
Tous ces porteurs, pour aller en cadence, s’accompagnent d’un chant et d’un léger dandinement.
À droite et à gauche de la grande chaise mortuaire, des hommes portent des bannières sur lesquelles sont inscrites des poésies en l’honneur du défunt, des louanges sur sa vie, son caractère, sa famille. Ces bannières sont envoyées par les amis (elles tiennent lieu de couronnes mortuaires).
8o Vient le fils aîné, héritier des sacrifices, des offrandes à présenter à l’autel des tablettes ancestrales.
Il est dans une chaise à porteurs carrée, dont les parois sont en toile de chanvre et le toit recouvert d’un immense chapeau de paille.
À côté de la chaise marchent les esclaves hommes ou les serviteurs de la maison, en deuil également.
9o Ensuite, à la file indienne, les chaises de deuil portant les autres membres de la famille du défunt, les parents, les amis, flanqués à droite et à gauche de serviteurs qui accompagnent leurs maîtres.
Quand le cortège approche de l’emplacement choisi, il est généralement très tard, et l’on passe la nuit près du tombeau ; le corbillard est déposé sous un dais, et chacun s’en va se reposer dans des huttes préparées pour cette occasion, ou dans les maisons du village voisin.
De bon matin, le lendemain, la bannière qui porte le nom du mort est placée sur la bière que l’on apporte au-dessus de la fosse. Avant de la descendre, le chef vérifie que le trou a exactement les dimensions de la caisse. Quand la bière est au fond, on la recouvre d’une étoffe de soie noire, et d’un plancher ; de la chaux est jetée de façon à boucher tous les vides. Puis le trou est comblé avec un mélange de terre et de chaux.
Alors le chef de la cérémonie se place en avant, sur le terre-plein en contre-bas, puis, faisant face au tombeau, tout le monde se place derrière lui.
On annonce à l’esprit de la montagne qu’un homme est enterré là. Une stèle (tchi-sok) est élevée en avant du tombeau ; elle porte le nom du défunt.
On annonce au mort que sa tablette sera amenée avec précaution à la maison ; on récite des prières qui marquent la fin de la cérémonie funèbre. Après le départ de la tablette, des parents, aidés par des ouvriers, font le tumulus qui recouvre la tombe. Un même tumulus sert à recouvrir les restes du mari et de la femme.
Quand on enterre une femme publique qui n’a pas de parents, les maris d’autres femmes publiques se cotisent pour faire les frais de l’enterrement : ils portent eux-mêmes la chaise, en dansant et en chantant. Cette procession s’appelle tchou-mon-dji.
Quand on enterre un colporteur, c’est de la même façon, en dansant et en chantant : il y a même de la musique, des tam-tams. Cette coutume n’existe qu’à Seoul.
Le deuil est observé ainsi qu’il suit, par les Coréens :
Père et mère, deuil pendant trois années ;
Frère et sœur, pendant une année ;
Oncle et tante, pendant une année ;
Cousin, cousine, pendant neuf mois ;
Cousine mariée, pendant cinq mois ;
Beau-père, belle-mère, pendant trois mois ;
Cousin germain, pendant trois mois.
Quand un fonctionnaire a perdu son père ou sa mère, il ne peut plus exercer sa fonction, aussi voit-on de pauvres Coréens en deuil de leurs parents, réduits pendant trois années à la misère noire, car quoique nobles, ils n’en sont pas moins pauvres, le plus souvent.
Il arrive cependant pour certains fonctionnaires indispensables : postiers, télégraphistes, interprètes, que l’empereur les autorise à ne porter le deuil que pendant un certain nombre de jours ; le décret autorisant ces fonctionnaires est imprimé dans la Gazette officielle.
Pour les Coréens qui ont affaire au palais, les exceptions de ce genre sont moins rares à présent qu’autrefois, où l’on voyait des ministres être tout à coup obligés de démissionner par suite d’un deuil imprévu. La coutume exige, en effet, qu’on ne pénètre pas au palais en costume de deuil, et que quiconque a vu un mort ne se présente devant Sa Majesté avant de longs mois.
Au printemps de chaque année, pendant le troisième mois, a lieu la fête de la visite des tombes, et à l’automne la fête des morts.
