Paul Ollendorff (p. 40-42).
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XXIII


Fév.,
par un commissionnaire.


Je sais qu’elle a des yeux trop beaux pour qu’on s’en passe,
Que son mari n’a pas de malheurs conjugaux ;
Je sais que sa pudeur exige qu’on espace
            Un peu les madrigaux.

Je sais son petit nom ; j’ai vu son écriture ;
Je connais ses penchants ; je sais, sans l’offenser,
Le type d’homme auquel elle pourrait penser,
            Pour ma peine future.


J’ai donné de mon pain à son grand lévrier ;
Je sais les gens qu’elle aime et ceux qu’elle déteste
Sa façon de marcher, de rire et de prier ;
            Je sais son moindre geste.

Je connais ses parents, ses amis, sa maison ;
J’ai ramassé ses gants ; j’ai tenu sa voilette ;
Et j’ai senti fléchir sous mon amour complète
            Son cœur et sa raison.

Mais ce sont des bonheurs rapides que les nôtres ;
Elle fut seulement huit jours de bonne foi :
La semaine est finie où, causant avec d’autres,
            Elle parlait pour moi.

J’ai pour entendre un peu de sa voix despotique
Frôlé ses cheveux blonds, qui sont bruns par endroit ;
J’ai dans la foule un soir saisi le buste étroit
            De sa robe gothique.

Elle eut le lendemain des airs particuliers…
Je sais l’impression que lui fait toute chose,
Le livre qui lui plaît, et les mots familiers
            À sa bouche mi-close ;


Parlez-lui, moi, je sais ce qu’elle répondra ;
Je connais sa pensée aussi bien qu’elle-même ;
Je serai le premier à deviner qu’elle aime :
            Quelqu’un me la prendra.

Il est plus d’un secret encor que je recèle,
Car j’ai suivi cette âme et ce corps pas à pas.
J’ai tout vu, tout prévu, je connais tout ; mais elle,
            Je ne la connais pas.