Éditions Édouard Garand (54p. 82-85).

XLIII

SUR LE « QUI VIVE »


« Il est rare qu’un meurtre reste impuni ».

Cette phrase, que j’avais entendue, un jour, à propos de… je ne me souviens plus quel événement, me revenait sans cesse à la mémoire, depuis que j’avais lu le petit entrefilet dans « Le Babil ». M. Eustache Martigny serait bientôt de retour de voyage ; il revenait, en toute hâte, venger la mort de son frère ; il revenait, avec l’intention de donner chasse au meurtrier, de mettre les plus fins limiers à sa poursuite ; de le trouver, en un mot, et de le faire monter sur l’échafaud.

Ces détectives !… Ils peuvent tout découvrir !… Ils déterrent les plus petites preuves !… Ils pénètrent, pour ainsi dire, dans la vie d’un homme (ou d’une femme) et ils en découvrent jusqu’à ses pensées les plus intimes souvent… Vraiment, mais n’étions pas encore sortis du bois Béatrix… Mlle Brasier… Rocques… et moi… sans mentionner Bois-Sinistre

Les choses étant comme elles l’étaient maintenant, combien je regrettais de n’avoir pas agi selon ma conscience, le soir de la tragédie !… Nous étions intervenues avec la Justice ; nous avions détruit l’évidence du crime qui venait d’être commis… et nous allions payer chèrement notre malencontreuse intervention, j’en étais convaincue. Le scandale qui découlerait de tout cela serait terrible ; nous ne saurions plus où nous cacher ensuite !…

Il n’y avait qu’une chose que je ne regrettais pas, que je ne regretterais jamais non plus ; c’était d’avoir jeté le couteau de Rocques dans le Lac Judas. Cette preuve convaincante de la culpabilité de celui que nous avions considéré longtemps comme notre jeune ami, ne serait jamais trouvé, car le couteau était lourd et il avait immédiatement coulé à fond. À moins qu’on ne se servit de grapins pour faire une investigation dans le lit du lac… mais on ne ferait pas cela ; pourquoi le ferait-on ?

Les événements se passèrent ainsi que je me les étais imaginée. Aussitôt que Eustache Martigny fut de retour, il mit un détective sur la trace du meurtrier de son frère. Ce détective !… J’en avais une excessive peur !… C’était un homme trapu, aux cheveux et à la barbe noirs, dont les yeux, noirs aussi et perçants comme des vrilles, semblaient vous transpercer de part et d’autre et vous demander compte de chacune de vos actions, de vos pensées.

Oui, ce détective me faisait peur, horriblement peur ! J’étais devenue tellement nerveuse, faisant les sauts les plus ridicules au moindre bruit inusité, tremblant de frayeur, si j’apercevais quelqu’un montant L’Avenue des Cèdres ; criant, oui criant, à la vue d’un visage étranger, et m’évanouissant presque, si quelqu’un s’adonnait à me toucher, même me frôler en passant. Allais-je perdre la raison ? Je ne pouvais vivre dans cet état continuel d’énervement et de peur, sans que mon intelligence en sombrât, sûrement !

Et Mlle Brasier ?… Eh ! bien, elle ne pouvait être pire que moi : mais, elle aussi, était menacée de perdre la tête, je crois. Nous ne quittions Bois-Sinistre que lorsque nous y étions obligées, car notre pâleur, notre agitation, n’auraient pu manquer de susciter les commentaires, nous le savions.

Un jour, en sortant d’un magasin où j’étais allée faire divers achats, je sentis une main se poser sur mon épaule. Je ne pus m’empêcher de crier ; de plus, je crus que j’allais m’évanouir… Le détective !… Ça devait être lui ! Je serais arrêtée… pour complicité dans le meurtre d’Aurèle Martigny… Rapidement passèrent devant mes yeux les visages de Béatrix et de Mlle Brasier ; elles aussi… leur tour viendrait !… Eh ! bien, nous devions nous y attendre !

— Mais ! Ma chère Mme Duverney ! Qu’avez-vous ! Qu’y a-t il ?… Vos nerfs sont malades, bien sur ! Ma pauvre amie…

Mme Foret ! m’écriai-je, soulagée. Je… Je…

— Vous êtes malade, n’est-ce pas ?

— Non ! Non ! Seulement un peu fatiguée, répondis-je en souriant.