À Seoul, à ces deux dates, les collines environnantes, couvertes de tombes, offrent un coup d’œil peu banal. Des légions d’hommes, de femmes, d’enfants, aux vêtements blancs, bleus, verts et rouges, se répandent partout sur les mamelons à la recherche de leurs ancêtres, les bras chargés de fleurs, et le soleil, éclairant ces théories de visiteurs vêtus de couleurs vives, dans un cadre de verdure, fait de ces journées des morts les plus gaies, les plus animées que l’Européen puisse voir.
Tous les sacrifices, toutes les offrandes relatives au culte des morts — et même pour toutes circonstances — sont faites dans la soirée, le plus tard possible. Il faut toujours prier devant les tablettes avant le chant du coq qui effraie l’esprit qu’elles renferment.
En dehors de ces sacrifices aux ancêtres, aux parents, il y en a d’autres, destinés tantôt à Bouddha, tantôt aux diables, pour demander une foule de services.
L’inhumation est pratiquée pour tous, en Corée, sauf pour les bonzes et bonzesses, qui sont incinérés sur un bûcher.
Les Coréens gardent leurs morts indéfiniment, aussi les collines qui avoisinent les grandes villes sont-elles couvertes littéralement de tombes. Celles-ci se reconnaissent aux tumuli gazonnés qui les constituent, et l’aspect de ces collines bosselées est un sujet d’étonnement pour le voyageur étranger.
Ces cimetières occupent un espace considérable autour de Seoul, et nuisent à son développement.
Les collines sont habitées — comme en Chine — par des dragons, des serpents qui portent chance aux villages voisins, de sorte que la présence des tombes et celle de ces dragons souterrains empêchent aux villes de se développer, de s’élargir. Quand on ne marche pas sur une tombe, on est sur une colline sacrée pour une autre raison, par exemple parce qu’elle représente le corps, la tête ou la queue d’un tigre ou d’un dragon ; que là passe la veine du bonheur de tel pays, de tel village ; parce qu’un roi étant venu sur ce point en a trouvé la vue superbe. À chaque instant se posera le problème, et dans l’avenir les Coréens devront limiter leurs cimetières, et se soumettre au système européen.
Toute place libre sur un mamelon inculte — car les cimetières sont toujours sur des collines, le fond des vallées pouvant être utilisé pour la culture — peut être occupée gratuitement par quiconque, pour y enterrer ses morts. On creuse un trou à côté des tombes voisines, espacées de trois mètres en trois mètres ; on y descend le cercueil, souvent enfermé en outre dans une cuve en maçonnerie, en chaux faite sur place, et on rebouche en faisant au-dessus du sol un tumulus hémisphérique que l’on recouvre de gazon. Tel est le type de la tombe ordinaire à laquelle tout fils de la terre de la « Fraicheur matinale » a droit. Il n’y a pas de pierre portant le nom, ni quoi que ce soit qui permette de savoir qui est enterré là. On peut se demander comment les familles, aux jours de visite des tombes, arrivent à reconnaître leur emplacement, au milieu de ces collines bosselées uniformément, donnant l’aspect, en plus gros, des terrains ravagés par les taupes. Il paraît cependant qu’il n’y a pas d’erreur. Ils prennent des points de repère sur les tombes voisines, et jamais les victuailles apportées ne se trompent de destination.
Quelques tombes de « yang-banes » sont entourées d’une petite ceinture en terre, un tertre demi-circulaire de trois à quatre mètres de rayon, imitant en quelque sorte le mur en briques des grandes tombes. D’autres sont agrémentées du tertre et de deux petits tumuli en avant du tumulus recouvrant les cercueils. Ceux-ci sont enterrés à un mètre cinquante, environ, au-dessous du sol, mais les tombes de pauvres sont creusées moins profondément, et le cadavre des mendiants y est quelquefois posé sans cercueil, à peine enveloppé d’une toile grossière et recouvert d’un peu de terre, à la merci des chiens errants. J’ai vu des tombes ouvertes par les chiens et j’ai pu recueillir des crânes de cette façon.
