Bolingbroke, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 58-86).
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BOLINGBROKE


SA VIE ET SON TEMPS.





DERNIÈRE PARTIE.[1]




XXII.

La cause de l’opposition en janvier 1735 paraissait désespérée, au moins pour sept ans. Après de si grands efforts, c’était une défaite décisive, et Bolingbroke donna le signal de la retraite. Une passion de loisir champêtre et littéraire le reprit soudain, et il partit pour la France, où il alla s’établir en Touraine.

«Mon rôle est fini, écrivait-il à sir William Wyndham, et celui qui reste sur le théâtre après que son rôle est fini mérite d’être sifflé... Desperandum est de republica. Je porterai le poids de cette affliction jusqu’au tombeau, et rien ne l’allégera qu’une parfaite indifférence à ce qui peut advenir... Puisque je ne saurais plus être utile à mes amis et à mon pays, je dois vivre pour moi-même, et je remercie l’auteur de la nature humaine et de la nature entière de ce que je suis encore capable de le faire avec un entier contentement. » Toutes ses lettres de France sont remplies de ces sentimens de tristesse et de détachement. Ils auraient dû être sincères. Les affaires du monde ne lui avaient donné nul bonheur. Condamné à l’obscurité d’un rôle secondaire, il tournait vainement dans un cercle de haine et de cabales impuissantes. Il avait toujours aimé la campagne et l’étude. Il avait cinquante-sept ans; sa femme, plus âgée que lui, était malade. Sa fortune, toujours dérangée, lui commandait une vie d’économie, et le séjour de la France n’était pas pour lui sans attrait. Cependant cette philosophie subite ne s’expliquerait pas sans les revers de sa politique. On a vu que la majorité était manquée. Le roi était irrité contre lui. Il s’éloigna cette année même de lady Suffolk, parce qu’il apprit de sa fille, la princesse Amélie, qu’elle avait des entrevues avec Bolingbroke. À ces causes de découragement le public en ajouta d’autres, et les historiens ont admis ses suppositions. Une retraite si prompte et surtout si prolongée ne paraît pas naturelle. Bolingbroke, en effet, ne revint demeurer dans sa patrie qu’après la chute de Walpole, c’est-à-dire après sept années d’intervalle. A l’époque même de son départ (1735), des bruits divers couraient sur son compte, et ses amis concevaient de pénibles doutes. Swift, dans ses lettres, questionnait Pope, qui assurait que l’unique affaire de Bolingbroke était vacare litteris, reprochant au docteur de lui avoir supposé d’autres pensées, à Si une autre raison de sa conduite existait, dit Pope, il faudrait la taire; mais elle n’existe pas. «On a conclu de ces mots qu’elle existait. Par exemple, il pouvait se trouver gêné par des embarras d’argent qu’il n’osait avouer. Lui-même convient, en écrivant à Wyndham, qu’il a grand besoin de vendre Dawley, et Pulteney, dans une lettre à Swift, dit que si Bolingbroke avait voulu écouter leurs conseils d’économie, il serait encore en Angleterre (22 novembre 1735). Cependant il vendit bientôt Dawley 26,000 livres sterling à son entière satisfaction, et il ne revint pas sur-le-champ en Angleterre. Il a écrit lui-même, en 1746, à lord Marchmont : « Je n’ai quitté l’Angleterre, en 1735, que quand de certains plans qui étaient sur le métier, — quoiqu’ils n’aient jamais été mis à exécution, — eurent fait de moi quelqu’un de trop pour mes plus intimes amis. » On a voulu rattacher ces plans aux intérêts du prétendant. L’hypothèse est des moins plausibles. Aucun indice n’est donné d’un rapprochement qui, pour le sérieusement compromettre, aurait eu besoin d’arriver jusqu’au complot. D’où lui serait venue la démence de renouer avec un parti qu’il avait appris à bien connaître, auquel sa raison refusait toute confiance, à qui son cœur gardait une rancune profonde? On ajoute qu’il eut à se plaindre de ses amis et de ses alliés. Dans plus d’une lettre, il insinue que ses plans dépassaient l’énergie et la persévérance du parti qu’il avait formé. L’attaque de Walpole avait, dit-on, réveillé de vieux ressentimens et troublé les whigs qui s’étaient ligués avec les tories. Pulteney lui-même s’était trouvé trop engagé ; il avait reproché à Wyndham de se laisser trop facilement conduire par Bolingbroke, et conseillé à cet allié compromettant de quitter pour un temps l’Angleterre. L’amertume avec laquelle Bolingbroke par le dans ses lettres de ceux. qui n’ont pas eu la fermeté d’aller jusqu’au bout justifierait ces conjectures; mais, pour expliquer un des épisodes les plus obscurs de cette vie souvent énigmatique, on a recours à des suppositions plus graves que lord Mahon lui-même ne repousse pas. Dans le portrait terrible que Walpole traça de l’anti-ministre, dans cette invective où il le grandit au rôle de chef et d’inspirateur secret de la coalition tout entière, au nombre des méfaits dont il l’accuse est l’imputation formelle d’avoir en tout temps comploté avec l’étranger, livré les secrets de son pays aux gouvernemens ennemis, dirigé leur bras par ses conseils, et jeté ensuite l’alarme dans la nation en divulguant leurs desseins, qu’il avait lui-même suggérés. Le ton du passage est si positif et si menaçant, qu’on n’y saurait voir une pure déclamation, et l’on s’est demandé si, après le triomphe de Walpole, la crainte d’une dénonciation sous forme juridique n’aurait pas déterminé Bolingbroke à fuir devant un ennemi qu’il savait muni contre lui de pareilles armes. Tel sera aussi le danger qui aura inquiété et refroidi ses amis de l’opposition. Lui-même, troublé de la conscience de ses actes, il se serait prudemment condamné à un volontaire exil. Voilà pourquoi il aurait attendu la chute de Walpole pour oser affronter sa présence.

Ce n’est là toutefois qu’une conjecture. On voit bien, dans la correspondance d’Horace Walpole (l’ancien), que pendant son ambassade à Paris, en 1727, lady Bolingbroke correspondait, par la voie des contrebandiers, avec une partie du ministère français, et annonçait un changement de ministère et l’abandon de Gibraltar. Des historiens accusent également son mari d’avoir, vers 1730, cherché à jeter la division parmi les signataires du traité de Hanovre, et encouragé l’Espagne à ne pas exécuter sur quelques points le traité de Séville. Néanmoins ce sont là de pures allégations, appuyées seulement par la mauvaise renommée de celui qu’elles accusent. Nous n’oserions les qualifier d’imposture; mais nous admettons volontiers qu’entre la froideur de ses amis qu’il avait fourvoyés, la colère de ses ennemis qu’il avait offensés, il jugea prudent de disparaître, et songea pour la première fois à se faire oublier.

Quoi qu’il en soit, il se retira en Touraine, à Chanteloup, lieu célèbre par plus d’un exil. Locataire de cette résidence, il en avait une autre plus modeste, Argeville près de Fontainebleau; mais laissons Pope nous décrire sa nouvelle existence.

« Sa vie est maintenant une vie très agréable, partagée entre l’étude et l’exercice, dans la plus belle contrée de la France, car il écrit ou lit cinq ou six heures par jour, et chasse généralement deux fois la semaine. Il a toute la forêt de Fontainebleau à sa disposition, avec les chevaux et l’équipage du roi, le gendre de sa femme étant gouverneur de ce lieu. Celle-ci demeure la majeure partie de l’année avec milord dans une maison qu’ils ont louée, et le reste avec sa fille qui est abbesse d’un couvent royal du voisinage. Quant à lui, je ne l’ai jamais vu en meilleure santé, en meilleure humeur, ni plus indifférent, plus exempt de passion à l’égard de ses ennemis. Il s’est mis sérieusement à écrire l’histoire de son temps qu’il a commencée, par une belle introduction; c’est un tableau de l’état de l’Europe entière depuis la paix des Pyrénées » (lettre à Swift, du 17 mai 1739.)

Lady Bolingbroke avait en effet conservé deux filles de son premier mariage : l’une abbesse de Notre-Dame de Sens, l’autre mariée au baron de Volore, gouverneur et capitaine des chasses de Fontainebleau. On pourrait presque dire que Bolingbroke ne revit pas d’autres personnes en France. Sa présence n’y produisit aucun effet. Il y resta sept années sans que les mémoires du temps, assez rares d’ailleurs, parlent de lui. Il n’avait nulle relation avec la cour de France, où dominait Fleury, l’ami de Walpole; nulle relation avec les Stuarts, qui n’étaient plus en France. On ne sait s’il revit le monde de Paris. Son ancienne société était dispersée. Voltaire à cette époque ne s’occupe plus de lui : il ne séjournait plus à Paris, il habitait Cirey, Lunéville, Bruxelles, La Haye, Berlin, et semblait oublier le Caton et le Mécène qu’il avait admiré. C’est donc bien réellement cette fois dans la retraite que vécut Bolingbroke; le travail seul anima la solitude de l’homme d’état désabusé. Jamais il n’avait perdu son goût pour l’histoire et pour la philosophie. Il était presque de l’avis de Platon et disait que l’homme d’état pouvait être philosophe. Il croyait l’être en effet, parce qu’il raisonnait de métaphysique et trouvait, comme tous les amateurs qui s’en mêlent, qu’on avait extravagué jusqu’à lui. Il promettait de démontrer en quelques pages à toutes les écoles qu’elles n’y entendaient rien. Dans le cercle où il vivait, il s’était donné ainsi l’autorité d’un maître, l’emploi de juge et de réviseur des systèmes, tant sacrés que profanes. Autour de lui, on attendait son livre. Pope écrivait : «Le projet de lord Bolingbroke de réduire la métaphysique à un sens intelligible sera une entreprise glorieuse. » Mais l’entreprise n’avait pas encore été menée à bonne fin, et la politique avait fait tort à la philosophie. Le public cependant avait été mis dans la confidence de l’admiration que Bolingbroke inspirait à quelques amis. L’Essai sur l’Homme, de Pope, avait paru en 1733; ce poème, adressé à Saint-John, est donné comme inspiré par lui, et une controverse célèbre dans l’histoire de la littérature avait attiré sur ses doctrines, comme sur celles de Pope, l’attention curieuse et la défiance inquiète de ceux qui ne séparent pas la poésie de la vérité.

