Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre IV

Librairie Plon (p. 88-114).


CHAPITRE IV


La pagode de marbre. — La tortue. — Le quartier marchand de Tchong-no. — La grosse cloche. — Le tombeau de la reine Kang-Si. — Le palais des Müriers. — La rue des Légations. — Soldats coréens. — Coup d’œil sur les ministères. — Une audience chez l’empereur. — Cérémonie. — Repas. — Danseuses. — La danse du Lotus. — La danse du Tigre. — La danse du Sabre. — Sortie impériale.


Le bijou de Seoul, de la Corée tout entière, est la pagode de marbre exécutée à Nanking par le sculpteur You-Yong, sur les ordres de Sei-tjo, roi de la dynastie mongole qui donna sa fille en mariage à Tcheung-son-yong, roi de Koryo, et lui fit présent de cette pagode de marbre. Longtemps enfouie au milieu de cahutes lépreuses, cette merveille fut enfin dégagée et s’offre aux regards dans son intégrité, près de Tchong-no, le grand carrefour central. La partie supérieure de la pagode fut démolie par les Japonais envahisseurs, en 1598, et actuellement ses trois derniers étages sont à terre, à côté du monument, intact tout de même, ayant miraculeusement échappé aux déprédations des envahisseurs qui voulaient l’emporter au Japon, ainsi qu’à celles, plus lentes mais non moins sûres, des Coréens.

Cette pagode est taillée dans un marbre blanc très pur, légèrement jauni par le temps. Elle a treize étages, avec des bas-reliefs sur chaque face. Sa base est un polygone à vingt côtés, et sa hauteur totale est d’environ onze mètres.

C’est probablement vers 1352 qu’elle fut apportée en Corée. Elle vint par mer de Nanking, qui était alors la capitale de la dynastie mongole des Seung, et remonta le fleuve Hane jusqu’à Hane-yang (Seoul). Elle fut placée près du monastère bouddhique de Oueun-kak-sa, dans le voisinage d’un autre monument non moins curieux qu’elle, une grosse tortue sculptée dans le granit et portant sur le dos une stèle, probablement commémorative de la fondation du monastère de bonzes. Celui-ci a disparu avec le bouddhisme comme religion officielle, car les bonzes, sous les règnes suivants, causèrent tant de scandales par leurs mœurs dépravées, que la démolition de la bonzerie fut ordonnée. Ils insultaient les femmes des dignitaires venues en pèlerinage au monument de la Tortue, qui avait le pouvoir de donner des enfants mâles. Aussi furent-ils bannis de Seoul, sous peine de mort, et relégués dans la montagne. Ce n’est que depuis la domination japonaise (1894-1895) qu’ils furent de nouveau tolérés dans la capitale, où ils peuvent aujourd’hui venir mendier librement.

De ces ruines du glorieux passé du bouddhisme, il ne reste plus que la Tortue et la Pagode, et ce sont certainement les plus curieux monuments de la ville.

LA TORTUE ET LA PAGODE DE MARBRE



Dans ce même quartier de Tchong-no, se trouve la « Grosse Cloche », autre monument célèbre, entouré des bazars. Ceux-ci sont reconnaissables aux allées et venues, devant les portes des boutiques, d’individus criant, appelant, faisant l’article pour tel ou tel étalage, bibelots, soieries, cotonnades, etc., comme cela se passe d’ailleurs dans certains bazars du Caire et de Constantinople. Ce sont des rabatteurs, affiliés aux négociants. Ils reçoivent une commission, et s’entendent, en un langage conventionnel, du prix à faire au client.

Mais je reviens à la grosse cloche, installée là sur ce carrefour, dans une cage de bois rouge surmontée d’un toit à la chinoise, par Tai-tjo, le fondateur de la présente dynastie, et qui par conséquent depuis cinq siècles fait entendre sa grande voix aux habitants de Seoul.

Elle mesure environ deux mètres vingt de diamètre à la base et trois mètres de hauteur jusqu’à un dragon magnifique qui la surmonte, et à travers les anneaux duquel passe la chaîne de suspension enroulée sur une grosse poutre. La cloche se trouve suspendue à quarante centimètres au-dessus du sol. On la frappe, à midi et à minuit, avec une poutre en bois supportée par des chaînes attachées à la charpente de l’abri. Ce dernier est un simple hangar de petites dimensions où, en outre de la cloche, gîtent de nombreux moineaux, sans parler des araignées. L’histoire de cette grosse cloche est intéressante parce qu’elle se rattache à la fondation de Seoul. Une cloche de petite dimension ayant été trouvée pendant les travaux de construction de la muraille de l’est, Tai-tjo décida d’en faire faire une reproduction en grand, et de la placer au centre de la ville, à Tchong-no, non seulement pour avertir les hommes qu’ils devaient regagner leur maison et leur lit, tandis que les femmes pouvaient alors sortir librement dans la cité (coutume abolie depuis 1895), mais encore pour perpétuer le souvenir de son règne, et rappeler pendant dix mille fois dix mille ans que Tai-tjo fut le premier, le grand roi de la dynastie Tcho-sen.

