Paul Ollendorff (p. 60-65).
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XXXIV


Mai.


Je dois la voir, demain peut-être.
Est-ce bien moi l’homme ingénu
Qui pleurait tant pour la connaître ?
Nous causerons, c’est convenu.

Je ne sais pas si je recule
Devant l’amour qui m’est offert ;
Toujours est-il que je calcule
Le temps perdu, le mal souffert.


Je sens partir l’immense joie
D’espérer et de demander ;
Et sur elle je m’apitoie,
En songeant qu’elle peut céder.

Je retrouve la fourberie
Du lovelace que je fus ;
Et je pleure ma gaucherie,
Morte avec son dernier refus.

Si cette femme s’abandonne,
Sur ses lèvres, vais-je puiser
La clairvoyance qui nous donne
Le dégoût du premier baiser ?

Maintenant que le sort prononce,
Vais-je éprouver entre ses bras
La haine sourde qui dénonce
Qu’on n’aime pas, qu’on n’aimait pas ?

Nos victoires sont leurs défaites.
Sa chute proche l’amoindrit :
Je pense aux choses imparfaites
De son corps et de son esprit.


Des épreuves qui furent nôtres
Je ris, depuis qu’elle consent.
Sera-ce comme avec les autres ?
Mon cœur est-il un impuissant ?

Je ne suis plus de connivence
Avec le sien qui frémira ;
Hélas ! je les connais d’avance,
Tous les mots qu’elle me dira.

J’entends déjà l’aveu funeste
Qui de sa bouche va sortir,
Et par moments je la déteste
D’être obligé de lui mentir.

Car mes lèvres sont condamnées
À lui redire bien longtemps
Toutes les phrases dédaignées,
Aux jours tristes et palpitants.

Il ne faut pas trop faire attendre,
Il ne faut pas humilier ;
La plus altière peut se rendre,
Le plus épris peut oublier.


Importuné par ma maîtresse,
Aux rendez-vous que j’implorais,
J’irai sans trouble et sans tendresse,
Sceptique avant, cynique après.

Elle exigera que je l’aime
Plus que je ne voudrais l’aimer.
Je serai pris dans ce dilemme,
De rompre ou bien de l’opprimer.

Sur ses nobles enthousiasmes
Je marcherai, je le pressens ;
Ma bouche aura tous les sarcasmes
Qui soulagent les impuissans.

Quand je l’aurai martyrisée,
L’envie atroce me prendra
De respirer la fleur brisée ;
Sa souffrance me séduira.

Mais ces amères épousailles
Plus ennemis, nous laisseront.
Dans mon cerveau, dans mes entrailles,
Ses yeux jaloux regarderont ;


Elle épiera mes attitudes,
Elle guettera ma vigueur,
Suspectera mes lassitudes,
En écoutant battre mon cœur.

Nous agirons en adversaires ;
Et pour avoir ma liberté,
Sous des baisers parfois sincères,
J’endormirai sa dignité.

J’aurai l’air de ne pas comprendre
Ses fous désirs, ses chers tracas ;
De crainte qu’elle soit plus tendre,
Je ne l’interrogerai pas.

Si le chagrin frappe à sa porte,
Je serai bon, mais à moitié,
De peur que son amour trop forte,
Change en caresses ma pitié.

Je trahirai, c’est chose due ;
Et, le plaisir une fois mort,
J’aurai la joie inattendue
De n’éprouver aucun remord.


Elle connaîtra le supplice
De s’attacher éperdument ;
Mais restera, non sans délice,
Supérieure à son amant.

Car j’envirai, cœur infidèle,
Les pleurs que je ferai couler ;
Et le désir d’aimer comme elle
Viendra souvent me harceler.