Bolingbroke était pour Pope un oracle. « C’est quelque chose de supérieur à tout ce que j’ai vu de la nature humaine, » disait de lui le poète à Spence, qui a écrit ses conversations. Il pouvait donc sans honte lui emprunter ses idées et pour ainsi dire écrire sous sa dictée. Aussi a-t-on prétendu que Bolingbroke avait pensé et Pope versifié l’Essai sur l’Homme. Sans aller jusque-là, comme Disraeli, qui veut que le premier l’eût écrit en prose tout entier, on peut croire avec Johnson que pour le fond, le plan, les principaux argumens, l’entretien du philosophe fut au poète d’un grand secours, et ce dernier n’a jamais caché de qui il prenait les conseils et suivait l’inspiration. Un jour qu’il avait la fièvre, Bolingbroke le vint voir, trouva près de son lit un Horace, l’ouvrit au hasard, tomba sur le passage sunt quibiis in satyra videor, etc., et remarqua combien une traduction en vers des satires et des épitres, en les appliquant à son temps, irait au talent et à l’humeur de pope. Son vœu fut accompli, et Bolingbroke y gagna d’être rais à la place de Mécène dans l’imitation de la première épître.

Pope paraît avoir conçu l’idée de l’Essai sur l’Homme vers 1729. Il est tout simple qu’elle lui soit venue en causant avec son ami. Personne autour de lui ne passait pour avoir autant médité sur la philosophie morale. Son esprit ou son langage avait quelque chose de mâle qui lui donnait de l’autorité. Une convention fut passée entre les deux amis : c’est que, tandis que l’un écrirait en vers sur tout ce que le sujet aurait d’accessible à la poésie, l’autre remonterait pour lui aux principes mêmes de leur commune philosophie, et recueillerait dans un ouvrage spécial toutes ses idées sur les questions premières. Le poème contient plus d’une allusion à cette sorte de collaboration. D’abord Pope le dédie à Bolingbroke, et la première des quatre épîtres morales dont il se compose débute par ces mots célèbres ; « Éveille-toi, mon saint Jean ! Laisse toutes les choses infimes à la basse ambition et à l’orgueil des rois, et puisque la vie ne peut guère nous donner qu’un moment pour regarder autour de nous et puis mourir, parcourons librement tout ce théâtre de l’homme, grand labyrinthe, etc., etc. » Dans certains passages, Pope semble un disciple qui ne s’adresse à son maître que pour le faire parler.

Que le système de l’Essai vînt de Pope ou de Bolingbroke, il n’était pas original. Lord Shaftesbury avait déjà soutenu l’excellence de l’ordre universel et l’accord du bien particulier avec le bien général. C’est là un système qui peut rendre moins nécessaire le recours à une autre vie pour expliquer ce monde et justifier la Providence. L’Essai sur l’Homme, conçu dans ces idées, l’est donc en dehors de toute religion révélée, et l’optimisme, si tempéré qu’il soit, paraît difficile à réconcilier avec la sévérité du dogme chrétien. Lorsque le poème avait paru en parties successives entre 1733 et 1734, son succès ne l’avait pas préservé des censures de l’orthodoxie. Crouzas, déjà l’adversaire de Leibnitz, publia une critique en forme, et l’on raconte que Pope en fut surpris et troublé. Suivant un récit fort douteux, il avait innocemment accepté les principes de Bolingbroke, qui s’était vanté de faire de lui un hérétique sans le savoir, et la découverte de cette sorte de perfidie jeta Pope dans la plus grande indignation. Ce qui est plus certain, c’est qu’une controverse publique s’éleva et qu’elle effraya le poète, qui avait cru garder les ménagemens nécessaires. Warburton, qui étudiait pour être évêque, lut Crouzas, et prit la défense de l’Essai, et Pope reconnaissant lui écrivit en 1739 : « Votre système est le même que le mien, mais illuminé par un rayon qui vient de vous. Ainsi l’on dit que notre corps naturel reste le même encore, lorsqu’il est glorifié. » Warburton a raconté qu’il fit sentir à Pope quelle différence le séparait de Bolingbroke, et que leur commun principe : tout est pour le mieux, servait à défendre, chez l’un, la Providence contre les athées, chez l’autre, la nature contre les théologiens. Bolingbroke en voulut à Pope d’avoir accepté un tel défenseur, et vit dans ce recours au patronage de celui qu’il appelait un pédant dogmatique une défection ou du moins une faiblesse. S’il en résulta quelque refroidissement entre eux, la liaison ne fut pas rompue, et si Pope eut quelque regret d’avoir été compromis, il ne put s’en prendre à la philosophie de son ami. Il ne devait pas s’être mépris sur la portée des principes soutenus dans son ouvrage, et pour qu’il s’en repentît, il lui aurait fallu moins de pénétration et plus de scrupule que n’en suppose sa vie entière. Bolingbroke ne faisait nul mystère de ses opinions. Dans sa correspondance avec Swift, il dit que c’est à son instigation que Pope a commencé le noble ouvrage. Il en analyse la doctrine et le plan, sans en dissimuler les conséquences; il oppose le point de vue où le poète et lui se sont placés aux idées des théologiens sur les dispensations de la Providence en ce monde. Comment donc aurait-il caché à Pope ce qu’il discutait avec Swift? Le poète ne l’appelle-t-il pas son guide, son philosophe et son ami? Ne l’exhorte-t-il pas à s’expliquer à son tour? Et cette exhortation était sérieuse. On voit dans ses lettres qu’ils travaillaient tous deux de concert sur les mêmes questions. Il place par avance Bolingbroke à côté de Locke et de Malebranche; il annonce l’espérance de le voir rendre par un seul volume tous les volumes inutiles; il craint seulement de ne pas vivre assez pour lire ce grand ouvrage. Enfin le principal monument de philosophie que Bolingbroke ait laissé est une série d’es- sais non terminés qui sont adressés à Pope, et dans lesquels la liberté de penser se montre sans voile. L’introduction suffit à elle seule pour prouver que l’un n’avait pas pour l’autre de secret métaphysique. « Puisque vous avez commencé à ma demande l’ouvrage que j’ai désiré longtemps vous voir entreprendre, il n’est que trop raisonnable que je me soumette à la tâche que vous m’avez imposée... Vous serez plus en sûreté que moi dans les généralités de la poésie, et je connais assez votre prudence pour m’assurer que vous vous y abriterez contre toute accusation directe d’hétérodoxie. » Ces mots nous donnent la vraie différence entre les deux complices, et le caractère cauteleux de Pope est assez connu pour qu’on puisse le soupçonner de s’être livré avec Bolingbroke et ménagé avec Warburton. « Le jour est venu, écrivait-il une fois à Swift, jour désiré que je n’espérais pas voir, où tout ce que j’estime entre les mortels est du même sentiment en politique et en religion. » — «Quand lui (Pope) et vous (Swift) et un ou deux amis aurez vu ma métaphysique, écrit Bolingbroke, satis magnum theatrum mihi estis. » Sur ce théâtre-là, Pope, on le voit, pensait librement comme ses amis; mais quand il se trouva compromis devant le public et que Warburton s’offrit pour le refaire orthodoxe, il accepta ce secours inespéré, et consentit à un système de défense auquel il n’avait jamais pensé.

Mais ce n’est qu’en 1739 qu’il se couvrit ainsi du bouclier de la foi. Dans les premiers temps de sa retraite, Bolingbroke jugea le moment favorable pour travailler à l’ouvrage qu’il avait promis. Jusqu’à la fin de sa vie, il le poursuivit sans l’achever. Lord Chesterfield, qui, traversant la France en 17/11, le vit dans sa retraite, le trouva, à son grand regret, tout occupé de métaphysique, et comme c’était chose dont il ne faisait aucun cas, il essaya de le ramener à l’idée d’écrire l’histoire de l’Europe depuis la paix de Vervins. Bolingbroke n’était pourtant pas aussi étroitement confiné qu’il voulait bien le paraître dans les spéculations de la philosophie. Il était depuis peu de temps à Chanteloup, lorsqu’il écrivit à lord Bathurst une lettre très étendue sur ses projets d’études dans sa nouvelle situation. Il y expose avec développement l’état de son esprit, et prend la défense de la raison contre les préjugés et les passions. Chercher la vérité sera désormais le seul plaisir qui lui reste, et cependant du sein de sa retraite il contribuera, s’il le faut, à défendre la constitution britannique, puisque, l’ayant reçue de ses pères, il en est comptable à la postérité.

Cette dernière pensée le porta à entremêler ses recherches philosophiques de travaux sur l’histoire. Après avoir maintes fois exprimé une répugnance absolue à défendre sa conduite politique même par le simple récit des faits, il trouva que la relation écrite par le docteur Swift des quatre dernières années de la reine Anne était peu satisfaisante et ressemblait trop à un ouvrage de polémique. Il adressa donc à lord Cornbury ses Lettres sur l’étude el l’usage de l’histoire. La première partie se compose de réflexions qui rappellent ce que Voltaire nommait philosophie de l’histoire. On y trouve une instruction variée, plus d’indépendance que d’originalité, et une grande liberté dans l’examen des monumens de la tradition biblique[2]. La seconde partie est un tableau politique de l’Europe depuis l’époque où, selon l’auteur, l’histoire commence à devenir réellement utile, savoir le XVIe siècle. Les deux dernières lettres formeraient à elles seules un ouvrage spécial. C’est l’esquisse des événemens qui se sont passés entre la paix des Pyrénées et la paix d’Utrecht. Nous avons parlé de cet écrit, nous n’y reviendrons pas.