Les magistrats dans les districts reçurent l’ordre de percevoir un impôt spécial sur tous les habitants, hommes et femmes, afin de couvrir les frais de la fonte de ce grand travail. Pendant la collecte de cet impôt, il se trouva une maison dans laquelle l’homme préposé à cet office vit une pauvre femme avec un petit enfant de trois ou quatre ans. À sa demande, elle répondit : « Je n’ai que lui au monde ; voulez-vous donc que je vous le donne ? » Le collecteur se retira et raconta cet incident. Quand on eut recueilli l’argent nécessaire, on fondit la cloche avec tous les soins possibles, mais elle se fendit à l’air. On recommença. Elle se fendit encore. Finalement le roi offrit une grande récompense à celui qui pourrait couler la cloche sans accident. Quelqu’un s’offrit, mais à la condition que l’on rechercherait la femme qui n’ayant pu donner des sapèques avait proposé son enfant. On la trouva et elle dut donner son fils qui fut précipité dans le métal en fusion. Cette fois, l’opération eut un plein succès, la cloche fut terminée sans autres incidents et placée à Tchong-no. Mais les habitants disent que lorsqu’elle fait entendre sa voix profonde dans la cité silencieuse, on entend distinctement l’enfant crier : « He mi lei, He mi lei ! » Ce qui veut dire : « C’est la faute de ma mère ! »

Depuis la guerre japonaise, les Coréens, hommes et femmes, peuvent sortir librement en ville, tandis qu’auparavant, une heure après le coucher du soleil, la cloche sonnait vingt-huit coups, et en les entendant les hommes hâtaient le pas vers leur demeure, sinon les inspecteurs de police les arrêtaient, les gardaient une nuit en prison, et ne les relâchaient le lendemain qu’après une distribution de dix coups de bâton. Cette mesure avait pour but de livrer la ville aux femmes qui, n’ayant plus à craindre la rencontre du sexe barbu, devenaient — pendant quelques heures — les maîtresses de la cité. À minuit, la cloche sonnait de nouveau trente-trois coups, les portes de la ville se rouvraient, et la journée nouvelle commençait.

Comme on le voit, ce pays, que voilait jadis un épais mystère, est en réalité bien étrange : costumes, mœurs, croyances, tout est matière à étonnement.



Le quartier de l’Ouest où j’habite, et qui est celui des légations, s’appelle Tchong-dong, par abréviation de Tchong-ne-kol (quartier du tombeau). À l’emplacement élevé où se trouve actuellement la légation d’Angleterre, existait autrefois un tombeau de la deuxième femme légitime de Tai-tjo, Kang-Si. Elle fut enterrée là, contrairement à tous les précédents, à tous les usages qui défendaient de placer un tombeau dans l’intérieur des murs d’une ville. Mais le roi en décida ainsi, car il était tellement épris de cette femme qu’il ne voulut pas s’en séparer, même morte. Quant au choix de l’emplacement, ce fut — d’après la légende — la reine elle-même qui le décida. Avant de mourir, elle avait demandé à son époux de faire faire un immense cerf-volant sur lequel serait écrit son nom, et qu’une fois lancé à une grande hauteur, la corde en fût coupée. L’endroit précis où il tomberait serait alors choisi pour l’emplacement de son tombeau. On dit même que cette reine très sage et très intelligente avait pris un ascendant considérable sur le roi, et gouvernait le royaume. Elle mourut empoisonnée par les hauts fonctionnaires, dont elle se plaisait à déjouer les projets. Mais son tombeau fut déplacé à plusieurs reprises à la suite des pétitions des dignitaires et, en dernier lieu, l’année de la mort de Tai-tjo. Cette fois, le roi avait rêvé que sa chère Kang-Si lui avait demandé que l’on chargeât encore un cerf-volant de désigner le nouvel emplacement. Ainsi fut fait. Et c’est à Tchong-nong, à une heure environ en dehors de la porte du Nord-Est, près de la fameuse bonzerie de Tchine-hon-sa, où les Européens viennent en pique-nique, que s’arrêta le cerf-volant, dans un site ravissant. Le tombeau fut placé près d’une source afin que la reine entendît le murmure des cascades, et que les malades puissent trouver, en se baignant dans ces eaux, un remède à leurs maux. Il n’en fallait pas davantage pour lui donner des propriétés miraculeuses. La foule accourut en masse tout d’abord, puis, avec le temps, l’oubli se fit. Reconstruit en 1668, le monument fut désormais gardé comme un tombeau royal, et aujourd’hui, Européens et Coréens font de Tchong-nong leur promenade de prédilection.



Après la grosse cloche et le tombeau de la reine aimée du fondateur de Seoul, il convient de parler d’un édifice qui remonte à peu près à la même époque, el dont le caractère éminemment sacré nous interdit l’entrée. C’est Tchong-Mio, le temple des tablettes ancestrales. Il occupe un espace assez restreint, près de la grande artère, et s’élève au milieu d’un magnifique parc, mal entretenu malheureusement, et que l’on peut apercevoir par la porte principale dont un des battants est généralement ouvert. Il fut construit en 1394, et comprend de petits bâtiments renfermant à l’ouest les tablettes des ancêtres royaux, à l’est, celles des hommes d’État illustres. C’est le plus important, le plus sacré des temples de Seoul. Pendant l’invasion japonaise en 1592 les palais de Kiong-bok, de Tchang-tok, ainsi que celui-ci, furent détruits par des incendies, et reconstruits immédiatement.

