Éditions Édouard Garand (54p. 33-35).

XIX

LES GRANDIN


— Bois-Sinistre !… Quel nom singulier, étrange ! m’écriai-je.

— Oui, c’est un nom étrange, répondit Hector Beaurivage. La propriété doit son nom à un petit bois de sapins qui est du côté ouest de la maison.

— Le bois de sapins… Mais, oui, nous l’avons remarqué, Mlle Brasier et moi… Il m’a paru bien joli, et ça doit être un endroit idéal durant les chaleurs de l’été !

— Il parait bien enchanteur… du chemin, au moins, ce auquel on a donné un si… sinistre nom ! s’exclama Mlle Brasier.

— Enchanteur… peut-être… Il est… traître et dangereux aussi très dangereux même.

— Dangereux ?…

— Oui. Car, en cet endroit, le terrain, qui descend en pente douce, jusqu’au bord d’un précipice, le terrain, dis-je, est couvert d’aiguilles de sapins, qui rendent le sol glissant comme un miroir… ou de la glace vive… « Bois-Sinistre » : c’est vraiment le nom qui lui convient.

— Alors, fit Mlle Brasier, « Bois-Sinistre » est… comment dirai-je ?… lugubre, inhabitable… sinistre, en un mot.

— Assûrement, oui, Mlle Brasier, et c’est pourquoi, Mme Duverney, dit M. Beaurivage, je n’ai pas songé, même un instant, à vous offrir cette propriété qui, au dire de plusieurs, est… hanté, ajouta-t-il, en riant.

— Nous n’avons pas peur des ombres, des revenants ; ni Mlle Brasier ni moi nous ne sommes superstitieuses, répondis-je en riant. Y a-t-il longtemps que la maison est inhabitée demandai-je ensuite.

— Depuis deux ans seulement. J’ai vu à ce qu’elle fut maintenue en bon ordre ; j’en suis l’agent, voyez-vous, et c’est dans mon intérêt d’essayer de la vendre. Les offres qu’on…

— Je prendrai la maison ! J’achète Bois Sinistre, M. Beaurivage ! fis-je soudain. Auparavant, pourtant, je désire inspecter ma future propriété, vous le pensez bien.

Une ombre passa sur le front de M. Beaurivage.

— Il faut que je vous dise cependant… que je vous avertisse… balbutia-t-il ; Bois Sinistre est…

— Hanté, ajoutai-je en éclatant de rire.

— Non, ce n’est pas précisément ce que j’allais vous dire, Mme Duverney, répondit l’avocat en souriant. Mais il est de mon devoir de vous prévenir d’une chose ; c’est qu’une tragédie, une horrible tragédie, est attachée à Bois Sinistre… Puisque vous projetez d’acquérir cette propriété, Madame, je considère qu’il est de mon devoir de vous mettre au courant de… certains faits…

— Je vous écoute, M. Beaurivage, répondis je, sérieusement, cette fois.

— Je commence donc : il y a cinq ans, un jeune homme arriva à mon bureau, au moment où je me disposais à retourner chez moi : il me dit se nommer Denis Grandin. M. Grandin désirait acquérir un terrain, sur lequel il allait se construire une maison. Il avait remarqué le petit promontoire, et, il était convaincu qu’on ne pourrait désirer meilleur site pour y construire une demeure, l’endroit, le point de vue était idéal, disait-il ; sur les bords du Lac Judas… il admirait surtout les rochers, les précipices figurant dans le paysage, dit l’avocat, comme s’il eut répété des paroles qui lui seraient restées dans la mémoire.

— Et il avait raison, interrompis-je. Rien de plus pittoresque, de plus imposant que les bords du Lac Judas. Quant au promontoire, comme dit la chanson : « C’est là que je voudrais vivre, etc. etc. », ajoutai-je en souriant. Mais, pardon, M. Beaurivage, de vous avoir interrompu !

— Peut-être avez-vous raison, quand au pittoresque du site environnant le promontoire, Mme Duverney, continua l’avocat. Dans tous les cas, pour revenir à M. Grandin, il acheta le promontoire, tout le promontoire, ainsi que la langue de terre le reliant à la terre ferme, et la maison fut construite immédiatement après que le contrat de vente eut été signé ; c’est-à-dire, vers la fin du mois de mars. Jamais de ma vie je n’avais vu, jamais je n’ai vu depuis, une construction érigée en si peu de temps. À la fin du mois d’août, M. Grandin fit venir sa femme et son enfant, et aussitôt, des lumières furent aperçues, non seulement dans la maison, mais sur tout le promontoire.

Un jour, continua M. Beaurivage, M. Grandin vint à mon bureau ; il était accompagné de sa femme, Nina, (une très jolie personne) et de leur petite fillette, Olivette, que M. Grandin appelait toujours : « fée Olivette ». Ils étaient venus nous inviter, ma femme et moi, à dîner à Bois Sinistre ; je promis, pour ma femme et pour moi-même, que nous irions le lendemain, et nous y allâmes…

Je fus excessivement étonné des merveilles qui avaient été accomplies, sur le promontoire. On y avait fait transporter de la terre en extraordinaire quantité, ce qui faisait que, au lieu du roc nu, on apercevait maintenant de splendides fleurs, de vertes pelouses et une véritable forêt de fougères, les plus belles que j’eusse jamais vues…

— Ces fougères, on les aperçoit très bien, de la terre ferme, dis-je ; elles sont du côté opposé du bois de sapins.