Cet ouvrage montre qu’il n’avait pas tout à fait oublié la politique. Dans son inaction forcée, il écrivait du moins à Wyndham (1735-1740), et tout en se disant revenu de toutes choses, il répétait, comme si le public pouvait l’entendre, que la corruption minait le gouvernement anglais au point d’anéantir la constitution. « Il y a tyrannie, dit-il, le mot n’est pas trop fort, car partout où une volonté prévaut sans contrôle, volonté de roi ou volonté de ministre, la tyrannie est établie; » et le mal est tel qu’il exclut le remède, les forces mêmes qui le devraient guérir en étant devenues le siège. Aussi, quant à lui, renonce-t-il à tenter l’impossible. Dans son mépris pour le pouvoir et les partis, une seule pensée le console, un seul exemple le soutient : c’est la conduite de Frédéric, prince de Galles. L’héritier de la couronne en effet n’avait pas manqué de se déclarer contre la couronne; le fils était en lutte ouverte avec son père. Bolingbroke lui envoyait de loin des éloges qui devenaient des conseils, et il concevait une vague espérance d’être dans sa vieillesse le confident du futur roi. Il avait interrompu ses lettres sur l’histoire pour en composer une sur l’Esprit de patriotisme. C’est une amplification dans le goût des anciens, mais au fond c’est la vieille thèse de l’absorption des partis dans une coalition de patriotes. Lord Cornbury fut probablement chargé de faire arriver ce morceau sous les yeux du prince. C’était la destination plus évidente encore de deux lettres adressées à Lyttelton, alors engagé comme Pitt, son allié, dans l’opposition de cour de Leicester-House (1738). L’une était une peinture de l’état des partis à l’avènement de George Ier, fragment apologétique destiné à réconcilier Bolingbroke avec la maison de Hanovre; l’autre, sous ce titre : Idée d’un roi patriote, est une déclamation brillamment écrite, ouïe portrait d’un monarque qui, tout-puissant par le respect même de la constitution, s’élève au-dessus des partis parce qu’il s’élève au-dessus des passions, et qui obtient de la confiance ce que d’autres cherchent en vain à conquérir par la force. Bolingbroke espérait tout à la fois séduire, flatter et relever un prince assurément très peu fait pour réaliser cet idéal. Le vice de l’ouvrage, c’est que, tout en prêchant la constitution, il promet, ou peu s’en faut, le pouvoir illimité au prince qui la comprendra comme lui, car il dominera tous les partis. Or c’est là une pure chimère ou l’anéantissement de la liberté politique. Celle-ci ne peut subsister sans les partis, et le prince assez fort pour les dédaigner est maître absolu. On a beau dire que c’est à la condition de sacrifier son égoïsme au bien public et de maintenir tous les droits de la nation; c’est un artifice de langage fait pour tromper le monarque ou les sujets. Dériver la liberté de l’extension de la prérogative et réciproquement, c’est un sophisme tentateur qui n’enhardit les rois qu’à faire leur volonté. Quand l’opposition ne sait plus où se prendre, elle essaie souvent de ce moyen, et c’est l’aveu de son impuissance ou de sa mauvaise foi.

En 1739, l’opposition songea à se retirer du parlement. L’abstention systématique est la ressource souvent factieuse et presque toujours inefficace de la colère des partis : c’est une protestation contre les institutions mêmes; c’est un appel au peuple. Bolingbroke, qui conseillait la retraite, voulait qu’on déclarât la constitution réellement anéantie. Wyndham prononça dans ce sens un discours très vif, mais il fut peu suivi. Lord Cornbury lui-même, l’ami et l’élève de Bolingbroke, ne se retira pas. On voit, dans les lettres de ce dernier à lord Marchmont, qu’il s’efforçait encore de tracer à distance un plan de conduite à l’opposition, et que l’indécision dont il trouva qu’elle faisait preuve le dégoûta profondément. « N’en sommes-nous pas, mylord, écrivait-il, à l’âge de radotage de notre république? Ne sommes-nous pas dans la seconde enfance? Dans la première seule, il y a espérance d’amendement. » L’esprit de parti a de ces découragemens et de ces injustices. Depuis un siècle et demi, à presque toutes les époques, des hommes même éminens ont déploré le déclin de la constitution britannique et lui ont prédit l’avenir le plus sombre. On sait comment les événemens ont traité ces prophéties.

Bolingbroke avait pu échanger les siennes contre les gémissemens des patriotes dans un voyage de quelques mois qu’il fit en Angleterre pour terminer de régler ses affaires par la vente de Dawley. Cependant il y garda une sorte d’incognito et ne quitta guère Pope et Twickenham. On sait seulement qu’il vit quelquefois le prince de Galles, et peut-être est-ce dans ces entretiens qu’il conçut son Idée d’un roi patriote. Je n’ai pu constater s’il écrivit cet ouvrage en France ou en Angleterre. Quoi qu’il en soit, son action demeura secrète et renfermée dans un petit cercle; toute démarche publique et bruyante n’aurait servi qu’à le compromettre davantage. La prudence lui conseillait d’attendre des jours plus favorables et de se préparer une meilleure situation, sans devancer le temps. L’heure du retour définitif dans sa patrie ne devait venir pour lui qu’après la chute de Walpole. Aux élections de 1741, Walpole, qui avait pourtant fait à l’opposition l’imprudente concession de déclarer à l’Espagne une guerre inutile, perdit la majorité, ou du moins il la retrouva si faible et si vacillante, que le gouvernement lui parut impossible. Il fallut bien quitter ce pouvoir qu’il ne semblait devoir abandonner qu’avec la vie (février 1742). J’ai raconté ailleurs cette grande révolution ministérielle qui ne changea pourtant pas l’esprit du gouvernement[3]. Elle rouvrit du moins à Bolingbroke les portes de sa patrie. Il eut besoin de voir son ennemi désarmé pour se retrouver sur le même sol que lui.


XXIII.

La mort de son père, qui arriva vers ce temps, le remit en possession viagère de ses biens de famille. Lord Saint-John, mort à près de quatre-vingt-dix ans, fut enseveli à Battersea le 16 avril 1742. Il laissait d’une Française, sa seconde femme, des enfans qui devaient, après son fils aîné, hériter des titrés et du patrimoine. En attendant, Bolingbroke retrouvait une fortune. Il alla visiter le château de Lidyard, dont il portait le titre, dans le comté de Wilts; mais il fixa sa résidence habituelle à Battersea, son lieu natal. On y montre encore debout une partie de sa maison et une belle salle boisée en cèdre, qui a vue sur la Tamise, et dont Pope aimait à faire son lieu d’étude, au milieu d’une précieuse bibliothèque. Bolingbroke ne quitta plus guère ce lieu, si ce n’est en 1743, pour aller encore à Aix-la-Chapelle, où il croyait se guérir de la goutte, et en 1744, pour se défaire du dernier établissement qu’il eût conservé en France. Les travaux de l’esprit, qui en sont aussi les délassemens, convenaient seuls à son âge. Le temps avait renouvelé le monde autour de lui : il devait comprendre combien il lui siérait peu d’y vouloir ressaisir une active influence; mais la politique est la passion qui vieillit le moins. Un dernier mécompte aurait dû l’en guérir pour jamais. La perte de Walpole ne lui avait servi de rien. L’opposition victorieuse l’avait oublié. Pulteney, qui, il est vrai, s’oublia lui-même, ne parut pas songer à lui. Les tories étaient sans puissance, le prince de Galles à demi réconcilié. Comme Walpole, en sortant du cabinet, eut l’adresse d’en fermer la porte à presque tous les chefs de l’opposition, on pouvait dire que l’ancienne coalition avait échoué. L’infatigable Bolingbroke songea encore à la reformer : il reprit avec moins de bruit et d’ardeur ses habitudes d’intrigues, il eut des entrevues avec Pitt et avec Chesterfield, alors au premier rang des compétiteurs du pouvoir; mais il trouva le premier hautain et intraitable, et ce ne l’ut pas la dernière fois que ces épithètes devaient s’unir à son nom (1744). Pitt dit que c’était un vieillard pédant, inquiet et qui se querellait avec sa femme. Chesterfield le goûta davantage. C’était un homme de conversation et que Bolingbroke charma; cependant il causa avec lui et ne se compromit pas à suivre ses conseils : il était plus près de s’entendre avec les Pelham, devenus tout-puissans, que de conspirer contre eux. Jusque dans les menées qui amenèrent lord Granville (Carteret) au ministère pour deux jours, on retrouve la main de lord Bolingbroke. La même année (1746), il s’occupait encore de son plan favori de coalition, une de ses lettres en fait foi. Deux ans après, la paix d’Aix-la-Chapelle lui remettait la plume à la main, et il commençait des Réflexions sur l’état de la nation. Cet écrit, qui devait être d’une certaine étendue, ne fut pas fini. Le point que l’auteur y traitait principalement était l’exagération des taxes et de la dette publique, sujet accoutumé des gémissemens des tories depuis la guerre de la succession. En aucun temps depuis son retour, il ne cessa de cultiver la bienveillance du prince de Galles, protection impuissante à qui devait manquer l’avenir. L’opposition de Leicester-House se guida par ses conseils. Il avait une telle réputation d’esprit qu’elle résistait à ses revers et à ses fautes. On venait encore à lui, ne fût-ce que pour l’entendre, et rien ne pouvait le faire renoncer à l’espoir de regagner un jour sa pairie. Mourir pair avec le titre de comte fut jusqu’au bout son ambition; mais elle dut s’évanouir sans retour, quand une mort prématurée enleva, en 1751, le prince Frédéric.

Il fallut qu’il se contentât de la célébrité de son nom et de la distinction de son esprit. S’il s’était plus tôt décidé à jouir en repos de ces avantages, sa vieillesse calme et brillante aurait relevé sa vie. Telle qu’elle fut, et malgré les écarts de son humeur inquiète, elle ne manqua pas de dignité. On l’appelait le premier citoyen de la république des lettres. L’admiration du moins qu’il inspirait comme écrivain à des juges habiles eût permis de lui donner ce titre. Lord Chesterfield ne cesse dans ses lettres d’exalter les ouvrages de Bolingbroke, et il va jusqu’à dire qu’avant d’avoir lu son Essai sur le patriotisme, il ignorait la puissance de la langue anglaise. Il ajoute que la facilité, l’élégance et l’éclat de sa conversation la rendaient égale au style de ses écrits. Il le cite sans cesse à Philippe Stanhope comme un modèle accompli. Dans le portrait qu’il a tracé de lui, il ne dissimule cependant ni ses désordres, ni ses passions violentes, ni les petitesses d’un caractère irritable; mais il le dépeint comme un homme incomparable et dont la supériorité faisait tout oublier en sa présence.