À propos du palais des Mûriers dont j’ai déjà parlé, et qui fut transformé en champ de manœuvres, je ferai remarquer qu’il n’en reste pas grand’chose, sauf deux pavillons réparés et repeints en 1902 à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de l’empereur. La ville et quelques vieux palais branlants ont gagné, en l’honneur de cet événement, quelques réparations urgentes. Son nom lui vient de ce que l’on a planté des mûriers à l’intérieur de cet emplacement, dans le but d’encourager la sériciculture. Construit en 1600, le palais fut détruit par un incendie et eut à subir une série de vicissitudes dans lesquelles les esprits malins jouèrent un grand rôle. Tantôt on y entendait des bruits étranges ; on y voyait des lumières insolites ; tantôt, sous l’influence néfaste des esprits, les tigres ravageaient la contrée. Aussi sa destruction fut-elle résolue, et en 1864 il tombait sous la pioche des démolisseurs. La reine douairière Tcho fit pourtant épargner ces deux pavillons. Je vous ferai grâce des récits fantastiques qui ont cours sur ce monument, car en Corée il n’est pas possible de faire un pas, de regarder un mur, un toit, sans qu’immédiatement la légende ne vous le peuple de farfadets, de génies malfaisants, jusqu’à vous en donner le cauchemar. À plus forte raison quand il s’agit de demeures princières, dans le seul choix desquelles une légion de devins, astrologues et géomanciens, ont été mis à contribution.

Laissant là ces superstitions d’un autre âge, je reprends ma promenade à travers Seoul et ses différents quartiers.



La rue des Légations. Elle part de la porte de l’Ouest pour aboutir à la place du Palais, en traversant le quartier de Tchong-Dong.

Elle présente une physionomie particulière ; elle est mieux entretenue que les autres rues de la ville, et au-dessus des enclos qui limitent les jardins des propriétés particulières, s’élancent des arbres qui suffisent à donner à ce coin de la cité un air européen. À droite et à gauche s’élèvent des bâtiments en briques, habitations, orphelinat, église anglaise, enfouis dans la verdure ; les légations russe et française se font vis-à-vis. La première, installée sur un mamelon qui domine la ville et le palais, est entourée d’un magnifique parc où nous avons assisté à des fêtes splendides. Les bâtiments en sont spacieux, et leur architecture originale repose les yeux des murs rouges et des vérandas des alentours, élevés d’après un même plan. C’est à la légation russe que s’est réfugié l’empereur le 11 février 1896, et c’est là encore qu’en 1902, Yi Yong-ik, accusé d’un complot, a trouvé un abri sûr.

La légation de France se dresse, près de la muraille, au milieu d’un vaste parc, fort bien entretenu et planté de beaux arbres. Elle fait l’admiration de tout Seoul. L’édifice fut achevé en 1896, sous la direction de M. Collin de Plancy et de M. Lefèvre, qui en furent les architectes. Les meubles viennent du château de Chenonceaux. C’est un monument coquet, spacieux, surmonté d’une tour d’où la vue sur la ville et le faubourg est magnifique.

LÉGATION DE FRANCE À SEOUL

Chaque année, le 14 Juillet réunit à la légation les Français et les membres des autres colonies ; tous sont heureux d’offrir leurs vœux au ministre qui, avec son amabilité et son entrain infatigable, rend notre fête nationale l’événement mondain le plus goûté de la colonie européenne. Les jardins, superbement illuminés a giorno, se remplissent pour quelques heures de la gaieté de plusieurs centaines d’invités. On admire avec quels soins et après quels efforts, notre représentant a su faire, de ce qui n’était — quelques années auparavant — qu’un mamelon inculte, un parc délicieux. En automne un autre événement attire à la légation les amateurs de fleurs. C’est l’exposition des chrysanthèmes, qui est encore un nouveau succès pour M. Collin de Plancy, dont les heures de loisir sont consacrées à la surveillance de son parc et de ses serres ! Qui a eu l’honneur d’être reçu par notre ministre revient ravi à la fois de sa courtoisie et du goût qu’il déploie dans l’ornementation de ses salons, où ses belles fleurs jettent un éclat incomparable.

Dans ce même quartier se trouvent les bâtiments des légations de Belgique, d’Angleterre, d’Amérique, différentes constructions appartenant au palais, les « tennis » des clubs qui contribuent encore, aux jours de tournois entre les équipes de Seoul et celles de Tchémoulpo, à donner au quartier de Tchong-Dong un air de ville européenne ; de-ci de-là cependant se perdent dans la verdure quelques toitures retroussées, et le grand mur d’enceinte du palais actuel, achevé depuis peu, rappelle, quelque cent mètres plus loin, que ce coin d’Europe est fini. La nouvelle salle d’audience se dresse au milieu du palais impérial, et ses doubles toits, sa façade principale orientée au sud, nous montrent, à côté des demeures des ministres étrangers, le désir du monarque actuel de vivre en paix et de travailler à la grandeur de son pays. Conseillers et fonctionnaires étrangers sont nombreux à Seoul, et peu à peu, à mesure que les finances du royaume le permettront, nous assisterons au développement économique et industriel de ce pays que l’on apprend à aimer à mesure que l’on y séjourne davantage, que l’on voudrait voir plus prospère, plus fort, libre de ses actes.