— Fatiguée ?

— Nous travaillons peut être un peu trop fort, Mlle Brasier et moi… Je m’aperçois, depuis quelque temps, que je deviens excessivement nerveuse.

— Vous avez tort de vous faire mourir à travailler, croyez-le, me dit Mme Foret. C’est bien bel et bon d’avoir de l’ambition à propos de votre futur orphelinat ; mais si vous vous rendez malade, vous ne pourrez pas jouir de votre bonne œuvre, ma chère.

— Je me propose de prendre un repos, dis-je en souriant. Mlle Brasier elle aussi est fatiguée d’ailleurs et…

— Ah ! À propos de Mlle Brasier… Mon mari l’a rencontrée, l’autre jour… Il m’a dit qu’elle était bien changée et… nerveuse, tressautant au moindre bruit ; il lui a même prescrit un calmant, dit Mme Foret. Suivez mon conseil toutes deux chère amie, continua-t-elle ; laissez l’ouvrage de côté pour un certain temps et reposez-vous ; vous en avez grandement besoin, selon moi.

Mme Eustache Martigny vint nous rendre visite, un matin. Nous ne l’attendions pas : mais, inutile de le dire, elle fut la mille fois bienvenue.

— Mon mari est absent, nous dit-elle ; il a quitté Site-Morne, ce matin.

Il est allé à M… sans doute ? demandai-je, voir aux affaires de son frère…

— Je n’en sais rien, répondit Mme Martigny. Il est parti avec cet individu… le détective, je veux dire ; donc, j’ai pensé que j’aimerais à venir passer une partie de la journée avec vous, Mesdames… si je ne suis pas de trop, s’entend, ajouta-t-elle en souriant.

— Vous savez bien que nous sommes heureuses de vous recevoir ! fis-je.

— Vous n’avez pas été malade, Mme Duverney ? Ni vous, Mlle Brasier ? demanda notre visiteuse.

— Mais… non…

— C’est que je vous trouve excessivement changées, toutes deux ; pâles, maigres…

— Oh ! Notre santé est assez bonne, Mme Martigny, me hâtai-je de répondre. Maintenant repris-je, parlez-nous de votre voyage.

Elle nous parla des pays qu’elle avait visités, puis elle ajouta :

— Imaginez-vous que nous allions partir pour le Japon, quand nous reçûmes le câblogramme nous annonçant la mort si tragique d’Aurèle ! Nos plans s’en sont allés à l’eau alors, vous le pensez bien, et mon mari a résolu de revenir tout de suite. La mort de son frère l’a beaucoup affecté.

— Je n’en doute pas, répondis-je, pour dire quelque chose. Nous avions vu dans les journaux l’annonce du retour des Martigny.

— Pour vous dire la franche vérité, dit Mme Martigny, je ne crois pas qu’Aurèle se serait donné tant de peine pour Eustache, si celui-ci eut été mort. Non vraiment, je ne vois pas mon beau-frère interrompant un voyage intéressant pour accourir ici se mettre à la recherche de son frère comme l’a fait mon mari. Mon beau-frère n’eut pas pris la chose tant à cœur, car il était d’un égoïsme rare, ce pauvre Aurèle !…

— « Ne disons que du bien des morts » dis-je, répétant une phrase qui avait été dite devant moi déjà.

— C’est vrai ! Vous avez raison, Mme Duverney, répondit Mme Martigny contrite. Pauvre Aurèle !… Que Dieu ait pitié de son âme !

— Amen ! dis-je gravement.

— Savez vous, reprit Mme Martigny, je ne suis pas encore allée rendre visite à Béatrix, ma petite belle-sœur !

— Vraiment ? m’écriai-je.

— Le fait est que je ne la connais pas Béatrix… seulement de vue.

— Elle serait contente de faire votre connaissance, j’en suis sûre ! Elle a besoin de consolations et de sympathies cette pauvre Béatrix, dit Mlle Brasier.

— J’aimerais à aller la voir : mais je n’aime pas à y aller seule. Ne m’accompagneriez-vous pas, Mme Duverney, et vous aussi, Mlle Brasier ?

— Une telle chance d’aller rendre visite à Béatrix ! J’allais saisir l’occasion par les cheveux !

— Je vous accompagnerai, avec plaisir, annonçai-je. Que penseriez-vous d’y aller cet après-midi ?