La mort avait enlevé la plupart de ses anciens ennemis; le temps avait affaibli tous les ressentimens, effacé le souvenir de ses fautes. Les hommes distingués qui maintenant remplissaient la scène le considéraient comme un homme d’état d’un autre temps dont les avis ressemblaient aux leçons de l’histoire. Il savait porter avec art cette haute situation, et n’avait rien perdu de ces formes gracieuses et imposantes qui ont tant servi à sa renommée. « Je crois réellement, disait Pope, qu’il y a dans ce grand homme quelque chose qui lui donne l’air d’avoir été mis ici bas par méprise. Lorsque la dernière comète a paru, j’ai imaginé quelquefois qu’elle pourrait bien être venue dans notre monde pour le transporter dans le sien. »

Pope survécut quelque temps auprès de lui à presque tous ses amis. Quand Bolingbroke revit l’Angleterre, Gay, Arbuthnot, Lansdowne, Wyndham, étaient morts. Swift ne sortait plus de l’Irlande et était tombé au-dessous de lui-même. Leur correspondance s’était arrêtée depuis 1734. Pope de loin en loin donnait au doyen des nouvelles de Bolingbroke, chaque jour plus froidement accueillies. Il cessa d’écrire en 1735 : Swift, qui devait vivre encore dix ans, ne pouvait plus répondre.

A travers les inégalités d’une santé chancelante. Pope poursuivit sa carrière jusqu’en 1744. Son intimité avec Bolingbroke ne fut jamais interrompue. Quoique ce dernier blâmât ses complaisances pour Warburton, il les pardonnait à un homme dont il se sentait admiré et dont les hommages publics pouvaient immortaliser son nom. Un peu par goût, un peu par calcul, ces deux hommes difficiles et irritables furent toujours aimables l’un pour l’autre. Le poète était déjà fort souffrant, lorsqu’un jour qu’il était à Twickenham avec Warburton, Hooke le vint voir et lui raconta qu’il avait soupe la veille à Battersea, et que sa seigneurie avait, dans la conversation, avancé de si étranges notions sur les attributs moraux de la Divinité, savoir la bonté et la justice (il ne lui attribuait en effet que la puissance et la sagesse), qu’autant aurait valu la nier tout à fait. Pope, toujours inquiet de se voir compromis par les témérités de Bolingbroke, dit à Hooke avec un peu d’aigreur qu’il s’était mépris, et Hooke répondit de même qu’il comprenait ce qu’on lui disait. Pope, la première fois qu’il revit le philosophe, lui demanda une explication, et la réponse fut que Hooke s’était trompé. Quelque temps après, il voulut absolument se faire porter à Lincoln’s-Inn-Fields, chez William Murray, célèbre plus tard sous le nom de lord Mansfield, et qui réunissait à dîner Bolingbroke et Warburton. La conversation revint naturellement sur cette question des attributs divins, Bolingbroke laissa négligemment échapper quelques mots qui amenèrent Warburton à développer sa profession de foi. Il impatienta Bolingbroke, qui répondit avec vivacité, et il s’ensuivit une assez chaude dispute qui laissa Pope fort agité, car il était obligé d’être de l’avis de tous les deux, l’un étant son maître, l’autre son apologiste; l’un pensant pour lui, l’autre répondant pour lui.

Au printemps qui suivit. Pope, chaque jour plus faible, sentit sa fin prochaine. Bolingbroke vint à Twickenham et n’en sortit presque plus. Ses tendres soins pour son ami touchèrent les assistans. Il était, le 21 mai, près du fauteuil du malade sans connaissance. Sa douleur lui arrachait des larmes. Il s’écriait : « O grand Dieu! qu’est-ce que l’homme ? » Puis il le regardait, il répétait ces paroles, et des sanglots l’interrompaient. Quelqu’un remarqua que Pope, lorsqu’il reprenait ses sens, avait toujours à dire quelque chose d’affectueux. « De ma vie, répondit-il, je n’ai vu un homme qui eût le cœur aussi tendre pour ses amis et une affection plus générale pour l’humanité; voilà trente ans que je le connais, et je m’estime plus pour l’amitié de cet homme que... que... » Sa voix faiblit, et il laissa en pleurant tomber sa tête dans ses mains. Pendant son absence. Pope, qui était catholique, consentit à voir un prêtre, parce que, dit-il, cela serait convenable (it would look right). Après avoir reçu les sacremens, il dit : « Rien n’est méritoire que la vertu et l’amitié, et encore l’amitié elle-même n’est-elle qu’une partie de la vertu. » Lorsque Bolingbroke revint à Battersea, on assure qu’il fut très irrité qu’un prêtre eût été appelé; mais Hooke lui répéta à dîner la parole de Pope. ;i Oui sûrement, s’écria-t-il, c’est là tout le devoir de l’homme. » Pope mourut le 30 mai, en laissant par son testament à Bolingbroke quelques livres comme marque de souvenir, et tous ses manuscrits.

Il est difficile de ne pas voir dans tous ces détails, transmis par des témoins, les preuves d’une véritable amitié. Bolingbroke, il faut bien lui rendre cette justice, ne savait pas dissimuler sa malveillance, et cependant il avait à peine fermé les yeux de Pope, qu’il devait montrer envers sa mémoire des sentimens fort différens de ceux qu’il lui témoignait pendant sa vie. Quelques années auparavant, il l’avait chargé de faire imprimer pour quelques amis un petit nombre d’exemplaires du Roi patriote. Peu après la mort de Pope, un imprimeur vint lui dire qu’il avait, par son ordre, tiré de l’ouvrage quinze cents exemplaires, lui offrant de les lui remettre comme au légitime propriétaire. Bolingbroke fit aussitôt allumer un grand feu sur la terrasse de Battersea et brûler jusqu’à la dernière feuille; mais sa colère ne s’arrêta pas là. Il avait eu déjà à reprocher à Pope ce qu’il regardait comme des abus de confiance. Lorsqu’il lui avait antérieurement donné ses Lettres sur l’histoire, Pope les avait montrées à Warburton, qui lui dit que les argumens contre la Bible n’avaient rien d’original, et écrivit quelques pages de réfutation qui furent envoyées en France à Bolingbroke. Outré qu’on lui proposât une suppression dans son œuvre, ce dernier prépara une réponse très-vive dont on eut grand’peine à obtenir de lui le sacrifice. En apprenant une nouvelle indiscrétion, tous ses ressentimens se réveillèrent. Il était choqué d’ailleurs que Pope eût désigné Warburton pour l’éditeur de ses œuvres. Depuis longtemps il voulait se venger du théologien. Tous deux étaient, au dire de Disraeli, les deux plus arrogans génies qui aient jamais paru. En outre Pope avait fait quelques retranchemens et quelques corrections dans le texte des écrits de Bolingbroke, et les malveillans prétendaient que, lui ayant fait payer le prix de l’impression des quinze cents exemplaires, il avait calculé, espérant lui survivre, qu’il les vendrait avec grand profit. Nous savons combien Bolingbroke était vindicatif. Il voulut que le public fût mis dans les confidences de son grief et partageât son ressentiment. Il avait maintenant pour commensal un Écossais, David Mallet, secrétaire en sous-ordre du prince de Galles, et à qui l’on doit une vie du chancelier Bacon. Quoique ce Mallet eût été un des admirateurs publics de Pope, il lui donna ses lettres sur le patriotisme, sur un roi patriote, etc., et le chargea d’en faire une nouvelle édition avec une préface où tout serait raconté (1749). Le manuscrit de cette préface est au British Museum avec des corrections de Bolingbroke. Cette publication fit grand bruit. Ces procédés au moins singuliers entre deux amis célèbres, ces dénonciations tardives, amusèrent la malignité de leurs ennemis, la malice des indifférens. Il parut des brochures en grand nombre, et Warburton, indigné, prit la plume pour défendre la mémoire de Pope. Il s’attira une réponse anonyme, écrite par Bolingbroke, et qui portait ce titre étrange : Epitre familière au plus imprudent de tous les hommes vivans; mais ce qu’il y eut de plus fâcheux pour notre irritable auteur, c’est que les écrits qu’il faisait enfin paraître avaient perdu de leur à-propos et ne furent admirés que pour le style. Walpole était mort depuis quatre ans. Toutes les colères étaient oubliées. Lyttelton, à qui deux de ces écrits étaient adressés, demanda qu’on n’y laissât rien de trop vif contre Walpole, maintenant qu’il était lié avec tous ses amis, et Pitt, qui avait fait une évolution du même genre, dit à Horace d’un air fort dégagé qu’il avait lu tout cela autrefois, dans un temps où il admirait Bolingbroke plus qu’il ne le faisait aujourd’hui. En tout, cette affaire, à laquelle le caractère et la volonté de l’homme donnèrent seuls de l’importance, ne lui valut que des ennuis et dut lui faire sentir qu’il vieillissait au milieu d’un monde nouveau. « Je suis singulier dans tout ce qui m’arrive, écrivait-il à lord Marchmont, une espèce à part dans la société politique, et ceux qui n’osent attaquer personne autre peuvent m’attaquer, moi. Chesterfield dit que j’ai formé contre moi une coalition de whigs, de tories, de trimmers et de jacobites. A la bonne heure! j’ai la vérité de mon côté, qui est plus forte qu’eux tous. »

Le 18 mars 1750, lady Bolingbroke mourut à soixante-quatorze ans. Bolingbroke paraît l’avoir toujours aimée. En 1723, il avait écrit à Swift : « L’amour que j’étais habitué à répandre avec quelque profusion sur tout un sexe a été depuis quelques années dévoué à un seul objet. » Et depuis lors, jusqu’au jour où il la perd, il ne nomme sa femme dans ses lettres qu’avec tendresse, et il se plaît à retracer en elle les qualités qu’il admire. Pendant les longues souffrances qui précédèrent la fin, il lui rendit des soins dévoués, et ses lettres à lord Marchmont, un de ses derniers amis, expriment avec vérité les vives inquiétudes qu’elle lui inspire. Il fit déposer ses restes dans le caveau des Saint-John de l’église de Battersea, et on y lit encore une épitaphe qu’il composa lui-même à la louange de cette femme, l’honneur de son sexe, le charme et l’admiration du nôtre.

Elle lui légua d’assez pénibles procès, commencés en France, qui ne furent même gagnés qu’après lui et par les soins de son ami le marquis de Matignon. Il s’agissait de droits fondés sur son mariage, dont on contestait l’existence et la régularité, mais qui fut enfin reconnu par arrêt du parlement.