Voici maintenant la place qui termine cette rue. Là sont des magasins chinois et japonais et l’hôtel français, en face de Tai-hane-moun, la porte d’entrée principale du palais. Elle s’ouvre aux jours de sortie de Sa Majesté, sur la quadruple rangée des bataillons coréens, de la double haïe des kissos[1] armés de leurs lances, de leurs hallebardes, de leurs lanternes ou de leurs étendards, compléments habituels d’une sortie officielle.

Le chemin que doit suivre Sa Majesté, qui ne sort que pour se rendre à quelque sacrifice important, est marqué par une ligne de sable. Ces sorties, les gros événements de la capitale, permettent au peuple d’entrevoir le souverain, souriant à tous dans sa chaise jaune impériale, gardée par des eunuques et des agents de police.

Voilà des factionnaires dans leur guérite. Ils ne semblent guère se soucier du sergent de ronde, et leur attitude jure beaucoup avec l’aspect guerrier de la ville, où on ne rencontre que des soldats, baïonnette au canon.

Pendant la faction, ces jeunes troupiers, pour qui la discipline n’est guère sévère, se servent de leur arme pour se battre entre eux, ou bien ils font des commandements et des pas de parade devant leurs guérites, sautent en s’appuyant sur leur fusil, et autres exercices du même goût, tandis que l’on aperçoit leur caleçon par le fond de culotte trop largement entre-bâillé… Voilà le soldat coréen : enfant, oisif, dépenaillé, n’ayant nullement l’allure martiale qui conviendrait à ce petit pays. La discipline existe à peine, et à part quelques jeunes officiers qui ont bonne allure sous l’uniforme, le portrait que je viens de faire pourrait s’appliquer aux officiers en général, qui — s’ils ne sont pas dépenaillés — sont, du moins, plus embarrassés, dans leur uniforme étriqué et leurs souliers de cuir, que le simple soldat pour marcher au pas. Mais l’élégance s’acquiert, et on peut avoir l’espoir que, plus tard, l’armée coréenne pourra soutenir la comparaison avec celle des voisins de l’est.

Le chant est obligatoire dans les casernes. Voici justement — dans l’une d’elles — le chant du soir qui commence. L’air en est assez agréable. Un soldat dit le couplet, et le bataillon tout entier reprend le refrain. Le sujet de ces chansons est toujours la gloire du pays, les victoires passées, et elles se terminent par des souhaits pour l’empereur et la famille impériale. Ce sont les Russes qui ont donné l’organisation actuelle et les méthodes d’instruction des troupes coréennes.

Tous les ministres, ou à peu près, et les hauts fonctionnaires sont, de droit ou d’office, généraux ou colonels : leur titre les met ainsi immédiatement au rang de tacticiens de premier ordre. Rien n’est plus drôle que de voir ces bons papas, revêtus d’un uniforme qui les serre trop, — eux qui sont habitués aux vêtements larges, — perchés sur de tout petits chevaux, cramponnés au pommeau de la selle, pendant qu’un mapou tient la bride du cheval, et que le képi mal enfoncé sur la tête, à cause du chignon, dodeline de droite et de gauche. Un édit vient de prescrire aux militaires, sans exception de grade, d’avoir les cheveux rasés. Mais ceci ne s’applique pas obligatoirement aux fonctionnaires civils.

Devant la porte du palais sont disposées, en rangs serrés, les chaises à porteurs des ministres, et des personnages en audience au palais. À l’intérieur de ces chaises on peut voir un ou deux des porteurs vautrés sur le siège de leur maître, et qui ne craignent pas d’être pris en faute, cette façon d’agir étant tout à fait dans les mœurs locales. D’ailleurs, tout à l’heure, quand les ministres sortiront, le factionnaire sifflera toute la bande des valets, couchés un peu partout, ou occupés à jouer et à boire.

Les audiences de Sa Majesté, pour les affaires courantes, commencent vers quatre ou cinq heures du soir, et durent toute la nuit. À partir de six heures, on ne peut plus, ni entrer, ni sortir du palais, à moins que ce ne soit jour de gala et que les Européens ne soient invités.

Me voici, tout en contournant le palais actuel de Kiong-houn-koung, revenu sur l’avenue des Ministères, attiré par les manœuvres de cavalerie. Il y a là un jeune officier, élève des Japonais, qui fait tous ses efforts pour dresser une quarantaine de chevaux et de cavaliers, étriqués dans leur casaque rouge et leur képi trop court. Quel drôle de spectacle que ce peloton et ces chevaux qui ne veulent pas marcher en ligne. Allons, ils partent au trot maintenant : voilà le désarroi dans les rangs. La foule de badauds et d’enfants se disperse, pour éviter les ruades, et s’engouffre sous les auvents des portes des différents ministères, situés à droite et à gauche de l’avenue, et dont les noms sont indiqués par des caractères chinois.

Bien modestes sont ces « cases » administratives où s’entassent fonctionnaires et paperasses ; bien modeste le salon du ministre, généralement meublé de nattes. Ici pas de cartons verts, pas de classeurs compliqués ; les papiers importants sont collés au mur blanc ou piqués sur un clou.