— Comme je le disais tout à l’heure, il y en a une véritable forêt sur le promontoire maintenant. Je continue… Nous explorâmes le petit bois de sapins, auquel la propriété doit son nom. Des sièges confortables avaient été disposés, de place en place, en face du splendide lac, et vraiment, le site était si imposant, si grand, que nous en restions muets d’admiration…

Au moment où nous nous disposions à quitter le petit bois (ou bocage plutôt) je calculai mal mes mouvements et je me mis à glisser… à glisser… presque jusqu’au bord du précipice qui tombe à pic dans le Lac Judas ; cette pièce d’eau, à plus de trente pieds plus bas…

— Ô ciel ! criai-je, en entendant M. Beaurivage raconter cet incident de sa visite chez les Grandin.

— Ce qui m’empêcha d’être précipité dans le lac, continua M. Beaurivage, c’est que je parvins à me cramponner à un jeune sapin qui se trouvait sur mon chemin, et je m’y cramponnai jusqu’à ce que Denis Grandin put venir à mon secours.

— Il est bien dangereux, bien traître, ce bois, dis-je à nos hôtes, lorsque j’eus rejoint ma femme, qui s’était presqu’évanouie de frayeur.

— Oui, je sais, répondit M. Grandin.

— Alors, pourquoi ne faites-vous pas construire une bonne et solide clôture tout le long du précipice ? demandai-je. Il arrivera, infailliblement, quelqu’horrible accident, en cet endroit, sans cette précaution. Ces aiguilles de sapins feraient un une excellente patinoire, ajoutai-je en riant : mais…

— Je me propose de faire clôturer ce bocage, le printemps prochain, répondit le propriétaire de Bois Sinistre ; quoique Nina, ma femme, ne soit pas enchantée de l’idée, car la clôture, dit-elle, enlèvera beaucoup de charme et de poésie au petit bois et aux précipices qui l’entourent.

À votre place, je ferais faire une clôture tout de suite, dit ma femme, nonobstant le charme et la poésie qu’elle enlèverait à votre propriété. Je crois vraiment, continua-t-elle, que ce petit bois de sapins est l’endroit le plus dangereux de la terre !

— Voyez-vous, répondit Mme Grandin, nous ne viendrons pas ici souvent durant l’automne… Pour dire la vérité, quoique le petit bois soit bien beau, c’est, en fin de compte, un endroit assez sinistre, surtout lorsque le vent se plaint entre les branches des sapins…

— Je m’imagine qu’il doit en être ainsi, en effet ! s’écria Mlle Brasier.

— Malgré la réelle peur que j’avais éprouvée en me sentant glisser et glisser… jusqu’au précipice, et de là, dans le lac, notre visite chez les Grandin fut on ne peut plus agréable. Mme Grandin était une excellente musicienne et elle interpréta avec goût exquis plusieurs morceaux classiques, sans compter de la musique de danse, à laquelle Olivette dansa, comme la petite fée qu’elle était.

Il passait onze heures quand nous quittâmes Bois Sinistre, ce soir-là. Ma femme et Mme Grandin étaient devenues [illisible] jurées ; une réelle sympathie les lieraient désormais l’une à l’autre. De mon côté, j’aimais beaucoup Denis Grandin, un brave garçon, intelligent et distingué. Nous les invitâmes à nous rendre notre visite et ils nous promirent de venir dîner avec nous la semaine suivante.

Le 20 septembre, après le dîner, Denis Grandin quitta Bois Sinistre ; il allait assister à une assemblée importante,

— Ne reste pas debout pour m’attendre, Nina chérie, dit-il à sa femme, au moment de partir. Je ne crois pas être de retour avant onze heures ou onze et demie, tu sais.

— C’est bien, Denis, répondit-elle. Je me coucherai à mon heure ordinaire, probablement.

Denis Grandin prit congé de sa femme et il partit immédiatement, craignant d’arriver en retard à son assemblée.

Ainsi qu’il l’avait prévu, il était onze heures et demie lorsqu’il revint chez lui. Aussitôt que sa voiture se mit à rouler sur la langue de terre reliant le promontoire à la terre ferme, il vit qu’il y avait une lumière dans la salle d’entrée de sa maison.

— Nina m’attend, se dit-il. Je vais la gronder d’avoir veillé si tard ; pensa-t-il en souriant, car elle sera fatiguée, demain, et elle aura la migraine, bien sûr.

Mais quand Denis Grandin pénétra dans la salle d’entrée (car il n’y a pas de hall, à Bois Sinistre, seulement une immense pièce plus longue que profonde sur laquelle s’ouvrent d’autres pièces) il s’aperçut que sa femme n’y était pas. Il vit que ses souliers de maison avaient été placés près de son fauteuil favori, afin qu’il ne les cherchât pas, en arrivant.

— Chère Nina bien-aimée ! pensa-t-il. Elle est si prévenante, si dévouée, ma toute chérie ! Avant de se retirer pour la nuit, elle a voulu être certaine que je ne manquerais de rien, en arrivant.

Il lui prit envie de monter au deuxième et de donner un baiser à sa femme, car c’était la première fois qu’il la laissait seule pour toute une veillée, depuis qu’ils étaient à Bois Sinistre. Il résista à la tentation cependant : elle devait dormir, pourquoi l’éveiller, la chérie ?

Donc, au lieu de monter à sa chambre à coucher, il s’assit dans la salle d’entrée et il prit connaissance de sa correspondance et de ses journaux arrivés par la malle du soir.