Son âme attristée ne demandait plus que du repos; mais une maladie cruelle tortura la dernière année de sa vie. Il la supporta avec calme et avec courage. Lord Chesterfield, depuis quelque temps lié intimement avec lui, le vit pour la dernière fois quinze jours avant sa mort. Ils se quittèrent avec émotion : « Dieu, qui m’a placé ici-bas, fera de moi ce qu’il voudra après ceci, et il sait ce qu’il y a de mieux à faire. Puisse-t-il vous bénir ! » Tels furent les derniers adieux de Bolingbroke. On y voit le fond de son cœur, plus de foi en Dieu que dans l’autre vie. Il mourut, le 17 décembre 1751, dans sa soixante-quatorzième année. « N’êtes-vous pas bien touchée, écrit en français lord Chesterfield à Mme de Mauconseil, mais je suis sûr que vous l’êtes, de la misérable mort de notre ami Bolingbroke ? Le remède a avancé sa mort contre laquelle il n’y avait point de remède... Je perds un ami chaud, aimable et instructif. Je l’avais vu quinze jours avant sa mort... Le lendemain, les grandes douleurs commencèrent et ne le quittèrent plus que deux jours avant sa mort, pendant lesquels il resta insensible. Quel homme ! quelle étendue de connaissances ! quelle mémoire ! quelle éloquence ! Ses passions, qui étaient fortes, faisaient tort à la délicatesse de ses sentimens; on les confondait, et souvent exprès. On lui rendra plus de justice à présent qu’on ne lui en a rendu de son vivant. »

Avant de mourir, Bolingbroke avait défendu qu’aucun ecclésiastique fût admis à ses derniers momens. On l’ensevelit auprès de ses ancêtres dans l’église de Battersea. Ce monument est en marbre gris et noir, et deux médaillons sculptés par Roubillac offrent son profil et celui de sa femme. l’on y lit cette inscription dont l’original, écrit de sa main, existe au Museum britannique :


« Ici repose Henry Saint-John, sous le règne de la reine Anne secrétaire de la guerre, secrétaire d’état et vicomte Bolingbroke; au temps du roi George Ier et du roi George II, quelque chose de plus et de mieux. son attachement à la reine Anne l’exposa à une longue et rude persécution. Il la supporta avec fermeté d’âme. Il passa la dernière partie de sa vie dans sa patrie. Il ne fut l’ennemi d’aucun parti national, l’ami d’aucune faction. Sous ce nuage de proscription qui ne fut jamais entièrement écarté, il se distingua par son zèle à maintenir la liberté et à restaurer l’antique prospérité de la Grande-Bretagne. »


Le testament de Bolingbroke commence par ces mots : « Au nom de Dieu, que j’adore humblement, à qui j’offre mes perpétuelles actions de grâces, résigné de grand cœur (cheerfully) aux ordres de sa providence... » L’acte d’ailleurs ne contient que des dispositions insignifiantes. Des amis que nous lui connaissons, un seul est nommé, c’est le marquis de Matignon auquel il donne un diamant qu’il portait au doigt. Une seule de ses dernières volontés intéressait le public et devait livrer de nouveau sa mémoire au jugement du monde. Il léguait à David Mallet la propriété de tous ses ouvrages, lettres et manuscrits, avec l’intention manifeste de faire de lui son éditeur. Cette intention fut accomplie.

Mallet, dans les dernières années, le voyait sans cesse, l’écoutait, l’admirait, le flattait, se pénétrait de ses idées et de ses volontés. Il regarda le legs qui lui était fait comme une mission, et rien ne le put détourner de la remplir tout entière. On redoutait la publication de certains ouvrages de Bolingbroke, soit pour sa mémoire, soit pour ses contemporains. Dans les Lettres sur l’histoire, imprimées dans le temps pour huit personnes seulement, les fondemens de l’histoire sainte étaient librement examinés. Lord Cornbury, aujourd’hui lord Hyde, à qui ces lettres avaient été adressées, tâcha d’obtenir de Mallet que cette partie suspecte ne fût pas réimprimée. Il lui écrivit de Paris une longue lettre où, parmi les plus grands éloges donnés à Bolingbroke, il dit qu’il ne lui a connu de préjugé et de passion que sur les questions religieuses, et qu’il ne serait ni prudent, ni respectueux de divulguer cette faiblesse d’un homme supérieur. Il ajoutait même qu’il serait obligé de désavouer la publication (mars 1752). Mallet, qui pensait au fond comme Bolingbroke, répondit qu’il avait un mandat et qu’il le remplirait sans restriction. Les intentions de son noble ami lui étaient bien connues, Les manuscrits lui avaient été remis, revus, corrigés, préparés pour l’imprimerie. Il regardait comme un devoir de les publier tels qu’il les avait reçus. Il aurait pu ajouter que le recueil contiendrait de bien autres hardiesses, bien autrement méditées, dans de longs ouvrages encore inconnus de lord Hyde et de ses amis. Mallet d’ailleurs, éditeur enthousiaste, comptait pour sa publication sur un succès qui ferait sa fortune. Telle était sa confiance, qu’il refusa 3,000 livres sterling que lui en offrait un libraire, et il lui fallut attendre plus de vingt ans pour rentrer dans ses frais par la vente des cinq volumes d’œuvres complètes qu’il fit paraître en 1754. Dans ce recueil, on ne trouve encore aucune correspondance diplomatique ou familière, mais tous les ouvrages que nous avons cités et les essais inédits destinés à Pope. Cette dernière partie est considérable et contient le fond de la philosophie de Bolingbroke. Cette publication, attendue avec un mélange de curiosité et d’inquiétude, n’augmenta point la réputation de l’auteur, car cette réputation, en tout temps égale au moins à son mérite, devait quelque chose à une sorte de mystère. Il y eut seulement un peu de scandale, ce qui tempéra l’admiration convenue que le public portait à des talens dont il n’avait pas la mesure. « C’était un coquin et un poltron, dit brutalement Johnson : un coquin pour avoir chargé une espingole contre la religion et la morale; un poltron, car il n’a pas eu le courage de faire feu lui-même, et il a laissé une demi-couronne à un mendiant d’Ecossais pour lâcher la détente après sa mort. » La société anglaise offre dans ses jugemens des disparates que nul n’a su peindre comme Horace Walpole. Voici ce qu’il écrit à ses amis : « 6 mars 1754. — Lord Bolingbroke a paru en cinq pompeux in-quarto, deux et demi sont nouveaux et les moins orthodoxes. Warburton est résolu à répondre, et les évêques à ne lui pas répondre... 1er décembre. Il est comique de voir comme Bolingbroke est abandonné ici, depuis que les meilleurs de ses écrits, sa théologie métaphysique, ont été publiés. Du temps qu’il trahissait et outrageait tout homme qui s’était fié à lui, ou qui lui avait pardonné, ou qui l’avait obligé, il était un héros, un patriote, un philosophe et le plus grand génie du siècle. Du moment que ses Crafismen contre Moïse et saint Paul ont été publiés, nous avons découvert que c’était le plus méchant homme et le plus méchant écrivain du monde. Le grand jury a présenté ses ouvrages (pour l’accusation), et aussi longtemps qu’il y aura des gens d’église, il sera rangé parmi les Tindal et les Toland. Et même je ne sais si mon père ne pourrait pas devenir un martyr en titre pour avoir été persécuté par lui. » La proposition du grand jury de Westminster fut sans résultat, bien que Herring, archevêque de Canterbury, eût annoncé des poursuites contre l’éditeur et l’imprimeur. Tout se réduisit à une adresse présentée au roi par l’église de ce diocèse pour se plaindre de la corruption des temps manifestée et propagée par la publication de coupables et dangereux écrits.


XXIV.

Nous imiterons la justice de Londres, qui ne donna pas suite à l’examen des ouvrages philosophiques de Bolingbroke; nous n’en essaierons pas une critique approfondie : bornons-nous à en faire connaître l’origine et l’esprit. Ces écrits, peu lus aujourd’hui et qui n’ont eu jamais un fort grand succès, sont peut-être les derniers ouvrages composés sérieusement, exécutés avec talent, que jusqu’à nos jours la liberté de penser, ou, pour mieux parler, l’incrédulité en matière de révélation ait ouvertement produits en Angleterre. Gibbon est un historien; Hume enveloppe sa pensée et n’atteint le christianisme que par les conséquences de son scepticisme métaphysique. Bolingbroke est dans les opinions de Voltaire, aussi hardiment, plus gravement que lui, et Voltaire, qui s’est couvert sans cesse de son autorité, souvent aidé de ses idées, aime à le représenter comme le chef d’une grande école, et presque comme un type de l’esprit britannique. Il n’a pas tenu à lui et aux écrivains ses contemporains qu’on ne crût la société anglaise gouvernée par les opinions qu’il voulait transmettre à la France. Cette société proteste cependant, et ne veut pas nous avoir donné l’exemple; elle ne parle qu’avec aversion de ce qu’on appelle la philosophie du XVIIIe siècle. Elle est religieuse, elle se dit chrétienne; et quand il s’agit de foi, à moins de soupçonner tout un peuple d’imposture, il est ce qu’il croit être.

Voltaire cependant ne feignait pas son admiration pour la libre pensée du peuple breton. De son temps et à son exemple, on représentait, jusque dans les ouvrages d’imagination, un Anglais comme un homme indépendant, hardi dans son langage, supérieur aux préjugés, au nombre desquels on classait sans hésiter la foi chrétienne. Faut-il admettre que l’Angleterre ait tout à fait changé, ou rechercher si des époques et des parties diverses d’une même société ont pu légitimement donner lieu à des jugemens contradictoires sur ses sentimens et ses croyances?

Rappelons-nous que l’Angleterre, au temps de Bolingbroke, sortait d’une révolution, et d’une révolution où la religion avait joué un grand rôle. Or la religion dans l’homme ou plutôt le sentiment religieux, malgré la sublimité de son origine, est sujet à s’altérer, à se dénaturer, autant qu’aucune de nos dispositions primitives. Comme tout ne s’y réduit pas à une idée dogmatique, la religion quitte le domaine de la raison pure ou de la pure spiritualité pour devenir comme sentiment une passion, comme culte une institution. La passion peut être louable, l’institution peut être vénérable; mais l’une et l’autre ne sont pas à l’abri de l’abus qui s’attache à toutes les passions et à toutes les institutions de l’humanité. Considérée sous ce dernier rapport, la religion est un fait social, une loi écrite, un établissement national, et elle tend à se confondre avec les autres moyens de pouvoir. Elle fait à un certain degré partie du gouvernement, elle le seconde ou le supplée, et elle est dans la main des hommes ce que sont tous les instrumens politiques, quelque chose dont se sert la prudence, dont se couvre l’intérêt, dont s’arme l’ambition. Par suite, le l’aspect qu’elle inspire subit toutes les variations de l’opinion publique, et peut même être exposé à l’atteinte des révolutions.