Les fonctionnaires européens et les diplomates sont conviés, aux grandes occasions, au ministère des Affaires étrangères. On y entend la musique militaire pendant et après le souper froid, très brillamment servi dans une longue salle basse de plafond, et où figure, entre autres bonnes choses, régulièrement, un petit cochon de lait, très appétissant. Le cochon des Affaires étrangères est légendaire à Seoul. Travaille-t-on réellement dans ces ministères ? Mais oui. La légion des tchoussas et chefs de bureaux des ministres arrive entre onze heures et midi, guère avant. Ils causent un peu, puis s’installent à la tailleur, et alors commence le défilé des visiteurs, les audiences du ministre avec ses subordonnés. Ces audiences se tiennent dans la pièce qui lui sert de bureau. Les portes en sont envahies par une foule de domestiques — porteurs de chaises, kissos, scribes — qui assistent aux discussions, et, à l’occasion, donnent leur avis ou un renseignement, tout à fait en famille.



Le palais actuel de Kiong-houn-koung est, comme la plupart des autres palais, une sorte de petite ville dans la grande, une série de pavillons, bâtisses de toutes dimensions, closes de murs et entourées de cours. On y trouve des chemins aussi boueux, les jours de pluie, que ceux de la capitale ; des maisons en tous points semblables à celles que nous connaissons déjà. Il y a loin de ces pauvres édifices impériaux aux fastueux palais chinois que Loti a si merveilleusement décrits. L’espace occupé par l’enceinte est immense, mais dans la partie que les Européens connaissent, il n’y a que de toutes petites cours bordées par des baraques ou des murs. Les appartements de Sa Majesté sont dans un pavillon quelconque. On a élevé cependant, en vue du public, une grande salle d’audience et quelques bâtisses à l’européenne qui émergent des toits grisâtres relevés aux angles.



À certaines dates, anniversaires de naissance, de couronnement, fêtes de la dynastie, l’empereur de Corée donne audience au corps diplomatique et aux fonctionnaires européens du gouvernement.

On entre, ces jours-là, au palais en habit ou en uniforme par la petite porte située à côté de Tai-hane-moun, où la garde présente les armes aux diplomates. Après avoir longé la deuxième enceinte intérieure et des casernements, on passe sous une toute petite porte modestement fermée par un portail en bois surmonté d’un toit à la chinoise, et l’on pénètre dans une cour où j’ai vu, un jour d’audience, un cochon noir se promener parmi les chaises vertes officielles des ministres européens qui, seuls, ont droit d’entrée jusque-là.

On se trouve devant la salle de réception, grand hall vitré adossé à une maison en briques couverte de zinc, un peu plus grande, mais semblable à celles que l’on peut voir dans le quartier européen des légations et n’ayant aucun cachet oriental. C’est dans cette salle couverte d’un vulgaire tapis rouge acheté en rouleau chez le Chinois du coin, et éclairée à l’électricité pour les réceptions du soir, que se tiennent les invités avant l’audience et après les déjeuners ou dîners officiels ; c’est là aussi que se produisent les danseuses du palais après le repas. Dans la maison, deux grandes pièces servent de salles à manger : l’une pour le corps diplomatique, l’autre pour les fonctionnaires. Des tables et des chaises en constituent tout l’ameublement. On vient cependant de commander en Europe des mobiliers de brocatelle jaune et rouge destinés aux appartements de l’empereur et du prince héritier, quand ceux-ci seront installés dans la maison à l’européenne en construction à côté du palais actuel. Il y aura même des lits (innovation remarquable), pour la famille impériale, qui couche encore sur des nattes étendues sur le sol chauffé des chambres à coucher, tout comme le bon peuple de Corée. Certaines réceptions au palais ne comportent qu’une audience et une coupe de champagne ; d’autres une audience, un déjeuner ou un dîner et la musique ; d’autres enfin dîner, musique et pas d’audience. Le protocole est très compliqué et, seul, le maître des cérémonies pourrait en expliquer le rouage. On a l’habitude au palais d’inviter séparément les femmes des ministres, puis celles des fonctionnaires, auxquelles l’empereur, en les recevant, serre la main. Elles sont admises à saluer « lady Ohm » (la princesse impériale)[2], et la femme du prince héritier, une princesse Mine. Quant à l’empereur et à son fils, ils ne paraissent à aucun festin ; on ne les voit quelques instants qu’à l’audience.

Mais revenons à notre salle de réception que nous devons traverser pour aller quitter pelisse et chapeau, en saluant au passage les ministres, les hauts fonctionnaires et les interprètes en habit de cour, lequel se compose d’une grande robe en soie de Chine bleu-vert très foncé, à larges manches ; de bottes de cour en velours noir ; du chapeau de crin à ailettes (shamo). Des carrés de broderie permettent de distinguer les civils des militaires, quand ces derniers ne portent pas l’uniforme. Pour les civils, ces broderies figurent une grue brodée en soie blanche sur un fond bleu foncé émaillé de feuillages ou autres motifs ; pour les militaires, le dessin représente un tigre. L’empereur et le prince héritier portent des dragons, et la broderie est de forme ronde.

Ce sont ces insignes et la nature des boutons — jade ou or — ajustés sur le serre-tête, au-dessus et en arrière de l’oreille, qui permettent de distinguer le rang du fonctionnaire. Une ceinture complète l’habillement. Elle est très large, formée de placages de bois sculptés finement encastrés dans de petites bordures de cuivre doré, et s’accroche à la robe de cour.