— Ce serait une excellente idée !

Je donnai ordre à Zeus d’atteler les chevaux à la berline et nous partîmes, Mme Martigny et moi. Mlle Brasier ayant refusé de nous accompagner.

Béatrix… En l’apercevant, je faillis crier ; elle était maigre, changée, au point d’en être à peine reconnaissable ! Elle aussi paraissait être dans un grand état d’énervement.

— Chère, chère enfant, dit Mme Martigny, en s’adressant à la jeune veuve, mon cœur saigne pour vous… Ce pauvre Aurèle ! Faut-il avoir une si triste, une si tragique fin !

— Ne… Ne… parlez pas, je vous en prie ! s’écria Béatrix.

— Non, je n’en parlerai pas, chère enfant, promit cette bonne Mme Martigny.

— Je désire vous remercier du fond du cœur pour les exquis cadeaux de noces que vous m’avez envoyés, de Paris, chère Mme Martigny, dit Béatrix. C’était si aimable de votre part, car vous ne me connaissiez seulement pas… Mais, dites-moi, mes amies, fit la jeune femme tout à coup, en s’adressant à sa belle-sœur et à moi, y a-t-il de nouveaux développements… de nouvelles découvertes ?… Le détective a-t-il trouvé quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’était pas connu déjà ?

— Je ne le crois pas, répondit Mme Martigny. Cependant, je ne suis guère au courant, car mon mari est excessivement réservé et discret et jamais il ne me fait de confidences… Si j’apprenais quelque chose d’intéressant ou de nouveau, Béatrix, je vous promets de vous le dire.

— Je le voudrais bien ! C’est… c’est… intolérable ce suspend… L’inquiétude… l’anxiété… les soucis…

— Je comprends, je comprends parfaitement, pauvre enfant ! assura Mme Martigny, et c’est bien naturel ; vous voulez que le meurtrier de votre mari soit arrêté et puni ainsi qu’il le mérite…

— Oh ! Taisez-vous ! Taisez-vous, de grâce ! cria Béatrix.

Mme Martigny parla d’autre chose et le reste de notre visite fut agréable.

Cinq heures sonnaient lorsque nous nous levâmes pour partir. Mme Martigny s’était retirée au fond du salon où elle examinait une gravure qui l’intéressait. J’étais donc seule avec Béatrix. Mais nous n’osions pas échanger un seul mot sur le sujet qui nous intéressait et nous préoccupait le plus au monde ; il nous fallait parler de choses indifférentes. Nos yeux parlaient cependant… il était évident que nous étions, toutes deux, affolées d’inquiétudes et de frayeur.

Soudain, la porte du salon fut brusquement ouverte et une jeune servante se précipita dans la pièce ; elle paraissait très excitée.

— Madame ! Ô Madame ! s’écria-t-elle, en s’adressant à Béatrix.

— Qu’y a-t-il, Rachel ? Qu’est-ce qui vous excite tant ? Et depuis quand prenez-vous la liberté d’entrer dans une chambre, sans frapper pour demander admission auparavant ? demanda Béatrix.

— Je vous prie bien humblement de me pardonner, Madame, répondit la servante. Mais, je viens d’apprendre que…

— Apprendre que… quoi, Rachel ?

— C’est… c’est à propos du… de…

— Voulez-vous bien parler, ma fille ! s’exclama Béatrix, très impatientée. Et vraiment, on l’eut été à moins.

— Madame, fit Rachel, le… le… meurtrier de M. Martigny…

— Ma fille, dis-je, m’adressant à la servante, hâtez-vous de dire ce que vous avez à dire, hein ? Ne voyez-vous pas que votre maîtresse…

— Le meurtrier, Madame… il vient d’être arrêté… ils le conduisent droit en prison.

Mme Martigny cria.

Moi, je me sentis prise de vertige ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. C’était donc arrivé enfin ce que nous craignions tant depuis… depuis le soir de la tragédie ?… Et malgré ce que nous avions fait pour détruire l’évidence ; malgré que nous eussions chargé notre âme d’un presque crime : que nous soyons devenues, en quelque sorte, complices d’un assassinat ; malgré, envers, et contre tout, Rocques Valgai avait été arrêté !

Et Béatrix, murmurant tout bas le nom de Rocques, tomba évanouie à mes pieds…