Comme sentiment individuel, au contraire, la religion, quand elle se passionne, peut s’exalter sans mesure et troubler l’ordre général. La conscience, séduite par l’imagination, s’enhardit à des singularités qui peuvent être dangereuses encore qu’innocentes, mais qui ne sont pas toujours innocentes. Un enthousiasme aveugle, une mysticité qui s’égare, tout, jusqu’à l’ascétisme désintéressé, jusqu’aux excès d’une austérité sans contrôle, peut entraîner les hommes aux violences de l’esprit de secte, à des témérités subversives, à des crimes pieux. Sans même aller aussi loin, la religion, comme fait individuel, est un moyen d’indépendance, tandis que comme fait social elle est un moyen de pouvoir. Or les hommes abusent de tous les moyens, de l’un dans le sens révolutionnaire, de l’autre dans le sens absolutiste. Ainsi, sous l’influence de la corruption ou de la faiblesse humaine, on conçoit que la religion puisse dégénérer ici en hypocrisie oppressive, là en fanatisme perturbateur.

Je force à dessein les expressions; mais on saisira, j’espère, ma pensée dans sa juste mesure, on comprendra surtout qu’au jugement des hommes, toujours prompts à porter des condamnations sans restriction, la religion peut, suivant les circonstances, présenter des faces diverses, et trouver des ennemis, rencontrer au moins des indifférens ou des incrédules à des titres opposés. Les uns s’en détacheront parce qu’ils sont hommes de gouvernement, les autres parce qu’ils sont hommes d’opposition.

Tous ces résultats se sont produits dans la révolution anglaise. Tandis que la réformation, conçue à la manière des rois, avait fait de la religion une annexe de leur autorité et une partie de l’établissement monarchique, la réformation, comprise à la manière du peuple, avait déchanté dans le champ de la croyance l’indépendance individuelle. On sait à quels excès de pensée et parfois d’action la libre prédication de la Bible avait poussé les sectes innombrables qui donnent à ce moment de l’histoire des trois royaumes un aspect si varié et si original. Les conservateurs de toutes nuances, les hommes de pouvoir, les hommes de cour, même les esprits froids et sensés que blesse la déraison, les esprits frivoles et timides qu’alarme l’énergie, durent maudire ces effets extrêmes d’une grande révolution religieuse. Quand on déteste ceux qui prêchent, on est bien près de peu aimer ceux qui croient. Qui hait le fanatisme se laisse aisément aller à suspecter la foi. Dans les temps de dissensions civiles surtout, on ne connaît pas de mesure : on proscrit tout, l’usage avec l’abus, le bien avec le mal; c’est le règne des opinions absolues.

On conçoit donc que la restauration des Stuarts ait été signalée par une réaction irréligieuse. Il y eut sans doute à la cour même des catholiques et des épiscopaux sincères; mais le catholicisme était pour la majorité une religion de rebelles, le culte épiscopal une institution qui puisait sa sainteté dans sa nationalité. Aux yeux des courtisans, des prétendus sages, des beaux esprits, des roués élégans, si nombreux alors, le zèle chrétien semblait à la fois une absurdité et un danger. Excité par la répression chez les dissidens, il apparaissait comme un fanatisme stupide et menaçant, grossier et niveleur. C’était une preuve de bon goût et de bon sens que de laisser la ferveur au populaire. Les libertins, qui tiraient ce nom de leurs opinions d’abord, puis des mœurs dont ces opinions étaient ou la cause ou l’effet, régnaient dans le cercle où brillait le chevalier de Grammont. Le comte Hamilton revenait de bien loin, quand, sur ses vieux jours, il donna son âme aux jésuites de Saint-Germain. Saint-Évremond était un oracle pour ce beau monde si spirituel et si léger. Et comme il faut toujours que l’esprit d’une époque, même frivole, ait son philosophe, Hobbes était le philosophe de celle-là. Ses principes spéculatifs vont à la négation de la religion comme de la justice. Pour lui, tout en ce monde est de ce monde. Comme la justice, la religion n’est sainte que parce qu’elle est établie, et elle n’est établie que parce qu’elle est utile.

La conséquence était la destruction ou tout au moins l’oppression des dissidens. La conséquence était, en toutes choses comme en religion, la tyrannie. De là, nécessité pour les non-conformistes de toutes nuances de se jeter dans l’opposition, de se couvrir de l’égide des principes de liberté. Ces principes, qui n’étaient pas seulement une sauvegarde pour les presbytériens, les baptistes, les puritains, trouvaient de plus désintéressés défenseurs; ils étaient aimés pour eux-mêmes. La révolution avait été pour le moins aussi politique que religieuse. Les républicains, les whigs, même les tories éclairés, s’apitoyaient sur les non-conformistes à titre d’opprimés, et s’intéressaient à la liberté des cultes, parce qu’elle était une liberté. Voyant enfin la cour flotter entre le catholicisme et l’anglicanisme, l’épiscopat et les universités exagérer à l’envi la prérogative royale, ils n’apercevaient plus dans la religion constituée que ce que Tacite appelle instrumentum regni. Elle leur devenait suspecte ou odieuse, comme la sainte complice de l’absolutisme. De là ils tiraient au moins cette conclusion, que le sentiment chrétien libre et désintéressé était seul respectable et sacré comme un droit de la conscience ; mais, ne pouvant l’attribuer exclusivement à aucun symbole particulier, ils arrivaient à une large indifférence entre toutes les interprétations de l’Évangile. Ils professaient un christianisme fondé sur la raison, et de là déviaient aisément jusqu’à une croyance peu définie que leurs adversaires appelaient arianisme. Sur cette pente, il est fort difficile de fixer des points d’arrêt. Les esprits qui ont une fois proclamé leur émancipation conçoivent aisément, dans le secret de leurs pensées, cet idéal de la foi philosophique auquel aspire la raison qui veut, comme dit Platon, se conformer à Dieu. Respectons le mystère des consciences ; mais hâtons-nous d’ajouter que la liberté chrétienne, que le christianisme de la raison eut aussi son philosophe, et celui-là, c’est le philosophe de la révolution de 1688 : il se nommait Jean Locke.

Lord Shaftesbury l’avait précédé. On a dit que lord Somers était de ceux qui, de ce christianisme rationnel et libéral, avaient passé au pur théisme. On l’a dit, mais qui le sait ? Le même soupçon atteignit aussi lord Cowper. N’oublions pas que les whigs étaient en lutte politique avec la haute église, et que la tentation était bien forte pour leurs ennemis de les dénoncer aux préjugés de la dévotion populaire. Lord Wharton, par exemple, n’avait pas besoin d’être calomnié. Incrédule de la même manière que les courtisans de Charles II, tolérant à la façon des amis de Guillaume III, il avait les mœurs des nus et les principes des autres, et son rare esprit touchait au cynisme par abus de sa force et de sa liberté. D’ailleurs dans le parti de la cour on comptait plus d’un Wharton. Lord Shrewsbury s’en rapprochait, quoiqu’il conservât plus de mesure et de goût, et que ses faiblesses élégantes ne pussent se confondre avec des vices audacieux. Un des champions les plus chéris de l’église, le duc de Buckingham, passait pour ne la défendre qu’à titre de machine gouvernementale : Bolingbroke enfin, Bolingbroke, dégoûté dès sa jeunesse des rigueurs du puritanisme, débauché avec éclat, incrédule avec fierté, n’avait embrassé la religion de l’état qu’en homme d’état, et devait finir par haïr ou mépriser la foi sous toutes ses formes : presbytérienne, parce qu’elle était fervente et démocratique ; épiscopale, parce qu’elle n’avait pas su lui prêter un pouvoir durable ; chrétienne, parce qu’elle contrariait sa raison, son orgueil et ses passions. La littérature et la conversation l’avaient toujours charmé. Ses disgrâces politiques mirent son esprit en pleine liberté. Dans le cercle choisi où il vécut alors, on connaissait peu la contrainte, et ses opinions se produisaient avec autorité. Il formait avec Swift et Pope un triumvirat intellectuel de grande renommée. Les Anglais n’aiment pas à convenir que ses idées philosophiques y dominassent sans partage; mais la mort de Pope laisse peu de doute sur ses sentimens intimes, et Bolingbroke, en lui écrivant, ne cesse de lui rappeler qu’il ne fait que rédiger leurs conversations. Quant à Swift, sa profession lui commandait plus de réserve. Il avait adopté la politique de la haute église, et son esprit du reste était peu fait pour les spéculations métaphysiques; mais il se moquait des controverses et des sectes, ce qui n’annonce jamais une grande ferveur. Son Conte du Tonneau n’en épargne aucune. Il ne put parvenir à se faire une réputation de piété suffisante pour être évêque. Dans ses Pensées sur la religion, jamais il n’appuie sur la vérité du dogme en lui-même; sa foi ne semble que l’accomplissement d’un devoir de position. « Quoique je pense que ma cause soit juste, dit-il quelque part, cependant mon grand motif est ma soumission aux volontés de la Providence et aux lois de mon pays. » Cette manière de croire n’a pas manqué d’imitateurs en Angleterre; mais, on en conviendra, elle n’exclut pas le doute intime et ne répond point aux objections. Swift devait tout entendre quand il causait, et ne blâmer dans les opinions de Bolingbroke que leur publicité. Ce n’est guère que par l’ironie, ou bien au nom de la morale sociale, qu’il attaque les libres penseurs ; ce n’est pas en théologien, c’est en publiciste qu’il les condamne. Sa foi se réduit à la profession de la religion établie.