Actuellement, les fonctionnaires portent la médaille donnée par l’empereur à l’occasion de l’anniversaire de la quarantième année de son règne. Sont présents tous les diplomates européens en grand uniforme, les secrétaires et le personnel des légations, les fonctionnaires européens, et aussi — c’est un usage devenu permanent — les officiers de la garnison japonaise de Tchine-ko-kaï (concession japonaise de Seoul). Des cigares et des cigarettes de choix nous permettent d’attendre notre tour d’audience.

L’empereur reçoit séparément le corps diplomatique, puis les officiers japonais, puis les fonctionnaires.

Le maître des cérémonies et un interprète viennent nous annoncer que notre tour est venu.

On traverse alors de petits couloirs couverts, derrière la maison en briques, et qui font le tour de petites bâtisses dont l’ensemble constitue le palais impérial. On arrive sur le côté d’une petite cour intérieure, bordée au sud par des entrepôts, nullement dérobés à la vue de Sa Majesté, et au nord par la salle d’audience, à la porte de laquelle arrive déjà celui qui conduit notre file indienne, rendue obligatoire par l’étroitesse des couloirs. Qu’on ne se figure pas, surtout, une salle de palais des contes des Mille et une nuits, mais une salle de cent cinquante mètres carrés, recouverte d’un modeste tapis rouge, sur les côtés de laquelle s’ouvrent des kanes (chambres) remplis de personnages de l’entourage de l’empereur, dont on voit les yeux et les têtes dans l’entre-baillement des portes en papier blanc. L’ensemble forme un petit pavillon, très modeste, accolé aux autres bâtiments, le long des murs desquels sont placés des piquets de garde, dans de minuscules cours bordées des kanes ou chambres impériales : appartements des concubines, des eunuques, cuisines, etc.

Un interprète nous précède. En atteignant l’entrée, il s’incline jusqu’à terre, salue et reste pendant toute l’audience dans une demi-génuflexion, car le protocole exige qu’un Coréen ne regarde jamais l’empereur en face, et ne lui parle qu’à voix très basse. C’est ainsi que se fera, en effet, la traduction des paroles dites par le doyen au nom des fonctionnaires du gouvernement ou des diplomates, paroles de courtoisie et bons souhaits, Les Européens saluent profondément Sa Majesté et le prince héritier, mais ne sont pas astreints à ne pas regarder devant eux. Les ministres serrent la main de l’empereur.

En examinant le contenu de sa salle, on s’aperçoit que c’est la simplicité dans toute sa splendeur. Une petite table carrée, couverte d’un tapis en soie jaune (couleur impériale), et un grand paravent brodé dans le fond constituent tout l’ameublement.

Sa Majesté, qui a, à sa gauche, le prince héritier, est debout derrière la petite table ; et, dissimulés par le paravent sont des personnages, des officiers de la garde du corps et des eunuques. Du papier blanc aux murs, et c’est tout. Le doyen fait son discours que l’interprète traduit à voix basse, et que l’empereur écoute d’une oreille distraite. Il y répond par quelques mots aimables auxquels le prince héritier ajoute ses remerciements et ses souhaits. Examinons ces deux personnages au nom desquels, et à leur insu souvent, tant d’intrigues sont menées.

L’empereur, dont les yeux vifs observent tous les assistants, est vêtu d’une robe de brocart jaune, chaussé de bottes de cour et coiffé d’un chapeau violet un peu différent de forme de celui de ses courtisans. Sur la poitrine, il porte une belle broderie représentant des dragons et le premier ordre de l’empire. Appuyé à la table, il toussotte et sourit gentiment aux paroles traduites par l’interprète. L’empereur est né en 1852, c’est le vingt-huitième monarque de la dynastie actuelle des Yi, dont le premier roi fut Tai-tjo-Tai-Houan. Cette dynastie remonte à 1392 et Seoul devint capitale à cette époque (1394), comme nous l’avons dit déjà. Le prince héritier, de taille plus élevée que son père, se tient à sa gauche, et fixe sur l’assistance des regards curieux, détaillant la silhouette ou la coupe d’habit de chacun. Il est vêtu de même façon que Sa Majesté, mais en brocart rouge. Ce prince est né en 1874. Autour d’eux sont rangés quelques membres de la famille impériale, des généraux, et le chef des eunuques : celui-ci se tient tout à côté du prince héritier. Il dévisage curieusement la rangée serrée que nous formons, et qui maintenant s’incline profondément, et sort à reculons, car l’audience est terminée. C’est en effet plus difficile de quitter la salle que d’y entrer, car il ne faut pas tourner le dos à l’empereur. Enfin nous voici dehors, recommençant notre défilé à travers les petits couloirs, pendant que l’empereur et le prince héritier rentrent dans leurs appartements, soutenus sous les bras par les eunuques (ainsi l’exige le protocole), qui seuls ont le droit de toucher Leurs Majestés, les habillent, les déshabillent, et leur rendent les services discrets que comporte une telle fonction.

Comme on vient de le voir, une audience impériale est une cérémonie intéressante, mais sans faste, moins solennelle que celles décrites dans les livres anciens et dessinées par les artistes d’autrefois qui représentent, dans de magnifiques salles d’audience, un trône sur lequel est assis le monarque majestueux devant lequel tous se prosternent.