Les grands fonctionnaires, les gens riches agissent un peu différemment pour leurs tombeaux. Ils acquièrent tout un mamelon, bien isolé, pas trop loin de leur résidence, et dès lors personne ne peut venir enterrer sur les flancs de cette colline. De nombreux procès ont lieu chaque année, dans les provinces ou à Seoul, à la suite de réclamations de « yang-banes », propriétaires plus ou moins authentiques d’une colline, contre des paysans qui y ont enterré leurs morts. L’argent étant le meilleur argument en justice, « le yang-bane » fait facilement valoir ses droits, et le pauvre doit transporter ailleurs ses chères dépouilles.
Pour les tombes royales, c’est non seulement toute une colline, mais quelquefois tout l’espace environnant sur trois ou quatre lieues, qui est réservé. Ces emplacements de tombes royales sont désignés par les sorciers, les géoscopes les plus habiles. À l’aide d’une boussole, ils déterminent l’endroit où l’on doit rencontrer la veine du dragon. Ce monstre habite au centre de la terre, et il dispose de toutes les faveurs pour les familles qui ont placé leurs tombeaux à sa convenance.
C’est généralement sur le sommet de la colline, du mamelon, que ces grands personnages nobles ont acquis, que sera placée la sépulture de leur famille, car dans le même emplacement, à côté de l’autre, sous le même tumulus peuvent être placés les corps du père, et de la mère, si celle-ci était la femme légitime ; les concubines ne peuvent être enterrées au même endroit. Cependant quelques Coréens, à l’esprit plus libéral, ont fait fi de cette coutume : ainsi Kim Hion-tchoun, un ministre (il fut pendu en 1901, pour conspiration), était fils de la concubine de son père, qui l’avait reconnu comme fils légitime, ce qui prouve encore qu’aujourd’hui les fils de concubines peuvent arriver aux plus hautes situations, chose impossible autrefois.
Sa famille s’opposait à ce qu’il enterrât sa mère à côté de son père, mais il lui répondit, et sa logique eut gain de cause et lui donna des imitateurs : « Comment, durant sa vie, vous trouviez naturel que ma mère vécût avec mon père, et maintenant vous vous opposeriez à ce qu’ils restassent encore ensemble ? »
L’emplacement étant choisi, on ménage généralement un chemin d’accès facile, ou un escalier pour arriver au sommet du mamelon. On déboise tout autour, dans un rayon de vingt à trente mètres, et tout à l’entour on laisse pousser de magnifiques bois de pins, qui font aux tombeaux des rois, aux environs des anciennes capitales, un cadre merveilleux. Les rois ne peuvent être enterrés à plus de trente lis (environ quinze kilomètres) des villes qu’ils ont habitées. Voici la description d’un de ces sites funéraires royaux :
1o Tumulus (au-dessus du cercueil, enfoui à 1m,50) recouvert de gazon ;
2o Mur d’enceinte en brique, recouvert de tuiles (ou tertre en terre gazonnée) ;
3o Pierre à sacrifices, à offrandes, en granit, sans sculpture ni gravure, ayant d’un à deux mètres de longueur, cinquante à quatre-vingts centimètres de hauteur, quatre-vingts centimètres à un mètre trente de largeur ; repose parfois sur une maçonnerie ou des pieds en granit ;
4o Colonnes à têtes de serpent, soi-disant, mais finissant le plus souvent en forme de pommes de pin ;
5o Béliers en granit ;
6o Lanterne en granit :
7o Gardiens du tombeau, en granit, représentant des généraux de la terre ;
8o Autres béliers ou bœufs (?).
Les grands tombeaux sont gardés. En dehors de cet emplacement, au pied de la colline, est construite la maison des gardiens. Les sépultures des rois sont confiées à des lettrés qui exercent en outre la police dans le territoire avoisinant. Quelquefois ces constructions sont très importantes, et comportent même un petit temple pour les sacrifices et une salle où l’empereur revêt les vêtements de sacrifices quand il vient aux tombes de ses ancêtres.
Autrefois, on enterrait avec le mort des objets familiers : porcelaines, bijoux, argent, soies brodées, etc., etc. Cette coutume ne s’observe plus que pour les tombes impériales.
Le fond de la fosse est rempli de chaux, ce qui permet de retrouver parfois les corps presque intacts longtemps après l’inhumation, signe de grande faveur pour la famille.
