Paul Ollendorff (p. 71-75).



XXXIX


Juin, Seelisberg.


Loin, sur un mont inaccessible,
J’ai fui ses yeux inquiétants ;
Et je ferai tout mon possible
Pour avoir du chagrin longtemps.

Je ne suis pas si bon qu’on pense,
Et j’eus raison de m’en aller ;
Ce long voyage me dispense
De m’avilir et de parler.


Dût sa douleur être profonde,
En la voyant chez des amis,
Lâche comme un homme du monde,
Je commettrais le mal permis.

Les fausses gênes apparentes,
Les silences qui disent tout,
Les demi-phrases transparentes
Sont de ces crimes qu’on absout.

Je mentirais, les lèvres closes ;
Son embarras me servirait.
L’inévitable cours des choses,
En m’apaisant, m’amoindrirait.

Pauvres natures que les nôtres !
J’aurais le front de l’aborder,
L’œil amoureux, pour que les autres
Puissent me voir la regarder ;

Je prendrais ces airs fins qui savent
Prolonger les malentendus ;
C’est dans les cœurs vils que se gravent
Les aveux qu’on croyait perdus.


Un mot perfide, tout ensemble,
Peut affirmer et démentir…
J’entends déjà sa voix qui tremble,
Et j’ai déjà du repentir !

Non ; si j’étais en sa présence,
Le souvenir de ses refus
Réveillerait la malfaisance
Qui dort en l’homme que je fus.

Ce que j’ai pris aux mauvais êtres,
Ce que j’ai vu dans mes remords,
Ce que je dois à mes ancêtres,
Pourris, vivants, moins pourris, morts ;

La bassesse, la fourberie,
Que m’apporta l’hérédité ;
Les fanges que mon sang charrie
Voudraient venger ma vanité.

Je m’offrirais la triste joie
De profaner l’ancien penchant ;
Pareil à ceux que je coudoie,
Je suis médiocre et méchant.


Aux amoureuses passagères
J’irais porter des bonheurs brefs ;
Et dans des âmes étrangères
Je verserais tous mes griefs.

J’accuserais la bien-aimée
Qui par devoir eut le cœur sec :
Je ternirais sa renommée
Pour diminuer mon échec.

Par mes propos, par ma rancune,
Son cher honneur serait noirci ;
On me croirait sans peine aucune,
Puisque autrefois j’ai réussi…

L’injure, hélas ! suit la rupture.
Les sentiments comme les corps
Doivent tomber en pourriture ;
Il faut salir ses rêves morts.

Sous les rancœurs et sous les blâmes
L’amour défunt enseveli,
Par la vermine, au fond des âmes,
Sera rongé jusqu’à l’oubli.


Même au tombeau, l’ignominie
Flétrit les choses d’ici-bas ;
C’est une seconde agonie
Qui précède un second trépas…

Mais sur un mont inaccessible
J’ai fui ses yeux inquiétants ;
Et je ferai tout mon possible
Pour avoir du chagrin longtemps.