Quoi qu’il en soit, l’empereur, malgré les soucis d’un règne difficile, est souriant et affable, et de tous les dignitaires de son entourage, c’est lui, certainement, qui sympathise le mieux avec les étrangers.

En regagnant la salle de réception, on nous présente la traditionnelle coupe de champagne que l’on vide en l’honneur de Sa Majesté. Dans la salle à manger, chacun s’installe à la place désignée, autour de tables présidées par les ministres, et fait honneur à l’excellent repas à l’européenne, arrosé de vins fins, que des domestiques indigènes servent d’une façon très correcte.

Mais voici le moment de faire connaissance avec le gracieux corps de ballet qui va danser devant l’assistance. Un groupe de jeunes femmes (kissans) de quinze à dix-huit printemps le composent. Vêtues de façon assez heureuse, de rouge, de bleu et de vert, ces toutes petites créatures ne manquent pas de grâce, à défaut d’une réelle beauté. Leur lourde coiffure en faux cheveux donne un peu de raideur aux mouvements du cou, mais l’œil s’amuse — surtout la première fois — à voir pirouetter et marcher à pas menus ces petites poupées peintes, aux pieds de Cendrillon, dans leurs vêtements de soie aux couleurs vives, tandis que la musique de fifres, de tambours et de violons à trois cordes, marque la cadence, et que le maître de danse, vénérable vieillard à bouton de jade, dirige son bataillon léger à coups de claquette.

DANSEUSES DU PALAIS

L’orchestre est absurde et détestable pour nos oreilles d’Occidental. Les Coréens lui trouvent, au contraire, un charme infini ! La mesure est lente et marquée par le tambour, tandis que les fifres et les violons émettent des sons peu harmonieux, rappelant des airs vieillots.

Parmi les danses représentées au palais, la plus gracieuse, la plus poétique est celle du Lotus. Un bassin plein de fleurs et de verdure est apporté au milieu de la salle. Au centre de ce bassin se trouve un énorme lotus prêt à s’entr’ouvrir. Deux cigognes s’en approchent. Ce sont deux danseurs fort bien déguisés, et très habiles à faire manœuvrer avec grâce le bec et les ailes de ces oiseaux faits de papier et de soie.

Les cigognes se mettent à sautiller, à voler, à tourner autour du bassin, à seule fin de s’emparer du lotus qu’elles convoitent. Après mille évolutions manifestant la joie qu’elles éprouvent devant leur trouvaille, mille pas rythmés par l’orchestre, elles approchent de plus en plus et déjà leur bec effleure les pétales, lorsque, du cœur entr’ouvert de la fleur, s’échappe soudain une petite kissan. Sa grâce et sa jeunesse émerveillent pendant quelques instants les cigognes, subitement éprises de la jeune fille qui, à leur grand chagrin, s’enfuit en laissant aux spectateurs eux-mêmes une impression charmante.

Dans un autre divertissement, les ballerines viennent les unes après les autres, en dansant lentement, devant un haut écran de bois rouge percé d’un trou circulaire à la partie supérieure. Elles ont en main une balle et font le simulacre, avec des gestes gracieux des bras et des mains, de la lancer de l’autre côté de l’écran, à travers cette ouverture. À la fin, la musique s’accélère, et la danseuse (car chacune fait cet exercice séparément), se hissant sur la pointe de ses petits souliers jaunes, lance la balle à travers l’écran de bois. Si elle réussit, elle reçoit une fleur que l’on pique dans ses cheveux ; si elle est maladroite ou troublée et qu’elle manque son coup, on lui fait une marque noire sur la joue. Lorsqu’elles dansent devant l’empereur, les « kissans » les plus adroites reçoivent en cadeau un rouleau de soie.

La danse des Tigres aussi est assez remarquable, et permet à deux danseurs d’exhiber le vrai talent de clowns, d’acrobates et de mimes que possèdent les Coréens.

Deux mannequins représentant deux tigres sont apportés, et dans chacun d’eux s’introduisent deux danseurs, l’un dans la tête et les pattes de devant, l’autre dans les pattes et le train de derrière de l’animal. La tête énorme, les yeux, la gueule sont mobiles, et habilement mis en mouvement par l’homme placé à l’intérieur. Ces mannequins arrivent à donner à la perfection l’illusion de bêtes bondissantes qui, mises en présence, exécutent au son de l’orchestre une danse sauvage et fantastique. Généralement, et l’imagination aidant, les petites danseuses prennent peur et se cachent derrière les accessoires ou la large robe de leur vieux maître. Mais la danse qui réunit tous les suffrages des spectateurs coréens et européens est celle des Sabres. Cette fois, les danseuses sont habillées en hommes : elles n’ont plus les fausses manches traînant à terre ni les petits souliers ; elles marchent avec leurs chaussettes blanches. Sur leur même coiffure de faux cheveux elles posent, non plus leur minuscule tiare de danseuse, mais un chapeau de feutre rouge ponceau (semblable à ceux des anciens guerriers qu’elles représentent dans cette danse) orné d’une plume de paon en avant, d’une queue rouge en arrière ; une grosse bride en boules de jade ou en pierres jaunes retient le chapeau sous le menton.

