Boissons alcooliques et leurs falsifications/III
III
BRANDY
Venons maintenant au brandy. Le brandy est le produit de la distillation du vin. Fraîchement préparé, c’est un liquide incolore ; on reconnaît qu’il est vieux à cette couleur d’ambre que lui communique le bois des tonneaux dans lesquels il a séjourné longtemps ; mais prenons garde, ne nous hâtons pas trop. Cette couleur du brandy ne veut rien dire dans la plupart des cas, pour l’excellente raison qu’on sait donner cette couleur au brandy le plus récemment préparé. Beaucoup de marchands de boissons alcooliques colorent en effet le brandy à l’aide de substances étrangères et vous soutiennent ensuite avec un sang-froid des plus imperturbables que la liqueur qu’ils vous vendent, comporte bien des années d’existence ; il faut bien les croire, ils ont une éloquence si persuasive, et puis les faits ne sont-ils pas là ? « Voyez, Messieurs, voyez comme cette liqueur est vieille, regardez sa couleur ! Ce sont les tonneaux dans lesquels elle a séjourné depuis des années qui la lui ont donné. Croyez-moi, nous n’en avons que très-peu de cette qualité. » Vous achetez la liqueur, tout étonné encore de ne la pas payer plus cher ; il y en a si peu de cette qualité ! Soit dit entre nous que la quantité n’influe en rien sur la qualité. Chaque pratique entend toujours cette même phrase : « Croyez-moi, nous n’en avons que très-peu de cette qualité ! » et, chose étonnante, la quantité, toute minime qu’elle puisse être, ne diminue jamais et pourtant le marchand vend sa liqueur. C’est inconcevable, me direz-vous ; c’est bien facile à expliquer, je vous assure, et savez tout aussi bien que moi quelle est maintenant l’explication la plus satisfaisante que l’on puisse donner de l’existence du fait en question. Passons outre, nous reviendrons peut-être sur ce sujet un peu plus loin. L’odeur particulière que l’on connaît au brandy est due, tout aussi bien que sa saveur, à la présence d’une huile volatile obtenue du fruit de la vigne. Mais encore une fois l’odeur et la saveur ne peuvent pas être invoquées ici en faveur d’une boisson alcoolique ; l’odeur, la saveur et la couleur sont des caractères physiques, mais ce sont des conditions qu’on peut facilement obtenir, qu’on peut donner à une liqueur qu’on a intérêt de falsifier. Et d’ailleurs, qu’on ne l’oublie point, la falsification la mieux entendue consiste précisément à donner à la liqueur qu’on falsifie tous les caractères physiques de la liqueur véritable, de la liqueur à l’état de pureté. On ne doit donc pas ajouter une grande confiance à ces caractères physiques, puisque l’on voit des liqueurs possédant absolument les mêmes caractères physiques trahir cependant une composition des plus dissemblables. Il y a peut-être un moyen de savoir si la liqueur que l’on achète est pure ou non. — Oui ? et quel est donc ce moyen ? — Mais chaque bouteille de la liqueur en question ne porte-t-elle pas le cachet et le nom de celui qui prépare cette liqueur ? Et lorsque le nom est recommandable, lorsque c’est un nom bien connu, et lorsque le cachet est authentique, ne peut-on pas alors ajouter foi aux propos du marchand, qui veut nous inspirer une légitime confiance ? — Soit ; mais cette authenticité du cachet, qui vous la garantira ? Vous n’ignorez pas, je suppose, que certains marchands (et le nombre en est plus considérable qu’on ne se l’imagine communément) importent directement d’Europe les étiquettes dont ils ont besoin pour les différentes boissons fabriquées souvent bien loin du pays dont vous voyez apparaître le nom sur l’étiquette en question. Les étiquettes, tout aussi bien que les caractères physiques, ne doivent donc pas inspirer une confiance aveugle, illimitée. Mais revenons au brandy ; cette liqueur, à l’état de pureté, offre dans quelques-uns de ses composants la proportion suivante :
Alcool | 50 à 60 | % |
Matières solides | 1.2 | |
Acides | 1 | grain par once |
Sucre | 0 | ou traces. |
Parkes, qui donne ces chiffres, ajoute que si l’on trouve du sucre dans le brandy, il faut nécessairement que cette substance ait été ajoutée à la liqueur, puisqu’à l’état de pureté, le brandy n’en doit pas contenir.
Examinons maintenant l’échantillon de brandy que j’ai devant moi. L’étiquette porte l’inscription suivante : Old Brandy Cognac. The united Vineyard proprietors. Louis Salignac. Manager late G. Salignac. Sur un des coins de l’étiquette brille l’effigie de Sa Majesté l’Empereur des Français avec ces mots “Napoléon III Empereur.” C’est une médaille dont le revers laisse voir les trois premières lettres du mot Paris ; ce n’est pas tout. Il y a médaille et médaille, et on comprend qu’une médaille de 4ème classe est loin de valoir une médaille de première classe. Mais comme j’ai demandé le meilleur brandy qu’il y avait dans le magasin, on s’est empressé de m’en offrir une bouteille portant une étiquette marquée à son coin d’une médaille de première classe. Le revers de la médaille nous laisse donc encore lire ces deux mots : “First Class.” Avouons qu’il y a de quoi nous inspirer une légitime confiance ; mais abondance de biens ne nuit pas, aussi ne soyons pas surpris de rencontrer une seconde médaille portant inscription : “1862 Londini Honoris Causa.” Le revers de cette médaille n’accuse aucune autre inscription, dans sa partie visible à l’œil-nu.
Donnons maintenant la proportion de quelques-uns des composants de cette liqueur qui se présente ainsi aux yeux du public avec son pompeux appareil de recommandations sans fin.
Alcool | 56.6 |
Matières solides | 0.83 |
Acides | 0.0 |
Sucre | 150 grains par chopine |
Comparons maintenant ces chiffres avec ceux que j’ai donnés plus haut ; qu’en pensez-vous, ami lecteur ? n’est-ce pas là une honteuse falsification ? Et dire que ce brandy, qui n’est autre que du whisky additionné d’une quantité assez notable de sucre brûlé, porte cette magnifique étiquette dont je vous je vous ai donné une bien faible description. Croyez-moi : le marchand s’est trompé : c’est cette belle étiquette qui vaut $0.75 et non pas le whisky et le sucre brûlé. Pardon alors de vous avoir dit que le “Old brandy, Cognac” valait ce prix. Rendons à César ce qui appartient à César. Cette restitution faite, laissons le brandy de côté pour parler d’une autre boisson connue sous le nom de rhum. Sic transiit honoris causa.