Cette doctrine, fort répandue et qui s’est perpétuée, conduisait le clergé politique à regarder les libres penseurs à peu près comme des dissidens. Eux-mêmes se présentaient comme une secte, et pour l’église ils n’étaient guère moins odieux que les déistes, qui ne l’étaient guère moins que les athées. Dans le vocabulaire du zèle anglican, vous trouverez souvent ces trois noms mis sur la même ligne; et comme dans les momens d’intolérance il pouvait y avoir devant la loi et l’opinion un risque égal à mériter indistinctement un de ces noms, des raisonneurs extrêmes, Tindal, Toland, Collins, franchirent les dernières limites : l’irréligion fut professée. L’esprit de controverse et l’esprit de secte, puissans tous deux dans une partie de la population, protégeaient leurs témérités. Leurs excès rendirent les esprits plus indulgens pour des libertés moins choquantes. L’arianisme, puis l’unitairianisme, puis le socinianisme, puis le déisme, devenaient les termes d’une progression continue, s’ils n’étaient pas des expressions diverses d’une même valeur. Malgré les anathèmes de la chaire, malgré les menaces et les rigueurs du parlement, malgré les clameurs de la multitude scandalisée, une liberté de fait était à peu près acquise à ces transformations successives du libre examen, un des principes de la réforme. Si certaines convenances étaient gardées, si l’accent de la piété s’échappait de l’âme, l’étude des Écritures conduisait impunément des chrétiens à des interprétations que le catholicisme ou le calvinisme n’auraient pas tenues pour chrétiennes. En croyant revenir au texte, on s’écartait de la tradition. Sur la divinité du Messie, sur la justification, sur la prédestination, des doctrines latitudinaires étaient mises en avant par des hommes que la religion acceptait pour défenseurs. Leland lui-même les compte au nombre des meilleurs adversaires des déistes de son siècle. Burnet, Locke, Newton, Clarke, défendaient la foi en supprimant ou en atténuant ses mystères. Ainsi le dogme s’effaçait peu à peu des esprits, disparaissait peu à peu du langage. « Nous sommes par degrés tombés, dit Addison, dans cette mauvaise honte qui a en quelque sorte banni du milieu de nous l’apparence du christianisme dans l’usage de la vie et dans la conversation ordinaire (1712). » Et la hardiesse des opinions faisait de tels progrès, que Leibnitz écrivait à la princesse de Galles, en 1715, que même la religion naturelle s’affaiblissait en Angleterre.

Comment maintenant s’étonner qu’un catholique du continent jeté au milieu de cette société, ce catholique s’appelât-il Voltaire, imaginât à la première vue que la foi chrétienne y marchait à son terme, ou du moins se retirait des classes élevées par le rang ou par l’esprit ? Vainement se savait-il chez des protestans ; il entendait des prêtres, des évêques institués par l’état traiter d’erreurs superstitieuses quelques dogmes inséparables pour lui de la religion de l’Évangile. Il trouvait même chez les orthodoxes une liturgie simple, peu de cérémonies, plus de latin consacré, presque tous les sacremens supprimés, le culte de la Vierge, le culte des saints, et tous les miracles modernes proscrits comme des restes d’idolâtrie ; puis, en dehors de cette religion officielle, des symboles divers, des dissidences de toutes sortes, des sectes de toute nature qui prêchaient, écrivaient, disputaient. Enfin il tombait dans le monde politique où des hommes considérables et habiles réduisaient le culte à une institution publique, que les uns trouvaient nécessaire, les autres abusive, et près d’eux, quelquefois au-dessus d’eux, de beaux esprits, même des génies supérieurs, qui modifiaient le dogme par le raisonnement, et mettaient leurs pensées à la place des croyances. Devant un tel spectacle, on pouvait naturellement supposer que l’Angleterre s’en allait devenir une nation de philosophes, et surtout quand on avait bonne envie que la supposition fût vraie. « Point de religion en Angleterre, » écrivait Montesquieu dans les notes de son voyage de 1730.

Ce jugement cependant était faux, s’il voulait dire que l’Angleterre allait devenir la proie d’une incrédulité systématique et déclarée. La vivacité avec laquelle se produisaient et s’attaquaient les opinions religieuses était un souvenir des discordes civiles, un vestige des temps de faction. Les sectes étaient encore des partis, et les partis, encore révolutionnaires. Si leurs querelles provoquaient chez les esprits modérés un dégoût, une aversion qui atteignit la foi même, cette indifférence en matière de dogme était une réaction passagère. A l’avènement de la maison de Brunswick, l’Angleterre, sans le bien savoir encore, mit définitivement le pied hors des révolutions. Avec les arrière-pensées d’absolutisme, l’esprit de bigoterie sortit du gouvernement, au moins jusqu’à George III. Il n’y resta sans doute encore que trop d’intolérance; mais cette intolérance était surtout politique, et le prosélytisme ne reparut plus dans le pouvoir. Walpole, qui, grâce à la durée de son administration, exerça une si grande influence sur l’esprit du gouvernement anglais et en forma, pour ainsi dire, la tradition, professait dans les questions qui touchaient l’église une neutralité éclairée. L’expérience du procès de Sacheverell avait beaucoup frappé son esprit. De ce jour, il s’était promis de ne jamais blesser ni caresser aucune passion religieuse; il n’appliquait à aucune chose avec plus grand soin sa maxime favorite : Quieta non movere. Le temps et cette sage conduite calmèrent de plus en plus les esprits, et servirent à décourager du même coup le fanatisme et l’incrédulité. L’un perdant de sa force, l’autre devint sans objet et sans prétexte. Il ne faut jamais oublier que les Anglais ne sont point un peuple de spéculatifs désœuvrés qui, ne répondant de rien, se passent toutes leurs fantaisies d’esprit, qui raisonnent pour occuper leurs loisirs, et discutent par goût pour la logique. Tout est une affaire pour eux ; ils sont un peuple libre et un peuple pratique.

Chez un peuple libre, il est difficile que la religion cesse d’être publiquement respectée. On peut dans les salons aristocratiques, on peut dans les clubs littéraires, se laisser aller aux licences du scepticisme; mais le monde politique ne les comporte pas. Toute religion est à un certain degré une opinion populaire, et là où règne la liberté, toute opinion populaire est respectable ou du moins veut être ménagée. Les nations ne laissent pas diffamer ce qu’elles révèrent, et grande est la faute de certains clergés de n’avoir pas compris quel secours peut apporter à la religion la liberté politique. Ils se sont fait follement d’une protectrice une ennemie.

Pour un peuple pratique, la religion est autre chose encore qu’une idée ou un sentiment; elle est appréciée par ses effets plus que par ses principes; elle est, quand même une analyse rigoureuse trouverait à reprendre dans ses dogmes considérés comme des systèmes, elle est la forme convenue et vénérée sous laquelle se représente aux masses la sanction de la morale. Elle vient en aide à la conscience par l’imagination; elle sanctifie le devoir. Où serait donc l’intérêt de détruire ou seulement d’ébranler cette règle sociale, cette garantie de tous, cette loi qui consacre toutes les lois, cette tradition de toutes les familles, ce premier des souvenirs nationaux? On peut objecter que ceci revient à dire que la religion est utile. Et quand cela serait, n’est-ce rien? Je suis de ceux qui pensent que l’utilité n’est pas tout, qu’elle n’est pas avant tout; mais est-elle pour cela méprisable? L’utilité sociale d’une religion n’est pas, pour une piété délicate ni pour une philosophie sévère, la meilleure raison d’y croire ; mais pour n’être pas la meilleure, est-elle une raison mauvaise? Elle est en général une des plus puissantes. C’est cette raison qui d’ordinaire arrête les progrès de l’incrédulité et détermine ce qu’on appelle les réactions religieuses. C’est elle surtout que pèse la politique. Les hommes ne sont pas des idéalistes qui s’accommodent d’un platonique amour, même quand il s’agit d’aimer la vérité, et chez un peuple qui fait ses affaires, la religion même en est une, la première de toutes si l’on veut, une condition de salut en ce monde, avant d’être la voie du salut dans la cité invisible.

On ne peut nier que dans les discours et dans les livres où les Anglais défendent la religion, la considération de l’intérêt et de l’ordre public ne tienne une grande place. Cette liaison même de la foi et de la politique est exprimée par l’union constitutionnelle de l’église et de l’état. C’est à ce point de vue que se plaçait Swift pour soutenir son ministère évangélique, et Bolingbroke pour repousser le titre de libre penseur. Burke, qui tant d’années après résumait dans sa personne l’esprit conservateur de la Grande-Bretagne, ne trouve jamais, pour soutenir la religion, d’autre langage que celui de la politique. Elle était sainte pour lui comme la loi et la patrie.

La religion, quand elle ne s’appuie pas sur d’autres fondemens, peut perdre de sa sublimité comme idée, de sa profondeur comme sentiment. Elle peut dégénérer en formalisme légal, en fiction politique, et son empire sur le fond des âmes s’affaiblit. Elle ne conserve tout au plus que son royaume de ce monde. Ainsi parut-il arriver pendant un temps à l’église anglicane. Le foyer intérieur semblait s’y refroidir. Elle tendait à n’être plus qu’une institution mondaine. L’esprit de conservation la soutenait seul, la foi du cœur ne l’animait plus. Au milieu de cet attiédissement, il fallut que la flamme chrétienne se rallumât au sein des communions dissidentes. Ce fut l’œuvre de Wesley et de Whitefield; car, je n’en doute pas, c’est le méthodisme qui, par la puissance de l’exemple et de l’émulation, rendit la vie aux anciennes formes du protestantisme. De là vint le réveil religieux de l’Angleterre, et, pour l’honneur de la nation, la liberté religieuse a du même moment pris son essor. Cependant une pensée prévaut toujours, c’est que la religion est un attribut nécessaire et une sauvegarde vitale de toute société civilisée, et cette pensée qui, dans sa généralité, n’est pas plus protestante que catholique, pas plus chrétienne que philosophique, domine tous les motifs purement spirituels qui, tout-puissans pour l’individu, sont nuls pour la société.