Elles dansent au nombre de quatre seulement, deux portant un costume de soie verte, les deux autres un costume de soie ponceau. Ainsi vêtues comme d’anciens guerriers de deux camps ennemis, elles tournent rapidement en mesure autour de petits sabres qui sont disposés sur le plancher ; leurs jupes s’envolent dans leurs pirouettes gracieuses. À un signal du maître de danse, elles se placent chacune devant les deux petits sabres qui leur sont destinés, s’inclinent, puis finalement s’agenouillent et en saisissent un dans chaque main. Alors, la musique s’accélérant, avec des mouvements gracieux du poignet, elles font tourner et cliqueter les armes dans leurs petites mains ; elles les agitent à droite et à gauche de leur tête ; une bonne danseuse doit aller assez vite pour qu’on ait l’impression que la lame passe au travers de son cou.

Ce divertissement n’est qu’une variante de la véritable danse du Sabre qui s’exécute en petit comité devant l’empereur, pantomime d’une légende que voici, succinctement racontée.

Deux princes devenus ennemis mortels, mais cachant leur haine sous les dehors de la plus parfaite amabilité, ne songeaient qu’au moyen de se défaire l’un de l’autre.

Un jour, l’un d’eux invita son ennemi à une grande fête dans son palais. Un de ses hommes d’armes, connaissant ses secrets projets, lui offre de le tuer en exécutant devant l’assistance la danse du Sabre. Le prince refuse d’abord puis finit par accepter cette offre.

À l’heure dite, l’invité et sa suite de courtisans et de guerriers arrivent au palais. Les deux princes se témoignent pendant la soirée et le festin les marques de la plus franche cordialité, pourtant l’un d’eux sait que le soir même il sera délivré de son ennemi ; l’autre se demande quel piège on lui tend.

Le moment de la danse du Sabre arrive. Le guerrier, homme jeune et vigoureux, émerveille tous les assistants par son adresse à manier cette arme dangereuse. Elle étincelle, et peu à peu arrive à frôler la poitrine du prince invité qui devine alors quel danger le menace. Mais un homme de sa suite, comprenant aussi, s’élance au milieu de la salle et tout en feignant d’exécuter une danse semblable à celle du premier guerrier, pare les coups destinés à son maître, et oblige enfin son adversaire épuisé à abandonner son noir dessein et à cesser la danse.

Le prince se lève alors et prend congé de son amphitryon, car tous deux se sont devinés. Pendant que le cortège disparaît, le sauveur pique de la pointe de son sabre un cochon de lait — relief du festin — et, dans un geste à la « Cyrano », le lance à la volée sur le maître de la maison. C’est cette légende qui est représentée sous le nom de « danse du Sabre ».

C’est toujours par les danses que se clôture une audience ou une fête impériale, à moins qu’on n’y ajoute un numéro sensationnel de chant. Il est donné par un groupe de cinq ou six sous-officiers de la garnison de Pieun-yang qui chantent des chansons comiques en se contorsionnant, à la grande joie des Coréens très friands de scènes grivoises.

Depuis peu la musique militaire se fait entendre au palais, et exécute les différents hymnes nationaux, même quelques airs d’opéras et des marches.

Pendant que les diplomates regagnent, après la réception, leurs chars à quatre chevaux, expression chinoise qui figure quelquefois dans les invitations du palais, et qui désigne les chaises à porteurs, les autres invités repartent dans leurs plus modestes équipages, les « illiokos ».

Les sorties impériales sont encore parmi les événements importants de la capitale. Elles ont lieu à l’occasion de sacrifices aux tombeaux des ancêtres.

Ces jours-là, tous les factionnaires sont sous les armes ; la musique militaire ouvre la marche, derrière elle viennent les fonctionnaires. Des kissos armés de piques et de lances forment la haie sur le parcours du cortège, pendant qu’une compagnie de soldats présente les armes. S’il s’agit d’un sacrifice en l’honneur d’un ancêtre de la famille impériale, sa tablette figure dans une chaise à porteurs au premier plan. Étendards déployés, le retour s’effectue comme l’aller, au milieu d’une affluence énorme de peuple et de militaires gantés de blanc, le plumet au képi. C’est d’ailleurs un spectacle curieux que le défilé, à travers les rues de Seoul, des hauts dignitaires en grand uniforme et à cheval, entourés de kissos formant la haie, et les chevaux — selon la coutume coréenne — tenus en mains par des palefreniers. Tous les kissos portent un vêtement noir en toile, dont la vareuse est serrée à la taille par une ceinture bleue, et le chapeau — en feutre noir — est agrémenté d’un fin ruban rouge. Ils forment, avec les officiers, la haie autour de la chaise impériale. Quatre grands parasols jaunes sont portés aux coins de la chaise, soulevée par une douzaine de porteurs, et précédée encore par les eunuques du palais. On n’oblige pas ici — comme en Chine pour les jours de sortie du Fils du Ciel — les boutiquiers à fermer leur porte, et les gens du peuple à tourner le dos au cortège impérial.

  1. Gardes officiels, parmi lesquels on recrute les portiers (kavass) des légations et des ministères.
  2. Des journaux se sont plu à raconter que cette princesse était une Américaine. Cela est faux. Elle n’a de « lady » que le nom que lui donnent improprement les personnes parlant anglais dans la colonie européenne.