Boissons alcooliques et leurs falsifications/II

Typographie de F. H. Proulx (p. 8-10).

II

GIN

Comme nous venons de le dire, le genièvre ou gin est obtenu en distillant l’eau-de-vie de grains sur des baies de genièvre. Je n’ai pas besoin d’entrer ici dans beaucoup de détails ; tout le monde sait que la fabrication de cette boisson se fait en grand ailleurs que dans la Hollande, quoique le gin ait d’abord été préparé dans ce pays, où les distilleries de Schiedam ont eu un grand renom. Primitivement le gin nous venait donc de la Hollande, mais avec le temps sont venus des droits assez exorbitants. Quelles en ont été les conséquences ? c’est que chaque pays a eu sa petite Hollande et sa distillerie de Schiedam, et aujourd’hui on peut certifier que pas une des bouteilles portant étiquette Genuine-Hollands ne vient de la Hollande, surtout lorsqu’on découvre sur cette même étiquette une feuille d’érable et le castor du Canada. Mais là n’est pas la fraude proprement dite. Que la liqueur que j’achète vienne de la Hollande, de la Grande-Bretagne ou du Japon, peu m’importe, pourvu que cette liqueur ait une composition ou une saveur identique à celle que je demande. Que vous importe, dites-vous, pourvu que la saveur soit la même…… Eh ! bien, je vous défie de trouver, sous ce point de vue, la moindre différence entre une boisson pure, véritablement pure et une boisson adultérée, mais finement adultérée, mais adultérée suivant ce que je pourrais appeler les règles de l’art. Il faut quelque chose de plus que la saveur, il faut quelque chose le plus que l’odeur pour pouvoir distinguer facilement une boisson pure de celle qui ne l’est pas. Un moyen nous est donné pourtant, et je le trouve dans l’analyse chimique. L’analyse chimique me fait découvrir les substances dont on se sert pour la préparation de ces liqueurs, et si ces liqueurs contiennent les substances qu’on ne devrait pas y trouver, de deux choses l’une : ou la liqueur a été frelatée comme me le prouve l’analyse, ou elle ne l’a pas été, et alors l’analyse chimique est un vain mot. L’analyse chimique un vain mot ? Mais alors vous déclarez la guerre aux Orfila, au Berzélius, aux Dumas, aux Wurtz, aux Hassall, aux Muspratt, aux Taylor, à cette foule de chimistes passés, présents et futurs !………

Mais quelles sont donc les substances ordinairement employées pour falsifier le gin ? L’eau, l’alun, le carbonate de potasse, l’acétate de plomb, l’acide sulfurique, le poivre, le sucre, des graines de paradis, des graines de coriandre, le sulphate de zinc, l’acacia, le laurier-cerise, etc., sont autant de substances que l’on trouve dans le gin frelaté. Beaucoup de ces substances sont de véritables poisons ; qu’importe, pourvu que le gin ainsi adultéré acquiert l’odeur et la saveur du gin à l’état de pureté.

Posons maintenant en principe que le gin doit contenir de 40 à 60 par cent d’alcool absolu, 0.2 par cent de matières solides, 1 par cent de sucre ; pour calculer la quantité des acides libres on substitue à leurs différents poids celui de l’acide tartrique, et un once de gin doit alors contenir 0.2 grain d’acide libre. Ces chiffres sont donnés par des chimistes de renom, par des chimistes qui ont passé et qui passent encore une partie de leur vie entre les quatre murs d’un laboratoire, par des chimistes qui ont étudié à fond la question qui nous occupe actuellement. Ces chiffres admis, et qui refuserait de les admettre, passons à l’examen de l’échantillon de gin que je me suis procuré chez un épicier de la Haute-Ville. Vous connaissez déjà l’épicier, c’est le héros de mon anecdote ; je vais vous faire connaître maintenant la proportion de quelques-uns des composants de son gin, c’est le résultat de mon analyse.

Alcool 65.80
Matières solides 00.05
Sucre 0.0
Acides libres 0.0

Pas de sucre, comme vous le voyez ; patientons, le brandy nous en fournira plus que suffisamment. Pas d’acides libres et pourquoi y en aurait-il ? Il n’est pas donné à tout le monde de falsifier une boisson suivant les principes de l’art. Quant à la quantité d’alcool elle dépasse de 5.8 par cent la quantité maximum donnée par les chimistes qui ont eu à analyser différents échantillons de gin à l’état de pureté. Mais il y a là peut-être un avantage ; le gin est plus fort, en passant dans le gosier de l’individu il gratte mieux, comme on dit. Avouons que c’est tout de même un drôle d’avantage ; si avantage véritable il y a, c’est bien assurément pour celui qui vend la boisson et non pas pour celui qui l’achete. La quantité de matières solides n’est pas non plus la même dans le gin que j’ai analysé et dans le gin à l’état de pureté.

L’analyse chimique m’a fait découvrir de plus une substance vénéneuse dans le gin que je viens d’examiner ; cette substance c’est le laurier-cerise. Voici ce que dit Orfila à ce sujet : « L’eau-de-vie et les liqueurs de table peuvent être altérés par le laurier-cerise, qui n’est pas nuisible s’il y est en très-petite quantité mais qui peut occasionner des accidents graves lorsqu’il s’y trouve en assez forte proportion. » (Orfila — Traité de Médecine Légale — Tome III, 2e partie, page 999.)

En résumé donc, le gin en question est falsifié, la quantité d’alcool est trop considérable, celle du sucre est nulle, il n’y a pas d’acides libres, très-peu de matières solides ; enfin tout nous force à conclure que ce gin n’est autre chose que de l’alcool additionné d’un peu d’eau auquel on a ajouté quelques essences, quelques substances destinées à lui donner l’odeur et la saveur du gin véritable.