Lorsque les œuvres posthumes de Bolingbroke parurent, les anciennes luttes des sectes s’étaient apaisées. Les questions religieuses cessaient d’agiter le parlement; l’administration calmante de Walpole avait porté ses fruits. Dans le domaine de la spéculation, la liberté de penser, faute d’excitation, avait cessé de produire. Tous les écrivains déistes un peu célèbres étaient mort«. Bolingbroke, qui avait survécu, s’était, dans le désœuvrement et l’isolement politique, acharné à des recherches et à des discussions qui n’intéressaient plus. Je crois bien que dans le grand monde ses opinions étaient encore répandues : c’est toujours là qu’elles règnent, malgré des apparences contraires; mais la mode était passée de les étaler, parce que le droit de les avoir était acquis. Plus de liberté à conquérir, d’obstacle à vaincre, de zèle excessif à contenir, d’excès à tempérer par un autre excès; ainsi prévalait naturellement cette sagesse pratique qui ménage ce qu’elle veut conserver, conserve tout ce qui sert, et qui en toutes choses, même en religion, peut aborder les réformes nécessaires, mais ne cherche pas les révolutions. Les œuvres de Bolingbroke venaient donc trop tard, et trouvèrent un public froid ou malveillant. L’homme avait eu beaucoup d’ennemis. Dès longtemps, l’église avait oublié d’anciens services peu dignes par leurs motifs de sa reconnaissance. Les whigs, accusés souvent d’indifférence et de relâchement, saisirent avec empressement l’occasion de flétrir l’impiété d’un ancien adversaire. Il était piquant de montrer dans le ci-devant protecteur de Sacheverell un antagoniste du christianisme. Enfin les reproches que la conduite de Bolingbroke avait justement suscités se tournaient contre ses opinions, et sa vie ne recommandait pas sa doctrine. Warburton, animé par des rancunes récentes, écrivit quatre lettres assez mordantes, mais assez médiocres, où il attaqua par la critique plus que par la réfutation la philosophie de Bolingbroke (1754). Ce qui nous intéresse le plus dans cet ouvrage, c’est qu’il en envoya un exemplaire à Montesquieu, et la réponse qu’il reçut contient ces passages remarquables : « J’ai lu quelques ouvrages de milord Bolingbroke, et s’il m’est permis de dire comment j’en ai été affecté, certainement il a beaucoup de talent ; mais il me semble qu’il l’emploie ordinairement contre les choses, et il ne faudrait l’employer qu’à peindre les choses… Celui qui attaque la religion révélée n’attaque que la religion révélée ; mais celui qui attaque la religion naturelle attaque toutes les religions du monde… J’ajoute à ceci : quel peut être le motif d’attaquer la religion révélée en Angleterre ? on l’y a tellement purgée de tout préjugé destructeur?... Tout homme qui l’attaque l’attaque sans intérêt, et cet homme, quand il réussirait, quand même il aurait raison dans le fond, ne ferait que détruire une infinité de biens pratiques pour établir une vérité purement spéculative. » N’admirez-vous pas une singulière intelligence entre l’esprit anglais et le génie de Montesquieu !

Bolingbroke rencontra un censeur d’une plus grande autorité que Warburton. Leland, après avoir combattu dans un écrit spécial celle des Lettres sur l’Histoire où les livres saints sont attaqués, comprit Bolingbroke dans sa Revue des principaux écrivains déistes en Angleterre depuis un siècle. L’examen méthodique de la doctrine de Bolingbroke est une partie considérable de ce solide ouvrage. Leland, sans être un écrivain d’un grand talent, est certainement digne du rang que toutes les écoles chrétiennes lui assignent parmi les apologistes de la religion.

Mais ce qu’il y eut de plus triste pour la mémoire de Bolingbroke, ce n’est pas la polémique, c’est l’indifférence qui accueillit la publication de ses œuvres. David Mallet vit ses espérances déçues. Il y eut un peu de scandale, nulle approbation, et je crois qu’alors et depuis ces gros volumes n’ont pas eu beaucoup de lecteurs. Ce n’est pas que ses écrits philosophiques, pour avoir produit peu d’impression sur les esprits, nous paraissent sans mérite.

En les lisant, nous les avons trouvés supérieurs à notre attente ; mais qu’importe après un siècle la philosophie qui n’a point fait école ? car il y a une philosophie dans Bolingbroke ; ce serait lui faire injure que de supposer qu’il n’a su que débiter des objections contre l’authenticité des livres saints et contre la vérité de la doctrine dont ils sont les monumens. C’est bien là le sujet d’une lettre sur les sermons de Tillotson, qui sert d’introduction : l’auteur y soutient que le commencement du monde est un fait, vrai dans tout ce que la tradition en apprend, fabuleux dans tout ce que le récit de Moïse ajoute à la tradition ; mais les quatre essais qui suivent et les nombreux fragmens détachés qui en forment comme un cinquième, composent un traité fort étendu adressé à Pope, et dont la moitié environ appartient à la pure philosophie. L’auteur établit avec assez de force et avec une sincérité visible l’existence d’un Dieu unique, auquel le monde doit la naissance. La Providence divine éclate exclusivement dans les lois générales que ce monde a reçues et dans l’harmonie universelle des choses. Une des preuves de cette harmonie est dans un certain rapport fondamental entre l’idée de Dieu et la raison de l’homme, et c’est par là que le principe général de la morale peut être assis sur une base universelle. Aussi quelques-unes de nos idées correspondent-elles à certaines conditions des choses qui en sont comme les archétypes : c’est à peu près là tout ce qu’on peut savoir d’absolu, c’est là toute la philosophie première. Tout ce qu’on en prétend déduire sur les lois particulières du monde, sur l’action de Dieu dans la création, sur ses attributs autres que la puissance et la sagesse, sur la nature de l’esprit comme de la matière, sur ce qui existe en dehors de ce monde, sur ce qui doit subsister après cette vie, est hasardé, artificiel, chimérique. Bolingbroke veut bien pourtant tenir Locke pour son maître dans la science de la nature humaine. C’est le seul à qui il rende cet hommage, et son exemple a dû déterminer Voltaire. Comme il est de ces métaphysiciens qui nient la métaphysique, tous les philosophes qui ont porté leur regard jusqu’à la nature des choses lui sont suspects, et Platon, Descartes, Leibnitz, sont traités par lui comme des rêveurs. Il ne récuse les théologies et les religions que parce qu’elles ont aussi prétendu résoudre les insolubles questions. Elles doivent être proscrites au même titre que toute autre tentative de philosophie première. L’illusion ou l’imposture a exagéré la portée de la connaissance humaine et défiguré, en les amplifiant, les seules vérités que la raison révèle et qui se retrouvent dans la tradition. Toute cette doctrine, qui, nous n’avons pas besoin de le dire, ne nous satisfait pas, est développée assez habilement. Le ton est grave, le style distingué, la clarté suffisante, le raisonnement plausible. Il s’y rencontre des idées justes et des observations spirituelles; mais le coup d’œil n’est pas sûr, et le champ n’est pas large. Il y a plus de talent d’exposition que de démonstration. L’examen de la nature humaine n’est pas poussé assez avant. Quoiqu’il fût trop rigoureux de contester à l’auteur des connaissances philosophiques, il n’a pas toujours pénétré au fond des systèmes qu’il discute, et l’antiquité, avec laquelle il paraît plus familiarisé que Locke ou Descartes, aurait encore bien des choses à lui apprendre. Ce défaut rend plus importune la légèreté méprisante avec laquelle il condamne les écoles dont il n’est pas, et rejette des opinions qu’il n’a pas toujours comprises. Ce défaut d’ailleurs ne lui est point particulier, et c’est celui de presque toute la philosophie moderne jusqu’à la fin du dernier siècle. Les mêmes reproches s’adresseraient avec non moins de sévérité à la portion de l’ouvrage qui traite d’histoire et de doctrine religieuse. Une partie de ses objections et de ses remarques pourraient être ou détruites ou modifiées par un examen plus sévère, par une érudition plus complète. La sienne n'est pas méprisable, mais elle n'est pas profonde, et elle est rarement textuelle. Sa sagacité est limitée par un parti pris d'incrédulité qui peut, tout aussi bien qu'une foi préconçue, aveugler l'esprit. Cependant s'il est hostile, il est en général mesuré. Il est passionné, mais il est sérieux. On doit le lire avec défiance, mais avec attention. La partialité et la malveillance sont ses plus grands défauts ; mais ce serait imiter la hauteur superficielle et tranchante avec laquelle il juge les théologiens que de le déclarer indigne d'être réfuté. Il est vrai que, dans sa critique des livres saints, il a beaucoup emprunté à Richard Simon.

Pope le mettait de beaucoup au-dessus de tous les écrivains de son temps. Nous avons vu quel était le sentiment de Chesterfield. Horace Walpole, qui juge Bolingbroke avec une juste sévérité, le tient pour un des meilleurs écrivains de l'Angleterre. Lord Brougham remarque qu'il a imité la manière de Shaftesbury et visiblement étudié la prose de Dryden. Cependant son style véhément, épigrammatique, coloré, mais un peu diffus, est plutôt d'un orateur que d'un écrivain. L'ordre, la précision, le naturel, la vérité, ne sont pas ses qualités éminentes ; mais il réunit toutes celles qui sont indispensables à l'éloquence.

Il nous semble qu’à le prendre en général, Bolingbroke a de l’élévation, quoiqu’il narrive pas au sublime, un esprit vif et hardi, mais qui cherche le singulier, des vues plutôt que des principes, plus d’élégance que de grâce, un talent animé et brillant sans une puissante imagination, sans une véritable originalité. Sa diction est soutenue, ornée, non pas froide, mais monotone, non pas obscure, mais privée de ces traits lumineux qui portent un jour subit dans la pensée. Son éloquence parlée devait être digne, facile, abondante ; il devait avoir de la chaleur et du mouvement, mais ni l'entraînement de la passion ni cette puissance de dialectique qui subjugue la conviction. Dans l’attaque, il devait blesser par des sarcasmes dédaigneux plutôt qu’accabler par l’invective, et ce qu’on raconte de ses manières, de sa figure et de sa façon de dire le place au rang de ces orateurs dont l’éloquence réside en grande partie dans l’action, et ce ne sont pas les moins dignes de la tribune. Chez lui, l’écrivain et l’orateur sont à nos yeux au-dessus du reste ; le politique et l’homme ne les égalent pas. L’un et l’autre n’avaient que les apparences de la grandeur ; il est toujours heureux que la grandeur réelle manque là où ne sont pas la bonté ni la vertu.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez les livraisons du 1er et 15 août, du Ier et 15 septembre.
  2. La dernière section de la lettre III est dirigée contre la certitude du témoignage de la bible en ce qui touche l’histoire, la chronologie, la géographie, etc. C’est cette partie des lettres que Voltaire prétend traduire dans son ouvrage intitulé : Examen important de milord Bolingbroke. Ni pour le ton, ni pour la suite des idées, ni même pour le choix des critiques, son ouvrage ne ressemble au texte sur lequel il prétend l’avoir collationné. Une lettre à lord Cornbury et la réponse, ainsi qu’une note, signée Mallet, du 18 mai 1767, suivent ordinairement ce traité dans les œuvres de Voltaire, et sont tout à fait apocryphes. La Défense de lord Bolingbroke par le chapelain du comte de Chesterfield est une fiction non moins reconnaissable.
  3. Voyez le premier article sur Horace Walpole dans la Revue du 1er juillet 1852.