Ce sont les sorciers qui déterminent l’emplacement et l’orientation générale dans laquelle doit être placé le cercueil ; le plus souvent la tête au nord, les pieds au sud, mais cette règle n’est pas rigoureuse, à cause des prévisions du géoscope qui donne quelquefois une autre direction.
Des parents, des familles soucieuses de plaire au dragon protecteur, interrogent, de génération en génération, et souvent à quelques années d’intervalle ou à la suite d’un grand événement, les sorciers pour savoir si l’emplacement est toujours favorable, — ce mot-là a une grande valeur en Corée — et il arrive souvent, comme actuellement pour le tombeau de la reine Mine, assassinée en 1895, que les sépultures sont déplacées et transportées même très loin, Mais cela ne se présente, fort heureusement, que dans les grandes familles qui peuvent payer ces déménagements.
Quoi qu’il en soit, les cérémonies que je viens de décrire s’observent ponctuellement, et chacun, selon son rang et sa richesse, s’efforce de faire à ses morts le plus de sacrifices possible, afin de leur plaire et d’en retirer bonheur et prospérité.
Il arrive, soit que le sorcier ne trouve pas tout de suite un emplacement favorable, soit que la famille ne puisse garder son mort chez elle avant de le transporter au tombeau, que les corps sont exposés à l’air, sous des hangars en paille, faits pour la circonstance, et recouverts d’un toit de chaume.
Dans le Tchoun-tchang-to, province au sud de Seoul, il existe une coutume qui, peut-être, existe aussi ailleurs, mais que je n’ai pu vérifier qu’à Seoul : c’est celle d’exposer les corps d’enfants ou de gens morts de la petite vérole, en plein air, tout près du village jusqu’à ce que l’épidémie ait disparu. À ce moment seulement l’autorité donne l’autorisation d’inhumer. C’est une coutume étrange qui n’a rien à voir avec l’hygiène, mais qui n’en est pas moins observée très méticuleusement. Pour les petits enfants quelquefois — et j’ai vérifié le fait — au lieu de les enterrer, on enveloppe les cadavres dans une natte en paille, et on attache le paquet à une branche d’arbre. D’autres fois, la sépulture est une paillote dans laquelle le corps est étendu sur un plancher au-dessus du sol. En voyageant en Corée j’ai rencontré ces divers modes de sépulture.
Les corps des bonzes et bonzesses sont incinérés, ils ne sont jamais inhumés. On prépare un grand bûcher sur lequel est étendu le cadavre, puis on met le feu pendant que tous les bonzes de la bonzerie font des prières.
La légende veut qu’un bonze qui a mené une existence de saint (et c’est un fait rare, comme on va le voir !) un bonze, presque bouddha, laisse après la crémation, au milieu de ses cendres, une perle appelée sa-ri qui est alors religieusement conservée, enterrée dans une petite pagode placée devant le temple. La réalité montre qu’on ne voit jamais de ces petits pagodons devant les temples. Comme il n’y a pas de perle au milieu de ces cendres, le supérieur les ramasse, les broie ; on y mélange du riz, et on donne le tout aux corbeaux et aux pies.
Le deuil d’un roi dure trois années, comme le deuil des parents. Il est porté avec le chapeau blanc, les vêtements entièrement blancs (les couleurs sont sévèrement prohibées) et les souliers blancs en cuir.
Pour les ministres ou les personnages et interprètes qui ont à entrer au palais, le vêtement est en toile de chanvre très fine, et de même forme alors que les vêtements habituels de cour, bottes blanches en cuir ou en étoffe.
Le deuil d’une régente, telle que la reine Tcho, est de trois années également. Pour une reine, on le porte une année seulement, à moins que Sa Majesté n’ordonne de prolonger ce temps. Pour la reine Mine le roi de Corée ordonna — après divers incidents qui lui firent d’abord dégrader la reine — trois années de deuil public. Pour les princes, cet usage n’existe pas.
Le lecteur peut se rendre compte, d’après le récit détaillé que je viens de faire des cérémonies funéraires, que le culte des morts absorbe — à lui seul — la plus grande partie de l’existence des Coréens.